Pages
« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
mercredi 17 septembre 2014
Le projet de loi Cazeneuve, ou comment s'adapter au nouveau terrorisme
dimanche 14 septembre 2014
Le numérique et les droits fondamentaux : le rapport du Conseil d'Etat
Un instrument et une menace
Le rapport se veut didactique. Deux parties sont respectivement consacrées à faire l'état des lieux en matière de droit du numérique et à montrer qu'il est aujourd'hui nécessaire de repenser la protection des libertés en ce domaine. Mais l'étude se présente aussi comme opérationnelle, visant à nourrir le débat législatif par la formulation de cinquante propositions concrètes. Si l'approche théorique va plutôt dans le sens d'une meilleure protection des libertés, les conséquences concrètes demeurent cependant très modestes.
La neutralité du net
En témoigne l'analyse que fait le Conseil d'Etat du principe de neutralité du net. Il reprend à son propos la définition donnée par le projet de règlement européen voté par le parlement en avril 2°14 : "principe selon lequel l'ensemble du trafic internet est traité de façon égale, sans discrimination, limitation ni interférence, indépendamment de l'expéditeur, du destinataire, du type, du contenu, de l'appareil, du service ou de l'application".
S'il affirme ensuite que le principe de neutralité du net doit être "juridiquement consacré", il nuance immédiatement son propos dans la même phrase en affirment que "les approches prématurément contraignantes comportent des risques". Autrement dit, il envisage une neutralité du net à géométrie variable, qui pourrait s'appliquer avec une intensité différente aux différents services proposés. Rien n'interdirait donc de traiter plus favorablement des plates-formes telles que You Tube ou d'autoriser la fournitures de services d'une qualité supérieure à un prix aussi très supérieur.
Couverture du New Yorker. 24 juin 2013 |
Un droit à l'autodétermination informationnelle
Le Conseil d'Etat écarte résolument l'idée que le rapport entre une personne et les données la concernant se réduit à l'exercice du droit de propriété. Cette conception patrimoniale avait pourtant été défendue par certains, qui considéraient que c'était le seul moyen de faire de l'individu l'acteur principal dans la gestion de ses données. D'autres, au contraire, dénonçaient le fait que l'individu risquait de ne plus percevoir ses données personnelles qu' à travers l'avantage financier qu'elles peuvent lui procurer. D'une manière générale, cette conception patrimoniale, très proche de celle développée par le droit américain, impose une forme de privatisation de la protection des données.
Le Conseil d'Etat préfère ancrer la protection des données dans la sphère du droit public, et plus précisément dans celle de la protection des libertés. C'est pourquoi il suggère la consécration d'un droit à l'autodétermination informationnelle, beaucoup plus large que le seul droit de propriété. Il implique en effet "le droit de tout individu de décider de la communication et de l'utilisation de ses données à caractère personnel". Certes, ce droit à l'autodétermination n'interdit pas à l'intéressé d'aliéner ses données personnelles. Mais il doit au préalable pouvoir bénéficier du droit d'accès, indispensable à la connaissance même des informations conservées, et du droit de rectification si ces données sont erronées ou non pertinentes par rapport à la finalité du fichier.
Le Conseil d'Etat et l'affaire Snowden
Le Conseil d'Etat se fait l'écho des débats suscités par les révélations sur les programmes américains de surveillance des communication. Il affirme la nécessité de "concilier la protection de la vie privée avec les impératifs de sécurité nationale". Les instruments juridiques destinés à opérer cette conciliation demeurent cependant modestes. Le rapport propose finalement de renforcer les garanties entourant l'utilisation des fichiers de police. Il envisage aussi, mais ce n'est qu'une hypothèse de travail, de limiter l'accès aux données conservées par les opérateurs de télécommunication aux activités de police judiciaire lorsqu'il s'agit de lutter contre les infractions les plus graves. Sur ce point, le rapport ne fait d'ailleurs que s'interroger sur les conséquences sur le droit français de l'arrêt Digital Rights Ireland rendu par la Cour de justice de l'Union européenne le 8 avril 2014.
Si le Conseil d'Etat affirme être conscient des dangers que représentent ces programmes de surveillance de masse, il exclut cependant toute reconnaissance du rôle des lanceurs d'alerte dans ce domaine. Pour le Conseil, "la violation du secret de la défense nationale ne saurait devenir un droit, même lorsqu'il s'agit de dénoncer l'existence d'un programme illégal". Le rapport suggère donc d'autoriser les agents des services de renseignement à "signaler" les pratiques illégales de collecte et conservation des données auprès d'une autorité indépendante appelée "Autorité de contrôle des services de renseignement". Cette dernière aurait pour mission de faire les contrôles nécessaires, sans que l'agent lanceur d'alerte soit informé des suites de cette enquête.. Inutile de dire que les éventuels lanceurs d'alerte réfléchiront longuement avant de dénoncer une pratique illégale administrative à l'administration elle-même.
Le rapport du Conseil d'Etat soulève, à l'évidence, d'excellentes questions. Il offre un tour d'horizon des problèmes actuels de conciliation entre le numérique et les libertés publiques et devrait certainement susciter des recherches nouvelles. Il n'en demeure pas moins que les réponses apportées demeurent à la fois très prudentes et embryonnaires. A la fin de sa lecture, on ne peut manquer de s'interroger sur les objectifs poursuivis. S'agissait-il de définir le socle d'un droit nouveau ou seulement d'adapter le droit positif aux évolutions techniques et aux jurisprudences de la Cour de justice de l'Union européenne ? Nous verrons, sans doute dans quelques mois, ce qui subsistera de ce travail dans le contenu de la future loi sur le numérique.
jeudi 11 septembre 2014
Extradition : La Belgique condamnée pour n'avoir pas su résister aux pressions américaines
Si l'existence de pressions américaines sur la Belgique n'est pas formellement mentionnée dans l'arrêt, elles en constituent néanmoins le fil rouge. Car la Belgique n'est pas sanctionnée pour avoir soumis le requérant à un éventuel traitement inhumain ou dégradant, dès lors qu'il risquait aux Etats Unis une peine réellement incompressible. Elle est sanctionnée pour violation de son droit au recours, puisque les autorités belges ont extradé l'intéressé en passant outre une mesure conservatoire de la Cour.
La peine incompressible et l'article 3
Le requérant encourt aux Etats Unis une peine de prison à vie incompressible, ce qui signifie qu'en cas de condamnation, il n'aura aucun espoir de libération. Depuis son arrêt Kafkaris c. Chypre du 12 février 2008, la Cour européenne estime "qu'infliger à un adulte une peine perpétuelle incompressible peut soulever une question sous l'angle de l'article 3". Cette formulation n'interdit pas qu'une peine de réclusion à perpétuité soit purgée dans son intégralité, c'est à dire jusqu'au décès de l'intéressé. Ce qu'interdit l'article 3 est l'impossibilité de droit d'obtenir une libération. En quelque sorte, le détenu doit pouvoir conserver un espoir d'être libéré, aussi ténu soit-il, qu'il s'agisse d'une grâce présidentielle ou d'un aménagement de peine.
En matière d'éloignement des étrangers, expulsion ou extradition, la Cour estime que la responsabilité d'un Etat peut être engagée si l'intéressé risque de subir un traitement violant l'article 3 de la Convention dans le pays de destination (CEDH, 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni), quand bien même il aurait commis des actes extrêmement graves de terrorisme (CEDH, 3 décembre 2009, Daoudi c. France). Il s'applique en particulier lorsque la peine de mort risque de lui être infligée, principe définitivement acquis depuis l'arrêt Al Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni du 2 mars 2010.
