Liberté Libertés Chéries reproduit pour ses lecteurs un article publié dans Le Monde daté du 3 août 2018.
Voici quelques jours, on a
entendu auditionner des membres du cabinet de la présidence de la République par
des commissions d’enquête de l’Assemblée nationale et du Sénat. On a même
entendu un juriste médiatique, relayant des députés de la France insoumise,
soutenir que le président de la République lui-même pourrait être auditionné
par ces commissions dans une affaire qui, selon eux, met en cause la présidence
de la République. Que ces députés, nostalgiques du procès de Louis VXI et qui
souhaitent ouvertement le renversement du régime, soutiennent une telle hérésie
ne saurait surprendre. Sous le régime d’assemblée qu’ils appellent de leurs
vœux, la possibilité existerait sans doute. En revanche, dans le cadre des
institutions de la Ve République, cette thèse oublie ou méprise la séparation
des pouvoirs, dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen nous
rappelle depuis plus de deux siècles qu’elle est la condition d’un ordre
constitutionnel.
Sans doute la séparation des
pouvoirs est-elle difficile à comprendre, apparemment simple et plus complexe
qu’il n’y paraît. Au fond, elle se décline en trois composantes : une
indépendance organique des pouvoirs ; leur interdépendance
fonctionnelle ; leur autonomie juridique. Indépendance organique, puisque
les pouvoirs institués, parlement, président, gouvernement, autorité judiciaire
procèdent de modes de désignation différentes et ont des statuts distincts,
reconnus comme tels par la constitution. Les seuls qui émanent directement du
suffrage universel direct et sont représentants par excellence de la nation
sont le président de la République et l’Assemblée nationale. Les autres sont élus
ou nommés sans cette onction légitime directe, et leurs liens avec le suffrage
universel sont plus ou moins lointains. Le Sénat lui-même, élu au suffrage
universel indirect et composante du Parlement, ne représente pas la nation
mais, aux termes de l’article 24, « les
collectivités territoriales de la République ».
L’Assemblée et le Président sont
donc les deux seuls pouvoirs qui procèdent du suffrage universel direct et à ce
titre représentent directement la nation. Ils sont organiquement séparés. Le
deuxième aspect est néanmoins leur interdépendance, interdépendance médiatisée
par le gouvernement, responsable devant les deux. Elle se manifeste non
seulement par cette double responsabilité, mais aussi par le droit de dissolution
de l’Assemblée conféré au président, et par la possibilité pour le Parlement de
le destituer « en cas de manquement
à ses devoirs », suivant l’article 68. Hors ces situations extrêmes,
l’interdépendance entraîne aussi une coopération fonctionnelle quotidienne,
lorsque le Président promulgue les lois votées par le Parlement. Au-delà de ces
relations directes, des messages lus en son nom à chaque assemblée et des
prises de parole devant le Parlement réuni en Congrès, la séparation des
pouvoirs entraîne une indépendance complète de chacun des deux pouvoirs.
La troisième dimension de la
séparation des pouvoirs, la plus discrète, la moins visible, est l’autonomie
juridique de chacun d’entre eux. C’est là que le texte de la Constitution
pêche, faute de l’organiser pour la présidence de la République. Elle n’existe
même pas dans la constitution, qui ne parle que du Président, une personne qui
est en même temps une institution mais que le texte ne traite pas comme telle.
C’est ainsi que l’autonomie parlementaire implique, à juste titre, que chaque
assemblée adopte son propre règlement intérieur, dispose de son propre corps de
fonctionnaires et d’agents, et qu’aucun autre organe politique ne peut s’immiscer
dans son fonctionnement. Imagine-t-on par exemple que le gouvernement demande
des comptes à l’Assemblée sur la gestion des assistants parlementaires ? Que
le Sénat établisse une commission d’enquête pour rechercher si des
malversations ont été commises au sein de l’Assemblée, et réciproquement ?
Que le président de la République enquête sur les affaires troubles du Sénat
qui donnent lieu à des instructions judiciaires ? On imagine les cris,
justifiés, des partisans de l’Etat de droit dans de telles hypothèses.
La même règle de respect de
l’autonomie juridique des pouvoirs institués devrait également exclure toute
intrusion d’un autre pouvoir politique dans le fonctionnement de la présidence
de la République. Ne parlons même pas d’entendre le président à la requête
d’une assemblée, idée bouffonne, mais ses collaborateurs devraient posséder,
non pas la même immunité ou plus exactement le même privilège de juridiction
que lui, mais la même autonomie. Il conviendrait donc qu’un règlement intérieur
de la présidence confère à ces collaborateurs un statut propre et précise les
règles de leur recrutement, de leur déontologie, de leur discipline, dans
l’esprit de la séparation de la présidence de la République par rapport à tout
autre pouvoir institué. Voilà une suggestion utile de réforme
constitutionnelle, puisqu’elle est à l’ordre du jour. Elle rétablirait la
symétrie et donc l’équilibre entre les deux institutions centrales du régime,
le Président et le Parlement.
Mais, objectera-t-on, ce serait
renforcer l’arbitraire d’un pouvoir déjà excessif. Objection sans pertinence.
Un tel règlement devrait, tout comme celui des assemblées, être préalablement
soumis au Conseil constitutionnel qui en vérifierait la régularité. Quant au
Parlement, aux termes de l’article 24, il contrôle l’action du gouvernement,
non celle de la présidence. Elle relève en revanche du contrôle de la Cour des
comptes, qui surveille l’exécution du budget et la bonne gestion des fonds
publics. Les crimes et délits commis par les membres de la présidence resteraient
soumis au droit commun et donc justiciables devant l’autorité judiciaire, seule
légitime pour mener les enquêtes relatives aux manquements au droit et pour les
sanctionner. On éviterait ainsi la désastreuse confusion des pouvoirs et
l’instrumentalisation politico-médiatique de faits divers dont le mois de
juillet vient d’offrir l’exemple. Mais un proverbe du pays de la mère des
parlements ne dit-il pas qu’en juillet les assemblées deviennent folles ?