Cette procédure démocratique se déroulerait donc à la satisfaction générale, si seulement il existait un compteur des soutiens. C'est évidemment un élément important, de mobilisation pour les uns, d'information pour les autres. Le ministère de l'intérieur ne s'est pas senti obligé d'en créer un.
Il justifie ce choix par le fait que la loi organique du 6 décembre 2013 ne prévoit pas un tel compteur. Mais cette justification ne satisfait pas, dès lors que si la loi n'oblige pas à créer un tel compteur, elle n'en interdit pas pour autant la création. Le décret du 11 décembre 2014 qui organise concrètement le recueil et la validation des soutiens ne se penche pas davantage sur cette question.
La protection des données
D'autres obstacles juridiques sont donc invoqués, et en particulier la protection des données personnelles des signataires. Il s'agit essentiellement du nom et des prénoms de l'état civil, de la date et du lieu de naissance, ainsi que de la commune dans laquelle vote l'intéressé. Rien de bien sensible dans tout cela, mais il s'agit tout de même de données d'identification qui doivent être protégées. De fait, l'article 8 du décret de 2015 précise que seuls les agents du ministère de l'intérieur compétent, les membres du Conseil constitutionnel et l'INSEE peuvent accéder à l'intégralité du fichier.
Certes, mais le système permet tout de même d'accéder librement à certaines de ces informations : le nom, les prénoms et la commune de vote. Il est théoriquement possible de consulter l'ensemble de la liste, page par page. Encore faut-il être remarquablement patient, car chaque page, et il y en a des milliers, ne peut être consultée qu'après avoir passé l'obstacle de deux "captchas" successifs.
Le "captcha" n'a rien à voir avec un couvre-chef slave. Il s'agit d'une marque commerciale, brevet déposé par l'Université Carnegie-Mellon et qui permet, par une série de tests, de distinguer l'utilisateur humain du robot. Le site de recueil des soutiens à la proposition de loi sur ADP demande ainsi de compter les feux de signalisation dans des cases, et de recopier un assemblage improbable de lettres et de chiffres. Si l'on satisfait à ce double test à chaque page, on peut consulter la page. Le système autorise donc la communication de données d'identification, ce qui signifie que la protection des données personnelles ne peut guère être invoquée comme argument justifiant l'impossibilité d'opérer un comptage global.
Car si chacun peut, avec pas mal de patience, regarder si son voisin a signé, il n'est évidemment pas possible de reproduire l'opération à des milliers d'exemplaires, surtout lorsqu'il s'agit d'appréhender une fichier en perpétuelle évolution. Autrement dit, le site procure une sorte de gigantesque index des signataires, mais ne le compte pas. Ce n'est donc pas l'accès aux données qui est impossible, c'est le comptage.
L'immédiateté
L'autre obstacle juridique invoqué se trouve dans la nécessité de s'assurer de la validité du soutien. Une fois qu'il est déposé, il est enregistré dans un délai de 48 heures, puis validé dans un second délai de cinq jours (article 4 du décret). Il s'agit en fait de contrôler la pièce d'identité déposée par l'électeur, et de s'assurer qu'il n'a pas déjà apporté son soutien. En bref, il faut éviter de faire voter les morts et de bourrer les listes comme on bourrerait les urnes.
Ces garanties sont indispensables, et elles distinguent le RIP de ces pétitions initiées par des personnes privées sur Change.org et sur tout autre site, et qui permettent de signer dix fois si l'on a dix adresses courriel.
Mais ce délai empêche-t-il la création d'un compteur ? Ne peut-on envisager un compteur qui mentionne les soutiens "non encore validés" à côté des soutiens "validés" ? Dans n'importe quel Sidaction ou Téléthon, on voit s'afficher sur l'écran notre télévision, le montant des "promesses de don". Personne n'ignore qu'il peut y avoir une différence entre ces promesses et ces dons, mais le chiffre constitue tout de même une information intéressante. Dans le cas du RIP, les soutiens ne sont pas invités à faire preuve de générosité, et on peut penser que l'écart entre les soutiens non validés et les soutiens validés est extrêmement modeste (même si, en l'absence de compteur, on n'en sait rien).
Si les pouvoirs publics redoutent la moindre distorsion, ils peuvent aussi créer un compteur qui se limitera à dénombrer les soutiens, après validation. N'est-il pas préférable de bénéficier d'un compteur qui ne soit pas en temps réel plutôt que pas de compteur du tout ?
En tout état de cause, cette procédure de validation n'empêche pas la création d'un compteur. Et force est de constater que seul le ministère de l'intérieur dispose des instruments pertinents pour le mettre en oeuvre.
Le risque de Fake News
En attendant, les compteurs privés, plus ou moins improvisés et plus ou moins justes, prolifèrent. "CheckNews" de Libération a créé à compteur, d'abord à partir d'extrapolations, ensuite en exploitant une faille du système mis en place par le ministère de l'intérieur. Mais celui-ci s'est empressé de corriger son programme, montrant ainsi une volonté résolue d'empêcher tout comptage. D'autres sites, comme ADPrip.fr s'efforce aussi de compter les signataires en traitant un grand nombre d'informations grâce à la mise en réseau d'ordinateurs situés à l'étranger.
Ces sites s'efforcent probablement de fournir une information fiable, mais le risque existe de voir intervenir d'autres compteurs, plus ou moins désireux de manipuler l'opinion. On pourrait trouver amusant qu'un gouvernement qui n'a pas hésité à faire voter une loi sur les Fake News en période électorale, les encourage en matière référendaire par son simple refus de donner aux citoyens l'information à laquelle ils ont droit. Cette abstention risque d'être perçue comme une obstruction à un processus démocratique, et l'accusation est grave. Pour éviter ces accusations, le ministère de l'intérieur a encore le temps de mettre en place un compteur fiable, pourquoi pas le Ripothon ?