« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 17 septembre 2014

Le projet de loi Cazeneuve, ou comment s'adapter au nouveau terrorisme

L'Assemblée nationale a commencé, le 15 septembre 2014, à débattre du projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, projet présenté par le ministre de l'intérieur, Bernard Cazeneuve. Observons qu'il n'y aura qu'un seul débat et un seul vote, puisque ce projet fait l'objet d'une procédure accélérée.

Comme souvent en matière de terrorisme, le projet de texte est avant tout réactif. Il vise à adapter la législation aux nouvelles menaces, c'est à dire aux nouvelles formes que prend le terrorisme, notamment celui issu de l'Islam le plus radical. Parmi les dispositions de ce projet, trois mesures particulièrement importantes, et médiatisées, illustrent cette démarche.

L'entreprise individuelle de terrorisme


Pendant bien longtemps, les systèmes juridiques occidentaux se sont battus contre des nébuleuses terroristes, des petits groupes se revendiquant souvent de différentes mouvances, d'Action Directe à Al Qaida. A l'époque, le droit avait d'ailleurs créé le délit d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, délit codifié dans l'article 421-2-1 du code pénal. Ce délit a rendu de grands services en permettant l'arrestation des individus concernés avant qu'ils aient commis un acte irrémédiable, c'est à dire au moment de sa préparation. 

Aujourd'hui, la menace terroriste peut aussi prendre la forme de l'agression d'un individu isolé comme Mohamed Mérah ou Mehdi Nemmouche. Le projet de loi, dans son article 5, prévoit la création d'un nouvel article 421-2-6 du code pénal ainsi rédigé : "Constitue également un acte de terrorisme, lorsqu'il est intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur, le fait de rechercher, de se procurer ou de fabriquer des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui (...)". Cette notion d'"entreprise individuelle" permet donc, comme en matière d'association de malfaiteurs, d'interrompre le processus de préparation de l'acte de terrorisme.

Cette disposition est sans doute la moins contestée du projet de loi, d'autant que son champ d'application demeure limité aux cas les plus graves. Sont ainsi visés l'achat ou la fabrication d'armes et de substances toxiques ou explosives, c'est à dire des démarches très concrètes manifestant un commencement d'exécution d'un projet terroriste. En revanche, le fait de fréquenter des sites radicaux sur internet ou même de récolter des fonds n'entre pas dans cette "entreprise individuelle". 

OSS 117. Le Caire, nid d'espions. Michel Hazanavicius 2006
Jean Dujardin 

 

L'interdiction de sortie du territoire


Le terrorisme islamique a aujourd'hui un certain nombre de sanctuaires territoriaux, en particulier en Syrie. Le ministère de l'intérieur évalue ainsi à 950 le nombre de jeunes Français partis dans ce pays pour participer aux combats et se former aux méthodes terroristes. La menace est double car ces combattants non seulement vont grossir les rangs d'une armée djihadiste mais risquent aussi de revenir dans notre pays parfaitement formés pour y développer une action terroriste. 

Le projet de loi s'efforce de lutter contre ces départs en instaurant une interdiction de sortie du territoire. Elle sera appliquée par une simple décision administrative "dès lors qu'il existe des raisons sérieuses de croire" que la personne visée "projette des déplacements à l'étranger ayant pour objet la participation à des activités terroristes ou "sur un théâtre d'opérations de groupements terroristes".

Cette mesure est davantage discutée que la précédente. Sa durée tout d'abord suscite des débats à l'Assemblée, les parlementaires UMP souhaitant que l'interdiction soit prononcée pour une durée d'un an alors que le projet ne prévoit qu'une durée de six mois, éventuellement renouvelable. Surtout, une partie de la droite souhaite l'adoption d'un dispositif existant déjà au Royaume-Uni, permettant de déchoir de leur nationalité française les binationaux. Les amendements en ce sens ont cependant bien peu de chances d'être votés.

La propagande terroriste sur internet


La dernière caractéristique des mouvements terroristes d'aujourd'hui réside dans le fait qu'ils maîtrisent parfaitement les instruments de communication, et notamment internet. Le réseau constitue à la fois un instrument de recrutement et de formation.

Sur ce point, le projet de loi confère à l'autorité administrative compétence pour exiger le blocage des sites internet faisant l'apologie du terrorisme, selon un dispositif largement inspiré de ce qui existe pour les sites pédopornographiques. Concrètement, l'administration demandera à l'hébergeur le retrait du contenu illicite, retrait qui devra intervenir dans les 24 heures. 

Cette disposition est sans doute la plus contestée du projet de loi. Les professionnels d'internet tout d'abord ont trouvé quelques relais au Parlement pour faire connaître leur opposition. Ils y voient le retour du délit de consultation habituelle de sites internet faisant l'apologie du terrorisme, délit que Nicolas Sarkozy avait annoncé vouloir introduire dans le code pénal, après l'affaire Mérah. Il n'en est rien pourtant car ce n'est pas celui qui consulte qui est visé mais seulement les responsables du site.  Les opposants à cette disposition insistent aussi sur son inefficacité et il est vrai qu'un site bloqué peut immédiatement créer des sites miroirs qui demeurent consultables. Au demeurant, la procédure risque d'être très difficile à mettre en oeuvre lorsque le site est hébergé à l'étranger.

La critique essentielle formulée à l'égard de cette disposition est cependant de nature juridique et porte sur la place importante attribuée à l'autorité administrative, au détriment du juge. Certes, le juge administratif peut être saisi a posteriori d'un recours contestant la légalité de la mesure prise, voire d'une demande de référé pour en obtenir la suspension. Mais la décision elle même demeure purement administrative alors qu'il s'agit toujours de porter atteinte à une liberté publique, liberté de circulation pour l'interdiction de sortie du territoire, liberté d'expression pour le contrôle d'internet. De telles mesures peuvent être prises, et sans doute doivent l'être, mais l'article 66 de la Constitution énonce que l'autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle. Ne conviendrait-il pas de restituer au juge judiciaire la compétence qui est la sienne ? Puisque la France a fait le choix de se doter de juges spécialisés dans la lutte contre le terrorisme, il serait sans doute possible de leur attribuer des compétences qui complètent logiquement celles dont ils disposent déjà.


dimanche 14 septembre 2014

Le numérique et les droits fondamentaux : le rapport du Conseil d'Etat

Dans son rapport annuel rendu public le 9 septembre 2014, le Conseil d'Etat fait cinquante propositions pour "mettre le numérique au service des droits individuels et de l'intérêt général". Le sujet est au coeur de l'actualité, alors que le débat en séance publique du projet de loi relatif à la lutte contre le terrorisme doit s'engager le 15 septembre, et qu'une loi sur le numérique est attendue pour janvier 2015.

Un instrument et une menace


L'un des points positifs du rapport réside dans son approche très équilibrée. Le Conseil d'Etat ne considère pas seulement le numérique à travers le danger qu'il peut représenter pour les libertés, en particulier le droit à la sûreté et le droit au respect de la vie privée. Il le considère aussi comme un élément de renforcement de la capacité des individus à exercer certaines libertés, en particulier la liberté d'expression et la liberté d'entreprise. Au regard des libertés, la technologie numérique est donc à la fois un instrument et une menace.

Le rapport se veut didactique. Deux parties sont respectivement consacrées à faire l'état des lieux en matière de droit du numérique et à montrer qu'il est aujourd'hui nécessaire de repenser la protection des libertés en ce domaine. Mais l'étude se présente aussi comme opérationnelle, visant à nourrir le débat législatif par la formulation de cinquante propositions concrètes. Si l'approche théorique va plutôt dans le sens d'une meilleure protection des libertés, les conséquences concrètes demeurent cependant très modestes.

La neutralité du net


En témoigne l'analyse que fait le Conseil d'Etat du principe de neutralité du net. Il reprend à son propos la définition donnée par le projet de règlement européen voté par le parlement en avril 2°14 : "principe selon lequel l'ensemble du trafic internet est traité de façon égale, sans discrimination, limitation ni interférence, indépendamment de l'expéditeur, du destinataire, du type, du contenu, de l'appareil, du service ou de l'application".

S'il affirme ensuite que le principe de neutralité du net doit être "juridiquement consacré", il nuance immédiatement son propos dans la même phrase en affirment que "les approches prématurément contraignantes comportent des risques".  Autrement dit, il envisage une neutralité du net à géométrie variable, qui pourrait s'appliquer avec une intensité différente aux différents services proposés. Rien n'interdirait donc de traiter plus favorablement des plates-formes telles que You Tube ou d'autoriser la fournitures de services d'une qualité supérieure à un prix aussi très supérieur.


Couverture du New Yorker. 24 juin 2013

Un droit à l'autodétermination informationnelle


Le Conseil d'Etat écarte résolument l'idée que le rapport entre une personne et les données la concernant se réduit à l'exercice du droit de propriété. Cette conception patrimoniale avait pourtant été défendue par certains, qui considéraient que c'était le seul moyen de faire de l'individu l'acteur principal dans la gestion de ses données. D'autres, au contraire, dénonçaient le fait que l'individu risquait de ne plus percevoir ses données personnelles qu' à travers l'avantage financier qu'elles peuvent lui procurer. D'une manière générale, cette conception patrimoniale, très proche de celle développée par le droit américain, impose une forme de privatisation de la protection des données.

Le Conseil d'Etat préfère ancrer la protection des données dans la sphère du droit public, et plus précisément dans celle de la protection des libertés. C'est pourquoi il suggère la consécration d'un droit à l'autodétermination informationnelle, beaucoup plus large que le seul droit de propriété. Il implique en effet "le droit de tout individu de décider de la communication et de l'utilisation de ses données à caractère personnel". Certes, ce droit à l'autodétermination n'interdit pas à l'intéressé d'aliéner ses données personnelles. Mais il doit au préalable pouvoir bénéficier du droit d'accès, indispensable à la connaissance même des informations conservées, et du droit de rectification si ces données sont erronées ou non pertinentes par rapport à la finalité du fichier.
Quant au droit à l'oubli, le Conseil d'Etat lui préfère un droit au déréférencement, lui aussi inclus dans le droit à l'autodétermination. Son champ apparaît cependant beaucoup plus étroit puisqu'il ne concerne que les moteurs de recherche et non pas l'ensemble des fichiers.

Le Conseil d'Etat et l'affaire Snowden


Le Conseil d'Etat se fait l'écho des débats suscités par les révélations sur les programmes américains de surveillance des communication. Il affirme la nécessité de "concilier la protection de la vie privée avec les impératifs de sécurité nationale". Les instruments juridiques destinés à opérer cette conciliation demeurent cependant modestes. Le rapport propose finalement de renforcer les garanties entourant l'utilisation des fichiers de police. Il envisage aussi, mais ce n'est qu'une hypothèse de travail, de limiter l'accès aux données conservées par les opérateurs de télécommunication aux activités de police judiciaire lorsqu'il s'agit de lutter contre les infractions les plus graves. Sur ce point, le rapport ne fait d'ailleurs que s'interroger sur les conséquences sur le droit français de l'arrêt Digital Rights Ireland rendu par la Cour de justice de l'Union européenne le 8 avril 2014.

Si le Conseil d'Etat affirme être conscient des dangers que représentent ces programmes de surveillance de masse, il exclut cependant toute reconnaissance du rôle des lanceurs d'alerte dans ce domaine. Pour le Conseil, "la violation du secret de la défense nationale ne saurait devenir un droit, même lorsqu'il s'agit de dénoncer l'existence d'un programme illégal". Le rapport suggère donc d'autoriser les agents des services de renseignement à "signaler" les pratiques illégales de collecte et conservation des données auprès d'une autorité indépendante appelée "Autorité de contrôle des services de renseignement". Cette dernière aurait pour mission de faire les contrôles nécessaires, sans que l'agent lanceur d'alerte soit informé des suites de cette enquête.. Inutile de dire que les éventuels lanceurs d'alerte réfléchiront longuement avant de dénoncer une pratique illégale administrative à l'administration elle-même.

Le rapport du Conseil d'Etat soulève, à l'évidence, d'excellentes questions. Il offre un tour d'horizon des problèmes actuels de conciliation entre le numérique et les libertés publiques et devrait certainement susciter des recherches nouvelles. Il n'en demeure pas moins que les réponses apportées demeurent à la fois très prudentes et embryonnaires. A la fin de sa lecture, on ne peut manquer de s'interroger sur les objectifs poursuivis. S'agissait-il de définir le socle d'un droit nouveau ou seulement d'adapter  le droit positif aux évolutions techniques et aux jurisprudences de la Cour de justice de l'Union européenne ? Nous verrons, sans doute dans quelques mois, ce qui subsistera de ce travail dans le contenu de la future loi sur le numérique.



jeudi 11 septembre 2014

Extradition : La Belgique condamnée pour n'avoir pas su résister aux pressions américaines

L'arrêt Trabelsi c. Belgique du 4 septembre 2014 marque une nouvelle intervention de la Cour européenne dans la relation qu'entretiennent les Etats parties avec les Etats-Unis, plus particulièrement dans le domaine de la lutte contre le terrorisme. Après les deux arrêts Al Nashiri et Abu Zubaydah du 24 juillet 2014 condamnant la Pologne pour avoir abrité des "sites noirs" permettant de torturer des personnes soupçonnées de terrorisme, il s'agit cette fois de sanctionner une extradition vers les Etats Unis accordée par la Belgique.

Le requérant, Nizar Trabelsi, ressortissant tunisien, a été condamné en 2003 par la justice belge pour avoir planifié un attentat suicide au camion piégé contre la base aérienne belge de Kleine-Brogel. Comme le droit français, le droit belge a intégré l'infraction d'association de malfaiteurs en vue d'un attentat terroriste, et c'est sur ce fondement qu'intervient la condamnation du requérant à dix ans de prison. Celui-ci a fini du purger l'intégralité de sa peine en Belgique en juin 2012.

Alors qu'il purge sa peine, Nizar Trabelsi est réclamé par deux Etats. La Tunisie tout d'abord dont les tribunaux l'ont condamné par contumace pour appartenance à une organisation terroriste, et qui introduit une demande d'exéquatur de ce jugement, sans succès. Les Etats-Unis ensuite, qui demandent l'extradition de Nizar Trabelsi en 2008 sur le fondement de la convention belgo--américaine d'extradition de 1987, pour des faits d'actes terroristes autres que ceux commis en Belgique. Ils obtiennent satisfaction en octobre 2013.

Si l'existence de pressions américaines sur la Belgique n'est pas formellement mentionnée dans l'arrêt, elles en constituent néanmoins le fil rouge. Car la Belgique n'est pas sanctionnée pour avoir soumis le requérant à un éventuel traitement inhumain ou dégradant, dès lors qu'il risquait aux Etats Unis une peine réellement incompressible. Elle est sanctionnée pour violation de son droit au recours, puisque les autorités belges ont extradé l'intéressé en passant outre une mesure conservatoire de la Cour. 

La peine incompressible et l'article 3


Le requérant encourt aux Etats Unis une peine de prison à vie incompressible, ce qui signifie qu'en cas de condamnation, il n'aura aucun espoir de libération. Depuis son arrêt Kafkaris c. Chypre du 12 février 2008, la Cour européenne estime "qu'infliger à un adulte une peine perpétuelle incompressible peut soulever une question sous l'angle de l'article 3".  Cette formulation n'interdit pas qu'une peine de réclusion à perpétuité soit purgée dans son intégralité, c'est à dire jusqu'au décès de l'intéressé. Ce qu'interdit l'article 3 est l'impossibilité de droit d'obtenir une libération. En quelque sorte, le détenu doit pouvoir conserver un espoir d'être libéré, aussi ténu soit-il, qu'il s'agisse d'une grâce présidentielle ou d'un aménagement de peine.

En matière d'éloignement des étrangers, expulsion ou extradition, la Cour estime que la responsabilité d'un Etat peut être engagée si l'intéressé risque de subir un traitement violant l'article 3 de la Convention dans le pays de destination (CEDH, 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni), quand bien même il aurait commis des actes extrêmement graves de terrorisme (CEDH, 3 décembre 2009, Daoudi c. France). Il s'applique en particulier lorsque la peine de mort risque de lui être infligée, principe définitivement acquis depuis l'arrêt Al Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni du 2 mars 2010.

Depuis les arrêts Harkins et Edwards c. Royaume-Uni du 17 janvier 2012 et Babar Ahmad et autres c. Royaume-Uni du 10 avril 2012, la violation de l'article 3 peut aussi être envisagée dans le cas de requérants risquant une peine perpétuelle. Par ces deux décisions, intervenues à propos d'expulsions de personnes accusées de terrorisme vers les Etats Unis, la Cour avait conclu à l'absence de violation de l'article 3. Faisant observer que le système américain prévoit des possibilités de réduction de peine et de grâce présidentielle, elle considérait que la peine n'était pas perpétuelle. A ces éléments de droit s'ajoutent des éléments de fait, puisque les autorités du pays sollicité peuvent demander aux autorités judiciaires américaines des garanties selon lesquelles l'intéressé pourra demander la mise en oeuvre de telles procédures.

L'arrêt Trabelsi reprend cette jurisprudence en affirmant cependant clairement qu'une peine effectivement perpétuelle constitue une violation de l'article 3. En l'espèce, elle observe cependant que le requérant extradé aux Etats Unis bénéficie d'une "chance d'élargissement", même si elle reconnait que "des doutes peuvent être émis sur la réalité de cette chance en pratique". Elle observe d'ailleurs que la Belgique a demandé effectivement le respect de ces procédures.

Le raisonnement n'est évidemment pas dépourvu d'hypocrisie dès lors que nul n'ignore, ni en Belgique ni aux Etats Unis, que le requérant n'a aucune chance de remise en liberté. Cette "chance d'élargissement" est une fiction juridique qui permet surtout de sauver les apparences.


Bernard Buffet. La cellule. 1955

Le refus d'exécuter une mesure conservatoire


Mais cela ne sauve pas la Belgique, qui est tout de même sanctionnée pour violation de l'article 34 de la Convention garantissant le droit au recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. Le 6 décembre 2011, après l'échec du contentieux judiciaire de l'extradition, le requérant a en effet saisi la Cour d'une demande d'indication de mesure provisoire, procédure prévue par l'article 39 de la Convention européenne des droits de l'homme. Le jour même, la Cour fait droit à sa demande et "indique" à Belgique de ne pas extrader le requérant vers les Etats-Unis. A trois reprises, la Belgique demande ensuite la levée de cette mesure provisoire, toujours en vain. Finalement, elle passe outre et extrade Nizar Trabelsi aux Etats-Unis.

Les éléments du dossier figurant dans la décision montrent que l'extradition du requérant aux Etats Unis l'a empêché d'exercer pleinement son droit au recours. Incarcéré dans une prison de Virginie, sous un régime d'isolement qui restreint considérablement ses relations avec le monde extérieur,  il n'a pu avoir aucun contact direct avec l'avocat qui le représente auprès de la Cour européenne. La Cour constate d'ailleurs que les autorités belges n'ont pas recherché de solution alternative et n'ont même pas effectué la moindre démarche visant à expliquer la situation aux autorités américaines, par exemple en s'assurant que l'intéressé pourrait communiquer avec ses conseils dans le cadre de ce contentieux européen. Elles auraient pu, sur ce point, s'inspirer de l'arrêt Toumi c. Italie du 5 avril 2011. Dans une affaire portant sur l'expulsion vers la Tunisie d'une personne soupçonnée de terrorisme, les autorités italiennes avaient ainsi exigé une note diplomatique des autorités tunisiennes, s'engageant à garantir à l'intéressé le droit de recevoir des visites.

Le refus de la Belgique d'exécuter la mesure conservatoire indiquée par la Cour trouve, au moins en partie, son origine dans des pressions américaines qui ont dû être considérables. Qui a oublié qu'en 2003 la Belgique a dû renoncer à sa loi de compétence universelle, les Etats Unis menaçant alors de transférer le siège de l'Otan et de dérouter une partie du trafic maritime américain d'Anvers à Rotterdam ? Sur ce plan, la décision Trabelsi montre les difficultés d'une relation triangulaire entre les Etats parties à la Convention européenne, les Etats Unis et la Cour européenne. Si cette dernière peut effectivement sanctionner les Etats européens, elle est complètement impuissante face à une administration américaine qui n'hésiter pas à mettre toute sa puissance au service d'un seul but : écarter les standards européens des libertés lorsque ses intérêts sont en jeu.

samedi 6 septembre 2014

Election présidentielle et principe démocratique

Le Président de la République est impopulaire. Un sondage TNS Sofres-Sopra affirme que la cote de confiance du Chef de l'Etat ne dépasse pas 13 %, chiffre le plus bas de l'histoire du "baromètre Figaro Magazine". Si le Figaro Magazine l'affirme, c'est donc nécessairement la vérité révélée et nul n'ignore l'indépendance politique de ce journal. Quant aux instituts de sondage, leurs chiffres sont toujours d'une parfaite honnêteté et ils cultivent un éloignement de bon aloi à l'égard des partis politiques, des institutions et des intérêts financiers. Aucun n'a d'ailleurs jamais passé de contrat de livraison d'études d'opinion à l'Elysée dans des conditions défiant tous les principes du code des marchés publics.

Que les chiffres soient justes ou non ne change rien à l'affaire. Ce qui est important, c'est la manière dont ils sont traités par certains responsables politiques : puisque le Président est impopulaire, il doit démissionner. Sur le plan politique, cela n'est guère surprenant de la part d'une droite qui n'a jamais accepté le résultat des élections présidentielles de 2012 et qui estime qu'elle détient seule la légitimité démocratique. Sur le plan plus juridique, la question posée est celle précisément du fondement de la légitimité du Président de la République. 

Cette dernière ne réside pas dans les sondages, mais dans l'élection, comme dans toute bonne démocratie qui se respecte.






Rappelons que le régime issu de la Constitution de 1958 n'a rien d'un régime présidentiel.Celui-ci s'incarne dans la constitution américaine, marquée par un Président seul face au Congrès. Seul parce qu'il ne dispose d'aucun gouvernement qui serait responsable devant le pouvoir législatif. Seul aussi parce qu'il n'a pas la possibilité de dissoudre la Chambre des représentants ou le Sénat. Les "Checks and Balances", forme américaine de la séparation des pouvoirs, font du Président un géant aux pieds d'argile. Il est certes le seul titulaire de l'Exécutif, mais il est impuissant lorsque la majorité du Congrès lui est opposée. C'est si vrai que les constitutionnalistes américains qualifient souvent leur régime de "congressionnel". En clair, il n'y a que les Français pour considérer que le régime présidentiel est celui qui confère des pouvoirs importants au Président. Nous n'évoquerons même pas la notion de régime "présidentialiste", notion obscure que personne n'a jamais clairement définie et qui n'a sans doute pas d'autre fonction que de semer le doute dans l'esprit des étudiants de première année.

Car le Président français est le pivot d'un régime parlementaire. Il ne s'agit certes pas d'un régime moniste, comme sous la IIIè ou la IVè République, caractérisé par une toute puissance du parlement, le droit de dissolution ayant été rendu plus ou moins inutilisable. Il s'agit d'un régime parlementaire dualiste, impliquant la double responsabilité du Premier ministre devant l'Assemblée nationale et devant le Président de la République. Ce dernier est donc le chef d'un exécutif à deux têtes. Il nomme et, le cas échéant, révoque le Premier ministre. Il dispose du droit de dissolution, dissolution qui peut renvoyer les députés devant leurs électeurs à n'importe quel moment.

Pour assurer à la fonction une légitimité indiscutable, le Général de Gaulle a demandé au peuple, en 1962, d'adopter par referendum la révision constitutionnelle imposant l'élection du Président de la République au suffrage universel. Le corps électoral a accepté cette réforme avec plus de 62 % des voix. Depuis 1965, date des premières élections intervenues avec ce nouveau mode de scrutin, le Président bénéficie donc d'une légitimité particulière liée à cette élection.

Cette légitimité trouve son origine dans la démocratie directe, car le Président seul est élu par l'ensemble du corps électoral. Sa circonscription, c'est l'ensemble du pays. La négation de sa légitimité revient à nier en même temps le principe démocratique.

Il n'est pas interdit de détester le Président. Il n'est pas interdit de le dire. Cette masse de critiques montre au moins que la liberté d'expression existe dans notre pays. Certains lui reprochent d'être trop mou, d'autres d'être trop brutal, son ex se lance dans la littérature de gare et dévoile ses secrets d'alcove, la météo elle-même lui est farouchement hostile. Comme les sondages. Mais tout cela est rigoureusement sans influence sur sa légitimité.

Reste que ce débat sur la légitimité du Président donne une actualité nouvelle aux thèses de René Rémond sur la pluralité des droites. Les droites légitimistes et libérales ont, jusqu'à tout récemment, largement dominé la Vème Républiques, droites attachées au régime et respectueuses des institutions. Droites qui ont su gérer la crise de Mai 68, évoluer à la fin de la période gaullienne, assurer la cohabitation par une lecture résolument parlementaire de la Constitution. Aujourd'hui, nous voyons resurgir une droite bonapartiste autoritaire et césarienne, qui n'accepte pas la dimension institutionnelle du régime. Face à sa propre incapacité à nourrir un débat interne, elle cherche le salut dans un sauveur, un leader, un guide... Bref, une droite de coup d'Etat.


mercredi 3 septembre 2014

Rythmes scolaires : la liberté cadenassée

La réforme des rythmes scolaires suscite, on le sait, un débat largement politisé. Certains élus, dont Nicolas Dupont-Aignan à Yerres, ont même décidé de cadenasser l'école le mercredi matin, affirmant ainsi leur refus de la réforme. Certes, il s'agit là d'une posture politique très minoritaire, puisqu'elle concerne une quinzaine de communes sur les 24 000 concernées, c'est à dire celles qui sont dotées d'un ou plusieurs établissements d'enseignements.

Derrière la posture politique apparaissent cependant plusieurs problèmes juridiques. 

Le maire applique la loi


L'illégalité de cette fermeture ne fait aucun doute. Pour les mêmes raisons que les maires ne pouvaient pas empêcher la célébration de mariages entre personnes de même sexe dans leur commune, ils ne peuvent pas davantage s'opposer à l'obligation scolaire. Dans ces domaines, le maire applique la loi de l'Etat.

La liberté de l'enseignement comporte le droit à l'instruction, formellement mentionné dans le Préambule de 1946 qui a valeur constitutionnelle : "La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction (...). L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'Etat". Ce "devoir de l'Etat" se traduit notamment par l'obligation scolaire, qui trouve son origine dans la loi Ferry du 28 mars 1882. L'article L 211-1 c. educ dispose aujourd'hui que l'éducation est un service public national dont l'organisation et le fonctionnement sont assurés par l'Etat, "sous réserve des compétences attribuées aux collectivités territoriales pour les associer au développement de ce service public".

Le partage des compétences entre l'Etat et les collectivités locales est donc défini, et très clairement défini, par la loi. En matière d'enseignement primaire, le maire a pour seule mission de dresser chaque année "la liste des enfants résidant dans sa commune et qui sont soumis à l'obligation scolaire" et d'organiser leur inscription dans les écoles. Le respect de l'obligation scolaire par les parents est contrôlé par l'Etat. La continuité du service est également sous sa responsabilité. C'est ainsi qu'il lui appartient d'organiser gratuitement un accueil des enfants en cas de grève des enseignants dans une école maternelle ou élémentaire (art. L 133-3 c. educ.). 

La définition des rythmes scolaires appartient exclusivement à l'Etat, puisqu'il s'agit d'une question d'organisation et de fonctionnement du service public (art. L 211-1 c. educ.). Le décret du 24 janvier 2013 a donc mis en place une réforme qui s'applique sur l'ensemble du territoire, garantissant ainsi l'égalité devant le service public. Il revient au maire de mettre en oeuvre la réforme, notamment en organisant les activités périscolaires des enfants. En tout état de cause, il n'est pas compétent pour  les dispenser des cours du mercredi matin. 

Sur ce point, il convient de noter que l'argument selon lequel les communes sont propriétaires des "murs" de l'école n'entre guère en ligne de compte. Dans une jurisprudence constante, rappelée par exemple dans un arrêt du 2 décembre 1994, le Conseil d'Etat rappelle que le maire ne peut modifier l'usage ou l'affectation des locaux d'enseignement sans obtenir au préalable l'autorisation de l'Etat. Le droit de propriété sur les murs de l'école est donc grevé d'une sorte de servitude qui oblige la commune à se soumettre aux contraintes du service public. Tel est bien le cas en l'espèce, puisque la fermeture décidée par les maires emporte un changement d'affectation de l'immeuble et porte atteinte au principe d'égalité devant le service public.

S'il est certain que l'action des maires est illégale, il reste à poser la question des moyens de la faire cesser et de sanctionner les auteurs de cette illégalité.

Rentrée des classes 1912. Photo Agence Roll


Le pouvoir de substitution du préfet


Certains considèrent que le préfet ne peut rien faire, estimant qu'il ne peut se substituer au maire que dans l'exercice des pouvoirs de police ou dans certaines compétences budgétaires. Certes, mais il s'agit là d'une analyse des relations entre l'Etat et le maire agissant comme autorité décentralisée. Lorsqu'il intervient au nom de l'Etat pour appliquer la loi, l'article L 2122-34 du code général des collectivités territoriales (CGCT) se montre beaucoup plus précis : "Dans le cas où le maire, en tant qu'agent de l'Etat, refuserait ou négligerait de faire un des actes qui lui sont prescrits par la loi, le représentant de l'Etat dans le département peut, après l'en avoir requis, y procéder d'office par lui-même ou par un délégué spécial". En l'espèce, le maire doit  appliquer la loi en permettant la mise en oeuvre de l'obligation scolaire le mercredi. Le préfet est donc fondé à se substituer à lui et à faire ouvrir les écoles. 

La voie de fait


Dans un arrêt Bergoend du 17 juin 2013, le Tribunal des conflits a estimé que relevait de la théorie de la voie de fait et donc de la compétence du juge judiciaire toute acte administratif grossièrement illégal et portant atteinte à une liberté individuelle. La fermeture de l'école est, on l'a vu, grossièrement illégale, et le droit à l'instruction est effectivement une liberté individuelle. En cas de défaillance du préfet, les parents d'élèves pourraient sans doute s'adresser au tribunal pour qu'il fasse cesser la voie de fait en ordonnant la réouverture de l'établissement.

Les procédures d'urgence


Devant le juge administratif, il est également possible d'utiliser deux procédures d'urgence. La première consiste à déposer un référé pour demander la suspension de la décision de fermeture, demande qui doit impérativement s'accompagner d'un recours au fond contestant sa légalité (art. L 521-1 cja). La seconde est le "référé-liberté" (art. L 521-2 cja) qui permet d'obtenir du juge "toute mesure nécessaire" à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle l'administration a porté atteinte de manière manifestement illégale. En l'espèce, on rappellera que le droit à l'instruction, et plus précisément le principe d'"égal accès à l'instruction" a valeur constitutionnelle (décision du Conseil constitutionnel du 11 juillet 2001).

Là encore ces procédures pourraient parfaitement être utilisées par les parents d'élèves.

L'action disciplinaire


Bien entendu, ces mesures, substitution du préfet ou procédures d'urgences, n'empêchent pas une autre action, de nature disciplinaire cette fois. L'article L 2122-16 CGCT prévoit des procédures de suspension et de révocation à l'égard des élus ayant manqué à leurs obligations. C'est précisément la menace de ces sanctions qui avait mis rapidement fin à la fronde des maires refusant de célébrer des mariages entre personnes de même sexe.

Le droit positif offre un véritable arsenal juridique permettant de faire cesser et de sanctionner des pratiques grossièrement illégales dues à des initiatives intempestives d'élus locaux. Certaines d'entre elles, on l'a vu, pourraient être mises en oeuvre par les parents d'élèves. Mais on ne peut contester qu'il appartient à l'Etat, et à lui seul, d'assurer le respect de la loi de la République, celui des enseignants et personnels d'encadrement qui la mettent en oeuvre, celui aussi des élèves qui ont droit à l'instruction, y compris le mercredi. C'est donc à l'Etat de prendre de choisir entre ces procédures, et de choisir rapidement pour que l'obligation scolaire soit respectée et non pas dévoyée à des fins militantes.



dimanche 31 août 2014

Lanceurs d'alerte : principe général ou ballon d'essai ?

Le jugement rendu par le Tribunal administratif de Cergy Pontoise le 15 juillet 2014 a déjà été commenté très favorablement par Jean Philippe Foegle et Patrick Cahez. Tous deux saluent la consécration d'un "principe général" de protection des "lanceurs d'alerte".

Le fonctionnaire "lanceur d'alerte"


La requérante, fonctionnaire, a dirigé un office public d'habitat jusqu'à sa révocation en 2007, révocation intervenue pour motif disciplinaire alors qu'elle avait dénoncé des manquements aux règles de passation des marchés commis à la fois par l'un de ses subordonnés et par le Président de l'Office. Ce dernier a d'ailleurs été condamné en 2013 par le tribunal correctionnel pour atteinte à l'égalité des candidats dans les marchés publics et prise illégale d'intérêt. En même temps, la requérante obtenait l'annulation de sa révocation, décision confirmée par la Cour administrative d'appel de Versailles en 2010, puis par le Conseil d'Etat en 2012. L'OPHLM a donc dû reconstituer la carrière de la requérante.

Peu de temps après sa réintégration, en juin 2011, celle-ci s'est portée candidate au poste de directeur général de l'Office, devenu vacant. Le Conseil d'administration a pourtant refusé de la nommer après avoir entendu la rapport du Président, celui-là même dont elle avait dénoncé les malversations et qui serait plus tard condamné par le tribunal correctionnel. Le dossier montre qu'il avait fait devant le conseil d'administration un rapport extrêmement tendancieux, affirmant notamment que la Cour administrative d'appel avait relevé des fautes graves dans la gestion de la requérante. C'est donc ce refus de nomination que conteste la requérante devant le tribunal administratif.

Aux termes de l'article 40 du code de procédure pénale (cpp), tout fonctionnaire qui "dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs". Autrement dit, la requérante n'avait pas seulement la possibilité de dénoncer des malversations. Elle en avait l'obligation. On doit donc observer que le "lanceur d'alerte" est d'abord un fonctionnaire qui remplit sa mission d'intérêt général.

Le tribunal administratif se trouve donc dans une situation détestable, face à une décision manifestement illégale mais qu'il ne peut annuler sur le fondement d'un manquement à une loi protégeant les lanceurs d'alerte. En effet, les législations qui existent sont toutes postérieures aux faits de l'espèce.

Le retour du détournement de pouvoir


Devant cette situation, le juge va rechercher dans son arsenal juridique le bon vieux détournement de pouvoir. Il affirme donc que la présentation du dossier de la requérante lors de sa candidature à la direction de l'Office n'avait pas pour objet d'"apprécier ses mérites professionnels" mais seulement de la "dénigrer" en raison de sa dénonciation de faits délictueux.

Selon la définition classique, un acte est entaché de détournement de pouvoir lorsque ses motifs sont étrangers à l'intérêt général théoriquement poursuivi par la décision. En simplifiant quelque peu, on peut considérer qu'il s'agit d'un acte qui ne comporte aucun vice de forme et de procédure mais qui a été pris dans un autre but que l'intérêt général, par exemple l'intérêt d'un parti politique ou l'intérêt personnel de son auteur. Le détournement de pouvoir est également constitué lorsque l'auteur de l'acte poursuit un but d'intérêt général autre que celui que les textes l'autorisaient à poursuivre. L'arrêt Estève du 12 janvier 1994 sanctionne ainsi sur ce fondement la décision d'un conseil municipal qui modifie le plan d'occupation des soles de la commune, dans le seul but de faire baisser la valeur d'un terrain que la commune désire acquérir.

Dans l'affaire soumise au tribunal administratif de Cergy Pontoise, il ne fait aucun doute que le détournement de pouvoir entre dans la première catégorie. Le Président du conseil d'administration règle un compte personnel avec une salariée qui a dénoncé des pratiques de corruption. Sur ce point, le jugement ne fait que reprendre une jurisprudence bien établie. Dans un arrêt commune de Grougis du 4 janvier 1974, le Conseil d'Etat considérait déjà comme entaché de détournement de pouvoir un changement d'horaires de travail visant à empêcher la réintégration d'un agent révoqué illégalement.

Le tribunal aurait-il pu statuer autrement ? Sans doute, car il y avait en même temps un manque d'impartialité évident dans la procédure de recrutement. Les membres du conseil d'administration n'ont ils pas dû statuer à partir des seules informations, grossièrement erronées, données par leur Président ? La requérante n'a donc pas été en mesure de défendre ses chances équitablement.

Le détournement de pouvoir présente cependant une dimension morale qu'il ne faut pas négliger. En utilisant ce fondement, le tribunal administratif sanctionne non seulement l'absence de motif licite, mais aussi une corruption érigée en système. A une époque où la requérante avait déjà obtenu sa réintégration de la Cour administrative d'appel, l'Office s'efforçait encore de lui interdire tout avancement. Agissant ainsi, son conseil d'administration allait délibérément à l'encontre de la décision du juge qui avait ordonné une reconstitution de carrière, y compris évidemment le droit de se porter candidate à un avancement dans des conditions équitables.

La femme à abattre. Bretaigne Windust. 1951

Principe général ou ballon d'essai ?


Le juge pouvait annuler la décision en se fondant sur le seul détournement de pouvoir. Il va cependant plus loin, s'engageant dans une jurisprudence de combat  plus audacieuse. Il affirme en effet l'existence d'un "principe général" selon lequel "aucune mesure concernant notamment le recrutement ne peut être prise à l'égard d'un fonctionnaire pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions".

La rédaction peut surprendre. La terminologie habituelle se réfère aux "principes généraux du droit", voire aux "principes généraux du droit de la fonction publique". En l'espèce, le juge évoque un "principe général", sans davantage de précision.

Ces nuances terminologiques pourraient apparaître bien superflues, si elles ne révélaient pas une certaine confusion juridique. Le juge déclare trouver l'origine de ce principe dans l'article 6 de la loi du 13 janvier 1983 portant statut des fonctionnaires, article 6 qui a fait l'objet d'une nouvelle rédaction en 2012. Il précise qu'aucune mesure affectant la carrière d'un fonctionnaire ne peut être prise à l'égard de celui qui "a témoigné d'agissements contraires aux principes énumérés à l'alinéa 2 du même article". La lecture attentive de cet alinéa 2 montre cependant qu'il vise exclusivement les discriminations de toutes natures entre les fonctionnaires. Or la requérante n'a pas dénoncé des discriminations au sein de la fonction publique mais des pratiques de corruption dans la passation de marchés avec des cocontractants privés. Ajoutons que le juge administratif affirme que cette rédaction de l'article 6 trouve son fondement dans la loi du 6 décembre 2013, alors qu'il s'agit de la loi du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel.

La loi du 6 décembre 2013, quant à elle, vise plus précisément les lanceurs d'alerte. Son article 35 énonce qu'aucune mesure disciplinaire ou liée à la carrière ne peut intervenir "pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions". Cette fois, on a le sentiment que ce texte est exactement adapté au cas de notre malheureuse requérante... si ce n'est que la loi du 6 décembre 2013 "relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance économique et financière" ne concerne pas les fonctionnaires. Ses dispositions n'ont d'ailleurs pas été intégrées dans le statut. Le tribunal ne pouvait donc pas invoquer un "principe général du droit de la fonction publique".

Quoi qu'il en soit, aucun des deux textes n'était applicable aux faits de l'espèce, intervenus en 2011. Le juge affirme donc l'existence d'un "principe général" destiné à remédier à l'absence de texte protégeant les lanceurs d'alerte en 2011. Il n'en demeure pas moins que ce "principe général" paraît bien fragile, et que sa survie semble problématique si la décision du tribunal administratif fait l'objet d'un appel. Le Conseil d'Etat accepterait il de considérer comme principe général du droit de la fonction publique un principe consacré par un texte qui vise les salariés du secteur privé ? On peut en douter.

Considéré sous cet angle, ce nouveau "principe général" prend l'allure d'un ballon d'essai, sans danger puisque le détournement de pouvoir a déjà permis de sanctionner la décision grossièrement illégale. Il permet de mettre en lumière l'insuffisance du dispositif législatif relatif aux lanceurs d'alerte. La démarche n'est sans doute pas inutile si l'on considère que le projet de loi relatif au secret des sources des journalistes, et donc à la protection des lanceurs d'alerte, a été déposé devant l'Assemblée nationale en juin 2013 et n'a pas encore été débattu.





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