« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 28 novembre 2015

Le "modèle français" de laïcité devant la Cour européenne des droits de l'homme

L'arrêt Ebrahimian c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 26 novembre 2015 reconnaît la conformité à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme du principe de laïcité "à la française". 

La requérante, Christiane Ebrahimian, a été recrutée en 1999 en qualité d'agent contractuel de la fonction publique hospitalière pour exercer les fonctions d'assistante sociale au sein du service de psychiatrie du Centre d'accueil et de soins hospitaliers de Nanterre (CASH), un établissement public de la Ville de Paris. A l'issue de son contrat d'une année, le responsable lui fait part de sa décision de ne pas le renouveler, décision fondée sur le refus de l'intéressée de renoncer au port du voile, et sur les plaintes formulées à ce sujet par certains patients. Les juges internes ont admis la légalité de ce refus de renouvellement du contrat, et la requérant s'adresse à la Cour européenne, en invoquant une double violation de la liberté de religion (article 9)  et du principe de non-discrimination (article 14) garantis par la Convention européenne.

Le principe de neutralité


Ce refus de renouveler le contrat de la requérante repose sur le principe de neutralité du service public que le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 18 septembre 1986, présente comme le "corollaire du principe d'égalité". Il interdit que le service soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. A l'époque, le responsable du CASH invoque l'avis mademoiselle Marteaux, rendu par le Conseil d'Etat le 3 mai 2000, qui précise que le principe de neutralité fait obstacle à ce que les agents publics manifestent leurs croyances religieuses dans l'exercice de leurs fonctions. 

La neutralité relève donc à la fois du principe d'égalité et du principe de laïcité. Depuis les faits à l'origine de l'arrêt, faits dont on relève qu'ils sont intervenus une bonne quinzaine d'années avant la décision de la Cour européenne, le principe de neutralité n'a pas été remis en cause. Il a au contraire été considérablement élargi.

Elargissements de la neutralité


Le Conseil constitutionnel a invoqué, dans une décision du 21 février 2013, la "neutralité de l'Etat", évolution substantielle si l'on considère qu'il ne s'agit plus d'une règle de fonctionnement du service public mais d'un principe qui s'applique à l'ensemble des structures étatiques. De son côté, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans la célèbre affaire Baby Loup, a admis le licenciement de l'employée d'une crèche qui refusait d'ôter son voile. Dans un arrêt du 25 juin 2014, elle affirme que le règlement intérieur d'une crèche de droit privé, mais financée par une commune, peut interdire le port du voile. Cette restriction à la liberté religieuse n'est pas excessive dès lors qu'elle a pour objet le respect du principe de neutralité.

Incarnée dans la loi de séparation du 9 décembre 1905, la laïcité française repose à la fois sur la reconnaissance du pluralisme religieux et sur la neutralité de l'Etat, principes que la Cour européenne a reconnus dans son arrêt Dogru c. France du 4 décembre 2008.

La Cour n'hésite pas, d'une manière générale, à considérer qu'un Etat peut imposer des restrictions au port des signes religieux aux fonctionnaires (CEDH 23 février 2010 Ahmet Arslan et autres c. Turquie). Dans le cas de Madame Ebrahimian, la Cour n'éprouve pas davantage de difficulté à élargir ce principe à un agent contractuel qui travaille dans un service public hospitalier, au contact des usagers, c'est-à-dire des patients.

Plus récemment, dans un arrêt SAS c. France du 1er juillet 2014, la Cour précise que le législateur français est libre d'organiser la conciliation entre la liberté religieuse et l'exigence de laïcité, et qu'il peut donc interdire la dissimulation du visage dans l'espace public. C'est donc un nouvel élargissement du principe de neutralité, puisque la Cour passe sans difficulté de la notion d'agent public soumis à l'obligation de neutralité à celle d'espace public, sur lequel la loi peut un imposer une contrainte.

L'étude de la jurisprudence de la Cour conduit ainsi à distinguer deux grandes approches du principe de laïcité, approches différentes et toutes deux jugées conformes à l'article 9 de la Convention européenne.

Plantu. Le Monde. 8 mars 2014



La laïcité pour protéger les religions contre l'Etat


La première conception de la laïcité, résolument anglo-saxonne, vise à mettre les religions à l'abri d'éventuelles menaces venant de l'Etat. C'est évidemment la position américaine, et on sait qu'elle conduit à une conception extensive du droit d'exercer sa religion, voire de l'afficher publiquement. On trouve de nombreuses traces de cette approche dans la jurisprudence de la Cour européenne.

