« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 18 mai 2014

La Cour de Justice de l'UE impose à Google le respect du droit à l'oubli



La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) joue désormais un rôle essentiel dans la promotion du droit européen de la protection des données qui doit s'imposer aux firmes américaines les plus actives sur internet. Une nouvelle avancée dans ce sens été réalisé avec la décision du 13 mai 2014 Google Spain SL, Google Inc. c. Agencia Espanola de Proteccion de Datos (AEPD), Mario Costeja Gonzalez.

L'origine de l'affaire est lointaine. Elle se situe en 1998, lorsque le journal La Vanguardia publie dans son édition papier des annonces concernent la vente sur saisie immobilière de biens appartenant à Mario Costeja Gonzalez, à l'époque lourdement endetté. Depuis cette date, l'intéressé a assaini sa situation financière, mais hélas une version électronique du journal a été mise en ligne. Toute recherche sur Google mentionnant son nom conduit donc, et c'est toujours le cas en 2012, à la mention de son endettement et de cette malheureuse vente de 1998. 

La pertinence des données


Le requérant demande la suppression de l'indexation de ces données, en se fondant sur le principe de pertinence des informations collectées et stockées, principe qui figure dans l'article 6 d) de la directive européenne du 24 octobre 1995. Il énonce que les données personnelles doivent être "exactes et, si nécessaire, mises à jour ; toutes les mesures raisonnables doivent être prises pour que les données inexactes ou incomplètes, au regard des finalités pour lesquelles elles sont collectées ou pour lesquelles elles sont traitées ultérieurement, soient effacées ou rectifiées." L'article 6 al. 4 de la loi française du 6 janvier 1978 est d'ailleurs à l'origine de ce principe, et mentionne que les données inexactes doivent être effacées ou rectifiées, à la seule demande de l'intéressé. Observons cependant que la desindexation n'est pas l'effacement, car elle n'a pour finalité que la suppression des liens qui renvoient vers l'information et non pas celle de l'information elle-même.

Dans l'affaire Gonzalez, l'AEPD a prononcé une injonction à l'encontre de Google, lui demandant de désindexer deux articles de La Vanguardia. L'entreprise américaine n'a évidemment pas entendu se soumettre si facilement au droit européen, d'autant qu'elle préfère imposer à ses utilisateurs un ordre juridique d'origine contractuelle, écartant l'ordre public des Etats dans lesquels elle exerce son activité. Elle a donc contesté l'interprétation par le droit espagnol de la directive de 1995, et la présente décision de la CJUE est en fait la réponse à une question préjudicielle.

A dire vrai, Google n'était pas dépourvue d'arguments, car le fondement juridique du droit à l'oubli demeure relativement instable. Les données conservées sur le requérant sont "exactes", dans la mesure où la vente sur saisie immobilière a effectivement eu lieu. Le débat se développe donc à partir de la notion de "pertinence" qui manque pour le moins de précision. Pour Google, les données sont pertinentes parce qu'elles sont exactes. Pour le requérant, elles ne sont pas pertinentes précisément parce qu'elles portent atteinte au droit à l'oubli. Dans l'état actuel du droit, le droit à l'oubli se présente donc comme un sous-produit du droit au respect de la vie privée. On attend dès lors avec impatience l'adoption définitive du règlement relatif à la protection ds personnes physiques à l'égard du traitement de données à caractère personnel. Son article 17 consacre en effet le droit à l'oubli et offre ainsi aux demandeurs un fondement juridique autonome que les grandes firmes du secteur auront des difficultés à contester.

La décision de la CJUE est donc, en quelque sorte, une décision d'attente, qui permet d'appliquer le droit à l'oubli alors qu'il n'est pas encore tout à fait détaché des droits connexes.


Léo Ferré. Avec le temps. 1972.

Fin de l'irresponsabilité des exploitants de moteurs de recherche


La décision de la CJUE lève tout doute, s'il y en avait encore, sur l'applicabilité du droit à l'oubli aux moteurs de recherche. Leurs exploitants sont donc responsables du traitement informatisé qu'ils mettent en oeuvre, au sens de la directive de 1995. Est donc écarté l'argument essentiel tiré de l'irresponsabilité des gestionnaires des moteurs de recherches. Ils estimaient que leur rôle se bornaient à indexer des données dont ils ne maîtrisaient pas le contenu et à les mettre à disposition des internautes. 

Sur ce point, la CJUE se situe dans la droite ligne du droit français. Récemment, le 6 novembre 2013,  la 17è Chambre du TGI de Paris a ainsi rendu un jugement très remarqué, en donnant satisfaction à Max Mosley dans le litige qui l'opposait à Google. Certes, il n'invoquait pas, à proprement parler, le droit à l'oubli, mais se situait sur le terrain plus large du droit à la vie privée, reprochant au moteur de recherches de laisser subsister, parmi les données accessibles, des photos le montrant dans des pratiques sado-masochistes, en compagnie de prostituées. Le juge des référés lui a donné satisfaction et exigé le retrait des images litigieuses.

Pour assurer l'effectivité d'une décision adressée à une firme de droit américain, la CJUE, comme l'avaient fait les juges français avant elle, met en oeuvre une conception large de la notion d'établissement. Autrement dit, elle fait peser la contrainte juridique de désindexation sur la filiale espagnole de Google. Certes, cette dernière a essentiellement pour mission de vendre de l'espace publicitaire, mais le juge européen fait observer que son activité a pour unique objet de rentabiliser le service offert par la société-mère et qu'elle est donc "indissociablement liée" à celle-ci. A ce titre, elle est soumise aux mêmes contraintes juridiques.

Un droit non absolu


Imposant le droit à l'oubli, la décision de la CJUE en pose aussi les limites. Car le droit à l'oubli est au coeur d'un double conflit de normes. Il s'agit d'abord de trouver un équilibre entre le droit à la protection des données personnelles et l'intérêt économique du moteur de recherches. En l'espèce, la décision ne suscite guère de difficultés car les demandes de désindexation ne portent pas une réelle atteinte aux ressources de Google, d'origine essentiellement publicitaires. Il s'agit ensuite, et la difficulté est plus grande, de trouver un second équilibre entre le droit à l'oubli et l'intérêt pour le public à connaître telle ou telle information. 

D'une manière générale, la Cour considère que les droits rattachés à la vie privée des personnes doivent être interprétés à la lumière des droits fondamentaux désormais inscrits dans la Charte.(décision Connolly c. Commission du 6 mars 2001).  Il en est de même du droit à l'oubli qui doit également être interprété à la lumière des droits fondamentaux. 

Le droit interne des Etats doit donc prévoir un mécanisme de pondération effectué par l'autorité de régulation ou par le juge. Il s'agit alors d'apprécier la situation concrète de la personne qui demande la suppression des données et la Cour invite à fonder cette appréciation sur "la nature de l'information en question et de sa sensibilité pour la vie privée de la personne concernée ainsi que de l'intérêt du public à disposer de cette information, lequel peut varier, notamment en fonction du rôle joué par cette personne dans la vie publique". 

La formulation renvoie à une distinction bien connue du droit français de la vie privée. Pour la personne anonyme et qui entend le rester, l'effacement des données personnelles au nom du droit à l'oubli doit être parfaitement garanti. Pour la personne qui participe à la vie publique, l'information, même ancienne, peut être un élément éclairant sa conduite récente et constitue un élément d'un "débat d'intérêt général", au sens où l'entend la Cour européenne des droits de l'homme. Par exemple, on imagine qu'il ne serait pas inutile de savoir qu'une personne impliquée dans une affaire de corruption a déjà été poursuivie et condamnée sur un fondement identique quelques années auparavant. Cette première condamnation n'apparait plus comme une donnée relative à la vie privée, mais comme un élément à verser à un débat très actuel.

De manière très concrète, les internautes vont donc pouvoir demander la suppression des données les concernant et leur demande donnera lieu à une évaluation, sous le contrôle des autorités telles que la CNIL et des juges. Nul doute que les requêtes seront nombreuses et le Telegraph fait état de plus d'un millier de demandes déjà déposées par les seuls internautes britanniques.

Reste que Google montre une certaine mauvaise humeur en affirmant qu'il lui faudra plusieurs semaines pour mettre en place un système informatisé de dépôt de requêtes qui ne devrait pourtant pas être très complexe. Elle est rejointe dans sa critique par les partisans d'un internet entièrement libre, généralement proches de la doctrine libérale américaine. Ils voient dans la décision de la Cour de justice une "menace pour la liberté d'informer", voire une "atteinte à la démocratie". Les formules sont fortes, si fortes que l'on peut se demander si ces propos ne relèvent pas davantage d'une action de lobbying que de l'analyse juridique.

jeudi 15 mai 2014

Le rapport Imbert-Quaretta, leurre des montres molles

Mireille Imbert-Quaretta, membre de la Commission de protection des droits de la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi) a remis, le 12 mai 2014, au ministre de la culture son rapport sur les "outils opérationnels de prévention et de lutte contre la contrefaçon en ligne". Rappelons que le fait de mettre à disposition des publics des oeuvres, notamment de la musique ou des films, en violation des droits de leurs auteurs et des ayants-droit constitue une contrefaçon. Ce travail est la suite d'une réflexion théorique théorique engagée sur cette question par un premier rapport du 15 février 2013.

Ce premier travail n'avait guère suscité de commentaires, les professionnels de l'internet étant surtout intéressés par l'éventuelle disparition de la Haute autorité. Il est vrai que, sur le fond, il semblait hésiter entre deux voies. D'un côté la répression pénale, toujours difficile à mettre en oeuvre quand les téléchargements proviennent de sites de contrefaçon à grande échelle, domiciliés dans des Etats où les voies d'exécution sont presque inexistantes. De l'autre, un effort de prévention par des codes de déontologie, des codes de conduite, toutes les formes de ce droit mou qui a pour caractéristique essentielle de n'imposer aucune contrainte et de privilégier la rhétorique sur l'effectivité.

La partie opérationnelle du travail, celle qui a été diffusée le 12 mai, choisit hélas la seconde voie.

La signature de chartes


Le rapport commence par affirmer une volonté "d'assécher les ressources financières des sites massivement contrefaisants" qui hébergent illégalement des oeuvres pour les rendre accessibles par téléchargement. Ils vivent la plupart du temps des revenus de la publicité et des abonnements. L'idée générale est alors d'impliquer les acteurs de la publicité et du paiement en ligne, selon un principe que les Anglo-saxons désignent d'une formule très parlante : "Follow the Money", que les Français ont traduit par "Frapper au portefeuille".

L'idée est intelligente, encore faut-il pouvoir la mettre en oeuvre. Et le rapport d'ajouter que ces acteurs ne refusent pas une action coordonnée, mais seulement "dans le cadre d'instruments de droit souple, à condition de disposer d'éléments suffisamment probants pour garantir leur sécurité juridique". Conforté par une réaction aussi enthousiaste, le rapport suggère la signature de chartes, "sur les terrains de l'autorégulation et du droit souple". On ne voit pas très bien comment la sécurité juridique de ces acteurs, qui ont souscrit des contrats de droit "dur" avec les sites en question, pourrait être assurée par des instruments dépourvus de valeur juridique. Le marché ressemble fort à un marché de dupes, dès lors que les entreprises de publicité et de paiement en ligne posent comme condition une sécurité juridique qu'ils savent ne pas pouvoir obtenir.

Salvador Dali. Les montres molles. 1931

Une "Liste noire" des sites pirates


 Le rapport propose ensuite la création d'une mission publique d'information sur ces sites "massivement contrefaisants". Sans doute aurait-il été judicieux de commencer par là, tant il est vrai qu'il convient d'établir une distinction claire entre ceux qui vivent des téléchargements illicites et ceux qui les accueillent de manière exceptionnelle, parce qu'ils ne sont pas en mesure de contrôler l'ensemble des contenus (comme You Tube ou Daily Motion). 

Pour l'auteur du rapport, il s'agit d'informer le public qui s'interroge parfois sur la licéité d'un site. Derrière cet argument s'en cache sans doute un autre, lié à l'élément moral de l'infraction. On se souvient que, dans une décision du 21 juin 2006, le TGI de Paris, avait estimé que de grands annonceurs (SNCF, AOL, La Française des Jeux, Partouche etc..) faisant de la publicité pour leurs produits sur des sites de partage (peer to peer), ne pouvaient être reconnus complices de contrefaçon des oeuvres téléchargées. Le réalisateur des Choristes, Christophe Baratier, qui se plaignait que son film ait été disponible au téléchargement avant même d'être diffusé en salle, n'a donc pu obtenir que ceux là même qui finançaient ces sites soient considérés comme complices de l'infraction. Dès lors qu'une liste noire de ces sites pirates existe, ces annonceurs ne pourront plus invoquer leur ignorance pour dégager leur responsabilité.

Là encore, l'idée est bonne, mais sa mise en oeuvre demeure dans le droit flou. Le rapport se borne à évoquer une "mission d'information", dont on ignore comment elle sera composée et de quelles prérogatives de puissance publique elle disposera. On ne sait pas davantage si la liste finalement dressée figurera, ou non, dans une norme contraignante. De la réponse à ces questions dépend la possibilité d'utiliser cette liste devant les tribunaux.

L'injonction de retrait prolongé


Dernier élément du rapport, la création d'une "injonction de retrait prolongé", objet juridique encore non identifié. Il s'agit de modifier quelque peu la notification prévue à l'article 6 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance pour l'économie numérique, qui permet aux auteurs et ayants-droit de demander le retrait des oeuvres.  En effet, ces dispositions demeurent d'une efficacité toute relative, car les sites vont simplement changer l'adresse internet, ce qui contraint à une nouvelle notification, et ainsi de suite. Pour éviter cette difficulté, le rapport propose de confier à l'autorité administrative la compétence pour enjoindre à un site non seulement de supprimer le contenu mais encore d'empêcher sa réapparition pendant une durée déterminée. L'administration vient donc assister les ayants-droits et elle prend une décision beaucoup plus lourde de conséquences pour les sites concernés.

Cette "injonction de retrait prolongé" trouve sans doute son origine dans l'article 14 al. 3 de la directive du 8 juin 2000 sur le commerce électronique qui affirme que les hébergeurs de stockage d'informations sur internet ne sont pas responsables de leur caractère illicite, à la condition qu'ils agissent promptement dès qu'ils ont connaissance d'un contenu illicite, pour le retirer et rendre son accès impossible. En droit français, cette directive a été transposée l'article L 336-2 du code de la propriété intellectuelle, qui autorise les titulaires de droits a demander au juge une ordonnance sur requête pour enjoindre aux sites d'agir en ce sens.

Encore s'agit-il d'une ordonnance sur requête, c'est à dire d'une intervention d'un juge. Le dispositif envisagé par le rapport de Mireille Imbert-Quaretta ne prévoit que celle de l'autorité administrative, saisie par les titulaires de droits. La justification de ce choix réside dans son faible coût pour les demandeurs. Sans doute, mais, là encore, il s'agit de donner à une administration compétence pour porter atteinte à la libre circulation de l'information et à la liberté du commerce. Quels seront les moyens de recours ? Cette autorité administrative ne risque t elle pas d'apparaître comme une simple courroie de transmission des auteurs et leurs ayants-droits ? Tout cela demeure flou, comme si le but était d'exclure le juge de ce contrôle.

Face à une situation juridique particulièrement complexe car marquée par une véritable mondialisation de la contrefaçon, le rapport Imbert-Quaretta propose étrangement d'exclure les garanties juridictionnelles. A ce titre, il se situe dans le droite ligne d'une doctrine américaine qui privilégie les codes de conduite initiés par les professionnels, au détriment de la contrainte juridique. Le résultat est une forme de désengagement de l'Etat, un message un peu curieux au moment où les CNIL européennes s'efforcent d'obtenir des grandes firmes américaines de l'internet un minimum de respect des règles juridiques dans ce domaine. 



dimanche 11 mai 2014

Autorité parentale et droits des beaux-parents : la loi et les bons sentiments

Une proposition de loi relative à "l'autorité parentale et à l'intérêt de l'enfant" présentée par des députés socialistes et écologistes a été adoptée par la Commission des lois de l'Assemblée nationale le 6 mai 2014. Elle devrait être discutée en séance publique les 19 et 20 mai. Pour le moment, le débat parlementaire ne fait que commencer mais on dispose déjà des éléments qui ont guidé la réflexion du parlement, en particulier le rapport du groupe de travail sur la coparentalité publié en janvier 2014.

Les familles recomposées et le droit


Le texte est, en quelque sorte, ce qui reste du projet de loi famille, reporté sine die après la loi sur le mariage pour tous. Les sujets qui fâchent ont été soigneusement retirés, et le droit des couples homosexuels de recourir à la procréation médicalement assistée n'est donc pas évoqué. Que reste-til ? Des dispositions qui visent à adapter le droit à l'évolution des structures familiales.

Les statistiques montrent en effet une croissance considérable du nombre de séparations. Durant l'année 2012, 130 000 divorces ont été prononcés et 27 000 pacs dissous. Aujourd'hui, 1 500 000 enfants vivent dans 750 000 familles recomposées. L'intérêt de ces enfants doit effectivement être davantage pris en considération, d'abord par un renforcement de l'exercice conjoint de l'autorité parentale, ensuite par la reconnaissance de la place croissante des tiers, et notamment des beaux parents, dans l'éducation des enfants.

L'ensemble est pétri de bons sentiments, mais les bons sentiments se heurtent parfois à la dure réalité du droit positif.

L'exercice conjoint de l'autorité parentale


La proposition de loi vise à renforcer l'exercice conjoint de l'autorité parentale. L'objectif principal est d'empêcher le "syndrôme de l'enfant à la fenêtre", c'est à dire l'hypothèse où l'un des deux parents ne participe plus à l'éducation de l'enfant, et finit par s'éloigner de lui plus ou moins définitivement.

Certaines dispositions de la propositions sont purement cosmétiques. Il en est ainsi de l'article 2 qui impose de faire figurer dans le livret de famille des informations relatives aux droits et devoirs des parents à l'égard de l'enfant. Cela rappelle étrangement les livrets de famille des années 1930, dans lesquels figurait un chapitre consacré à l'hygiène de la grossesse et aux avantages de l'allaitement naturel. Tout cela est fort sympathique, mais l'impact réel de telles dispositions demeure très limité.

D'autres dispositions se bornent à rappeler le droit existant. C'est le cas de l'article 3 de la proposition qui impose une obligation d'information réciproque des parents pour tous les éléments importants concernant la vie de l'enfant et de l'article 4 qui énonce que tout acte important lié à l'autorité parentale requiert l'accord des deux parents. Il s'agit là d'une reprise de l'article 372 du code civil qui énonce que "les pères et mères exercent en commun l'autorité parentale".


 Les enfants. Christian Vincent 2004. Karine Viard et Gérard Lanvin


Les "actes importants"


Le problème réside dans la définition de l'acte "important", celui qui ne peut intervenir qu'avec l'accord des deux parents. Reprenant la définition donnée par la jurisprudence, le rapport de janvier 2014 le définit comme l'"acte qui rompt avec le passé et engage l'avenir de l'enfant ou qui touche à ses droits fondamentaux". Il s'oppose à l'acte "usuel" qui intervient pour gérer la vie quotidienne de l'enfant, comme aller le chercher à l'école s'il est malade ou l'envoyer en vacances, acte usuel qui n'implique aucun changement de sa situation.

Le choix de la résidence "au domicile de chacun des parents"


Contrairement au souhait de certaines associations, la proposition de loi ne dresse pas la liste de ces "actes importants". Le seul qui soit expressément mentionné est le choix de la résidence de l'enfant. Depuis plusieurs années, s'est développé un mouvement en faveur de la résidence alternée paritaire de principe. Dans cette hypothèse, la résidence alternée est impérativement la première option examinée, même s'il est possible d'en choisir finalement une autre. Le parlement n'a pas choisi cette solution, et a préféré laisser aux parents une plus grande liberté de choix.

Concrètement, la proposition récuse les notions de "résidence alternée", de "droit de visite" ou d'"hébergement". Son article 7 pose le principe selon lequel la résidence de l'enfant est fixée "au domicile de chacun des parents", formule qui témoigne de la stricte égalité des parents. Ces derniers ne sont plus placés devant un choix binaire entre résidence alternée ou résidence au domicile de l'un d'entre eux. Ils pourront choisir le rythme de l'alternance, définir leur propre organisation en fonction des besoins des enfants et de leurs souhaits. 

Le changement de résidence


Dans cette perspective, le changement de résidence de l'un des conjoints est également un "acte important" qui nécessite l'accord de l'autre. Il s'agit là d'une innovation, dès lors que le droit actuel n'impose qu'une obligation d'information au conjoint qui veut changer de domicile. Conformément à l'article 5 de la proposition de loi, celui qui déménage sans informer l'autre parent risque une amende civile inférieure ou égale à 10 000 € .

Cette règle est conforme au principe de l'exercice conjoint de l'autorité parentale, mais on peut s'interroger sur les atteintes qu'elle porte au principe de libre choix du domicile, principe rattaché au droit au respect de la vie privée. Il s'agit en effet de donner un véritable droit de veto à l'ancien conjoint d'une personne qui pourra s'opposer à tout changement de domicile. Certes, la proposition prévoit une exception lorsqu'il s'agit de s'éloigner d'un ancien conjoint violent, mais il existe d'autres motifs pour lesquels un déménagement peut être envisagé, que ces motifs soient professionnels ou familiaux. En cas de refus de l'ex-conjoint, il faudra alors introduire une demande devant le juge, sur le fondement de l'article 373-2 du code civil. Il appartiendra au Conseil constitutionnel d'apprécier si cette atteinte au libre choix du domicile est proportionnée aux intérêts en cause.

Les beaux-parents


La proposition de loi s'inscrit dans un mouvement général d'accroissement considérable du nombre d'adultes susceptibles d'intervenir dans l'éducation d'un enfant. Celui-ci est désormais au centre d'une famille élargie. Elargie par l'accroissement de la durée de vie, et un enfant qui naît a désormais des grands parents, voire des arrière grands-parents qui veulent le voir grandir et, d'une manière ou d'une autre, participer à son éducation. L'article 371-4 du code civil, issu de la loi du 5 mai 2007, consacre ainsi un droit de l'enfant d'"entretenir des relations personnelles avec ses ascendants", droit qui a conduit à reconnaître aux grands parents un droit de visite et d'hébergement.

Aujourd'hui, la proposition de loi pose la question des relations entre l'enfant et ses beaux-parents. Observons d'emblée que le texte n'emploie pas le terme de "beau-parent", mais préfère se référer au"tiers vivant de manière stable avec l'un des parents", formule qui permet d'exclure toute référence au mariage et s'appuie finalement sur la stabilité d'une relation. C'est la résidence avec l'enfant qui créer le lien avec lui.

La proposition de loi n'a pourtant pas pour objet, contrairement à ce qui a été dit ici et là, de définir un statut juridique des beaux-parents. Elle offre seulement une sorte de "boîte à outils" juridiques permettant une meilleure association du beau-parent à l'éducation des enfants, mais seulement si les parents en sont d'accord. 

Pour les actes usuels isolés, le beau-parent est tout simplement considéré comme un "tiers de bonne foi", au sens de l'article 372-2 du code civil. Autrement dit, il existe une présomption d'accord des parents pour les actes usuels, ceux que des parents peuvent naturellement autoriser un tiers à accomplir. Sur ce plan, la proposition de loi ne modifie en rien le droit positif.

Si certaines familles recomposées souhaitent offrir au beau-parent la possibilité d'accomplir quotidiennement les actes usuels relatifs à l'éducation de l'enfant, elles peuvent désormais utiliser la voie contractuelle. Le "mandat d'éducation quotidienne" est un contrat passé sous seing privé ou par acte authentique. Bien entendu, il ne modifie en rien l'autorité parentale qui demeure exclusivement exercée par les deux parents. Et ces derniers doivent tous deux définir le périmètre des prérogatives dont disposera le beau-parent et signer le contrat.

Une vison Bisounours de la famille ?


Sur le fond, ce mandat est certainement une avancée positive dans la reconnaissance du rôle des beaux-parents dans des familles recomposées. La mise en oeuvre de cette réforme risque cependant d'être délicate, et certains commentateurs n'ont pas hésité à ironiser sur une vision "Bisounours" de ces familles. Combien d'époux divorcés sont-ils prêts à accepter l'ntervention du nouveau mari de leur ex-femme dans l'éducation de leur enfant ? Combien d'épouses divorcées signeront-elles le contrat conférant à celle qui leur a succédé dans la vie de leur mari un rôle dans l'éducation de leur enfant ? Le mandat d'éducation quotidienne suppose un divorce pacifié, une relation harmonieuse entre gens de bonne compagnie uniquement soucieux de l'intérêt des enfants. Un rêve...

Derrière cette proposition de loi, on voit apparaître une évolution vers une forme de contractualisation du droit de la famille. Cette évolution présente des aspects positifs, et il est sans doute indispensable d'offrir aux couples une plus large autonomie dans l'organisation concrète de la vie de l'enfant. De la même manière, il n'est pas inutile de mentionner le beau-parent dans une loi, même s'il ne dispose d'aucun statut légal lui permettant de revendiquer telle ou telle prérogative. Dans tous les cas cependant, la loi demeur l'ultime recours lorsque la famille n'est pas cet univers pacifié et harmonieux qu'envisage la proposition de la loi. Il paraît que cela arrive, de temps en temps.


jeudi 8 mai 2014

Le "plaider coupable" devant la Cour européenne des droits de l'homme

La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt Natsvlishvili et Togonidze c. Géorgie du 29 avril 2014, s'est penchée, pour la première fois de manière aussi exhaustive, sur la conformité de la procédure de "plaider coupable" au droit au procès équitable  garanti par l'art. 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme.

 Le plaider-coupable, avantages et inconvénients


Le "plaider coupable" est une importation de la procédure américaine du "Plea bargaining", procédure qui tend à se généraliser dans le droit des Etats européens. On peut le définir comme une procédure allégée qui permet de proposer au prévenu une peine inférieure à celle encourue, en échange de la reconnaissance de sa culpabilité. D'une manière générale, le plaider-coupable est présenté comme un système "gagnant-gagnant", formule à la mode qui permet de ne pas trop s'interroger sur le fond. Pour l'intéressé, l'avantage est évident puisque la peine est plus légère. Aux yeux des spécialistes, cette apparente indulgence est cependant compensée par une plus grande effectivité de la peine qui est prononcée et exécutée rapidement, psychologiquement mieux rattachée aux faits qui la justifient. Pour l'administration de la justice, le plaider-coupable présente l'intérêt de faciliter une gestion de masse des infractions les plus fréquentes. Par dessus tout, il est économe des deniers de l'Etat, en évitant notamment les frais d'un procès.

Si l'on insiste sur les avantages du plaider-coupable, on oublie souvent d'évoquer les inconvénients de la procédure : suppression de l'instruction qui repose sur une enquête approfondie à charge et à décharge, puissance trop grande accordée à l'aveu dans l'administration de la preuve, sans oublier les risques de pression. 

C'est bien la question posée par l'affaire géorgienne, qui semble sortir tout droit du film "Les Ripoux" dont on sait qu'il comporte deux époques. 

"Les Ripoux" 


Monsieur Natsvlishvili et madame Togonidze étaient propriétaires de 1995 à 2000, de 15, 55 % des parts d'une entreprise automobile géorgienne, ce qui faisait d'eux les principaux actionnaires privés, derrière l'Etat majoritaire. En 2002, M. Natsvlishvili est enlevé, puis relâché après qu'une rançon ait été payée par sa famille, rançon très importante dont le montant a sans doute intrigué les autorités géorgiennes et provoqué une enquête. En 2004, la police procède à l'arrestation très médiatisée de l'intéressé, accusé de s'être approprié des fonds publics en vendant à son profit des parts de capital social appartenant à l'Etat. Emprisonné immédiatement, il accepte de plaider coupable en septembre de la même année. Contre restitution de 22 % des parts de l'usine à l'Etat et paiement d'une forte amende, sa peine est finalement allégée et il est libéré le jour même de sa condamnation par le tribunal. 

"Ripoux contre Ripoux"


Par la suite, le requérant et son épouse ont saisi la Cour européenne des droits de l'homme, considérant que ce plaider-coupable leur avait été imposé, et qu'il traduisait une forme de chantage. Ils déclarent alors avoir été contraints de céder leurs parts dans l'usine et de payer une forte somme d'argent, en échange de la libération de M. Natsvlishvili. Ils contestent en même temps l'absence de recours contre le jugement de "plaider-coupable" et font état de diverses pressions des autorités géorgiennes, dans le but d'obtenir le retrait de leur requête devant la Cour européenne.

Celle-ci rejette leur recours, et on serait tenté de croire qu'elle applique la règle "Nemo auditur", tant il est vrai qu'il n'est pas si fréquent de voir un corrompu se plaindre d'avoir été victime de corruption.

En réalité, la Cour européenne va étudier de manière très méticuleuse la procédure de plaider-coupable mise en oeuvre à l'égard du requérant. Certes, elle rappelle que sa mission est de juger un cas d'espèce, mais cette observation ne l'empêche pas d'apprécier le principe même du plaider-coupable.



 Ripoux contre Ripoux. Claude Zidi 1989
Thierry Lhermitte et Philippe Noiret

Les conditions du plaider-coupable


En soi, une telle procédure n'est pas illicite et la Cour a eu à juger plusieurs affaires de plaider-coupable sans qu'elle voit dans cette procédure une atteinte directe au droit au procès équitable. Tel est le cas, par exemple, dans l'arrêt Slavcho Kostov c. Bulgarie du 27 novembre 2008. Encore faut-il que cette procédure réponde à deux conditions, clairement formulées par la Cour. D'une part, l'intéressé doit accepter le principe du plaider-coupable sur la base d'un consentement éclairé. Il doit donc être parfaitement informé des faits qui lui sont reprochés et des conséquences du plaider-coupable. D'autre part, l'accord  européenne doit être homologué par un juge qui apprécie à la fois sa procédure et son contenu.

En l'espèce, la Cour fait observer que le requérant était conseillé par deux avocats et qu'il a pris l'initiative de solliciter un plaider-coupable. A plusieurs reprises ensuite, et notamment devant le juge chargé d'homologuer l'accord, il a affirmé qu'il était d'accord et ne subissait aucune pression. Enfin, dès lors que la peine ne peut être prononcée qu'avec le consentement du prévenu, il n'est pas anormal que la décision d'homologation ne puisse faire l'obet d'un appel. Aux yeux de la Cour, consentir à un plaider-coupable revient à renoncer au droit d'appel. Selon une jurisprudence constante, rappelée dans l'arrêt Krombach c. France du 13 février 2001, les Etats conservent d'ailleurs une grande latitude dans l'organisation concrète du double degré de juridiction.

Ces conditions une fois posées, la Cour admet l'application du plaider-coupable par les juges géorgiens. Mais c'est aussi la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme de cette procédure qui est ainsi consacrée.

Le droit français et la loi Perben II


La décision n'est certainement pas sans conséquence pour le droit français. Le plaider-coupable a été introduit dans notre système juridique sous nom de "comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité" par la loi du 9 mars 2004, la même année qu'en Géorgie. Dix ans après, même si les critiques se sont atténuées, la méfiance à l'égard de cette procédure demeure réelle, tant il est vrai qu'elle semble privilégier la rapidité de la justice au détriment de la défense et du droit d'être jugé dans la sérénité.

Observons tout de même que le plaider-coupable à la française ne concerne pas toutes les infractions, même si la loi du 13 décembre 2011 en a étendu le champ. Exclue en matière criminelle, elle s'applique désormais à tous les délits, à l'exception des délits de presse, des homicides involontaires  (art. 495-7 cpp), des atteintes à l'intégrité des personnes et des agressions sexuelles punies d'une peine supérieures à cinq d'emprisonnement.

La procédure suivie en France est à l'évidence conforme aux exigences posées par la Cour européenne. En effet, l'intéressé demande lui même le bénéficie de cette procédure, dans une pièce écrite où figure également sa reconnaissance de culpabilité. Dans sa décision du 2 mars 2004, le Conseil constitutionnel a d'ailleurs exigé que l'intéressé reconnaisse "librement et sincèrement" être l'auteur des faits, ce qui signifie que les juges sont fondés à vérifier le caractère éclairé de son consentement. La proposition de peine formulée par le procureur, et acceptée par l'intéressé, est ensuite homologuée par un juge du siège dans une audience publique. Cette décision peut être frappée d'appel, mais la cour d'appel ne peut prononcée une peine plus élevée que celle approuvée par le juge de l'homologation.

Un instrument de rigueur budgétaire


Le droit français est donc plus protecteur que le droit géorgien, précisément dans la mesure où il autorise l'appel, y compris à l'initiative de la victime. Doit-on en déduire que le plaider-coupable est désormais une procédure incontestable et parfaitement intégrée dans notre droit ? A dire vrai, on n'en sait rien, car il n'existe guère de bilan, après dix années de mise en oeuvre. Certes, le plaider-coupable est désormais très utilisé, mais on peut s'interroger sur les raisons de son succès. S'agit-il de rendre une justice de proximité permettant au coupable de mieux prendre conscience de la faute commise ? S'agit-il de mettre en place une forme de taylorisme de la justice permettant de gérer une délinquance qui s'accroit ? S'agit-il plus prosaïquement de faire des économies  en évitant autant que possible de coûteux procès devant le tribunal correctionnel ? Sur ce point, le plaider coupable apparaît d'abord comme une tentative pour concilier  bonne administration de la justice et rigueur budgétaire.

mardi 6 mai 2014

Accès au dossier durant la garde à vue : la guerre des lobbies

Après son adoption par le Sénat en première lecture en février 2014, c'est au tour de l'Assemblée nationale de débattre du projet de loi sur le droit à l'information dans le cadre des procédures pénales. Avant toutes choses, ce projet révèle l'influence grandissante du droit de l'Union européenne sur la procédure pénale, puisqu'il s'agit de transposer la directive 2012/13/UE du 22 mai 2012, texte qui vise à établir un standard européen dans ce domaine. 

La démarche est loin d'être simple, car les pays membres de l'Union européenne sont partagés entre deux traditions. D'un côté, les anglo-saxons qui privilégient une procédure accusatoire, dans laquelle s'opposent un procureur chargé de l'accusation et un avocat qui prend en charge l'ensemble de la défense. De l'autre, les pays de droit continental issu du système romano-germanique, qui ont adopté une procédure inquisitoire dans laquelle l'enquête et l'instruction sont menées à charge et à décharge. Quel système l'emportera in fine ? Il est bien difficile de le dire, mais force est de constater que les avocats ont choisi leur camp, la procédure accusatoire leur offrant un renforcement de leur rôle et de leurs pouvoirs.

Quoi qu'il en soit, le gouvernement a choisi de déposer un projet de loi de transposition de la directive selon une "procédure accélérée". Cela signifie qu'il n'y aura pas de seconde lecture, la date limite de transposition étant fixée au 2 juin 2014.

Statut du suspect


Sur le fond, le projet apporte des modifications substantielles, en créant notamment un véritable statut du suspect entendu librement. Qu'il soit entendu dans le cadre d'une enquête de flagrance, d'une enquête préliminaire, ou à le demande d'un juge d'instruction, il doit être informé de ses droits : droit de connaître les éléments essentiels de l'infraction qu'il est soupçonné avoir commise, droit au silence et, bien entendu, droit de quitter les locaux des forces de police ou de gendarmerie. Cette audition libre qui suscitait l'inquiétude fait donc désormais l'objet d'un encadrement juridique qui s'imposait.

Information du gardé à vue


En cas de garde à vue, l'information est également améliorée. Celle de l'intéressé tout d'abord auquel sera notifiée la qualification de l'infraction et son lieu de commission ainsi que les motifs justifiant son placement en garde à vue. Il aura accès à des pièces qui, jusqu'à aujourd'hui, n'étaient communiquées qu'à son avocat (procès verbal de notification du placement, procès verbaux d'audition et, le cas échéant, certificat du médecin). Tous ces droits seront mentionnés dans un document écrit dont l'intéressé pourra se prévaloir pendant toute la durée de sa garde à vue. L'information de l'avocat sera également améliorée puisqu'il aura également accès à la qualification des faits reprochés à son client et aux motifs de sa garde à vue. Ces éléments sont loin d'être négligeables car les avocats y trouveront des éléments pour contester la mesure dont leur client est l'objet.

Les avocats refusent pourtant d'accorder le moindre crédit à un texte qui ne leur accorde pas l'accès à l'ensemble du dossier dès le début de la garde à vue.

Un conflit de lobbies


Les avocats étaient parvenus à obtenir en commission des lois le vote d'un amendement permettant à l'avocat d'une personne gardée à vue de consulter "l'ensemble des pièces du dossier utiles à la manifestation de la vérité et indispensables à l'exercice des droits de la défense". En l'espèce, ce sont deux députés du groupe écologistes, Sergio Coronado et Paul Molac, qui avaient déposé cet amendement.

Certes, les avocats ne sont pas les seuls à faire du lobbying, et ils accusent volontiers les syndicats de police de n'être pas étrangers au dépôt, par le gouvernement cette fois, d'un autre amendement rejetant le précédent. Il est vrai que le débat a malheureusement pris l'apparence d'un conflit entre lobbies, mais il n'en demeure pas moins que l'analyse juridique donne un poids particulier à la position gouvernementale.

Car, contrairement à ce qu'affirment les avocats, la communication du dossier dès le début de la garde à vue ne trouve aucun fondement sérieux dans le droit positif.


Maigret tend un piège. Jean Delannoy. 1958
Jean Gabin, Lucienne Bogaert, Annie Girardot

 

Aucun fondement dans le droit positif


Le Conseil constitutionnel a expressément refusé de consacrer un tel droit. Dans sa décision rendue sur QPC le 18 novembre 2011, il affirme au contraire que les dispositions actuelles gouvernant la garde à vue "n'ont pas pour objet de permettre la discussion de la légalité des actes d'enquête ou du bien-fondé des éléments de preuve rassemblés par les enquêteurs. Ces actes ou ces éléments ont vocation, le cas échéant, à être ultérieurement discutés devant les juridictions d'instruction ou de jugement".

La Chambre criminelle de la cour de cassation tire toutes les conséquences du droit positif, et rappelle, dans une décision du 6 novembre 2013, que l'absence d'accès de l'avocat au dossier d'enquête préliminaire ne saurait justifier la nullité de la procédure. Pour la Cour, le débat contradictoire sur les éléments de preuve recueillis durant l'enquête n'intervient pas durant la garde à vue, mais se développe plus tard, devant le juge d'instruction, puis devant les juridictions de jugement.

Le droit européen


Face à cette jurisprudence de la Cour de cassation, les avocats préfèrent invoquer le droit européen, droit de l'Union européenne, mais aussi de la Convention européenne. 

Certains considèrent ainsi que l'actuel projet de loi ne transpose pas la directive européenne de manière satisfaisante. La lecture de la directive du 22 mai 2012 montre, en effet, qu'elle consacre un droit d'accès aux éléments du dossier (art.7), mais seulement à ceux indispensables "pour contester de manière effective conformément au droit national la légalité de l'arrestation ou de la détention". La totalité du dossier, quant à elle, peut être mis à la disposition de la personne "au plus tard lorsqu'une juridiction est appelée à se prononcer sur le bien-fondé de l'accusation". Il faut donc le reconnaître, la directive n'impose aucune contrainte aux Etats, dès lors que leur procédure pénale offre l'opportunité de contester la privation de liberté.

Reste évidemment la Cour européenne des droits de l'homme,  et les avocats attendent beaucoup de la célèbre jurisprudence Dayanan c. Turquie du 13 octobre 2009. Cette décision énonce en effet que la règle du procès équitable impose que l'avocat de l'accusé ait accès au dossier, mais elle ne dit nulle part que cette communication doit intervenir dès le placement en garde à vue.  Dans son arrêt du 11 juillet 2012, le Conseil d'Etat reprend exactement cette jurisprudence, en affirmant que les pièces auxquelles l'avocat a accès lui permettent "d'apprécier la légalité de la détention de son client". Le fait que la communication des autres pièces ait lieu plus tard "n'est pas de nature à porter atteinte au principe d'égalité des armes, au rôle de défenseur de l'avocat ni à l'effectivité des droits de la défense garanti par les stipulations de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales". Cette interprétation apparaît tout à fait conforme à la position de la Cour européenne qui, comme l'Union européenne, laisse aux Etats une grande latitude pour organiser concrètement la procédure gouvernant l'enquête pénale.

Selon que vous serez puissant ou misérable...


Malgré ces obstacles juridiques, ou plutôt à cause d'eux, les avocats reviendront à la charge. Et peut-être un jour parviendront-ils à transformer la garde à vue qui ne sera plus une phase d'enquête destinée à établir des faits, mais le début de l'instruction contradictoire. Ce serait alors un pas de plus vers l'adoption en France d'un système accusatoire anglo-saxon. La logique serait alors, à terme, la disparition du juge d'instruction, succès tardif pour Nicolas Sarkozy, lui même avocat, qui n'a pu obtenir cette réforme du parlement. Toute garde à vue imposerait alors le recours à un avocat, rémunéré par l'intéressé ou par l'Etat s'il est commis d'office, dès lors que plus personne ne serait compétent pour enquêter ou instruire à décharge. Tant mieux pour ceux qui auront les moyens de s'offrir un ténor du barreau, tant pis pour les autres..

samedi 3 mai 2014

Le tweet en procès

Pendant un procès de Cour d'assises, un assesseur et l'avocat général échangent des tweets.  Le premier demande : "Question de jurisprudence : un assesseur exaspéré qui étrangle sa présidente, ça vaut combien ?". Le second répond : "Je te renvoie l'ascenseur en cas de meurtre de la directrice du greffe ?". Et la conversation de continuer allègrement sur ce ton primesautier, évoquant la possibilité de gifler un témoin, la satisfaction d'en faire pleurer un autre, pour s'achever sur un aveu : "Je n'ai plus écouté à partir des deux dernières heures".

Tout cela s'est bien mal terminé pour ces joyeux magistrats dont le manège a été dévoilé par un journaliste. Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), saisi dans le cadre de poursuites disciplinaires, propose le déplacement d'office pour l'avocat général et inflige une réprimande à l'assesseur. 

Deux modes de sanction


Cette différence de procédure ne doit pas surprendre. Pour les magistrats du parquet, le CSM, saisi en matière disciplinaire, fait une proposition de sanction, la décision définitive appartenant au Garde des Sceaux. En l'espèce, la décision du ministre concernant l'avocat général n'est donc pas encore prise. Pour les magistrats du siège en revanche, le CSM prononce lui-même la sanction. Cette distinction s'explique évidemment par la subordination à l'Exécutif des magistrats du parquet, subordination très contestée mais toujours réelle, qui explique la compétence du ministre. En revanche, une sanction disciplinaire ne peut être prononcée à l'égard d'un magistrat du siège que par le CSM, en vertu du principe de séparation des pouvoirs. 

La différence dans la gravité s'explique évidemment par des considérations liées au dossier. En effet, il n'a pas été clairement établi que les tweets de l'assesseur aient été envoyés pendant l'audience, alors que ceux de l'avocat général l'ont clairement été, ce dernier ayant rejeté clairement les mises en garde qui lui étaient adressées par certains de ses abonnés, manifestement plus conscients que lui du risque qu'il prenait.

Quoi qu'il en soit, ces deux procédures disciplinaires ont suscité une incroyable réaction sur les réseaux sociaux, surtout sur Twitter évidemment. Inutile de dire que le journaliste a été qualifié de vilain rapporteur. Quant aux deux magistrats, ils sont généralement présentés comme des martyrs de la liberté d'expression. Des mouvements de soutien se sont développés. Des avocats ont diffusé des plaidoiries médiatiques. Certains confrères courageux et n'ont pas hésité à menacer de twitter à leur tour leurs audiences, au risque d'aller croupir sur la paille humide des cachots. Que l'on se rassure, il s'agit évidemment de cachots virtuels.

Reste que l'affaire présente le double intérêt de montrer que la liberté d'expression n'est pas absolue et que Twitter est un média comme un autre, soumis aux mêmes règles et aux mêmes contraintes.

La liberté d'expression : une géométrie variable


Certes, la liberté d'expression est consacrée comme "l'un des droits les plus précieux de l'homme" par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Sa valeur constitutionnelle est réaffirmée régulièrement par le Conseil constitutionnel qui y voit une "garantie essentielle du respect des autres droits et libertés" depuis sa décision du 11 octobre 1984. De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme, dans son arrêt Handyside c. Royaume Uni du 7 décembre 1976 en fait "l'un des fondements essentiels de la société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun".

Cette importance de la liberté d'expression dans une société démocratique est donc incontestable et incontestée. Comme est incontestable l'affirmation, tout aussi nette, qu'elle peut faire l'objet de limitations et de restrictions. D'une manière générale, le droit positif consacre ainsi une liberté d'expression à géométrie variable. Selon les lieux tout d'abord, car on ne s'exprime avec la même liberté dans un prétoire et à la buvette. Selon les fonctions exercées, et certaines personnes sont soumises à certaines restrictions, dans les mesures où elles participent à une mission régalienne, armée, police ou justice.

Ces restrictions doivent être prévues par la loi. Dans sa décision du 27 juillet 1982, le Conseil constitutionnel précise ainsi que la liberté d'expression doit être conciliée avec les objectifs de valeur constitutionnelle que sont notamment "la sauvegarde de l'ordre public et le respect de la liberté d'autrui".

Au regard de la liberté d'expression, Twitter est un média ordinaire et les limitations s'y appliquent dans les conditions du droit commun. La loi du 21 juin 2004 sur l'économie numérique définit ainsi la "liberté de communication au public par voie électronique" et pose en principe que les règles de la liberté d'expression s'appliquent sur internet, comme sur n'importe quel autre support.

Edgar Stoebel 1901-2001 L'oiseau bleu


Le devoir de réserve


Défini par l'ordonnance du 22 décembre 1958, le statut de la magistrature énonce, dans son article 6, que tout magistrat entrant en fonctions prête serment "de bien et fidèlement remplir ses fonctions (...) et de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat". L'article 10 de cette même ordonnance interdit ensuite toute démonstration de nature politique, considérée comme incompatible avec "la réserve que leur impose leurs fonctions".

Le devoir de réserve impose aux magistrats de faire preuve de mesure dans l'expression écrite et orale de ses opinions à l'égard des usagers du service publics de la justice, mais aussi à l'égard des autres magistrats. Le recueil des obligations déontologiques des magistrats, diffusé en 2010 par le CSM, affirme ainsi que "dans son expression publique, le magistrat fait preuve de mesure, afin de ne pas compromettre l'image d'impartialité de la justice, indispensable à la confiance du public". La Cour européenne des droits de l'homme ne raisonne pas autrement, lorsqu'elle affirme, dans son arrêt Wille c. Liechtenstein du 28 octobre 1999, que l'"on est en droit d'attendre des fonctionnaires de l'ordre judiciaire qu'ils usent de leur liberté d'expression avec retenue chaque fois que l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d'être mis en cause".

Cette obligation ne concerne pas le contenu des opinions qui, bien entendu demeurent parfaitement libres, mais leur expression. Elle s'applique à la fois dans le service et hors service. En l'espèce, il ne fait aucun doute que menacer, même pour rire, d'étrangler la Présidente de la Cour d'Assises constitue un manquement à l'obligation de réserve. Il suffit que le tweet soit public, ce qui est le cas puisque les comptes twitter des intéressés n'étaient pas verrouillés. Le fait qu'il ait été envoyé pendant l'audience ou à son issue est sans influence sur le manquement au devoir de réserve.

Les magistrats sont-ils des "lanceurs d'alerte" ?


Les soutiens des magistrats twitteurs ont fait observer, et ils ont raison sur ce point, que les réseaux sociaux sont utilisés pour faire connaître la réalité du monde administratif ou judiciaire, en quelque sorte pour dénoncer injustices ou dysfonctionnements. Dans ce cas, il serait peut-être possible d'estimer que ces tweets contribuent au "débat d'intérêt général" au sens où l'entend la Cour européenne lorsqu'elle admet la publications de conversations téléphoniques enregistrées à l'insu des personnes, dans le but de dénoncer des pratiques de corruption (CEDH, 19 décembre 2006, Radio Twiste c. Slovaquie).

Hélas, les magistrats twitteurs ne sont pas des lanceurs d'alerte. Ils ne contribuent pas le moins du monde à un débat d'intérêt général, et leur démarche est plutôt celle de joyeux potaches.
 

La fausse protection du pseudonyme

 
Il est vrai que les magistrats sont sans doute victimes du sentiment d'impunité créé par l'usage d'un pseudonyme. De la part de professionnels de la justice, cette attitude peut surprendre, car le pseudonyme n'a pas pour effet de faire échapper celui qui l'utilise à sa responsabilité. 

En matière pénale, on se souvient que la twittosphere a applaudi lorsque le TGI de Paris, dans une ordonnance du 24 janvier 2013, a ordonné à Twitter de donner les coordonnées d'auteurs de messages antisémites. Sur le fondement de l'article 6-I-8 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, il exige en même temps que Twitter mette en place un dispositif de signalement des contenus illicites conforme au droit français. Le pseudonnyme n'est donc pas une protection absolue, et le juge peut facilement se faire communiquer le nom des intéressés, afin d'engager des poursuites à leur encontre.

Il en est de même en matière disciplinaire. Connue sous le pseudonyme de Zoé Shepard, une jeune fonctionnaire territoriale en a fait l'amère expérience. Auteur d'un livre à succès "Absolument dé-bor-dée, ou le paradoxe du fonctionnaire", elle a été sanctionnée de dix mois de suspension, sanction confirmée par le tribunal administratif de Bordeaux le 31 décembre 2012. Là encore, son pseudonyme ne l'a pas protégée.

La proportionnalité de la sanction


Reste évidemment la question de la proportionnalité de la sanction. Il est vrai que l'on peut penser que le CSM fait parfois preuve d'une sévérité à géométrie variable. Personne n'a oublié qu'en février 2014, il s'est prononcé sur le cas de l'ancien procureur de Nanterre, Philippe Courroye, dans l'affaire des fadettes. Son avis affirme clairement que ce dernier a violé la loi sur le secret des sources des journalistes, pour finalement refuser toute sanction. 

Sans doute, mais nul n'ignore que la proportionnalité ne s'apprécie pas par comparaison avec d'autres affaires. La proportionnalité d'une sanction s'apprécie par contrôle de l'adéquation entre les faits commis et les intérêts en cause. En l'espèce, les sanctions prononcées, réprimande et déplacement d'office, sont les deux plus basses sur les sept prévues par le statut des magistrats. Au delà, on trouve en effet le retrait de certaines fonctions, l'abaissement d'échelon, l'exclusion temporaire, la rétrogradation, la mise à la retraite d'office et enfin la révocation. 
 
Or, nos deux magistrats ont causé un préjudice non négligeable à l'administration de la Justice. A sa dignité et à sa sérénité sans doute, ne serait-ce que parce que les justiciables qui risquent une peine très lourde en Cour d'assises sont en droit d'attendre non seulement le respect mais aussi une attention de tous les instants de ceux là même qui ont pour mission de les juger. De manière plus pragmatique ensuite, le ministère public a dû faire appel de la décision rendue, car elle était susceptible de cassation. Les tweets échangés ne démontraient-ils pas l'existence d'un lien entre un magistrat du siège et celui du parquet, lien de nature à susciter le doute sur l'impartialité du jugement ? Est-il possible de considérer que ces sanctions sont disproportionnées ? Nous verrons bien si les deux magistrats contestent la sanction dont ils ont fait l'objet devant un juge... En espérant qu'il ne sera pas occupé à tweeter au moment du délibéré.