Depuis les arrêts Harkins et Edwards c. Royaume-Uni du 17 janvier 2012 et Babar Ahmad et autres c. Royaume-Uni du 10 avril 2012, la violation de l'article 3 peut aussi être envisagée dans le cas de requérants risquant une peine perpétuelle. Par ces deux décisions, intervenues à propos d'expulsions de personnes accusées de terrorisme vers les Etats Unis, la Cour avait conclu à l'absence de violation de l'article 3. Faisant observer que le système américain prévoit des possibilités de réduction de peine et de grâce présidentielle, elle considérait que la peine n'était pas perpétuelle. A ces éléments de droit s'ajoutent des éléments de fait, puisque les autorités du pays sollicité peuvent demander aux autorités judiciaires américaines des garanties selon lesquelles l'intéressé pourra demander la mise en oeuvre de telles procédures.
L'arrêt Trabelsi reprend cette jurisprudence en affirmant cependant clairement qu'une peine effectivement perpétuelle constitue une violation de l'article 3. En l'espèce, elle observe cependant que le requérant extradé aux Etats Unis bénéficie d'une "chance d'élargissement", même si elle reconnait que "des doutes peuvent être émis sur la réalité de cette chance en pratique". Elle observe d'ailleurs que la Belgique a demandé effectivement le respect de ces procédures.
Le raisonnement n'est évidemment pas dépourvu d'hypocrisie dès lors que nul n'ignore, ni en Belgique ni aux Etats Unis, que le requérant n'a aucune chance de remise en liberté. Cette "chance d'élargissement" est une fiction juridique qui permet surtout de sauver les apparences.
Bernard Buffet. La cellule. 1955 |
Le refus d'exécuter une mesure conservatoire
Mais cela ne sauve pas la Belgique, qui est tout de même sanctionnée pour violation de l'article 34 de la Convention garantissant le droit au recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. Le 6 décembre 2011, après l'échec du contentieux judiciaire de l'extradition, le requérant a en effet saisi la Cour d'une demande d'indication de mesure provisoire, procédure prévue par l'article 39 de la Convention européenne des droits de l'homme. Le jour même, la Cour fait droit à sa demande et "indique" à Belgique de ne pas extrader le requérant vers les Etats-Unis. A trois reprises, la Belgique demande ensuite la levée de cette mesure provisoire, toujours en vain. Finalement, elle passe outre et extrade Nizar Trabelsi aux Etats-Unis.
Les éléments du dossier figurant dans la décision montrent que l'extradition du requérant aux Etats Unis l'a empêché d'exercer pleinement son droit au recours. Incarcéré dans une prison de Virginie, sous un régime d'isolement qui restreint considérablement ses relations avec le monde extérieur, il n'a pu avoir aucun contact direct avec l'avocat qui le représente auprès de la Cour européenne. La Cour constate d'ailleurs que les autorités belges n'ont pas recherché de solution alternative et n'ont même pas effectué la moindre démarche visant à expliquer la situation aux autorités américaines, par exemple en s'assurant que l'intéressé pourrait communiquer avec ses conseils dans le cadre de ce contentieux européen. Elles auraient pu, sur ce point, s'inspirer de l'arrêt Toumi c. Italie du 5 avril 2011. Dans une affaire portant sur l'expulsion vers la Tunisie d'une personne soupçonnée de terrorisme, les autorités italiennes avaient ainsi exigé une note diplomatique des autorités tunisiennes, s'engageant à garantir à l'intéressé le droit de recevoir des visites.
Le refus de la Belgique d'exécuter la mesure conservatoire indiquée par la Cour trouve, au moins en partie, son origine dans des pressions américaines qui ont dû être considérables. Qui a oublié qu'en 2003 la Belgique a dû renoncer à sa loi de compétence universelle, les Etats Unis menaçant alors de transférer le siège de l'Otan et de dérouter une partie du trafic maritime américain d'Anvers à Rotterdam ? Sur ce plan, la décision Trabelsi montre les difficultés d'une relation triangulaire entre les Etats parties à la Convention européenne, les Etats Unis et la Cour européenne. Si cette dernière peut effectivement sanctionner les Etats européens, elle est complètement impuissante face à une administration américaine qui n'hésiter pas à mettre toute sa puissance au service d'un seul but : écarter les standards européens des libertés lorsque ses intérêts sont en jeu.
samedi 6 septembre 2014
Election présidentielle et principe démocratique
Rappelons que le régime issu de la Constitution de 1958 n'a rien d'un régime présidentiel.Celui-ci s'incarne dans la constitution américaine, marquée par un Président seul face au Congrès. Seul parce qu'il ne dispose d'aucun gouvernement qui serait responsable devant le pouvoir législatif. Seul aussi parce qu'il n'a pas la possibilité de dissoudre la Chambre des représentants ou le Sénat. Les "Checks and Balances", forme américaine de la séparation des pouvoirs, font du Président un géant aux pieds d'argile. Il est certes le seul titulaire de l'Exécutif, mais il est impuissant lorsque la majorité du Congrès lui est opposée. C'est si vrai que les constitutionnalistes américains qualifient souvent leur régime de "congressionnel". En clair, il n'y a que les Français pour considérer que le régime présidentiel est celui qui confère des pouvoirs importants au Président. Nous n'évoquerons même pas la notion de régime "présidentialiste", notion obscure que personne n'a jamais clairement définie et qui n'a sans doute pas d'autre fonction que de semer le doute dans l'esprit des étudiants de première année.
Cette légitimité trouve son origine dans la démocratie directe, car le Président seul est élu par l'ensemble du corps électoral. Sa circonscription, c'est l'ensemble du pays. La négation de sa légitimité revient à nier en même temps le principe démocratique.
Il n'est pas interdit de détester le Président. Il n'est pas interdit de le dire. Cette masse de critiques montre au moins que la liberté d'expression existe dans notre pays. Certains lui reprochent d'être trop mou, d'autres d'être trop brutal, son ex se lance dans la littérature de gare et dévoile ses secrets d'alcove, la météo elle-même lui est farouchement hostile. Comme les sondages. Mais tout cela est rigoureusement sans influence sur sa légitimité.
Reste que ce débat sur la légitimité du Président donne une actualité nouvelle aux thèses de René Rémond sur la pluralité des droites. Les droites légitimistes et libérales ont, jusqu'à tout récemment, largement dominé la Vème Républiques, droites attachées au régime et respectueuses des institutions. Droites qui ont su gérer la crise de Mai 68, évoluer à la fin de la période gaullienne, assurer la cohabitation par une lecture résolument parlementaire de la Constitution. Aujourd'hui, nous voyons resurgir une droite bonapartiste autoritaire et césarienne, qui n'accepte pas la dimension institutionnelle du régime. Face à sa propre incapacité à nourrir un débat interne, elle cherche le salut dans un sauveur, un leader, un guide... Bref, une droite de coup d'Etat.
mercredi 3 septembre 2014
Rythmes scolaires : la liberté cadenassée
Le maire applique la loi
Rentrée des classes 1912. Photo Agence Roll |
Le pouvoir de substitution du préfet
La voie de fait
Les procédures d'urgence
L'action disciplinaire
dimanche 31 août 2014
Lanceurs d'alerte : principe général ou ballon d'essai ?
Le fonctionnaire "lanceur d'alerte"
La requérante, fonctionnaire, a dirigé un office public d'habitat jusqu'à sa révocation en 2007, révocation intervenue pour motif disciplinaire alors qu'elle avait dénoncé des manquements aux règles de passation des marchés commis à la fois par l'un de ses subordonnés et par le Président de l'Office. Ce dernier a d'ailleurs été condamné en 2013 par le tribunal correctionnel pour atteinte à l'égalité des candidats dans les marchés publics et prise illégale d'intérêt. En même temps, la requérante obtenait l'annulation de sa révocation, décision confirmée par la Cour administrative d'appel de Versailles en 2010, puis par le Conseil d'Etat en 2012. L'OPHLM a donc dû reconstituer la carrière de la requérante.
Peu de temps après sa réintégration, en juin 2011, celle-ci s'est portée candidate au poste de directeur général de l'Office, devenu vacant. Le Conseil d'administration a pourtant refusé de la nommer après avoir entendu la rapport du Président, celui-là même dont elle avait dénoncé les malversations et qui serait plus tard condamné par le tribunal correctionnel. Le dossier montre qu'il avait fait devant le conseil d'administration un rapport extrêmement tendancieux, affirmant notamment que la Cour administrative d'appel avait relevé des fautes graves dans la gestion de la requérante. C'est donc ce refus de nomination que conteste la requérante devant le tribunal administratif.
Aux termes de l'article 40 du code de procédure pénale (cpp), tout fonctionnaire qui "dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs". Autrement dit, la requérante n'avait pas seulement la possibilité de dénoncer des malversations. Elle en avait l'obligation. On doit donc observer que le "lanceur d'alerte" est d'abord un fonctionnaire qui remplit sa mission d'intérêt général.
Le tribunal administratif se trouve donc dans une situation détestable, face à une décision manifestement illégale mais qu'il ne peut annuler sur le fondement d'un manquement à une loi protégeant les lanceurs d'alerte. En effet, les législations qui existent sont toutes postérieures aux faits de l'espèce.
Le retour du détournement de pouvoir
Devant cette situation, le juge va rechercher dans son arsenal juridique le bon vieux détournement de pouvoir. Il affirme donc que la présentation du dossier de la requérante lors de sa candidature à la direction de l'Office n'avait pas pour objet d'"apprécier ses mérites professionnels" mais seulement de la "dénigrer" en raison de sa dénonciation de faits délictueux.
Selon la définition classique, un acte est entaché de détournement de pouvoir lorsque ses motifs sont étrangers à l'intérêt général théoriquement poursuivi par la décision. En simplifiant quelque peu, on peut considérer qu'il s'agit d'un acte qui ne comporte aucun vice de forme et de procédure mais qui a été pris dans un autre but que l'intérêt général, par exemple l'intérêt d'un parti politique ou l'intérêt personnel de son auteur. Le détournement de pouvoir est également constitué lorsque l'auteur de l'acte poursuit un but d'intérêt général autre que celui que les textes l'autorisaient à poursuivre. L'arrêt Estève du 12 janvier 1994 sanctionne ainsi sur ce fondement la décision d'un conseil municipal qui modifie le plan d'occupation des soles de la commune, dans le seul but de faire baisser la valeur d'un terrain que la commune désire acquérir.
Dans l'affaire soumise au tribunal administratif de Cergy Pontoise, il ne fait aucun doute que le détournement de pouvoir entre dans la première catégorie. Le Président du conseil d'administration règle un compte personnel avec une salariée qui a dénoncé des pratiques de corruption. Sur ce point, le jugement ne fait que reprendre une jurisprudence bien établie. Dans un arrêt commune de Grougis du 4 janvier 1974, le Conseil d'Etat considérait déjà comme entaché de détournement de pouvoir un changement d'horaires de travail visant à empêcher la réintégration d'un agent révoqué illégalement.
Le tribunal aurait-il pu statuer autrement ? Sans doute, car il y avait en même temps un manque d'impartialité évident dans la procédure de recrutement. Les membres du conseil d'administration n'ont ils pas dû statuer à partir des seules informations, grossièrement erronées, données par leur Président ? La requérante n'a donc pas été en mesure de défendre ses chances équitablement.
Le détournement de pouvoir présente cependant une dimension morale qu'il ne faut pas négliger. En utilisant ce fondement, le tribunal administratif sanctionne non seulement l'absence de motif licite, mais aussi une corruption érigée en système. A une époque où la requérante avait déjà obtenu sa réintégration de la Cour administrative d'appel, l'Office s'efforçait encore de lui interdire tout avancement. Agissant ainsi, son conseil d'administration allait délibérément à l'encontre de la décision du juge qui avait ordonné une reconstitution de carrière, y compris évidemment le droit de se porter candidate à un avancement dans des conditions équitables.
La femme à abattre. Bretaigne Windust. 1951 |
Principe général ou ballon d'essai ?
Le juge pouvait annuler la décision en se fondant sur le seul détournement de pouvoir. Il va cependant plus loin, s'engageant dans une jurisprudence de combat plus audacieuse. Il affirme en effet l'existence d'un "principe général" selon lequel "aucune mesure concernant notamment le recrutement ne peut être prise à l'égard d'un fonctionnaire pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions".
La rédaction peut surprendre. La terminologie habituelle se réfère aux "principes généraux du droit", voire aux "principes généraux du droit de la fonction publique". En l'espèce, le juge évoque un "principe général", sans davantage de précision.
Ces nuances terminologiques pourraient apparaître bien superflues, si elles ne révélaient pas une certaine confusion juridique. Le juge déclare trouver l'origine de ce principe dans l'article 6 de la loi du 13 janvier 1983 portant statut des fonctionnaires, article 6 qui a fait l'objet d'une nouvelle rédaction en 2012. Il précise qu'aucune mesure affectant la carrière d'un fonctionnaire ne peut être prise à l'égard de celui qui "a témoigné d'agissements contraires aux principes énumérés à l'alinéa 2 du même article". La lecture attentive de cet alinéa 2 montre cependant qu'il vise exclusivement les discriminations de toutes natures entre les fonctionnaires. Or la requérante n'a pas dénoncé des discriminations au sein de la fonction publique mais des pratiques de corruption dans la passation de marchés avec des cocontractants privés. Ajoutons que le juge administratif affirme que cette rédaction de l'article 6 trouve son fondement dans la loi du 6 décembre 2013, alors qu'il s'agit de la loi du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel.
La loi du 6 décembre 2013, quant à elle, vise plus précisément les lanceurs d'alerte. Son article 35 énonce qu'aucune mesure disciplinaire ou liée à la carrière ne peut intervenir "pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions". Cette fois, on a le sentiment que ce texte est exactement adapté au cas de notre malheureuse requérante... si ce n'est que la loi du 6 décembre 2013 "relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance économique et financière" ne concerne pas les fonctionnaires. Ses dispositions n'ont d'ailleurs pas été intégrées dans le statut. Le tribunal ne pouvait donc pas invoquer un "principe général du droit de la fonction publique".
Quoi qu'il en soit, aucun des deux textes n'était applicable aux faits de l'espèce, intervenus en 2011. Le juge affirme donc l'existence d'un "principe général" destiné à remédier à l'absence de texte protégeant les lanceurs d'alerte en 2011. Il n'en demeure pas moins que ce "principe général" paraît bien fragile, et que sa survie semble problématique si la décision du tribunal administratif fait l'objet d'un appel. Le Conseil d'Etat accepterait il de considérer comme principe général du droit de la fonction publique un principe consacré par un texte qui vise les salariés du secteur privé ? On peut en douter.
Considéré sous cet angle, ce nouveau "principe général" prend l'allure d'un ballon d'essai, sans danger puisque le détournement de pouvoir a déjà permis de sanctionner la décision grossièrement illégale. Il permet de mettre en lumière l'insuffisance du dispositif législatif relatif aux lanceurs d'alerte. La démarche n'est sans doute pas inutile si l'on considère que le projet de loi relatif au secret des sources des journalistes, et donc à la protection des lanceurs d'alerte, a été déposé devant l'Assemblée nationale en juin 2013 et n'a pas encore été débattu.