« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 27 février 2020

Affaire Fillon : L'échec attendu des QPC

« Que serait un important procès pénal sans question prioritaire de constitutionnalité et qu’importe que Monsieur Fillon n’ait pas été un de ses plus ardents défenseurs !". Cette exclamation mi-amusée, mi-agacée du procureur révèle assez bien le rôle attribué à la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par la défense dans le procès Fillon, comme dans bien d'autres. Il s'agit en effet d'affirmer devant l'opinion que l'on est victime d'un complot judiciaire honteusement fomenté par des ennemis politiques. En même temps, il s'agit de la dernière procédure de retardement possible, après avoir épuisé toutes les autres. Alors autant profiter de ces quelques heures, quelques jours, voire quelques mois si, par hasard, la QPC se retrouvait, tous filtres passés, devant le Conseil constitutionnel.

Hélas, malgré l'appui de certains commentateurs, bien connus pour leur indéfectible soutien à François Fillon, qui se sont efforcés, sans conviction excessive, de mettre en valeur l'argumentaire juridique, les deux QPC ont été rejetées le 27 février 2020, les juges ayant considéré qu'elles étaient dépourvues de caractère "sérieux".


La prescription 



La première QPC, plaidée par Me Cornut-Gentille, l'avocat de Pénélope Fillon, porte sur la prescription, et plus exactement la règle selon laquelle le point de départ du délai, en matière d'infraction dissimulée, est fixé au jour où elle est apparue et a donc pu être constatée. Ce principe trouve son origine dans la jurisprudence de la Cour de cassation, notamment l'arrêt du 16 décembre 2014 intervenu en matière de prise illégale d'intérêts.

L'information judiciaire contre les époux Fillon a été ouverte le 24 février 2017, soit un mois après l'ouverture de l'enquête préliminaire du Parquet national financier (PNF), intervenue le jour même de la publication des révélations du Canard Enchaîné (25 janvier). A l'époque, les avocats de François Fillon se réjouissaient que le PNF n'ait pas choisi la voie de la citation directe devant le tribunal correctionnel, ce choix prouvant à leurs yeux "qu'il n'a pas pu démontrer la réalité des infractions poursuivies". Ils se montraient même confiants de voir "des juges indépendants" diligenter une "procédure sereine", d'autant que leur client bénéficiait maintenant du droit d'accéder au dossier.

Aujourd'hui, le discours a changé et ces mêmes avocats estiment que l'ouverture de l'information n'avait pas d'autre objet que de contourner la loi du 27 février 2017. Celle-ci ne modifie en rien le point de départ de la prescription, tel qu'il ressort de la jurisprudence. Mais elle décide qu'il est impossible de remonter au-delà de douze ans pour les délits. Mais la loi, entrant en vigueur le 1er mars 2017 n'était pas encore applicable aux dossiers pour lesquels l'action publique avait été engagée avant cette date. L'action publique contre François Fillon ayant été engagée le 27 février 2017, il demeurait possible de remonter plus loin, en l'espèce jusqu'en 1998. Avouons que cette analyse juridique n'est pas réellement faite pour les innocents : le but est de faire en sorte que les charges soient un peu moins lourdes, non pas au regard de la gravité des actes commis, mais au regard de leur durée.

Quoi qu'il en soit, la demande de QPC s'appuie sur une évolution jurisprudentielle. Dans quatre décisions du 20 mai 2011, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation avait considéré que "la prescription de l'action publique ne revêt pas le caractère d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République et ne procède pas des articles 7 et 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, ni d'aucune disposition, règle ou principe de valeur constitutionnelle". Mais le 24 mai 2019, le Conseil constitutionnel avait quelque peu nuancé cette position, en précisant qu'il appartient au législateur "afin de tenir compte des conséquences attachées à l’écoulement du temps, de fixer des règles relatives à la prescription de l’action publique qui ne soient pas manifestement inadaptées à la nature ou à la gravité des infractions ». L'avocat de Pénélope Fillon en déduit que la jurisprudence de la Cour de cassation a fait l'objet d'un "changement de circonstances de droit" et n'est plus constitutionnelle aujourd'hui. 

Mais l'analyse revenait à donner des verges pour se faire battre. En effet, le Conseil constitutionnel, dans cette même décision du 24 mai 2019, déclare que les règles de la prescription, en particulier lorsqu'il s'agit de savoir jusqu'où l'on remonte, doivent être adaptées à la nature et à la gravité de l'infraction. Or le détournement de fonds publics est généralement une infraction occulte, qui ne pourrait être sérieusement poursuivie si l'on ne calculait pas la prescription à partir du moment de sa découverte. Quant à la gravité, il faut bien reconnaître que le délit est puni de dix ans d'emprisonnement, soit le maximum de la peine possible en matière correctionnelle. On peut comprendre que les juges aient estimé que la QPC manquait de sérieux.

Bonnie and Clyde. Serge Gainsbourg et Brigitte Bardot
Archives INA, 1er janvier 1968


Le détournement de fonds publics


Précisément, venons-en à la seconde QPC, plaidée par Me Antonin Lévy, qui porte sur la constitutionnalité de l’article 432-15 du code pénal, relatif au détournement de fonds publics. Il punit ainsi « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, (…) de détruire, détourner ou soustraire un acte ou un titre, ou des fonds publics ou privés, ou effets, pièces ou titres en tenant lieu, ou tout autre objet qui lui a été remis en raison de ses fonctions ou de sa mission ». 

On revient cette fois à l'origine de l'affaire Fillon, lorsque les avocats soutenaient que le détournement des fonds publics ne s'appliquait pas aux parlementaires. Est-il nécessaire de rappeler la jurisprudence ? Elle considère depuis longtemps qu'un élu peut être considéré comme une personne "dépositaire de l'autorité publique", qu'il s'agisse d'un maire avec l'arrêt de la cour de cassation du 29 juin 2016, ou d'un président de conseil général avec la décision de la Cour d'appel de Paris du 5 novembre 1999.

Quant aux parlementaires, il suffit de se tourner vers la pratique des assemblées pour voir que les élus peuvent être poursuivis pour détournement de fonds publics. C'est ainsi que le 24 décembre 1994, le Sénat a accepté la levée de l'immunité du sénateur Jean-Luc Bécart, poursuivi pour détournement de fonds publics. Une autorisation identique était donnée le 22 juillet 2009, concernant Gaston Flosse. Enfin, le 7 avril 2010, Sylvie Andrieux, députée, voyait son immunité levée, cette fois par l'Assemblée nationale, pour une affaire de... détournement de fonds publics.

Il semble que l'avocat de Pénélope Fillon, sans doute un peu déprimé à l'idée de plaider le fait qu'un parlementaire n'est pas  "dépositaire de l'autorité publique" ait préféré invoquer le fait qu'il n'était pas chargé d'une "mission de service public". Observons toutefois qu'il s'agit d'une alternative et qu'il suffisait amplement de le considérer comme "dépositaire de l'autorité publique" pour justifier les poursuites. Surtout, là encore le malheureux avocat se heurte à la dure réalité de la jurisprudence. Dans une décision du 12 septembre 2018, confirme la condamnation pour favoritisme et corruption diligentées contre un élu guyanais qui avait "successivement exercé des fonctions électives et ministérielles", rappelant au passage que "les élus et chargés de mission de service public" doivent respecter les principes d'accès à la commande publique et de transparence des marchés. Un élu peut donc être directement associé au service public.

Enfin, il conviendrait peut-être de rappeler aux avocats de François Fillon que ce débat est quelque peu occulté par l'existence de la Convention de Merida, adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies le 31 octobre 2003 et ratifiée par la France, et qui a précisément pour objet de lutter contre la corruption. Dans son article 2, elle énonce que l'on entend "par agent public toute personne qui détient un mandat législatif, exécutif, administratif ou judiciaire d'un Etat partie, qu'elle ait été nommée ou élue (...).". Un parlementaire peut donc être poursuivi pour des faits de corruption, norme issue d'un traité qui, rappelons-le, a valeur supérieure à la loi. 

Certes, le Conseil constitutionnel apprécie la conformité de la loi à la Constitution et n'a pas, théoriquement, à tenir compte d'une convention internationale. Mais imagine-t-on que le juge constitutionnel puisse donner l'image d'une institution protégeant la corruption, contre les dispositions d'un traité international ? 

Reste que la QPC plaidée par Me Antonin Levy laisse un petit goût d'inachevé. Le brillant avocat aurait-il renoncé à son principal cheval de bataille ? Il n'invoque plus en effet l'épouvantable violation du principe de séparation des pouvoirs que constituaient les poursuites diligentées contre un parlementaire victime d'un infâme Cabinet Noir.  Il avait pourtant là une occasion de permettre au Conseil constitutionnel de rétablir le droit en exonérant M. Fillon de poursuites. Hélas ! En dépit de soutiens doctrinaux que l'on n'aura pas la cruauté de rappeler, la défense a préféré s'abstenir de soutenir un thèse sans fondement aucun.

De toute évidence, les deux QPC étaient vouées à l'échec. Alors pourquoi les déposer ? Sans doute pas pour susciter des soutiens politiques qui n'existent plus vraiment. Peut-être s'agit-il d'une tentative, bien maladroite, de porter le discrédit sur le procès qui s'ouvre. En tout état de cause, le but n'est certainement pas atteint. Ces deux QPC, quoi qu'on en dise, ont toute l'apparence d'une vaine manoeuvre dilatoire.







mardi 25 février 2020

Cartes SIM prépayées : l'étau se resserre

Dans un arrêt Breyer c. Allemagne du 20 janvier 2020, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) considère que l'obligation imposée aux opérateurs de téléphonie actifs dans ce pays de collecter des données d'identification sur les acheteurs de cartes prépayées n'emporte aucune violation du droit au respect de la vie privée.


Les cartes prépayées



On sait que ces cartes prépayées sont certes utilisées par des personnes parfaitement honnêtes désirant payer moins cher leurs communications lorsqu'elles voyagent à l'étranger. Mais elles font aussi l'objet d'un usage moins avouable, en particulier par les membres des mouvements terroristes ou de la grande criminalité qui souhaitent ne pas pouvoir être identifiés et qui, de fait, sont alors difficilement identifiables une fois leurs forfaits commis. Les cartes SIM prépayées permettent ainsi à des délinquants, petits ou grands, de se soustraire à la justice. On a même vu certains usages de pseudonymes, tels que "Paul Bismuth", destinés à soustraire les conversations aux écoutes de la police.

Après les attentats de 2015 à Paris et de 2016 à Bruxelles, les Etats ont commencé à légiférer dans ce domaine. Aujourd'hui, une quinzaine de membres du Conseil de l'Europe imposent une déclaration de l'identité de l'acheteur d'une carte prépayée, en y ajoutant parfois d'autres données d'identification telles que l'adresse personnelle ou professionnelle. La durée de la conservation des données est assez variable selon les Etats, de même que la liste des autorités habilitées à les consulter. Dans tous les cas cependant, la mesure est motivée par la volonté de réprimer des actions criminelles et d'assurer l'ordre public. 

L'Allemagne, quant à elle, avait pris de telles dispositions dès 2004, imposant aux utilisateurs de cartes prépayées la déclaration de leur identité, de leur adresse, de leur numéro de téléphone et de leur date de naissance. En 2012, deux citoyens allemands particulièrement attachés à la protection des données personnelles, et l'on sait qu'il existe dans ce pays une grande sensibilité à cette question, ont contesté cette législation, dans laquelle ils voient un instrument de surveillance de l'Etat. Ils ont introduit une action contestant la constitutionnalité de ces dispositions, mais le Tribunal de Karlsruhe a rejeté cette requête le 24 janvier 2012.

Devant la CEDH, ils invoquent une atteinte à l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui protège la vie privée des personnes.

Placide. Médiapart, 19 avril 2016



Les données à caractère personnel



L'article 2 de la convention européenne sur la protection des données définit comme donnée à caractère personnel "toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable". Une jurisprudence constante de la CEDH considère donc que la collecte, la conservation et l'utilisation de données personnelles constituent des ingérences dans la vie privée. Il en ainsi, par exemple, en matière d'utilisation du GPS dans les enquêtes criminelles (CEDH, 2 septembre 2010, Uzun c. Allemagne), de l'exigence de communication de données personnelles par les fournisseurs d'accès (CEDH, 2 décembre 2008, K.U. c. Finlande), de fichier d'empreintes digitales (CEDH, 13 novembre 2012, S. and Marper c. Royaume Uni) ou encore des fichier des auteurs de violences sexuelles (CEDH, 17 décembre 2009, Gardel c. France).

Cette ingérence dans la vie privée est toutefois parfaitement licite si elle est organisée par la loi, répond à un but légitime, et se révèle "nécessaire dans une société démocratique". En l'espèce, la collecte des données sur les acheteurs de cartes prépayées est prévue par la loi allemande. Le but légitime n'est pas contesté, puisqu'il s'agit à la fois de poursuivre les auteurs d'infractions pénales et de lutter préventivement contre le terrorisme.


Le contrôle de proportionnalité 



Reste le caractère "nécessaire dans une société démocratique", appréciation qui est réalisée par un contrôle de proportionnalité. La CEDH va donc s'assurer que l'ingérence dans la vie privée que constitue cette collecte de donnée est proportionnée aux buts annoncés. Dans plusieurs arrêts, et notamment Ramda c. France du 19 décembre 2017, la Cour affirme que la lutte contre le crime organisé et le terrorisme constitue une ardente nécessité. L'évolution des télécommunications requiert, quant à elle, de nouveaux instruments d'investigation, nécessité formulée dans l'arrêt Marper c. Royaume-Uni.

En l'espèce, les requérants font valoir que cette contrainte d'identification des acheteurs de carte SIM prépayée peut être contournée par l'usage d'une carte volée ou d'un faux nom. Aux yeux de la CEDH, un tel argument ne permet pas de contester l'utilité de cette procédure qui a pour objet de renforcer les moyens de l'Etat de droit.

Les requérants invoquent aussi la décision rendue par la Cour de justice de l'Union européenne le 8 avril 2014 Digital Rights Ireland, dans laquelle le juge européen écarte une directive de 2006 qui mettait en place une collecte de masse des données privées figurant sur internet, et spécialement les réseaux sociaux. Il s'agissait alors d'effectuer un profilage des individus, en particulier au profit des entreprises privées actives sur le net, par exemple pour mieux connaître leurs habitudes de consommations et davantage cibler les actions de promotion. Mais dans l'affaire Breyer devant la CEDH, les données collectées ne sont pas particulièrement sensibles et de ne permettent pas d'établir des profils de comportement. La conservation des données est limitée dans le temps (un an après la fin de la relation contractuelle avec l'entreprise qui a vendu la carte SIM), durée qui semble opérer une conciliation satisfaisante entre les besoins de la police et la protection des données personnelles. Au regard de ces considérations, la CEDH estime donc que la loi allemande ne porte pas une atteinte excessive à la vie privée.

Et qu'en est-il du droit français ? Le décret du 10 novembre 2016 relatif à la lutte contre le financement du terrorisme, entré en vigueur le 1er janvier 2017, impose désormais une déclaration lors de l'achat d'une carte prépayée. Elle peut toutefois intervenir a posteriori, par l'envoi au fournisseur de la copie d'une pièce d'identité. Si cette procédure n'est pas respectée, la carte SIM sera désactivée dans un délai de quinze jours. On peut évidemment s'interroger sur l'efficacité du système : n'est-il pas possible d'envoyer la copie d'une fausse pièce d'identité, ou de celle d'un tiers ? N'est-il pas plus simple, si l'on est animé d'intentions plus ou moins honnêtes, d'acheter dans des circuits plus ou moins opaques une carte volée ou venant de l'étranger ? Bref, les lacunes de législations demeurent importantes et les Paul Bismuth en tous genres ont sans doute encore de beaux jours devant eux.


Sur la protection des données personnelles   : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet.




mercredi 19 février 2020

Le Conseil d'Etat à rebrousse-poil

L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 12 février 2020 annule une décision du directeur du Centre hospitalier de Saint-Denis résiliant la convention de stage d'un médecin égyptien au motif qu'il refusait de tailler une barbe "imposante", risquant "d'être perçue par les agents et les usagers du service public comme la manifestation ostentatoire d'une appartenance religieuse incompatible avec les principes de laïcité et de neutralité du service public". 

La décision semble aller à rebrousse-poil de la jurisprudence des juges du fond, puisque tant le tribunal administratif de Versailles en 2015 que la Cour administrative d'appel (CAA) de Versailles en 2017 avaient considéré que "le port d'une barbe, même longue, ne saurait à lui seul constituer un signe d'appartenance religieuse", mais qu'il pouvait le devenir s'il représentait "dans les circonstances propres à l'espèce", la manifestation d'une revendication ou d'une appartenance religieuse.

L'obligation de neutralité



Les stagiaires sont soumis à la même obligation de neutralité que les fonctionnaires titulaires, principe consacré dès l'arrêt Demoiselle Weiss rendu par le Conseil d'Etat en 1938. Cette règle est applicable aux médecins étrangers accueillis dans le service public hospitalier comme stagiaires, pour une période de six mois renouvelable une fois. Le Conseil d'Etat précise que "s'ils bénéficient de la liberté de conscience qui interdit toute discrimination fondée sur la religion, le principe de laïcité fait obstacle à ce qu'ils manifestent leurs croyances religieuses dans le cadre du service public". Cette formule se trouvait déjà dans une décision du 28 juillet 2017, qui affirme que les élèves des instituts de formation paramédicaux, s'ils demeurent des usagers lorsqu'ils suivent les cours, doivent respecter le principe de neutralité quand ils sont en stage au sein d'un service public hospitalier.

Le barbu sans barbe. Salvatore Adamo. 1965


"Une manifestation claire des convictions"

 

La question posée au Conseil d'Etat est donc de savoir si le port d'une barbe "imposante" constitue, en soi, un manquement à l'obligation de neutralité. A cette question la CAA de Versailles avait répondu négativement, mais en ajoutant que "les circonstances propres à l'espèce" pouvaient conduire à observer un tel manquement. Il lui semblait que c'était le cas dans l'affaire qui lui était soumise, le médecin égyptien ayant refusé de tailler l'objet du litige n'ayant pas nié qu'il s'agissait pour lui de "manifester ostensiblement un engagement religieux".

Aux yeux du Conseil d'Etat ces éléments factuels sont insuffisants pour caractériser la manifestation de convictions religieuses dans le cadre du service public. Sans doute est-il sensible au phénomène de mode qui veut que la barbe constitue aujourd'hui l'ornement d'une proportion croissante des mentons masculins. Au simple port de la barbe doit donc s'ajouter une manifestation claire de convictions religieuses dans l'exercice des fonctions. Or, en l'espèce, le médecin ne s'était livré à aucun acte de prosélytisme ni à aucune manifestation religieuse au nez et à la barbe des patients. 

L'argument laisse un peu songeur, car l'intéressé n'avait pas nié que son système pileux avait précisément pour objet de manifester sa religion. Il semble que le Conseil d'Etat refuse de considérer cet élément comme déterminant, s'interdisant ainsi de pénétrer dans la subjectivité de l'intéressé. Peut-être aussi considère que cette absence de dénégation n'est pas suffisante, le médecin égyptien n'ayant pas affirmé positivement sa volonté de prosélytisme. 


Les considérations d'hygiène et de sécurité

 


Cette jurisprudence aura sans doute pour conséquence d'inciter les services concernés à user d'autres voies de droit. Le directeur de l'hôpital aurait en effet pu invoquer des considérations d'hygiène et de sécurité pour justifier sa décision, d'autant que le médecin exerçait ses fonctions au sein d'un service de chirurgie. 

Il est très probable que ce motif aurait été admis. La CAA de Versailles, le 19 décembre 2008, en avait déjà décidé ainsi à propos d'un agent dont la commune de Villemomble avait refusé la titularisation. Lui aussi, employé à la piscine municipale, avait refusé de raser sa barbe, et la commune avait fait valoir que cette situation l'empêchait de porter le masque indispensable à sa protection lorsqu'il utilisait les produits d'entretien du bassin. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme incite aussi à une telle pratique et l'arrêt Eweida du 15 janvier 2013 considère que le chef du service de gériatrie peut interdire le port d'une croix aux infirmières, un patient risquant de s'accrocher à ce bijou et de provoquer des blessures.

La décision du Conseil d'Etat a ainsi pour effet principal d'inciter les autorités responsables à mieux motiver leurs décisions en matière de laïcité. La neutralité peut être imposée dans les services publics à condition de s'appuyer sur les bons motifs. Encore faut-il les connaître, former les personnels à ces questions, et prendre des décisions qui seront bien difficiles à attaquer. C'est seulement à ces conditions que les services publics ne seront plus un territoire ouvert aux prosélytismes religieux. 



Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier

dimanche 16 février 2020

Benjamin Griveaux : les députés LaRem appellent à durcir les textes

La mésaventure de Benjamin Griveaux suscite de nombreux commentaires. Les uns insistent sur l'atteinte, indiscutable, à sa vie privée. D'autres mettent en cause l'atteinte à une consultation électorale et dénoncent les risques d'affaiblissement de la démocratie. D'autres encore font remarquer qu'une personnalité politique devrait sans doute avoir conscience des vulnérabilités engendrées par une pratique consistant à faire circuler des vidéos intimes sur internet. 

Les réactions ne sont pas seulement politiques, elles sont aussi juridiques. Elles consistent  à remettre en cause l'anonymat sur les réseaux sociaux, puis à affirmer la nécessité de renforcer l'arsenal juridique en matière d'atteintes à la vie privée. Le problème est que la première proposition est sans objet, et la seconde inutile.


Haro sur l'anonymat



Un avocat bien connu, Eric Dupont-Moretti demande l'interdiction de l'anonymat sur les réseaux sociaux, demande également formulée par bon nombre de parlementaires LaRem. Ils oublient sans doute qu'aucun des acteurs de l'affaire Griveaux n'est anonyme. L'intéressé a envoyé une vidéo à une dame identifiée. Cette vidéo s'est ensuite retrouvée sur un site, reproduite dans un article signé de Piotr Pavlenski. Enfin, cet article a été "retweeté" par un pittoresque parlementaire représentant nos compatriotes résidant en Suisse, opération réalisée à partir de son compte personnel parfaitement nominatif. Rien n'est anonyme dans l'affaire.

Au demeurant, l'anonymat d'un compte n'est pas un obstacle sérieux aux poursuites pénales. L'article 6 de la loi du 21 juin 2004 affirme que "l'autorité judiciaire peut requérir communication auprès des prestataires" des données d'identification des comptes utilisés pour envoyer des contenus illégaux. Cette procédure est régulièrement utilisée. C'est ainsi que, le 24 janvier 2013, le juge des référés du tribunal de Paris ordonnait à Twitter de communiquer les données d'identification de comptes ayant été utilisés pour diffuser des messages au contenu antisémite. Leurs auteurs ont été identifiés sans difficultés et ils ont été jugés.

Cette attaque de l'anonymat sur les réseaux sociaux ne s'accompagne d'aucun début de réflexion sérieuse sur le sujet. En effet, l'anonymat sur les réseaux sociaux n'existe pas. On devrait plutôt évoquer un "pseudonymat" qui consiste à se dissimuler derrière un pseudo que le juge peut facilement percer. Mais le recours à un nom d'emprunt ne présente pas que des inconvénients. Il peut aussi être utilisé par les lanceurs d'alerte qui craignent des représailles de leur employeur ou qui redoutent d'être accusés de promouvoir tel ou tel intérêt. On a vu ainsi, tout récemment, un compte twitter sous pseudonyme dénoncer, preuves à l'appui, une thèse de doctorat presque entièrement plagiée. L'information ayant été reprise dans Le Point, l'université concernée semble avoir finalement décidé d'engager des poursuites disciplinaires. L'aurait-elle fait sans ce compte sous pseudonyme ?


L'arsenal juridique en matière d'atteintes à la vie privée

 


L'article 9 du code civil énonce que "chacun a droit au respect de sa vie privée". Une violation de la vie privée peut donner lieu à une réparation civile, mais aussi à des poursuites pénales. Les articles 226-1 et suivants du code pénal punissent ainsi d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende le fait d'avoir capté, enregistré ou transmis, sans son consentement, l'image d'une personne se trouvant dans un lieu privé.


Fernande. Georges Brassens, 1972


Le Revenge Porn

 


Le problème a longtemps été celui du consentement. Les juges ont en effet été confrontés à la pratique récente du Revenge Porn.

Les faits sont toujours à peu près identiques : une jeune femme accepte de poser nue pour celui qui partage sa vie. Des photos dites de charme sont réalisées, avec son consentement. Quelques semaines, quelques mois ou quelques années plus tard, elle décide de rompre. Tout le problème est là : le couple disparaît mais les photos demeurent. Ces clichés peuvent alors devenir une arme redoutable pour un ancien compagnon animé par le désir de vengeance ou l'appât du gain, et dépourvu de toute élégance ou de tout scrupule. Il suffit en effet de les diffuser sur internet pour porter un préjudice considérable à l'intéressée.

Benjamin Griveaux est exactement dans cette situation. Il a envoyé lui-même une photo qu'il pensait flatteuse de son anatomie à une jeune femme, ce qui suppose évidemment qu'il a consenti à cet envoi. Et quelques mois plus tard, au moment où il est candidat à la mairie de Paris, cette photo apparaît sur internet, et est rapidement relayée sur les réseaux sociaux.

Appliquant le principe de l'interprétation étroite de la loi pénale, la Cour de cassation, dans un arrêt du 16 mars 2016, avait estimé que le Revenge Porn ne pouvait être sanctionné sur le fondement de l'article 226-1 du code pénal, précisément parce que l'image avait été captée avec le consentement de l'intéressé. Quant à la diffusion du cliché, l'intéressé ne peut s'y opposer que par un refus formel, le consentement étant présumé en l'absence de ce refus. Par voie de conséquence, la sanction du Revenge Porn devenait impossible.


La loi Lemaire du 7 octobre 2016




Heureusement, le législateur a rapidement réagi à cette situation. La loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique vient combler cette lacune du droit. Elle ajoute au code pénal un nouvel article 226-2-1 qui punit d'une peine d'emprisonnement de deux ans et d'une amende de 60 000 € le fait de diffuser sur le net, sans le consentement de l'intéressé, des images "présentant un caractère sexuel". C'est exactement sur cette disposition que s'appuie la plainte déposée par Benjamin Griveaux. Elle devrait permettre de poursuivre ceux qui sont à l'origine de la divulgation ainsi que ceux, dont le joyeux parlementaire représentant les Français résidant en Suisse, qui se sont bornés à diffuser la vidéo.

L'arsenal juridique est donc tout-à-fait suffisant pour punir les auteurs de telles pratiques. Il est inutile de légiférer dans l'urgence, ni même de légiférer du tout. Les parlementaires LaRem devraient peut-être commencer à prendre conscience que le droit existait avant eux, et qu'il est même arrivé à ceux qui les ont précédés de voter d'excellents textes. On comprend évidemment qu'ils soient très fâchés par ce qui est arrivé à leur candidat à la mairie de Paris, victime d'une nouvelle forme d'"entôlage" particulièrement détestable. Certes Benjamin Griveaux pourra sans doute obtenir la condamnation de ceux qui ont porté une atteinte à sa vie privée dans ce qu'elle a de plus intime. Mais il ne pourra rien faire contre quelque chose d'autrement plus dévastateur : le ridicule.



Sur le respect de la vie privée : Chapitre 8 Section 1,  du manuel de Libertés publiques sur internet

mardi 11 février 2020

Reconnaissance paternelle de l'enfant né sous X

Le 7 février 2020, le Conseil constitutionnel a déclaré constitutionnelles les dispositions figurant dans l'article 351 du code civil : "Lorsque la filiation de l'enfant n'est pas établie, il ne peut y avoir de placement en vue de l'adoption pendant un délai de deux mois à compter du recueil de l'enfant". Ces dispositions doivent être lues à la lumière de l'article 352 qui énoncé que "le placement en vue de l'adoption met obstacle à toute restitution de l'enfant à sa famille d'origine. Il fait échec à toute déclaration de filiation et à toute reconnaissance".

En l'espèce, le Conseil était saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par M. Justin A., père biologique d'une petite fille sous X.

L'accouchement sous X



L'article 326 du code civil autorise la mère, lors de l'accouchement à "demander que le secret de son admission et de son identité soit préservé". L'enfant fait alors l'objet d'une procédure d'abandon, condition pour qu'il puisse ensuite bénéficier d'une adoption plénière. La possibilité d'anonymat de l'accouchement a été introduite dans le droit en 1793, succédant à l'usage du "tour", sorte de niche creusée dans le mur des hospices, permettant de déposer un enfant dans la plus grande discrétion. Il s'agissait alors de lutter contre les infanticides et les avortements clandestins, pratiques fréquentes à l'époque.

Aujourd'hui, l'accouchement sous X n'a plus la même finalité. Il a pour objet de permettre à des femmes, et souvent à des très jeunes femmes, de remettre pour adoption un enfant qu'elles ne sont pas en mesure d'accueillir. 

La procédure, en tant que telle, n'est pas inconstitutionnelle. Dans une décision du 16 mai 2012, le Conseil s'est en effet refusé à consacrer l'existence d'un droit d'accès aux origines, dépourvu de tout fondement textuel. Elle ne viole pas davantage la Convention européenne des droits de l'homme. L'arrêt Odièvre c. France  du 13 février 2003 estime en effet que le droit à l'anonymat de la mère qui accouche sous X est un élément de sa vie privée.


La reconnaissance paternelle



En l'espèce, le Conseil était saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par M. Justin A., père biologique d'une petite fille sous X. La procédure d'abandon s'est traduite par son admission comme pupille de l'Etat à titre définitif le 24 décembre 2016. Elle a ensuite été remise à ses parents adoptifs, M. et Mme A., le 15 février 2017. Le père biologique a vainement cherché  à s'opposer à l'adoption plénière par le couple A. La Cour d'appel de Riom a en effet confirmé la régularité de l'adoption de l'enfant le 5 mars 2019, et Justin A. pose la présente QPC à l'occasion de son pourvoi en cassation. 

Il estime inconstitutionnel ce délai de deux mois après l'accueil de l'enfant par les services de l'aide à l'enfant, délai à l'issue duquel il ne peut plus faire l'objet d'une reconnaissance paternelle. Le problème juridique consiste, pour le Conseil, à trouver un équilibre entre les droits du père et ceux de l'enfant.

Le chemin de papa, Joe Dassin, 1969


Le droit de mener une vie familiale



Le requérant estime que le droit positif, en interdisant au père de reconnaître l'enfant à l'issue du délai de deux mois après son admission dans les services de la DDASS, privilégie la filiation adoptive sur la filiation biologique, et porte atteinte à l'intérêt supérieur de l'enfant qui est d'avoir une vie privée et familiale avec ses parents biologiques, ou au moins l'un d'entre eux. 

Le moyen tiré de la vie privée est toujours apprécié par un contrôle de proportionnalité. Depuis sa décision du 23 juillet 1999, jamais remise en cause, le Conseil considère que le droit au respect de la vie privée et familiale trouve son fondement dans l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, c'est-à-dire comme un droit de la personnalité. Il n'a rien d'absolu et droit être concilié avec les droits d'autrui et avec les considérations d'ordre public.

En l'espèce, le Conseil observe que, en interdisant toute reconnaissance à l'issue d'un délai de deux mois à compter du recueil de l'enfant, le législateur a entendu concilier l'intérêt des parents de naissance à disposer d'un délai raisonnable pour reconnaître l'enfant et en obtenir la restitution et celui de l'enfant dépourvu de filiation à ce que son adoption intervienne dans un délai qui ne soit pas de nature à compromettre son développement. En effet, l'allongement de la durée de reconnaissance aurait évidemment pour conséquence, d'empêcher ou de retarder l'adoption, privant l'enfant d'un environnement stable pour une durée indéterminée.

Au demeurant, le père n'est pas dans une position si défavorable. D'une part, il ne dispose pas de deux mois pour reconnaître mais de onze mois, puisqu'il peut procéder à cette reconnaissance dès la conception. D'autre part, selon l'article 62-1 du code civil, le père, si ses recherches se heurtent à l'anonymat de la mère, peut demander l'aide du procureur de la République pour retrouver l'enfant. Enfin, le principe d'égalité est respecté, dans la mesure où la mère dispose également d'un délai de deux mois pour se rétracter et reprendre son enfant. Pour toutes ces raisons, le Conseil estime que la conciliation opérée par le législateur entre les droits de l'enfant et ceux du père n'est pas manifestement déséquilibrée

La filiation biologique n'est donc pas une valeur en soi qui doit prévaloir, en toutes situations, sur la filiation adoptive. En l'espèce, ce n'est pas le droit des parents adoptifs qui est pris en considération, mais exclusivement l'intérêt de l'enfant. Celui-ci n'a pas à attendre une reconnaissance paternelle, qui peut intervenir ou pas, et dont la seule hypothèse le priverait de grandir dans une famille prête à l'accueillir. La leçon est dure pour Justin A., qui doit regretter de ne pas avoir utilisé les procédures à sa disposition pour retrouver et reconnaitre son enfant dans le délai légal.


Sur l'accouchement sous X : Chapitre 8 , Section 2 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet.



vendredi 7 février 2020

La CEDH sanctionne la surpopulation carcérale... et le référé administratif

L'arrêt J.M.D. et autres rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 30 janvier 2020 condamne la France pour les conditions de détention dans des prisons particulièrement surpeuplées. Saisie par 32 détenus des établissements pénitentiaires de Fresnes, Ducos (Martinique), Nuutania (Polynésie), Nice, Nîmes et Fresnes, la CEDH voit dans leur situation une violation de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui sanctionne les traitements inhumains et dégradants. 


La surpopulation carcérale



Cette décision n'a rien de surprenant. Elle était au contraire parfaitement prévisible. La CEDH cite ainsi les rapports du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), du Comité européen pour la prévention de la torture et d'autres institutions. Tous dénoncent une situation catastrophique dans les prisons françaises. En janvier 2015, au moment du dépôt de la requêtes, le taux d'occupation du centre pénitentiaire de Ducos était de 213, 7 % en maison d'arrêt et de 124,6 % dans le centre de détention. A Nuutania, les chiffres étaient de 143 % et de 185,7 %. A Nîmes, le taux de surpopulation était de 215 %, et à Fresnes de 195,6 %. D'une manière générale, la Cour observe que cette densité n'a guère évolué de 2015 à 2019. La conséquence en est que les détenus disposaient souvent d'un espace personnel inférieur à 3 m2 et que la vétusté des cellules, la situation sanitaire et les conditions d'hygiène étaient souvent catastrophiques. 

Le surpeuplement carcéral est si important aux yeux de la Cour qu'il peut constituer, à lui seul, un traitement inhumain et dégradant au sens de la Convention (CEDH, 15 décembre 2016, Khlaifia et autres c. Italie). D'une manière générale, la Cour estime précisément que l'atteinte à l'article 3 est constituée si chaque détenu ne dispose pas d'au moins 3m2 dans une cellule collective. Il y a alors présomption d'une violation de l'article 3 et il appartient à l'Etat défendeur de démontrer l'absence d'une telle atteinte. En l'espèce, les autorités françaises ne parviennent pas à apporter d'éléments convaincants, d'autant que la CEDH observe, qu'à l'exception de la prison de Nîmes, les statistiques sérieuses font cruellement défaut. De fait, la France a déjà été condamnée, par exemple dans la décision Yengo c. France du 21 mai 2015, qui sanctionne la situation dans la prison de Nouméa. 


L'absence d'arrêt pilote


La France échappe tout de même à la procédure de l'arrêt pilote. Initiée en 2004 avec l'arrêt Broniowski c. Pologne, cette procédure permet à la Cour d'identifier des problèmes structurels sous-jacents à des affaires répétitives et de demander à l'Etat concerné de les traiter en lui indiquant quelles mesures d'amélioration doivent être envisagées. C'est donc un moyen d'accélérer les procédures car ces affaires font l'objet d'un traitement prioritaire et de poser des principes qui s'imposeront aux Etats concernés. Or, les recours adressés à la CEDH par des détenus français sont particulièrement nombreux, comme en témoigne la présente affaire qui voit joindre 32 requêtes. Et il faut bien reconnaître que la situation des prisons françaises relève de la maladie chronique

Surtout, la CEDH n'a pas hésité, dans son arrêt Iacov Stanciu du 24 juillet 2012, à utiliser la procédure de l'arrêt pilote pour condamner la Roumanie, puis l'Italie dans la décision Torregiani de janvier 2013,  deux Etats précisément mis en cause pour l'organisation même de leur système pénitentiaire. Pour le moment, la France échappe à l'humiliation de l'arrêt-pilote, procédure qui laisse entendre que l'Etat n'est pas suffisamment efficace ou volontaire pour résoudre la question de la surpopulation carcérale. L'arrêt sonne toutefois comme un avertissement car la Cour se réfère aux difficultés "structurelles" des prisons françaises. On peut penser que la prochaine étape sera l'arrêt pilote.

Mais cette question de l'encombrement des prisons ne doit pas masquer l'autre intérêt, essentiel, de l'arrêt JMB et autres. Car la France est aussi sanctionnée sur le fondement de l'article 13, pour manquement au droit à un recours effectif. La CEDH marque en effet les limites du référé-liberté, pourtant présenté par le Conseil d'Etat comme un instrument quasi-parfait de protection des droits des personnes. 



Les prisons de Nantes. Tri Yann


Le référé-liberté



Dans sa décision Ananyev et autres du 10 janvier 2012, la CEDH rappelle que le recours offert aux personnes détenues doit être de nature à empêcher la continuation de la violation de l'article 3, de permettre une amélioration des conditions matérielles de détention, voire de mettre fin à une incarcération. Certes, le recours n'est pas nécessairement judiciaire et un juge administratif peut être compétent, s'il est indépendant et est en mesure de mettre fin au problème à l'origine des griefs.

Dans l'arrêt Yengo de 2015, la CEDH avait déjà observé qu'aucune juridiction française n'avait jamais ordonné la mise en liberté d'un détenu en se fondant sur le caractère inhumain et dégradant de ses conditions de détention. Certes, la Cour prend acte que des décisions contraignantes ont été prises, comme l'ordonnance du 22 décembre 2012 par laquelle le juge des référés du Conseil d'Etat ordonne la destruction des animaux nuisibles dans la prison des Baumettes.  

Mais la présente affaire montre les limites du référé pour résoudre les problèmes de surpopulation. En effet, le pouvoir d'injonction du juge a une portée limitée. Il n'est pas autorisé à exiger des mesures de réorganisation structurelle du service public pénitentiaire, mais seulement des mesures d'urgence destinées à résoudre rapidement un problème conjoncturel. Surtout, dans le cas de la surpopulation carcérale, le pouvoir du juge se heurte tout simplement à la loi qui oblige un directeur de prison à incarcérer toute personne mise sous écrou. Enfin, la CEDH observe que les injonctions du juge des référés sont parfois exécutées avec une lenteur étudiée, d'autant que les budgets consacrés au service public pénitentiaire sont clairement insuffisants. De tous ces éléments, la Cour déduit que le référé offert aux personnes détenues n'est pas un recours suffisant, au sens de l'article 13 de la Convention.

Cette analyse du référé-liberté pourrait être réalisée dans bien d'autres domaines que celui de l'administration pénitentiaire et peut-être serait-il temps de réfléchir à des procédures plus efficaces ? Quoi qu'il en soit, au-delà du caractère prévisible, la question de la surpopulation carcérale demeure posée. L'inaction des autorités françaises risque finalement de conduire à une certaine forme de dessaisissement, et la CEDH pourrait bientôt, dans un arrêt pilote, dicter les mesures à prendre. Or, l'intervention récente de la ministre de la Justice, énumérant les peines alternatives à la prison pour justifier l'inertie actuelle, semble une réponse tout à fait inadaptée. A ses yeux, il suffit en effet de vider les prisons pour lutter contre la surpopulation carcérale..


Sur les traitements inhumains et dégradants  : Chapitre 7, section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet.