« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 1 octobre 2018

3è Journée des Libertés : La liberté de manifestation

La 3e Journée des Libertés aura lieu le mardi 16 octobre sur le thème : La Liberté de manifestation.

Comme chaque année, cette rencontre vise à étudier une liberté à travers le regard de différentes disciplines du droit, de l'histoire et des sciences humaines. Elle est co-organisée par le Centre d'histoire du XIXe siècle de Sorbonne Université et le Centre Thucydide (Université Panthéon-Assas, Paris 2). Elle bénéficie du soutien du LabEx EHNE de Sorbonne Université.


Dessin original de Donjeta Sadiku, créé pour la 3è Journée des Libertés

Le colloque aura lieu en Sorbonne, Salle Louis Liard (accès par la Cour d'honneur, 17 rue de la Sorbonne). Il est gratuit et ouvert à tous. Une inscription est cependant nécessaire à l'adresse : journeedeslibertes@gmail.com

Le programme est reproduit ci-dessous : 






dimanche 30 septembre 2018

L'avis 129 du Comité d'éthique : évolution ou révolution ?

L'avis 129 du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) a été adopté le 18 septembre 2018. Il s'inscrit dans la mission générale du  Comité qui est de donner son avis "sur les problèmes moraux qui sont soulevés par la recherche dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé". Il doit ainsi être percevoir les évolutions de la société dans ce domaine et suggérer d'éventuels mouvements législatifs.

L'avis 129 est d'abord le produit des "Etats généraux" qui se sont achevés en juin 2018 par la publication d'un rapport de synthèse. Cette procédure était imposée par l'article 46 de la loi du 7 juillet 2011 qui précise, dans son article 46, que "tout projet de réforme sur les problèmes éthiques doit être précédé d'un débat public sous forme d'états généraux. Ceux-ci sont organisés à l'initiative du Comité consultatif national d'éthique (...)". Mais l'avis 129 n'est pas seulement le point d'aboutissement d'un débat public, il est aussi la contribution du CCNE au prochain débat parlementaire sur la révision de la loi de bioéthique. Rappelons en effet que cette même loi de 2011 comporte une "clause de revoyure", imposant "un nouvel examen d'ensemble par le Parlement dans un délai maximal de sept ans après son entrée en vigueur" (art. 47). De fait, l'avis du CCNE n'a évidemment aucune force contraignante, et il nous permet seulement, mais c'est déjà beaucoup, de connaître les points qui seront au coeur du débat.

Si l'avis se présente comme une "table d'orientation", destiné à montrer les voies dans lesquelles le débat être développé, il répond aussi à des préoccupations plus concrètes, tant dans le domaine de la recherche que dans celui de la procréation.


Une "table d'orientation"



Sur le fond, l'avis se veut une "table d'orientation"mettant en lumière les différents points de vue, et envisageant d'éventuelles évolutions. La prudence est de mise, et le Comité refuse les évolutions hâtives. Dans le domaine de la fin de vie, le CCNE refuse de se prononcer en faveur d'une euthanasie active, suicide assisté réclamé par certains groupes mais qui ne fait pas l'objet d'un consensus. Il fait observer que la dernière loi sur le sujet est récente. Elle date en effet du 2 février 2016, et met en place un véritable droit de mourir dans la dignité. Le Comité demande donc qu'elle soit mieux connue, mieux appliquée, et mieux respectée. Il affirme aussi la nécessité de développer les soins palliatifs d'améliorer la formation des professionnels de santé dans ce domaine.

De la même manière, l'avis dresse une liste des chantiers de réflexion qui devront être engagés dans l'avenir. Y figurent notamment le développement des neurosciences, l'usage du numérique en matière de santé et en particulier de l'intelligence artificielle qui fait craindre l'émergence d'une médecine robotisée, ou encore l'environnement et le traitement des "crises écologiques". Ces sujets sont certes essentiels, mais envisagés comme objets de réflexions à long terme. Le législateur va-t-il s'en saisir, ou pas ? La question est évidemment posée.

L'essentiel de l'avis du CCNE se trouve cependant dans des questions plus immédiates, concernant la recherche et la procréation.


La recherche sur l'embryon et les cellules souches



L'avis du CCNE révèle une évolution très sensible sur la recherche scientifique qu'il ne s'agit plus de freiner mais d'encadrer. Les progrès considérables de l'assistance médicales à la procréation (AMP) ont ainsi suscité la création d'embryons in vitro destinés à être réimplantés dans le cadre d'une fécondation in vitro (FIV). Mais tous ne sont pas réimplantés in utero, et la question a été rapidement posée de savoir si les embryons surnuméraires, ceux qui ne donnent pas lieu à un projet parental, pouvaient être utilisés à des fins de recherche. L'enjeu était important car les cellules souches embryonnaires sont porteuses d'immenses espoirs pour le traitement de certaines maladies. 

La première loi bioéthique de 1994 avait purement et simplement interdit toute recherche sur les embryons, suscitant un retard considérable de la recherche française dans le domaine des thérapies géniques. Peu à peu des dérogations ont été possibles, et finalement la loi du 6 août 2013 a levé l'interdiction, soumettant toutefois ces recherches à un régime d'autorisation par l'Agence de la biomédecine. Aujourd'hui, les progrès de la recherche conduisent le CCNE à suggérer une distinction entre les cellules souches, qui pourraient faire l'objet de recherches sur une simple déclaration, et les embryons pour lesquels le régime d'autorisation serait maintenu. Par ailleurs, le législateur devrait se pencher sur la création d'embryons transgéniques, c'est-à-dire dont le génome est modifié durant l'expérimentation, et sur celle d'embryons chimériques qui consistent à injecter quelques cellules souches humaines dans un embryon animal. Ces techniques, aujourd'hui techniquement possibles, ne sont en effet pas encore réellement encadrées par le droit.

Elle a fait un bébé toute seule. Jean-Jacques Goldman. 1987

La GPA


L'avis du CCNE est présenté comme particulièrement innovant en matière de procréation. Cette analyse doit d'abord être nuancée. On observe que la question de la Gestation pour autrui (GPA) est peu discutée, alors même que beaucoup d'associations contestent son interdiction en France et que bon nombre de couples n'hésitent pas à recourir aux services d'une mère porteuse à l'étranger. Les juges eux-mêmes se voient contraints de prendre acte de cette pratique dans l'intérêt de l'enfant, pour lui procurer un statut civil qui ne soit pas discriminatoire. L'avis du CCNE se limite pourtant à rappeler l'interdiction de la GPA en droit français, estimant qu'il "ne peut pas y avoir de GPA éthique". Nul doute que le débat continuera de se développer, en dehors du Comité d'éthique.

L'autoconservation des ovocytes

 

En revanche, le CCNE se montre favorable à l'autoconservation des ovocytes. L'usage de cette technique est demandé par des femmes qui souhaitent repousser une grossesse. Il s'agit très concrètement de prévenir d'éventuels problèmes de fertilité qui, selon l'état des connaissances médicales, sont susceptibles d'apparaître après l'âge de trente-cinq ans. Dans l'état actuel du droit, la conservation des gamètes n'est licite que dans deux cas. D'une part, et cela concerne aussi bien les hommes que les femmes, elle est autorisée depuis la loi du 6 août 2004 au profit des personnes qui suivent un traitement médical susceptible d'altérer leur fécondité. D'autre part, la loi du 7 juillet 2011 offre aux donneurs de sperme et aux donneuses d'ovocytes qui n'ont pas encore procréé la possibilité de recueil et de conservation de leurs gamètes, pour qu'ils puissent ultérieurement les utiliser s'ils rencontrent, plus tard, des difficultés à procréer. 

Convient-il d'offrir cette autoconservation des ovocytes "de précaution" à toutes les femmes qui la souhaitent et plus seulement à celles qui pratiquent un don altruiste ?  Dans avis tout récent, du 27 juin 2017, le Comité s'était montré réticent, estimant qu'une telle généralisation était "difficile à défendre". Il invoquait alors le fait que cette pratique pouvait laisser croire aux femmes qu'elles souscrivaient une sorte d'assurance, leur garantissant une grossesse ultérieure. Or tel n'est pas le cas et le succès de la fécondation in vitro n'est jamais garanti. Il invoquait aussi le risque de pression des entreprises sur les femmes jeunes pour qu'elles repoussent leur projet familial, celles qui s'y refusent risquant d'être écartées des postes les plus élevés.

Ces craintes ont-elles disparu ? Sans doute pas, et le CCNE emploie d'ailleurs une terminologie un peu embarrassée, mentionnant que l'on pourrait désormais "proposer sans l'encourager", une autoconservation ovocytaire de précaution. L'Académie de médecine n'est sans doute pas étrangère à cette évolution. Dans un avis du 19 juin 2017, elle s'était déclarée favorable à cette technique. Observons d'ailleurs que d'autres aspects de cette technique ne sont pas évoqués. Sa généralisation n'empêcherait pas, en effet, celles qui y ont eu recours de concevoir un enfant "à l'ancienne". De nombreux ovocytes seraient alors inutilisés, mais potentiellement réutilisables, à titre de don au profit de couples stériles.

L'AMP des femmes seules ou en couple



L'élément qui a le plus attiré l'attention des médias dans l'avis du CCNE demeure l'ouverture l'AMP aux couples de femmes ou aux femmes seules. Il était pourtant attendu, figurant déjà dans l'avis précédent de juin 2017.  La demande sociale était en effet très forte en faveur d'une technique simple, l'insémination avec donneur (IAD) qui permet à une femme de procréer avec les gamètes d'un donneur anonyme. A l'appui de ce choix, le Comité fait valoir la diversification actuelle des formes de vie familiale et le fait que les enfants élevés par un couple de femmes se construisent de manière identique à ceux élevés dans une famille hétérosexuelle.

Sur ce point, le CCNE entérine une situation qui existe déjà. Dans l'état actuel des choses, les femmes seules ou les couples d'homosexuelles se rendent tout simplement dans un pays proche, par exemple la Belgique, pour obtenir une IAD. Elles rentrent ensuite tranquillement en France pour faire suivre leur grossesse et accoucher dans les conditions du droit commun. D'une certaine manière, le CCNE valide ainsi ce qui existe déjà depuis bien longtemps.

