Le projet de loi organique relatif à l'élection du président de la République déposé devant l'Assemblée nationale le 21 décembre 2020 a été présenté comme l'un de ces textes de "toilettage" qui ne suscitent qu'un ennui poli. Il s'agit en effet d'adapter au scrutin à venir les évolutions intervenues dans le code électoral depuis les dernières présidentielles. Composé de quatre petits articles, il comporte surtout des dispositions techniques relatives à la date du décret de convocation des électeurs, à la dématérialisation des dépôts des parrainages, à la "déterritorialisation" du vote par procuration etc.
L'intérêt s'est accru, lorsque Madame Schiappa, agissant au nom du gouvernement, a introduit devant le Sénat, un amendement n° 32 qui a suscité une certaine irritation. Il a en effet été déposé le 16 février à 11 heures, alors que l'Assemblée nationale avait déjà voté le texte en première lecture, la procédure accélérée n'autorisant qu'une seule lecture dans chaque assemblée. Le Sénat lui-même a eu un peu plus de chance. L'amendement a été déposé un jour et demi avant le vote final sur le texte, qui s'est déroulé le 18 février. Cette pratique a été considérée par le Sénat comme un signe de mépris à son égard, et n'a pas peu contribué au vote négatif qui a suivi. L'amendement a été rejeté en effet par 321 voix contre 23.
Sur le fond, l'amendement n° 32 déposé par le gouvernement permet aux électeurs, " à leur demande, de
voter de manière anticipée dans l’un des bureaux ouverts à cette fin,
parmi une liste arrêtée par les ministres de l’intérieur et des affaires
étrangères". Ce vote aurait lieu "à une date prévue par décret", et se déroulerait obligatoirement "sur une machine à voter d’un modèle agréé". Observons d'emblée que l'imprécision des termes, notamment sur la durée de la consultation anticipée pourrait entrainer une annulation du texte pour incompétence négative, le texte laissant au pouvoir réglementaire le soin de déterminer notamment la durée de la consultation par anticipation.
Mais les problèmes posés par ce texte sont surtout d'un autre ordre, liés à la fois à l'organisation du vote et aux principes constitutionnels qu'il malmène.
L'organisation du vote
Au plan de son organisation, le vote par anticipation serait entièrement placé sous l'autorité des maires et c'est d'ailleurs la cause essentielle du refus du Sénat, qui aime à se présenter comme le représentant des communes de France. Auditionnée par la mission sénatoriale d'information sur le vote à distance, dont le rapport a été publié en décembre 2020, l'Association des maires de France a mis en garde le gouvernement, affirmant que les communes n'avaient pas les moyens, ni financiers ni en personnel, d'assurer la sécurisation des machines à voter pendant plusieurs jours et plusieurs nuits et qu'elles ne pourraient pas davantage trouver des volontaires pour siéger dans le bureau de vote anticipé, surtout si le vote devait s'étirer sur au moins une semaine avant le scrutin.
Les machines à voter
Sur le plan technique, nul n'ignore que la fiabilité des machines à voter demeure suspecte, au point que le gouvernement avait décidé, en 2008, un moratoire sur le vote électronique, au motif qu'il comportait un risque non négligeable de piratage et de fraude. La situation ne semble pas avoir changé, et, en juillet 2019, Laurent Nunez, répondant à une question posée par un sénateur, se déclarait favorable au maintien de ce moratoire et affirmait que les machines à voter présentaient "des inconvénients majeurs avérés".
Mais le problème essentiel du vote par anticipation n'est pas de nature organisationnelle. C'est une question de fond, qui touche au coeur de la démocratie. et qui conduit à s'interroger sur les raisons d'une telle réforme. Elle porte à la fois atteinte à la sincérité du scrutin et à l'égalité entre les citoyens.
