« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 17 septembre 2019

Les "décrocheurs" devant le Président Magnaud

A la surprise générale, le tribunal correctionnel de Lyon, par une décision rendue le 16 septembre 2019, a relaxé deux militants de l'Association non violente COP 21. Ils étaient poursuivis pour vol en réunion, après avoir décroché la photographie du président de la République, exposée dans la salle des mariages de la mairie du IIe arrondissement de Lyon. Le portrait dérobé a ensuite été brandi lors d'une manifestation. 

Cette décision s'inscrit dans une certaine tradition des "jurisprudences de combat" mises en oeuvre par les juges du fond. Ces jugements de première instance, souvent médiatisés, sont ensuite annulés plus discrètement en appel. En l'espèce, le parquet a déjà déclaré qu'il faisait appel et les chances de confirmation de cette double relaxe sont quasi-inexistantes. L'affaire n'aura donc aucune suite sur le plan judiciaire, ce qui ne signifie pas qu'elle soit sans intérêt.


La fin de l'offense au Chef de l'Etat



Observons d'abord que nos deux "décrocheurs" sont poursuivis pour vol en réunion. Qu'il s'agisse du portrait du président de la République, du buste de Marianne, ou de toute autre pièce du mobilier de la mairie, le fondement juridique est le même puisque les personnes poursuivies ont soustrait frauduleusement la chose d'autrui, au sens de l'article 311-1 du code pénal. L'atteinte à la personne du président de la République n'est donc pas en cause. Cela n'a rien de surprenant si l'on considère que le délit d'offense au Chef de l'Etat, initialement prévu par l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, a finalement été abrogé par la loi du 5 août 2013
 
Il n'a pas survécu au ridicule provoqué par la plainte de Nicolas Sarkozy sur ce fondement, plainte dirigée contre un manifestant qui avait brandi à son passage une affichette sur laquelle était écrit "Casse toi, pov' con", formule certes peu gracieuse mais reprenant les propos tenus par le président lui-même. A l'époque, le manifestant condamné à une amende de trente euros avait finalement fait un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans un arrêt Eon c. France du 13 mars 2013, la CEDH avait alors estimé que l'infraction d'offense au chef de l'Etat portait une atteinte excessive à la liberté d'expression. Le législateur de l'époque avait donc décidé d'abroger ce texte encombrant. Le décrochage du portrait du président n'est donc plus une offense au Chef de l'Etat, mais cela reste un vol.

En l'espèce, l'infraction de vol est matérialisée. L'enquête a clairement établi les faits et les aveux ont été recueillis à l'audience. L'opération a été organisée à la suite d'une entente entre les participants, et le vol a donc bien été réalisé "en réunion".


L'état de nécessité




Le juge aurait pu trouver aux prévenus quelques circonstances atténuantes, voire les dispenser de peine, mais il a préféré une solution plus radicale : il a choisi de se référer à l'état de nécessité. En effet, l'état de nécessité lui permet, non pas d'atténuer la peine, mais de supprimer la culpabilité elle-même. Il repose sur une idée simple formulée dans l'article 122-7 du code pénal : " N'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace".

L'état de nécessité ne trouve pas son origine dans le code pénal de 1994. Il est issu des jugements du célèbre juge Paul Magnaud dont tous les étudiants en droit ont entendu parler. Le 4 mars 1898, le "Bon Juge Magnaud", président du tribunal de Chateau-Thierry, acquitte Louise Ménard, une jeune femme qui avait dérobé un pain dans un boulangerie, car son enfant et elle n'avaient rien mangé depuis deux jours. Clemenceau reprit ensuite l'histoire dans l'Aurore, et le juge Magnaud, depuis lors, personnalise l'état de nécessité.

Cette notion de nécessité, ainsi importée dans l'ordre juridique par la bonté d'un seul juge, n'est mise en oeuvre que très rarement, parce qu'elle est soumise à des conditions extrêmement rigoureuses. Dans le cas des "décrocheurs", il faut bien reconnaître que le successeur du juge Magnaud les interprète de manière extraordinairement extensive.
 
Necessité. Rodrigue Milien
 
 

Le caractère actuel ou imminent du danger 



La première condition réside dans le caractère actuel ou imminent du danger. La personne qui accomplit l'acte ne doit pas avoir d'autre ressource que de violer la loi pour écarter un danger. Dans l'affaire Louise Ménard, une femme et son enfant risquaient de mourir de faim. En l'espèce, le tribunal correctionnel s'appuie sur l'"urgence climatique". Il affirme ainsi que "le dérèglement climatique est un fait qui affecte gravement l'avenir de l'humanité (...)". Certes, mais le vol du portrait du Président Macron n'est, du moins on l'espère, pas l'unique moyen de lutter contre l'urgence climatique. 
 
Sur ce plan, le juge ignore totalement la jurisprudence antérieure, intervenue précisément en matière environnementale. Dans un arrêt du 19 novembre 2002, la Chambre criminelle de la Cour de cassation s'est ainsi prononcée sur la condamnation de militants écologistes qui avaient détruit des plans de riz génétiquement modifié. Elle avait alors estimé qu'aucune des conditions de l'état de nécessité n'était réunie, le danger n'était pas suffisamment actuel ni imminent. En effet, les plans génétiquement modifiés étaient sous serre, ce qui excluait tour risque de dissémination. Cette jurisprudence a ensuite été réaffirmée dans la décision du 7 février 2007,  des militants ayant entièrement détruit un champ planté pour 1/10e de sa superficie de maïs transgénique. Cette fois, le danger de dissémination n'était pas absent, mais le juge estime toutefois que ce maïs transgénique ne présente pas un danger immédiat pour les faucheurs eux-mêmes. 

Dans le cas des "décrocheurs", force est de constater qu'ils ne risquent pas d'être immédiatement victimes du dérèglement climatique, au point de ne pouvoir agir autrement. 
 

La condition de proportionnalité



Ceci nous conduit directement à la seconde condition de l'état de nécessité : la proportionnalité de la riposte à la menace. Dans le cas de Louis Ménard, le vol du pain, d'un seul pain, lui a permis de nourrir son enfant et elle-même et donc de ne pas mourir de faim. Dans l'arrêt du 7 février 2007, la chambre criminelle fait ainsi observer que le fauchage d'OGM n'est pas l'unique moyen de lutter contre leur danger. Les militants auraient pu, tout simplement, user des voies de droit, par exemple pour annuler ou suspendre les autorisation d'essai de ces cultures ou contester  leur mise sur le marché.

La situation des "décrocheurs" est encore plus étrange au regard de la proportionnalité de leur action. Force est en effet de constater que la proportionnalité de la mesure prise fait entièrement défaut. Il faudrait en effet démontrer que le décrochage du portrait du président de la République a un impact sur le dérèglement climatique, preuve qui risque de se révéler délicate.

Le jugement rendu par le tribunal correctionnel de Lyon se présente ainsi comme un acte militant. Acte militant d'un juge unique, et, a contrario, ce jugement permet de comprendre à quel point la collégialité est une nécessité lorsqu'il s'agit de justice pénale. Les convictions de ce juge sont évidemment respectables, mais précisément il exprime ses convictions et son analyse juridique se limite à faire dire à l'état de nécessité ce qu'il n'a jamais dit. Ce faisant, il donne aux militants écologistes une satisfaction bien éphémère, car il ne fait guère de doute que les juges d'appel, ceux qui font du droit, annuleront le jugement. Mais cette satisfaction militante est acquise au prix d'une atteinte à l'impartialité, à la crédibilité même de la justice, instrumentalisée pour la défense d'une cause.

 
 


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