L'avis du CCNE opère ainsi une évolution, certes sensible, mais pas une révolution. On peut penser que certaines suggestions figureront dans la future loi. L'AMP en faveur des femmes seules ou en couple était ainsi une promesse électorale du candidat Emmanuel Macron et il dispose d'une majorité plus que suffisante pour faire passer cette réforme. Les autres propositions seront-elles admises par le législateur ? Pour le moment, il est impossible d'anticiper, et nous devrons donc attendre avec patience le débat parlementaire pour connaître les effets de l'avis 129 du Comité d'éthique.


Sur l'AMP : Chapitre 7, Section 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.






jeudi 27 septembre 2018

GPA et adoption plénière : Appuyons-nous sur les mauvais motifs (...)

« Appuyons-nous sur les mauvais motifs pour nous fortifier dans les bons desseins ». Vauvenargues aurait-il inspiré la Cour d’appel de Paris dans sa décision du 18 septembre 2018 ? Ce qui a en filtré dans les médias est sibyllin : s’appuyant sur l’intérêt supérieur de l’enfant, les juges font droit à la demande d’adoption plénière de deux enfants jumeaux, nés au Canada d’une gestation pour autrui (GPA). Cette demande avait été formulée par le père d'intention, conjoint de celui au profit duquel le lien de filiation est établi depuis la naissance des enfants. La décision confirme ainsi un premier jugement rendu par le tribunal de grande instance de Paris le 9 novembre 2016.

Beaucoup des commentateurs n'ont pas pu lire la décision de la Cour d'appel, car elle ne figure pas, ou pas encore, dans les bases de données juridiques. Heureusement, maître Caroline Mecary, avocate du requérant, a bien voulu la communiquer à Liberté Libertés Chéries. Elle doit être chaleureusement remerciée, car la lecture de la décision, et elle seule, permet d'éviter une interprétation hâtive. Au-delà d'une apparence favorable aux droits des enfants nés par GPA, la décision est en effet très ambigüe, voire porteuse de nouvelles formes de discriminations.


De l'adoption simple à l'adoption plénière



L'interprétation hâtive consiste à ne voir dans la décision qu'une remise en cause de quatre arrêts rendus le 4 juillet 2017 par la Cour de cassation. Il y a à peine plus d'un an, la Cour accordait une adoption simple, sollicitée par le parent d'intention d'un enfant né par GPA. L'adoption simple, on le sait, a pour conséquence de maintenir un lien juridique avec les parents biologiques, alors que l'adoption plénière crée une nouvelle filiation qui coupe les liens avec la famille d'origine. Dans le cas d'un couple homosexuel ayant eu recours à une GPA à l'étranger, l'adoption simple introduit ainsi une rupture d'égalité entre les deux membres du couple, même s'ils partagent l'autorité parentale dans les mêmes conditions que l'adoption plénière. En effet, l'adoption simple est théoriquement révocable et elle induit surtout un régime fiscal différent en matière successorale. De fait, elle induit nécessairement une certaine forme de discrimination, l'enfant n'étant pas dans la même situation juridique à l'égard de chacun de ses parents.

Cette évolution de l'adoption simple à l'adoption plénière fut présentée comme une importante avancée jurisprudentielle. En l'espèce pourtant, il n'y avait guère d'autre solution, dès lors que le nom de la mère porteuse figurait dans l'acte de naissance de l'enfant et que seule l'adoption simple pouvait être demandée. Quoi qu'il en soit, la Cour se prononçait sur le fondement de l'intérêt supérieur de l'enfant, notion qui, aux termes de la Convention relative aux droits de l'enfant, doit être une "considération primordiale" dans toute décision le concernant.

C'était, en soi, une rupture totale par rapport à une jurisprudence ancienne qui considérait que l'illégalité de la GPA en droit français se répercutait sur la situation juridique de l'enfant qui en état issu. Affligé d'une sorte de péché originel, il se voyait privé d'une filiation identique à celle dont bénéficiait celui qui était né d'un papa et d'une maman plus conformes aux traditions. Dans un arrêt du 13 septembre 2013, la Cour de cassation affirmait encore : "En présence de cette fraude, ni l'intérêt supérieur de l'enfant que garantit l'article 3 § 1 de la Convention internationale des droits de l'enfant, ni le respect de la vie privée et familiale au sens de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme ne sauraient être utilement invoqués".

L'évolution n'est pas venue de la jurisprudence de la Cour de cassation, mais lui a été imposée. D'abord par la loi du 17 mai 2013 sur l'ouverture du mariage aux couples de même sexe qui, en même temps, ouvrait le droit à l'adoption. Dans sa décision du même jour, le Conseil constitutionnel avait d'ailleurs énoncé une réserve d'interprétation, affirmant que l'alinéa 10 du Préambule de 1946 selon lequel "la Nation assure à l'individu et à la famille le conditions nécessaires à leur développement" devait s'entendre comme imposant le respect de l'intérêt de l'enfant pour toute procédure d'adoption. Ensuite, par la célèbre jurisprudence Mennesson de la Cour européenne des droits de l'homme qui, en juin 2014, se réfère à l'intérêt supérieur de l'enfant en matière d'état civil des enfants nés à l'étranger d'une GPA.