Le vote universel. Chanson de 1848. Paul Barré
Sincérité du scrutin et égalité des citoyens
Le recours au vote par anticipation conduit nécessairement à une étrange situation, car la campagne électorale officielle ne sera pas terminée au moment où il interviendra. Or n'importe quel évènement de cette campagne peut affecter le jugement de l'électeur, modifier sont point de vue et son vote. On songe évidemment au débat du second tour qui risque d'intervenir après le vote par anticipation. Si l'électeur n'est pas convaincu par le candidat pour lequel il a déjà voté, il ne peut revenir sur son vote. Or les analystes des consultations électorales savent que bon nombre d'électeurs se déterminent dans les tous derniers jours de la campagne.
Le vote par anticipation entraine ainsi une rupture d'égalité entre les électeurs qui ne disposeront pas tous des mêmes éléments d'information au moment où ils font leur devoir électoral. Pour le juge de l'élection, cette rupture de l'égalité pourrait s'analyser comme une atteinte à la sincérité du scrutin, surtout dans l'hypothèse d'un faible écart de voix. Or n'est-ce pas souvent le cas dans une élection présidentielle ?
Le principe démocratique
Le "vote à l'urne", vote traditionnel présente l'immense avantage de susciter la confiance des électeurs. Chacun peut suivre l'élection à chaque pas de la procédure, du vote lui-même à l'ouverture des urnes et au dépouillement. Chacun est à la fois électeur et contrôleur de l'élection. L'exercice de la démocratie ne peut ainsi se concevoir que dans la transparence.
L'usage du vote par anticipation, avec recours aux machines à voter, écarte pourtant l'électeur de la procédure. Il ne peut qu'appuyer sur un bouton et ignore tout des programmes utilisés par la machine que le Conseil constitutionnel a considérés comme protégés par le secret industriel et commercial (Décision du 20 décembre 2007). Il ne saurait davantage s'assurer de son bon fonctionnement. Quant au dépouillement, il relève d'une simple opération de comptage effectuée par la machine sous le contrôle d'informaticiens. Là encore, l'électeur est exclu. L'élection, opération essentielle de la démocratie, n'est plus placée sous son contrôle.
Doit-on parler de conception "jupitérienne" de la démocratie ? On a, en tout cas, l'impression de revenir à la Constitution de l'an VIII, celle qui mettait en place le Consulat. A cette époque, Sieyès avait affirmé que "le pouvoir vient d’en haut et la confiance vient d’en bas", formule qui illustre hélas parfaitement un point de vue actuellement dominant.
En témoigne le propos de Madame Schiappa, qui a parlé trois minutes pour justifier l'amendement n° 32. Les justifications qu'elle apporte à une telle réforme sont consternantes. A ses yeux, il s'agit d'une "modernisation", d'un "dispositif très innovant", dont l'objet est de "renforcer et simplifier la participation". Il faut accepter la réforme parce qu'elle est "moderne". Rien n'est dit des problèmes posés par le système, rien ne vient éclairer le débat parlementaire. Rappelons en effet que l'amendement a été introduit à la dernière minute, et que le vote par anticipation ne figure donc pas dans l'avis du Conseil d'Etat.
L'insignifiance du propos de Madame Schiappa conduit à se demander si le vote par anticipation ne présenterait pas quelque intérêt électoral.
Sans être spécialement complotiste, on peut s'interroger sur les électeurs qui l'utiliseront. En principe, un seul bureau devrait le mettre en oeuvre par département, à la préfecture. Imagine-t-on que les électeurs ruraux du département prendront une journée ou une demi-journée, en pleine semaine par hypothèse, pour aller voter ? En revanche, l'électeur urbain, celui qui a appartient à une catégorie socio-professionnelle supérieure votera plus volontiers par anticipation. D'une part, l'opération lui prendra moins de temps et, sans doute pourra-t-il se libérer quelques heures. D'autre part, il sera heureux de voter par anticipation pour partir en villégiature le week-end de l'élection. Comment ? Certains pensent que les électeurs d'Emmanuel Macron se recruteraient plutôt dans cette catégorie ? Oh, la vilaine pensée...
Sur le droit de vote : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9 section 1 § 1