« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 15 mai 2014

Le rapport Imbert-Quaretta, leurre des montres molles

Mireille Imbert-Quaretta, membre de la Commission de protection des droits de la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi) a remis, le 12 mai 2014, au ministre de la culture son rapport sur les "outils opérationnels de prévention et de lutte contre la contrefaçon en ligne". Rappelons que le fait de mettre à disposition des publics des oeuvres, notamment de la musique ou des films, en violation des droits de leurs auteurs et des ayants-droit constitue une contrefaçon. Ce travail est la suite d'une réflexion théorique théorique engagée sur cette question par un premier rapport du 15 février 2013.

Ce premier travail n'avait guère suscité de commentaires, les professionnels de l'internet étant surtout intéressés par l'éventuelle disparition de la Haute autorité. Il est vrai que, sur le fond, il semblait hésiter entre deux voies. D'un côté la répression pénale, toujours difficile à mettre en oeuvre quand les téléchargements proviennent de sites de contrefaçon à grande échelle, domiciliés dans des Etats où les voies d'exécution sont presque inexistantes. De l'autre, un effort de prévention par des codes de déontologie, des codes de conduite, toutes les formes de ce droit mou qui a pour caractéristique essentielle de n'imposer aucune contrainte et de privilégier la rhétorique sur l'effectivité.

La partie opérationnelle du travail, celle qui a été diffusée le 12 mai, choisit hélas la seconde voie.

La signature de chartes


Le rapport commence par affirmer une volonté "d'assécher les ressources financières des sites massivement contrefaisants" qui hébergent illégalement des oeuvres pour les rendre accessibles par téléchargement. Ils vivent la plupart du temps des revenus de la publicité et des abonnements. L'idée générale est alors d'impliquer les acteurs de la publicité et du paiement en ligne, selon un principe que les Anglo-saxons désignent d'une formule très parlante : "Follow the Money", que les Français ont traduit par "Frapper au portefeuille".

L'idée est intelligente, encore faut-il pouvoir la mettre en oeuvre. Et le rapport d'ajouter que ces acteurs ne refusent pas une action coordonnée, mais seulement "dans le cadre d'instruments de droit souple, à condition de disposer d'éléments suffisamment probants pour garantir leur sécurité juridique". Conforté par une réaction aussi enthousiaste, le rapport suggère la signature de chartes, "sur les terrains de l'autorégulation et du droit souple". On ne voit pas très bien comment la sécurité juridique de ces acteurs, qui ont souscrit des contrats de droit "dur" avec les sites en question, pourrait être assurée par des instruments dépourvus de valeur juridique. Le marché ressemble fort à un marché de dupes, dès lors que les entreprises de publicité et de paiement en ligne posent comme condition une sécurité juridique qu'ils savent ne pas pouvoir obtenir.

Salvador Dali. Les montres molles. 1931

Une "Liste noire" des sites pirates


 Le rapport propose ensuite la création d'une mission publique d'information sur ces sites "massivement contrefaisants". Sans doute aurait-il été judicieux de commencer par là, tant il est vrai qu'il convient d'établir une distinction claire entre ceux qui vivent des téléchargements illicites et ceux qui les accueillent de manière exceptionnelle, parce qu'ils ne sont pas en mesure de contrôler l'ensemble des contenus (comme You Tube ou Daily Motion). 

Pour l'auteur du rapport, il s'agit d'informer le public qui s'interroge parfois sur la licéité d'un site. Derrière cet argument s'en cache sans doute un autre, lié à l'élément moral de l'infraction. On se souvient que, dans une décision du 21 juin 2006, le TGI de Paris, avait estimé que de grands annonceurs (SNCF, AOL, La Française des Jeux, Partouche etc..) faisant de la publicité pour leurs produits sur des sites de partage (peer to peer), ne pouvaient être reconnus complices de contrefaçon des oeuvres téléchargées. Le réalisateur des Choristes, Christophe Baratier, qui se plaignait que son film ait été disponible au téléchargement avant même d'être diffusé en salle, n'a donc pu obtenir que ceux là même qui finançaient ces sites soient considérés comme complices de l'infraction. Dès lors qu'une liste noire de ces sites pirates existe, ces annonceurs ne pourront plus invoquer leur ignorance pour dégager leur responsabilité.

Là encore, l'idée est bonne, mais sa mise en oeuvre demeure dans le droit flou. Le rapport se borne à évoquer une "mission d'information", dont on ignore comment elle sera composée et de quelles prérogatives de puissance publique elle disposera. On ne sait pas davantage si la liste finalement dressée figurera, ou non, dans une norme contraignante. De la réponse à ces questions dépend la possibilité d'utiliser cette liste devant les tribunaux.

L'injonction de retrait prolongé


Dernier élément du rapport, la création d'une "injonction de retrait prolongé", objet juridique encore non identifié. Il s'agit de modifier quelque peu la notification prévue à l'article 6 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance pour l'économie numérique, qui permet aux auteurs et ayants-droit de demander le retrait des oeuvres.  En effet, ces dispositions demeurent d'une efficacité toute relative, car les sites vont simplement changer l'adresse internet, ce qui contraint à une nouvelle notification, et ainsi de suite. Pour éviter cette difficulté, le rapport propose de confier à l'autorité administrative la compétence pour enjoindre à un site non seulement de supprimer le contenu mais encore d'empêcher sa réapparition pendant une durée déterminée. L'administration vient donc assister les ayants-droits et elle prend une décision beaucoup plus lourde de conséquences pour les sites concernés.

Cette "injonction de retrait prolongé" trouve sans doute son origine dans l'article 14 al. 3 de la directive du 8 juin 2000 sur le commerce électronique qui affirme que les hébergeurs de stockage d'informations sur internet ne sont pas responsables de leur caractère illicite, à la condition qu'ils agissent promptement dès qu'ils ont connaissance d'un contenu illicite, pour le retirer et rendre son accès impossible. En droit français, cette directive a été transposée l'article L 336-2 du code de la propriété intellectuelle, qui autorise les titulaires de droits a demander au juge une ordonnance sur requête pour enjoindre aux sites d'agir en ce sens.

Encore s'agit-il d'une ordonnance sur requête, c'est à dire d'une intervention d'un juge. Le dispositif envisagé par le rapport de Mireille Imbert-Quaretta ne prévoit que celle de l'autorité administrative, saisie par les titulaires de droits. La justification de ce choix réside dans son faible coût pour les demandeurs. Sans doute, mais, là encore, il s'agit de donner à une administration compétence pour porter atteinte à la libre circulation de l'information et à la liberté du commerce. Quels seront les moyens de recours ? Cette autorité administrative ne risque t elle pas d'apparaître comme une simple courroie de transmission des auteurs et leurs ayants-droits ? Tout cela demeure flou, comme si le but était d'exclure le juge de ce contrôle.

Face à une situation juridique particulièrement complexe car marquée par une véritable mondialisation de la contrefaçon, le rapport Imbert-Quaretta propose étrangement d'exclure les garanties juridictionnelles. A ce titre, il se situe dans le droite ligne d'une doctrine américaine qui privilégie les codes de conduite initiés par les professionnels, au détriment de la contrainte juridique. Le résultat est une forme de désengagement de l'Etat, un message un peu curieux au moment où les CNIL européennes s'efforcent d'obtenir des grandes firmes américaines de l'internet un minimum de respect des règles juridiques dans ce domaine. 



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