C'est ainsi que les ingérences étatiques dans la liberté religieuse sont étroitement encadrées. Aux termes de l'article 9, elles ne peuvent intervenir que si elles sont nécessaires à la "sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits et libertés d'autrui". La Cour s'assure de la réalité de cette finalité, et affirme régulièrement que cette liste est exhaustive (CEDH, 14 juin 2007, Sviato-Mykhaïlivska-Parafiya c. Ukraine). En dehors de ces buts légitimes étroitement définis, la Cour affirme que l'Etat ne peut intervenir dans l'organisation et le fonctionnement des organisations religieuses. Elle sanctionne ainsi le refus des autorités de la pseudo "République turque de Chypre du Nord" de nommer un prêtre orthodoxe dans cette région (CEDH, 10 mai 2001, Chypre c. Turquie). De la même manière, la Cour interdit à l'Etat d'entrer dans les querelles religieuses, par exemple en refusant de reconnaître une organisation religieuse, au motif qu'elle constituait un groupe schismatique par rapport à l'Eglise orthodoxe (CEDH, 13 décembre 2001, Eglise métropolitaine de Bessarabie c. Moldova).

La laïcité pour protéger l'Etat des religions


Le droit français de la laïcité repose sur une autre logique. Il vise d'abord à empêcher la pression des religions sur l'Etat. Il faut se souvenir que la loi de 1905 a été votée à une époque où le législateur voulait limiter l'influence de congrégations, alors très actives politiquement et, dans leur majorité, opposées au régime républicain. La neutralité est le volet juridique de cette démarche, qui interdit toute manifestation des convictions religieuses dans les activités liées au service public et, d'une manière générale, à l'Etat.

L'arrêt Ebrahimian montre, une nouvelle fois, que la Cour n'est pas opposée à cette approche française  de la laïcité. Elle rappelle, très clairement, qu'il "ne lui appartient pas de se prononcer sur le modèle français" de laïcité, démonstration nette de cette reconnaissance d'un "modèle français".

La Cour européenne laisse ainsi aux Etats le soin de définir eux-mêmes leur conception de la liberté de religion. Contrairement à ce que certains affirment, la définition que l'on peut qualifier d'"anglo-saxonne" n'a rien de dominant, et le droit français n'est donc pas tenu de laisser les différents groupes religieux afficher leurs convictions dans l'espace public. Ceux qui considèrent que le port du voile relève de la "liberté" des femmes ne font ainsi qu'affirmer des convictions qui leur sont propres et non pas la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Au contraire, celle-ci n'interdit pas au droit français de considérer qu'il s'agit là d'une vision communautariste qui ne repose pas sur la liberté des femmes mais conduit au contraire à leur asservissement.

Sur le principe de neutralité et le port du voile : Chapitre 10, section 1 du manuel de libertés publiques sur internet.


2 commentaires:

  1. A plus d'un titre, cet arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme de Strasbourg est une excellente nouvelle pour les partisans d'une laïcité ouverte mais sans concession sur l'essentiel. On peut mesurer, aujourd'hui encore, les méfaits d'une laïcité du compromis, voire de la compromission ; une laïcité à la mode Talleyrand : "appuyez-vous sur les principes, ils finiront bien par céder" !

    Votre exégèse de l'arrêt de la Cour européenne est très précieuse pour mieux appréhender les termes du débat sur le plan du droit positif français et du droit comparé (avec la conception anglo-saxonne).

    Formons le voeu que nos dirigeants sachent tirer, à Paris, le meilleur parti de la lettre et de l'esprit de cette jurisprudence, venue de Strasbourg, dans ces temps troublés que traverse la France. Le meilleur antidote contre certains des maux chroniques de notre société est une défense intransigeante de nos valeurs comme est le combat pour le respect de la laïcité. Il ne reste plus qu'à passer des écrits (le droit) aux actes (le politique).

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  2. Article intéressant sur la conception du juge européen du concept de laïcité.

    En revanche, concernant l'extension du principe de laïcité, vous citez l'arrêt de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation du 25 juin 2014 sur l'affaire "Baby Loup". Or, comme la Cour de cassation l'a très justement rappelé, notamment la Chambre sociale dans le premier arrêt du 19 mars 2013, le principe de laïcité ne s'applique pas dans cette affaire :
    "Attendu que le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ; qu’il ne peut dès lors être invoqué pour les priver de la protection que leur assurent les dispositions du code du travail" (n° 11-28.845).

    L'Assemblée plénière ne reprend pas explicitement ce motif, mais le confirme de manière implicite en reprenant exactement la même motivation que la Chambre sociale (même si l'issue du litige n'est pas la même en raison d'une différence d'appréciation). En effet, dans les deux arrêts de 2013 et 2014, la Cour de cassation se base sur l'article L. 1121-1 du Code du travail pour limiter la liberté de conscience de la salariée en considérant que cette limitation n'était pas disproportionnée (n° 13-28.369).

    En conclusion, le principe de laïcité ne s'applique pas dans cette affaire, qui relève exclusivement du droit privé.

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