« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 9 septembre 2019

Le droit d'épouser son ex-belle soeur

Le 5 septembre 2019, dans un arrêt Theodorou et Tsotsorou c. Grèce, la Cour européenne des droits de l'homme a déclaré non conforme à la Convention européenne des droits de l'homme les dispositions du code civil grec interdisant le mariage entre alliés en ligne collatérale, jusqu'au troisième degré. En l'espèce, M. Theodorou s'était marié en 1971 avec Mme P.T. Ils avaient eu une fille, et puis le mariage s'était délité, pour conduire d'abord à la séparation de corps en 1996, puis au divorce en 2004. L'année suivante, M. Theodorou épousait la soeur de P.T., Mme Tsotsorou. En 2006, l'ancienne épouse, et soeur de la nouvelle, saisissait le parquet et obtenait des tribunaux grecs, en 2010, que soit prononcée la nullité du mariage. Tous recours épuisés, le mariage était donc définitivement annulé en 2015, et le couple a donc saisi la CEDH.

Il invoque une violation de l'article 12 de la Convention européenne qui énonce que "à partir de l'âge nubile, l'homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l'exercice de ce droit". Il est vrai que ces dispositions prévoient expressément que le mariage est régi par la loi nationale. En l'espèce le droit grec donne aux époux le choix entre un mariage civil, ou un mariage selon le rite orthodoxe. Dans tous les cas, il est obligatoire de demander au maire un permis et les bans sont publiés à peu près dans les mêmes conditions que dans notre pays. Mais le code civil grec ajoute que "le mariage est prohibé entre alliés en ligne directe et jusqu'au troisième degré en ligne collatérale". 

La CEDH s'estime compétente pour apprécier la conventionnalité de cette disposition. Il est vrai qu'elle déclare généralement que les autorités de l'Etat sont les mieux placées pour évaluer les besoins de société et y répondre, formulation employée dans l'arrêt B. et L. c. Royaume Uni du 13 septembre 2005. Mais la Cour, dans une décision Rees c. Royaume-Uni du 17 octobre 1986, affirmait déjà, à propos du droit au mariage des personnes transsexuelles, que les restrictions posées au droit de se marier ne sauraient atteindre sa substance même. La Cour s'estime donc compétente pour empêcher que l'autonomie ainsi accordée aux Etats leur permette d'interdire en pratique l'exercice du droit au mariage.

Le code civil grec porte-t-il atteinte au droit au mariage "dans sa substance même" ? La CEDH répond positivement à cette question, et avance trois arguments essentiels.


La décence et l'institution de la famille 



Le premier réside dans la rigueur extrême du droit grec. Il considère en effet que l'interdiction du mariage entre alliés jusqu'au troisième degré subsiste après la dissolution du mariage. Alors même que M. Theodorou avait divorcé de Mme P.T., le lien avec la famille de cette dernière subsistait, et Mme Tsotsorou demeurait sa belle-soeur, du moins au regard du droit grec. Pour les autorités grecques, cette règle "sert la décence et l'institution de la famille" et doit éviter les confusions entre lien et degré de parenté ainsi qu'entre les générations. Peut-être s'agit-il aussi, même si les autorités grecques n'en ont pas fait mention, d'une volonté de limiter autant que possible les conséquences du divorce, considéré comme destructeur de la famille traditionnelle.

 La CEDH reconnaît évidemment que les Etats peuvent limiter le droit de contracter mariage, lorsque le consentement est vicié, ou pour prévenir la bigamie ou la consanguinité. Dans sa décision O'Donoguhe et autres c. Royaume Uni du 14 décembre 2011 elle précise même que des restrictions peuvent intervenir pour lutter contre les mariages blancs. Encore faut-il toutefois que ces limitations n'aient pas pour effet d'enlever à une personne ou à une catégorie de personnes la capacité juridique de contracter mariage.

En l'espèce, "la décence et l'institution de la famille" ne sont pas concernées. M. Theodorou et Mme Tsotsorou ont vu leur mariage définitivement annulé dix ans après qu'il été célébré. Depuis cette date, ils vivent ensemble, hors les liens du mariage, puisque, en tout état de cause, ils ne peuvent pas faire autrement. On doit alors s'interroger sur les dispositions du droit grec qui invoquent "la décence et l'institution de la famille"... pour transformer un couple marié en couple illégitime. La CEDH fait d'ailleurs observer qu'il ne ressort pas du dossier que la fille issue du premier mariage de M. Theodorou souffre d'une "insécurité émotionnelle" suscitée par cette situation. En tout état de cause, les motifs invoqués par les autorités grecques pour justifier cette règle semblent bien légers par rapport à la brutalité de la dissolution d'un mariage.


 La route de Penzac. Georgius. 1930


Le consensus

 


Le second argument de la CEDH se trouve dans l'existence d'un consensus européen en matière d’empêchement au mariage des (anciens) belles-sœurs et beaux-frères. Seulement deux Etats membres, l'Italie et Saint-Marin, interdisent une telle union. Encore cette prohibition n'est-elle pas absolue et les intéressés peuvent demander aux juges de leur accorder une dérogation. Aucun, à l'instar de la Grèce, n'impose une interdiction absolue et définitive.

Observons à ce propos que ce n'est pas la première fois que la Cour constate une certaine forme de marginalisation du droit grec. Dans l'arrêt Vallianatos et autres du 7 novembre 2013, elle avait ainsi sanctionné comme discriminatoire l'absence totale de pacte de vie commune pour les homosexuels.

Une nullité a posteriori



Le droit grec est d'autant plus sanctionné par la Cour qu'en l'espèce, la nullité du mariage a été prononcée a posteriori, sur recours de la première épouse du requérant, recours déposé cinq mois après la célébration. Les autorités compétentes avaient autorisé le mariage, contrairement à l'affaire B. et L. c. Royaume Uni de 2005, dans laquelle l'administration britannique avait prononcé l'interdiction préalable d'un mariage entre une femme et le fils de son premier mari. Quant à la première épouse, Mme P.T., elle n'avait aucunement protesté lors de la publication des bans, alors même que cette publicité est précisément destinée à permettre d'éventuels recours.

Le troisième argument de la CEDH doit donc être recherché dans la légèreté des autorités grecques, car, selon le code civil, il leur appartenait d'apprécier la régularité du mariage. Or, elles n'ont pas effectué ce contrôle, et le couple s'est ainsi trouvé confronté à l'annulation de son mariage dix ans après sa célébration. Il est vrai que ce contentieux a eu au moins l'avantage de provoquer la sanction de la norme elle-même et non pas de la procédure organisant sa mise en oeuvre.

Peu à peu, au fil des jurisprudences, la CEDH élabore ainsi un standard européen du mariage. Certes, les Etats jouissent encore d'une marge d'appréciation et ils peuvent prévoir un traitement différent selon qu'un couple est marié ou non, par exemple en matière fiscale ou sociale. En revanche, ils ne peuvent restreindre de manière radicale le droit de se marier, pour des motifs relevant d'une morale sociale ou religieuse dont il n'est pas certain qu'elle fasse consensus au sein de la société. Cette décision s'inscrit ainsi dans un mouvement jurisprudentiel qui vise à considérer le mariage, non plus comme une institution sociale destinée à protéger la famille mais comme un droit individuel, un facteur d'épanouissement de la vie privée. Une vision que les autorités grecques considéreront peut-être comme peu orthodoxe.




Sur la liberté du mariage : Chapitre 8, Section 2 § 1 du manuel de Libertés publiques sur internet.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire