Ce texte offre à chacun la possibilité de dénoncer un "contenu haineux" sur internet et d'exiger son retrait ou son déréférencement dans les 24 heures. Il devrait être débattu au Sénat le 17 décembre 2019, après avoir été adopté par l'Assemblée nationale le 9 juillet 2019. Rappelons qu'il a fait l'objet d'une procédure accélérée et que le vote du Sénat devrait donc permettre son entrée en vigueur. Rappelons aussi, et c'est important, qu'il s'agit d'une proposition de loi, même si elle téléguidée par l'Exécutif, et qu'elle est ainsi dispensée d'étude d'impact.
Précisément, une étude d'impact n'aurait pas été inutile, et, faute d'avoir donné lieu à une analyse sérieuse, la proposition de loi se heurte aujourd'hui à un obstacle de taille révélé par le site Next INpact. La
directive européenne du 9 septembre 2015 impose en effet une procédure de notification à la Commission de tout texte relatif à la société de l'information. Il appartient ensuite à la Commission d'informer l'Etat concerné si elle considère que certaines dispositions ne sont pas conformes au droit de l'Union européenne. En l'espèce, la proposition Avia a été notifiée par les autorités françaises après le vote de l'Assemblée, le 21 août 2019 et la réponse de la Commission est accablante. Le texte est en effet présenté comme largement incompatible avec le droit européen.
Or précisément, la Commission estime que la proposition est incompatible
avec trois articles de la directive sur le commerce électronique.
Atteinte à la libre circulation de l'information
Son article 3 § 1 et 2 tout d'abord, reprend le principe traditionnel "du pays d'origine" qui s'applique au fonctionnement du marché intérieur. Il précise que les prestataires de services établis sur le territoire d'un Etat membre doivent respecter la législation en vigueur. En même temps, le droit de cet Etat ne saurait restreindre leur libre circulation. Or la proposition Avia impose aux plate-formes en ligne, y compris celles établies dans d'autres Etats membres, toute une série d'obligations : obligation de nommer un représentant légal sur le territoire français, nécessité de mettre un place un formulaire de notification dans la langue de l'utilisateur, obligation de prendre des dispositions techniques pour empêcher la rediffusion de "contenus haineux", obligation de se conformer aux recommandations du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA).
Pour la Commission, ces contraintes entrainent des restrictions à la libre prestation de services de la société de l'information depuis un autre Etat membre. Le fait que les autorités françaises déclarent que ces obligations ne concerneront que les entreprises atteignant un certain seuil de connexions depuis le territoire français ne change rien à l'affaire.
Certes, le § 4 de ce même article 3 autorise les Etats membres à restreindre la libre circulation pour empêcher les "atteinte à la dignité de la personne", mais il précise que cette restriction doit être proportionnée à l'objectif poursuivi. Or, la proposition Avia concerne potentiellement toutes les plateformes en ligne, sans distinguer entre celles qui présentent un risque particulier pour la dignité de la personne et celles qui ne présentent aucun risque. Sur ce point, la Commission s'étonne implicitement de l'absence d'étude d'impact, et constate que les autorités françaises ne se sont jamais posé la question de savoir si la lutte contre les "contenus haineux" ne pouvait pas être engagée par d'autres moyens, moins attentatoires à la libre circulation de l'information.
La proposition Avia évaluée par la Commission européenne
Les contraintes liées à la notification
Surtout, la proposition de loi réduit considérablement les exigences nécessaires à l'envoi d'une notification aux plateformes. Il ne serait plus nécessaire d'identifier l'emplacement du "contenu haineux", obligeant ainsi l'entreprise concernée à parcourir tous ses contenus pour retrouver celui qui est illicite, le tout dans un délai inférieur à 24 heures. Il ne serait plus nécessaire non plus de préciser les dispositions prétendument enfreintes, discrimination, négationnisme, apologie du terrorisme etc. C'est donc à la plateforme de s'assurer du caractère illicite du contenu.
Or l'article 14 de la directive commerce électronique prévoit une exclusion de responsabilité des fournisseurs de service, s'ils agissent promptement pour retirer ou rendre inaccessible les contenus illicites. La Cour de justice de l'Union européenne, dans une
décision de juillet 2011 L'Oréal c. EBay, estime que leur responsabilité ne peut être engagée si la notification est insuffisamment précise et étayée. En l'espèce, la proposition français s'exonère de la jurisprudence européenne en autorisant une notification imprécise, sans doute parce que ses rédacteurs ignoraient tout de cette jurisprudence.
La liberté d'expression
Cette impression ne peut qu'être renforcée par le choix d'un délai unique de 24 heures pour retirer les "contenus haineux", alors même que ce même article 14 de la directive impose une obligation d'agir "promptement". Pour la Commission, cette rigidité risque d'avoir des conséquences "néfastes". Elle risque de conduire à une suppression excessive de contenus, parce qu'il est plus simple de les supprimer que d'apprécier leur caractère réellement illicite, surtout lorsque la notification est imprécise. Cette fois c'est la liberté d'expression qui est en cause, le contrôle du CSA n'intervenant qu'a posteriori.
Elle est également au coeur de l'article 2 § 5 bis de la proposition Avia, qui impose au plateformes en ligne de mettre en oeuvre des moyens pour empêcher la rediffusion de tout contenu supprimé ou déréférencé. Or l'article 15 § 1 de la directive européenne interdit aux Etats membres d'imposer aux prestataires de services sur internet une obligation générale de surveillance des informations qu'ils transmettent ou stockent. Certes, cette fois les autorités françaises invoquaient une jurisprudence de la CJUE, l
'arrêt Facebook c. Irlande du 3 octobre 2019. Mais précisément, cette décision concerne l'obligation d'empêcher la rediffusion d'un contenu diffamatoire jugé illicite par un tribunal. Elle n'impose, en aucun cas, une obligation générale de surveillance des contenus.
S'il est possible de surveiller des contenus faciles à identifier, par exemple les images pédopornographiques, il est moins aisé de surveiller en permanence des contenus dont l'illicéité s'apprécie au regard de leur contexte, par exemple en comparant les images et le texte. Peu désireuses d'investir dans des systèmes complexes d'intelligence artificielle, les plateformes pourraient être tentées de "ratisser large" en utilisant des systèmes simples de reconnaissance, notamment par mots-clés, ce qui conduirait à effacer des contenus illicites, mais aussi de nombreux contenus licites. Aux yeux de la Commission, l'existence d'un tel risque emporte une atteinte trop élevée à la liberté d'expression sur internet.
La Commission se place ainsi au coeur du problème. Elle ne critique pas la proposition pour des erreurs de procédure mais bel et bien pour la menace qu'elle fait courir aux libertés. Surtout, elle dénonce l'absence d'articulation de cette proposition avec les initiatives européennes dans ce domaine. C'est ainsi que la proposition Avia devrait s'appliquer au plateformes de partage de vidéos, mais n'est pas présentée comme une transposition de la
directive SMA (services de médias audiovisuels) du 14 novembre 2018. Or ce texte européen, qui devrait être transposé avant septembre 2020 impose, lui aussi, des mécanismes de signalement de contenus illicites. Dans le cas spécifique des contenus vidéos, il fait donc double emploi avec la loi Avia sans qu'aucune articulation entre les deux textes soit prévue.
Des constatations analogues pourraient être faites à propos de la
proposition de règlement sur la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne qui devrait être rapidement adoptée. Là encore des procédures de notification sont prévues ainsi que des obligations de suppression de contenu. Or, une fois que ce règlement sera en vigueur, les autorités françaises, comme celles des autres Etats membres, n'auront plus la possibilité de réglementer les questions relevant de son champ d'application. Quel est alors l'intérêt de voter une loi qui se heurte directement à un texte européen dont l'adoption est imminente ?
L'impression générale, et l'on ne doute pas que ce fut aussi celle de la Commission, est donc celle d'une proposition "hors sol", rédigée à la hâte par des juristes amateurs, ignorant tout du contexte européen d'un ensemble normatif relevant pourtant du droit de l'Union. Il est probable que la Commission a dû être agacée par cette situation, comme elle a dû être agacée par la maladroite tentative de lui forcer la main en lui transmettant le texte extrêmement tardivement, après son vote par l'Assemblée nationale. Devant la fermeté de sa réponse, les autorités françaises peuvent essayer de rendre le texte conforme au droit européen par des amendements déposés devant le Sénat. Elles peuvent aussi laisser la majorité sénatoriale le saborder joyeusement, et ne rien faire, le laisser tomber dans les oubliettes du Palais du Luxembourg. C'est sans doute ce qui peut arriver de mieux à cette intempestive proposition de loi.