La jurisprudence a donc évolué, de manière plus ou moins contrainte, mais enfin elle a évolué. Sur ce point, la décision de la Cour d'appel confirme que l'illégalité de la GPA en droit français ne fait plus obstacle à l'adoption plénière de l'enfant par le parent d'intention.


Voutch. 1996

Une course d'obstacles judiciaires

 


Certes, mais cette analyse ne voit la décision que par un tout petit bout de la lorgnette juridique. Pour l'étudier plus sérieusement, il convient de rappeler les conditions du droit commun gouvernant l'adoption plénière. Lorsque l'enfant a moins de quinze ans, les articles 348-1 et 348-3 du code civil disposent qu'il suffit de démontrer que sa filiation n'est établie qu'à l'égard de l'un des conjoints et d'obtenir le consentement, non rétracté, de ce dernier pour pouvoir demander l'adoption plénière. Au vu de ces éléments, le juge se prononce ensuite en fonction de l'enfant.

C'est une procédure simple et même très simple. Alors pourquoi la décision du 18 septembre 2018 laisse-t-elle le sentiment d'une course d'obstacles judiciaire ? Les intéressés ont dû produire un affidavit par laquelle la mère porteuse affirmait que son époux et elle n'ont aucun lien biologique avec les enfants et qu'ils renoncent à "tous droits" à leur égard. Cette déclaration est ensuite entérinée par un jugement des tribunaux canadiens déclarant en conséquence comme "seul parent des enfants" le membre du couple qui les a reconnus dès leur naissance.

La Cour d'appel a donc exigé la production de documents liés aux conditions de la naissance de l'enfant. Imaginons une situation très banale dans laquelle un mari décide d'adopter l'enfant de son épouse, né avant le mariage d'un père qui n'a laissé aucune trace, voire qui n'a rien su de sa paternité. Le juge va-t-il demander le nom du père biologique, voire lui demander de renoncer à des droits que personne ne lui a jamais demandé d'exercer ?

La Cour d'appel de Versailles, dans deux décisions du 15 février 2018, a, quant à elle, effectué le raisonnement inverse. Elle a infirmé des jugements du tribunal de grande instance refusant à une femme l'adoption plénière de l'enfant de sa conjointe, né à l'étranger après une insémination avec donneur. Non sans hypocrisie, le tribunal avait exigé la preuve de l'inexistence juridique du père, invoquant l'hypothèse d'une reconnaissance future de l'enfant par son père biologique, en l'occurrence le donneur de gamètes. Cette exigence était pour le moins étrange, car comment peut-on apporter la preuve de l'inexistence d'un fait  ? Quoi qu'il en soit, en l'absence de cette preuve, le tribunal avait rejeté la demande d'adoption plénière. La Cour d'appel a sanctionné ces jugements, au motif qu'ils ajoutaient des conditions à celles définies par la loi, c'est-à-dire par le code civil, précisant que "l'éventualité d'une volonté de reconnaissance future de l'enfant par un père biologique est purement hypothétique". Elle ne peut donc être prise en considération pour contredire l'absence de mention d'un père sur l'acte de naissance.

Dans l'affaire du 19 septembre 2018, on comprend que les requérants aient obtempéré et produit les pièces demandées. Ils désiraient avant tout obtenir l'adoption plénière de leurs enfants, et ils ont préféré céder... Cela suffit à montrer qu'ils sont d'excellents parents, mais il n'en demeure pas moins qu'ils auraient dû parvenir au même résultat sans divulguer les conditions de la naissance des enfants. Ils ont donc été traités de manière discriminatoire aussi bien par rapport à un couple hétérosexuel que par rapport à un couple d'homosexuelles. Le mariage pour tous reposait sur l'idée d'égalité devant la loi, quelle que soit la manière de vivre sa vie familiale. Ne serait-il pas choquant que cette égalité devant la loi conduise finalement à une inégalité devant la jurisprudence ?


Sur la GPA : Chapitre 7, Section 2 § 3 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.



dimanche 23 septembre 2018

Le TA de Cergy lève le couvre-feu

Le juge des référés du tribunal administratif (TA) de Cergy-Pontoise, saisi par la Ligue des droits de l'homme, a suspendu le 14 septembre 2018 un arrêté du 12 juillet 2018, par lequel le maire de Colombes avait interdit la circulation des mineurs de moins de dix-sept ans non accompagnés sur une partie territoire de sa commune, entre 22 heures et 6 heures. Cette restriction à la circulation des mineurs concernait trois quartiers, représentant environ un tiers de la population. Elle s'appliquait toutes les nuits durant les vacances scolaires et les nuits du vendredi, du samedi et du dimanche le reste de l'année. On note que la Ligue des droits de l'homme n'a formulé sa demande de référé que le 27 août, alors même que l'interdiction permanente de l'été allait bientôt s'achever avec la rentrée des classes. Mais il n'en demeurait pas moins que la restriction de la circulation était organisée dans la durée, y compris pendant l'année scolaire, et la permanence de la mesure n'est sans doute pas étrangère à sa suspension par le juge des référés.


Une pratique ancienne



Les premiers couvre-feux concernant les mineurs sont apparus en 1997, à la seule initiative des élus locaux. Ils ont alors pris au dépourvu tant les juges que le législateur. Leur encadrement juridique n'a été réalisé que de manière purement réactive, au fil d'une jurisprudence largement liée aux circonstances de fait. Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel a jugé ces couvre-feux conforme à la Constitution, dans sa décision du 14 mars 2011. Il a toutefois annulé la disposition qui punissait d'une contravention les parents des mineurs contrevenant au couvre-feu, y voyant une atteinte au principe de responsabilité personnelle en matière pénale.

Comme leurs aînés, les mineurs jouissent de la liberté d'aller et venir, principe affirmé par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans on arrêt Nielsen c. Danemark du 28 novembre 1988. Certes, les mineurs peuvent voir cette liberté restreinte par leurs parents qui exercent alors leur devoir de surveillance. Le maire, quant à lui, ne peut agir que dans l'exercice de son pouvoir de police, ce qui justifie l'exercice de son contrôle maximum par le juge administratif. Dans deux ordonnances des 9 et 27 juillet 2001, rendues à propos de couvre-feux mis en place à Orléans et à Étampes, le juge des référés du Conseil d'Etat affirme ainsi que ces mesures sont "adaptées aux circonstances et ne sont pas excessives par rapport aux fins poursuivies". La condition d'urgence, comme c'est le cas devant le TA de Cergy n'est donc pas un préalable à l'examen au fond, mais elle est déduite de cet examen : c'est parce que la mesure est disproportionnée qu'elle est urgente. 

Les deux conditions formulées dans les décisions de 2001 sont sensiblement celles qui figurent dans l'ordonnance du juge de Cergy.

Le carrefour des enfants perdus. Léo Joannon. 1944


Les circonstances locales particulières


La première réside dans l'existence de circonstances locales particulières justifiant le couvre-feu. Elles reposent le plus souvent sur le fait que le secteur est un quartier sensible, les élus invoquant alors l'existence d'un contrat local de sécurité (CLS) ou, plus simplement, d'un taux élevé de délinquance. Le juge administratif opère un contrôle approfondi sur ce point. Dans son ordonnance du 6 juin 2018, le Conseil d'Etat, intervenant cette fois dans le cas d'un recours en annulation, précise que ces risques pour l'ordre public sont appréciés à l'aune de la situation des mineurs eux-mêmes, soit qu'ils soient exposés à ces risques, soit qu'ils en soient les auteurs. A propos d'un couvre-feu ordonné par le maire de Béziers, il estime que les statistiques produites par l'élu ne mettent pas en lumière une augmentation particulière de la délinquance des mineurs dans la commune. La Cour administrative d'appel avait donc commis une erreur dans la qualification des faits en reconnaissant, dans ce cas, des circonstances locales particulières de nature à justifier un couvre-feu.


Contrôle de proportionnalité



En l'espèce, l'élu de Colombes fait état, d'une part d'une fusillade survenue en avril 2018, durant laquelle trois mineurs ont été tués, et d'autre part d'un taux d'interpellations des mineurs particulièrement élevé. Le juge des référés exerce alors son contrôle de proportionnalité et affirme que le couvre-feu nocturne n'est pas une mesure proportionnée à la menace. La fusillade s'est en effet déroulée à 20 heures, et les actes de délinquance justifiant des interpellations de mineurs sont certes en recrudescence mais ils se déroulent essentiellement durant la journée. Compte tenu du fait que le couvre-feu concerne le tiers de la commune et environ 30 % de sa population, il estime qu'il existe un doute sérieux sur la légalité du maire de Colombes.

Ce type de contrôle n'est pas nouveau. Déjà dans l'ordonnance Ville d'Etampes en 2001, le juge des référés avait avait admis la légalité d'une restriction à la circulation des mineurs, mais seulement dans la mesure où le maire avait finalement accepté de repousser l'entrée en vigueur du couvre-feu à 23 h.

La jurisprudence en ce domaine laisse évidemment l'impression d'une appréciation au cas par cas. Pourquoi un couvre-feu est-il acceptable à 23 heures et pas à 22 heures ? A partir de quel nombre d'interpellations va-t-on pouvoir invoquer des "circonstances particulières" ? Certains juges risquent d'être plus sensibles aux arguments tirés de la protection des mineurs (nombre de victimes), d'autres à la répression de la délinquance (nombre d'auteurs d'infractions). Ces incertitudes ne sont pas seulement le fait des juges. Elles résultent aussi des pratiques extrêmement diversifiées des élus locaux. Certains n'hésitent pas à mettre en oeuvre une mesure populaire auprès de leur électorat et qui présente l'avantage d'être économe des deniers publics. D'autres s'y refusent absolument, en rappelant qu'il n'a jamais été démontré qu'un couvre-feu faisait réellement baisser la délinquance.

Pour lutter contre ces pratiques divergentes, l'ordonnance du 12 mars 2012 a créé l'article L 132-8 du code de la sécurité intérieure, qui donne une compétence concurrente au préfet pour décider un couvre-feu, dès lors que les mineurs sont exposés "à un risque manifeste pour leur santé, leur sécurité, leur éducation ou leur moralité". Cette disposition ne vise en réalité que l'hypothèse de troubles graves touchant plusieurs communes, dans la perspective actuelle d'une gestion plus centralisée des questions de sécurité. Aux yeux des maires qui pratiquent le couvre-feu des mineurs, cette législation ne répond pas à leurs besoins, car elle ne vise que les mineurs de moins de treize ans, qui sont assez rarement dans les rues après 23 heures et qui, heureusement, ne forment pas le noyau dur de la délinquance. Il ne reste plus qu'à espérer que la police de la sécurité du quotidien (PSQ) rendra inutiles les couvre-feux...


Sur le couvre-feu des mineurs : Chapitre 5, Section 1 § 1 C du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

jeudi 20 septembre 2018

La neutralité dans le prétoire

L'arrêt Lachiri c. Belgique rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 18 septembre 2018 suscite déjà nombre de commentaires. La Cour condamne en effet une procédure judiciaire belge qui a vu l'exclusion de la requérante d'un prétoire au motif qu'elle portait le voile (hijab). La Cour voit dans cette mesure une restriction injustifiée au droit de manifester sa religion garanti par l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme. Sur ce point, la décision semble parfaitement dans la ligne de l'arrêt du 5 décembre 2017 Hamidovic c. Bosnie Herzégovine qui condamnait déjà qui sanctionnait pour les mêmes motifs les juges bosniaques qui avaient condamné pour outrage à magistrat un témoin qui s'était présenté au tribunal porteur d'une calotte islamique et qui avait refusé de l'ôter à la demande du président.

Dans ces deux décisions, certains ont voulu voir l'adhésion de la CEDH à une laïcité dite "inclusive", c'est-à-dire très accommodante envers les différentes communautés religieuses. Menace-t-elle pour autant le système française de laïcité ? La réponse à cette question n'est pas simple...

Les signes religieux durant le procès


Il faut d'abord observer que, sur la question des signes dans le prétoire, le droit français s'inscrit exactement dans la jurisprudence de la Cour. Parmi les acteurs du procès, seuls les magistrats, comme tous les fonctionnaires, sont expressément soumis au principe de neutralité. Il n'est pas détachable en effet de l'obligation d'impartialité objective imposée aux tribunaux par cette même Cour européenne. Cette impartialité doit être visible, de manière à inspirer confiance aux justiciables. Le port d'un signe religieux lui porterait donc atteinte, en laissant croire que les convictions de magistrats pourraient influencer le sens de la décision. La CEDH rappelle logiquement, dans son arrêt du 5 décembre 2017 Hamidovic c. Bosnie Herzégovine que les magistrats "peuvent être soumis à une obligation de discrétion, neutralité et impartialité, y compris (...) de ne pas porter des symboles religieux dans l'exercice de leurs fonctions".
 
La situation des jurés de cour d'assises est moins nette. A priori, ils ne sont pas agents du service public de la justice et ne sont pas soumis à l'obligation de neutralité. Mais cette analyse est un peu courte, si l'on considère le droit positif. L'article 304 du code de procédure pénale prévoit ainsi que les jurés prêtent serment "debout et découverts". Cette formulation exclut les signes religieux qui se portent sur la tête, qu'il s'agisse d'un voile, d'un turban ou d'une calotte, mais seulement au moment du serment. Aucune jurisprudence n'est cependant venue sanctionner cette obligation. Dans un domaine proche, un arrêt de la Chambre criminelle du 4 avril 2007 admet le remplacement immédiat d'un juré qui avait fait passer un message à l'accusé, ainsi libellé : "Rien n'est impossible à Dieu". La mesure sanctionne cependant davantage la violation de l'interdiction de communication entre un juré et l'accusé plutôt que le manquement à la neutralité.

Les justiciables, les témoins et le public, quant à eux, ne sont pas des agents publics et ne sont pas soumis à une quelconque obligation de neutralité. Dans une hypothèse semblable à l'affaire Lachiri, dans laquelle la requérante est partie civile à un procès pénal, le droit français ne s'opposerait pas au port du voile, à la condition, bien sûr, que le visage ne soit pas dissimulé, dès lors qu'un prétoire est un espace public au sens de la loi du 11 octobre 2010.

La décision Lachiri dépasse cependant la seule question du port du voile durant les procès. Elle donne une interprétation tout-à-fait discutable de la dérogation prévue à l'article 9 al. 2 de la Convention européenne qui autorise les ingérences de l'État dans la liberté religieuse, dès lors qu'elles "constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits et liberté d'autrui".

Dans l'affaire Lachiri, comme précédemment dans l'arrêt Hamidovic, l'origine du contentieux se trouve dans une initiative du président du tribunal. qui ordonne à une personne, un témoin dans l'affaire Hamidovic, une partie civile dans l'arrêt Lachiri, de retirer le signe religieux qu'elle arbore. Les deux refusent, le premier étant condamné pour outrage à magistrat, la seconde expulsée de la salle. Dans les deux cas, les autorités invoquent un pouvoir de police de l'audience, effectivement confié par les textes au Président.

Henry Monnier. Le procès. circa 1830



La question de la loi


La Cour de ne conteste pas que le maintien de l'ordre durant un procès constitue un "but légitime". En revanche le lecteur de la décision ne peut qu'être surpris de la désinvolture avec laquelle la question de l'existence d'une loi est éludée. La CEDH déclare qu'elle "ne juge pas nécessaire de trancher cette question". A ses yeux, dès lors qu'elle considère que l'ingérence n'est pas "nécessaire dans une société démocratique", il lui semble inutile de rechercher si cette ingérence est "prévue par la loi".

Elle écarte ainsi tout l'argumentaire développé par l'Etat belge qui ne se fondait pas sur le port des signes religieux mais plus simplement sur l'égalité devant la justice et la bonne tenue de l'audience. Et précisément, il existe une loi belge, et même une loi très précise sur la question. L'article 759 du code judiciaire de ce pays énonce que "celui qui assiste aux audiences se tient découvert, dans le respect et le silence ; tout ce que le juge ordonne pour le maintien de l'ordre est exécuté ponctuellement et à l'instant". Au regard du droit belge, le fait d'être "découvert" témoigne du respect que l'on porte à la justice et ceux qui la rendent. Cette disposition est donc utilisée aussi bien pour demander de retirer une casquette ou un chapeau qu'un voile ou une calotte. Peu importe le couvre-chef, dès lors qu'il est tout simplement interdit dans la salle d'audience. Peu importe aussi l'attitude respectueuse de la requérante, sur laquelle insiste la Cour pour juger que la mesure n'était pas nécessaire, puisque la requérante, comme tout le monde, doit respecter les règles applicables à la tenue de l'audience.

La loi était pourtant claire, mais la Cour refuse tout simplement de la voir. Elle l'écarte purement et simplement, et c'est finalement elle qui confère une dimension religieuse à une mesure de police prise par le président du tribunal.


La marge d'appréciation des Etats



Comme le montre bien l'opinion dissidente de la juge Mourou-Vikström, cette volonté de la Cour d'ignorer le droit positif des Etats pose la question de leur marge d'appréciation. La Cour reconnaît ainsi aux Etats une large autonomie en matière religieuse, particulièrement dans l'adoption d'un système de laïcité. C'est ainsi qu'elle a estimé, dans son arrêt Leyla Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005, qu'une loi turque pouvait interdire le port de signes religieux dans les universités. Elle a même admis l'existence d'un "modèle français de laïcité" notamment dans la décision Ebrahimian du 26 novembre 2015. Dans les deux cas cependant, les Etats concernés avaient voté des lois spécifiques imposant la neutralité dans l'espace public.

Le problème est que, dans l'état actuel de la jurisprudence, la neutralité peut être imposée dans les administrations et les établissements d'enseignement, dans les entreprises privées par le règlement intérieur, mais pas dans les salles d'audience. Ce résultat est absurde car un tribunal n'est pas un espace public comme un autre. C'est un lieu où il est naturel de gommer les différences personnelles, notamment vestimentaires, pour placer le débat judiciaire au centre du procès et assurer la sérénité de la justice. La seule solution est donc pour les autorités belges, comme pour les autres Etats désireux d'assurer la sérénité de leur justice, de voter une loi imposant la neutralité dans le prétoire. La Cour européenne ne pourra plus, dans ce cas, ignorer complètement la loi de l'Etat, comme elle vient de le faire.

Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


lundi 17 septembre 2018

Big Brother devant la CEDH

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt du 13 septembre 2018 Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni, déclare qu'un système de renseignement reposant sur une interception massive des communications n'est pas, en tant que tel, attentatoire au droit au respect de la vie privée.

L'affaire offre à la Cour l'occasion de définir des critères de respect du droit au respect de la vie privée en matière d'interceptions de sécurité, sans réellement sanctionner le Royaume-Uni. En effet, les faits concernent le Regulation Investigatory Powers Act (RIPA) de l'an 2000, législation modifiée en novembre 2016. Il s'agit donc d'apprécier un système juridique qui n'est plus en vigueur, ce qui laisse à la Cour une grande liberté, puisqu'elle se prononce in abstracto.

Le recours a été introduit après les révélations d'Edward Snowden sur les programmes de surveillance et de partage de renseignements entre les États-Unis et le Royaume-Uni, en particulier le système PRISM. L'impact sur l'opinion publique a suscité  les réactions des ONG, parmi lesquelles Big Brother Watch qui conteste devant la CEDH à la fois l'interception massive des communications et le partage de renseignements.


L'interception massive des communications



La Cour affirme que l'interception massive des communications n'emporte pas, en tant que telle, une atteinte à la vie privée. Il aurait été bien surprenant qu'elle revienne en septembre 2018 sur une jurisprudence consacrée trois mois auparavant, dans un arrêt Centrum för rättvisa c. Suède du 19 juin 2018. La CEDH fait alors une distinction entre les interceptions de masse et la surveillance de masse, distinction déjà réalisée par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dans sa décision 'arrêt Digital Rights du  8 avril 2014. Elle avait alors estimé que le stockage de données à des fins de sécurité publique devait être sanctionné lorsqu'il conduisait à une surveillance de masse. La loi française du 24 juillet 2015 prévoit, quant à elle, la suppression des informations collectées à l'issue d'une période qui s'échelonne de trente jours à quatre mois. Si l'interception massive est possible, la conservation des données demeure, quant à elle, limitée dans le temps. La surveillance de masse est donc écartée par la loi.

Cela ne signifie pas cependant qu'aux yeux de la CEDH l'interception massive des communications soit toujours licite. Au contraire, la Cour sanctionne pour atteinte à la vie privée le régime juridique établi par la loi anglaise de l'an 2000, au motif qu'il ne prévoit pas de garanties suffisantes en matière de respect de la vie privée. Ces garanties ont été précisées par la Cour au fil de sa jurisprudence, et elles sont rappelées dans l'arrêt Roman Zakharov c. Russie du 4 décembre 2015. Le système juridique relatif aux interceptions massives doit ainsi préciser la nature des infractions de nature à donner lieu à un mandat d’interception, la définition des catégories de personnes susceptibles de voir intercepter leurs communications, la limite à la durée de l’interception, la procédure à suivre pour l’examen, l’utilisation et la conservation des données recueillies, les précautions à prendre pour la communication des données à d’autres parties, et les circonstances dans lesquelles peut ou doit s’opérer l’effacement ou la destruction des données interceptées.

En l'espèce,  la Cour estime que les garanties offertes par le système juridique britannique ne sont pas suffisantes. La procédure de sélection des communications interceptées ne fait pas intervenir d'autorité indépendante, mais repose sur les agents des services de renseignement.  On notera sur ce point que la loi de 2016 a profondément modifié le système en élargissant les compétences de l'Investigatory Powers Tribunal, précisément chargé de contrôler la régularité des procédures et de recevoir les plaintes des personnes qui s'estiment victimes d'interceptions illégales.

Quant à l'accès aux données de connexion, il est également sanctionné, car il ne s'accompagne d'aucune procédure formelle de nature à offrir quelques garanties aux personnes. Ces lacunes de la loi britannique de l'an 2000 sont donc constitutives d'une violation de l'article 8. A cela s'ajouter une atteinte à l'article 10 garantissant la liberté d'expression, et plus particulièrement celle des journalistes. Les informations confidentielles de la presse ne font en effet l'objet d'aucune garantie particulière, notamment en matière de secret des sources.

 
1984. Michael Anderson. 1956. E. O'Brien et J. Sterling.

Le partage de renseignement



La CEDH avait déjà été saisie de la question du partage de renseignement dans l'affaire Liberty et autres c. Royaume-Uni, jugée en 2008. Mais à l'époque, les requérants contestaient la transmission en Grande-Bretagne d'informations collectées et conservées par la NSA américaine. Aujourd'hui, la requête est beaucoup plus large, car Big Brother Watch considère comme une violation de l'article 8 l'ensemble du système d'échange de renseignements dans lequel s'inscrit le Royaume-Uni. 

La Cour européenne refuse de sanctionner le partage de renseignement entre États. Elle fait observer que les échanges entre les États-Unis et le Royaume-Uni ne sont pas dépourvus de base légale. Le traité UKUSA conclu entre les États-Unis et leurs alliés dès 1946 s'est ainsi traduit par le British-US Communication Intelligence Agreement du 5 March 1946, fondement législatif des échanges alors effectués grâce au système Êchelon. Depuis cette date, les échanges de renseignement par la voie électronique (Elint) se sont considérablement développés et les textes se sont multipliés. Dans l'état actuel du droit britanniques, les informations provenant de la NSA ont exactement le même régime juridique que celles produites par les services de renseignement britanniques. Il n'y a donc pas de raison de dissocier leur contrôle.

Rappelant son arrêt Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni du 17 janvier 2012, la CEDH affirme qu'il est légitime que les États échangent des informations, compte tenu du caractère global de la menace terroriste. Dès lors que ces échanges s'inscrivent dans un contexte législatif de nature à limiter les abus et les interférences inutiles dans la vie privée, elle ne voit par de raison de les sanctionner. Ce refus n'est guère surprenant car ce domaine relève, dans son essence même, de la souveraineté de l'État et du choix des relations qu'il entretient avec ses alliés. On n'ose à peine imaginer, en effet, la réaction des autorités britanniques si la CEDH avait entrepris d'apprécier l'échange de renseignement entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis.


La décision Big Brother Watch sera étroitement scrutée en France. Plusieurs groupements, parmi lesquels l'Association confraternelle de la presse judiciaire, ont introduit des recours contestant la loi française du 24 juillet 2015 relative au renseignement. L'arrêt du 13 septembre 2018 donne certes des pistes utiles à la réflexion, mais ne permet en aucun cas de prévoir le sens du futur arrêt de la Cour. C'est ainsi que la loi française semble prévoir une garantie plus efficace que la loi britannique de l'an 2000, en subordonnant les interceptions de sécurité à l'avis préalable de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Mais s'agit-il d'une autorité "indépendante" au sens où l'entend la CEDH ? Son intervention est-elle déterminante dès lors que le ministre peut passer outre à son avis ? La CEDH sanctionnera-telle des garanties que l'on pourrait considérer comme purement cosmétiques ? Ou validera-t-il un système juridique qui a le mérite d'exister dans un domaine traditionnellement peu contrôlé car il relève par essence des pouvoirs régaliens de l'État ? La réponse à ces questions se trouvera dans le futur arrêt de la Cour européenne.




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