« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 30 septembre 2021

Avis du CSM : Contrôle disciplinaire des magistrats, ou contrôle politique de la justice


Le 24 septembre 2021, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a remis au Président de la République l'avis qu'il lui avait demandé le 17 février, sur la responsabilité des magistrats et leur protection. Rappelons que cette procédure est prévue par l'article 65 de la Constitution qui énonce que "le Conseil supérieur de la magistrature se réunit en formation plénière pour répondre aux demandes d'avis formulées par le Président de la République". Il s'agit donc de conseiller celui-là même qui, selon l'article 64, est le "garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire". Dans le cas présent, le Président de la République fait état du faible nombre de saisines du CSM en matière disciplinaire et du faible nombre de sanctions prononcées, sept en 2020. D'autres auraient peut-être déduit de ces chiffres que les magistrats faisaient bien leur travail, mais le Président privilégie, lui, une vision plus quantitative de la discipline. 

 

La protection des magistrats, à peine évoquée


La lecture de l'avis laisse penser que le CSM s'est concentré sur la responsabilité des magistrats, au détriment de leur protection. Celle-ci n'est évoquée qu'à la fin, à travers des propositions, largement cosmétiques, comme celle de "renforcer la communication judiciaire institutionnelle" ou d'"élaborer une politique ministérielle de poursuites des infractions dont les magistrats sont victimes". Le code pénal prévoit déjà des sanctions aggravées lorsque des magistrats sont victimes de certains faits. Il suffirait de poursuivre systématiquement leurs auteurs, solution sans doute plus satisfaisante que la création d'une commission chargée de définir une politique ministérielle. Ajoutons la création souhaitée d'une "cellule de prévention des risques psycho-sociaux", dispositif indispensable si l'on considère que les magistrats ont besoin d'un soutien psychologique lorsqu'ils prennent connaissance du budget de la Justice.

L'essentiel de l'avis porte donc sur la "responsabilité", et l'idée est de faciliter les plaintes des justiciables et de développer les poursuites disciplinaires contre les magistrats. 

 

De la procédure au fond

 

L'état actuel du droit a l'avantage d'être précis. Il figure dans l'article 43 alinéa du statut de la magistrature : "Constitue un des manquements aux devoirs de son état la violation grave et délibérée par un magistrat d'une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des parties, constatée par une décision de justice devenue définitive". Des poursuites disciplinaires peuvent donc être diligentées en cas de manquement à une règle de procédure. En excluant les règles de fond, cette disposition interdit toute pression sur le contenu de la décision de justice. 

Précisément, Emmanuel Macron s'est montré très clair dans sa demande d'avis, indiquant qu'il s'agit désormais de sanctionner "l'insuffisance dans l'acte juridictionnel". Certes, on doit pouvoir sanctionner un magistrat qui a pris une décision grossièrement illégale, par exemple empreinte de partialité, ou qui s'est trouvé au coeur d'un conflit d'intérêt. Mais le droit autorise déjà de telles poursuites, et l'on se souvient que trois magistrats de la Cour de cassation ont été mis en cause pour ne pas s'être déportés dans un contentieux mettant en cause un éditeur juridique qui les rémunérait pour rédiger des articles.

 

 


 

 Représentants de la loi. Adrien Barrère. 1927

La déontologie, sans définition

 

L'avis du CSM se montre beaucoup plus imprécis.  Il ne donne aucune définition de ce que pourrait être un manquement disciplinaire dans un domaine où la frontière entre la sanction et la pression peut se révéler extrêmement délicate à définir. Il emploie ainsi la notion de "déontologie", indiquant qu'elle devrait "être placée au coeur de la fonction de magistrat". Au-delà de cette formule aussi accrocheuse que vide, il est précisé qu'elle pourrait devenir un élément de l'évaluation des magistrats.

Sans doute, mais de quoi s'agit-il ? On comprend bien que la déontologie se définit généralement comme un ensemble de règles qui gèrent et guident une activité professionnelle. Dans le cas des professions de santé, les codes de déontologie ont valeur réglementaire et sont intégrés au code de la santé publique. Pour les avocats, le code de déontologie est issu de normes définies par le Barreau, solution logique si l'on considère qu'il s'agit d'une activité privée. 

L'avis du CSM se réfère, à ce stade, à une "déontologie" dont les fondements juridiques sont très imprécis. Il existe certes un "Recueil des obligations déontologiques des magistrats", rédigé par le CSM lui-même et actualisé en janvier 2019. Dès lors qu'il en est l'auteur, le CSM ne peut pas ignorer que ce "Recueil" est un bel exemple de "droit mou". Il est d'ailleurs clairement précisé que "ce Recueil ne constitue pas un code de discipline mais un guide pour les magistrats (...)". Or c'est le seul document déontologique concernant les magistrats, et voilà que ce texte qui n'est pas un "code de discipline" devrait être utilisé pour fonder des poursuites disciplinaires ! 

 

L'évaluation à 360°

 

Pour s'assurer de son respect, le CSM envisage une "évaluation à 360°". Une telle procédure a déjà été mise en place dans bon nombre d'administrations, et notamment au Quai d'Orsay. Elle repose généralement sur un questionnaire anonyme rempli d'une part par l'agent concerné qui procède ainsi à son auto-évaluation, et par les personnes avec lesquelles il travaille, ses collaborateurs directs. Un magistrat pourrait ainsi être accusé de "comportement inapproprié" ou de "management inadapté" sans savoir d'où vient l'accusation, qui demeure anonyme, du moins pour lui. Il pourrait donc aussi être sanctionné sur la base de témoignages anonymes. Ajoutons que l'on imagine mal le justiciable participer à cette évaluation du magistrat qui a jugé son affaire. Cette mesure est donc totalement inadaptéeFrémun à l'objectif affiché qui est d'établir un contrôle sur la manière dont la justice est rendue.

Encore faut-il que ce contrôle soit efficace, et l'avis se propose donc d'améliorer la procédure de mise en cause disciplinaire. Depuis la révision constitutionnelle de 2008, les justiciables peuvent saisir le CSM pour se plaindre du comportement d'un magistrat lors d'un procès, réforme mise en oeuvre effectivement depuis 2011. Il est exact que ces procédures ne prospèrent guère, parce que les justiciables se heurtent à des difficultés de preuve. 

 

L'IGJ et l'atteinte à la séparation des pouvoirs

 

Pour résoudre ce problème, le CSM propose la pire des solutions, permettant à la Commission d'admission des requêtes de recourir aux pouvoirs d'investigation de l'Inspection générale de la justice (IGJ). Le CSM a-t-il oublié la séparation des pouvoirs, pourtant consacrée constitutionnellement par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ? Créée par un décret du 5 décembre 2016, l'IGJ est une commission administrative placée sous l'autorité du ministre de la justice qui peut lui confier "toute mission d'information, d'expertise et de conseil ainsi que toute mission d'évaluation des politiques publiques, de formation et de coopération internationale". En termes très généraux, elle est chargée d'apprécier "l'activité, le fonctionnement et la performance des juridictions".  Rappelons qu'en invoquant la séparation des pouvoirs, la Cour de cassation a obtenu de n'être pas soumise au contrôle de cette commission. Les autres juridictions, relevant pourtant également de l'autorité judiciaire, n'ont pas eu cette chance.

Le CSM envisage ainsi, sans déceler aucune difficulté constitutionnelle, de confier l'enquête sur l'activité des magistrats à une autorité purement administrative. Doit-on en déduire que les magistrats ont eux-mêmes oublié la séparation des pouvoirs, ou qu'ils ont des tendances suicidaires ? La réponse à cette question doit être nuancée, si l'on considère que les magistrats sont minoritaires dans la formation plénière du CSM. 

 

Du contrôle disciplinaire au contrôle politique

 

Il reste évidemment à s'interroger sur le fondement réel de cette proposition de réforme. Le Président de la République invoquait, dans sa lettre de saisine, le faible nombre de sanctions disciplinaires prononcées à l'encontre de magistrats. Le Figaro, dans un article signé par Paule Gonzales le 28 septembre 2021, mentionne au contraire une tendance à la hausse des saisines et des condamnations disciplinaires de magistrats. Situation plutôt cocasse, si l'on considère que ces éléments proviennent du rapport d'activité du CSM pour 2020. Le CSM aurait-il des positions différentes quand il dresse le bilan de son action et quand il répond aux demandes d'avis du Président de la République ? Si l'on considère que la procédure disciplinaire ne fonctionne pas si mal dans l'état actuel du droit, on doit alors s'interroger sur la finalité de cette demande d'avis. On ne peut tout de même pas imaginer que la menace de poursuites, reposant sur des incriminations floues, pourrait être utilisée pour placer sous contrôle une magistrature jugée un peu trop indépendante, ou un peu trop sévère avec les politiques.


Sur l'indépendance des juges : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4 section 1

 

1 commentaire:

  1. « Il faut d’abord savoir ce que l’on veut. Quand on le sait, il faut avoir le courage de le dire ; quand on le dit, il faut avoir l’énergie de le faire » (Clémenceau).

    Au-delà de votre brillante analyse du droit positif, il n’est pas inutile de se poser des questions portant sur la procédure suivie et sur la substance du problème.

    === Sur la procédure suivie ===
    On comprend bien, qu’à quelques mois de l’échéance présidentielle, Emmanuel Macron se saisisse d’un problème (que son Garde des Sceaux ne peut traiter) afin d’en tirer les bénéfices le moment venu. Quoi de mieux que d’apparaître comme un réformateur ! Mais demander au CSM de se pencher sur la question revient à charger Al Capone de moraliser le fonctionnement de la mafia.

    === Sur la substance du problème ===
    Les questions posées sont multiples. Les magistrats relèvent-ils ou non du droit commun de la Fonction publique ? Si tel n’est pas le cas, l’octroi de garanties contre le lancement de procédures incongrues à leur endroit doit être compensé par des assurances réelles données aux justiciables d’avoir droit à un procès équitable. Où se situe la ligne de partage entre questions de procédure et autres ? Dans quelle catégorie entrent les principes contenus dans l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme ? Est-il encore concevable que des magistrats (individuellement ou collectivement) ayant brisé indûment la vie de citoyens (les exemples ne manquent pas) ne subissent que de simples réprimandes ? Que fait le juge Fabrice Burgaud à la Cour de cassation alors qu’il aurait dû être révoqué ? Pourquoi ne pas interdire aux magistrats, comme c’est le cas pour les militaires (certains font l’objet de poursuites pour avoir signé une tribune), de militer dans un syndicat ou dans un parti politique ? Cela aurait l’avantage de renforcer leur indépendance et leur impartialité. De même, ne devrait-on pas leur interdire d’aller travailler dans un cabinet ministériel ? Pourquoi ne pas envisager de confier à des citoyens tirés au sort (Cf. les jurés de Cour d’assises) le soin de « juger » les magistrats suspectés d’entorses particulièrement graves aux règles ? La justice n’est-elle pas rendue « au nom du peuple français » ?

    L’idéal aurait été de confier la rédaction d’un rapport circonstancié à une commission véritablement indépendante à composition large - disposant de tout le temps nécessaire - chargée d’étudier les problèmes sous tous leurs angles, de procéder aux auditions nécessaires, de faire des études de droit comparé et de présenter des propositions courageuses, y compris qui déplaisent aux magistrats.

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