« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 24 mai 2014

Henri Guaino et la suspension des poursuites

Le 16 mai 2014, a été enregistrée à la présidence de l'Assemblée nationale une proposition de résolution n° 1954  "tendant à la suspension des poursuites engagées par le Parquet de Paris contre M. Henri Guaino, député, pour outrage à magistrat et discrédit jeté sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des condition de nature à porter atteinte à l'autorité de la justice ou à son indépendance". L'auteur de cette proposition est Henri Guaino lui-même, député des Yvelines. La démarche n'a pas manqué de faire sourire, et certains y ont vu une volonté clairement revendiquée de l'intéressé de se soustraire à la justice. 

En l'espèce, on sait qu'Henri Guaino est poursuivi pour outrage à magistrat. Le 22 mars 2013, il avait accusé le juge Gentil d'avoir "déshonoré la justice" en mettant en examen Nicolas Sarkozy pour abus de faiblesse dans l'affaire Bettencourt. Par la suite, ce même juge Gentil avait prononcé un non-lieu à l'égard de l'ancien Président de la République, mais Henri Guaino avait néanmoins refusé de retirer ses propos. L'instruction pour outrage à magistrat s'est donc achevée par un renvoi de l'intéressé en correctionnelle, et la 17è Chambre doit tenir une première audience le 27 mai, pour fixer la date du procès. Clairement, il s'agit pour Henri Guaino d'obtenir le report de cette audience, afin de retarder autant que possible le procès lui-même. 

L'article 26 al. 3


La démarche d'Henri Guaino, aussi étrange qu'elle paraisse, s'appuie sur l'article 26  al. 3 de la Constitution, dont la rédaction actuelle trouve son origine dans la révision constitutionnelle de 1995. Il énonce que "la détention, les mesures privatives ou restrictives de liberté ou la poursuite d'un membre du parlement sont suspendues pour la durée de la session si l'assemblée dont il fait partie le requiert". C'est précisément ce que demande Henri Guaino. 

L'article 80 du règlement de l'Assemblée nationale organise la procédure de demande de suspension, qui se déroule devant une commission de quinze membres titulaires et de quinze suppléants, tous renouvelés chaque année. Elle doit entendre le député demandeur, ou celui qu'il a chargé de le représenter, et elle présente un rapport. Dès sa distribution, la discussion de la demande est inscrite d'office à l'ordre du jour de la prochaine séance de questions d'actualité, à l'issue de ces dernières, et l'Assemblée se prononce par un vote. Si ce dernier est positif, la procédure judiciaire est suspendue jusqu'à la fin de la session.

Une inviolabilité provisoire


Observons que l'article 26 al. 3 ne met pas en place une immunité mais une inviolabilité provisoire. Il ne s'agit en aucun cas d'un privilège personnel, contrairement à ce que semble croire Henri Guaino, mais d'une protection du travail de l'assemblée parlementaire elle-même. La procédure repose sur l'idée que le député ne doit pas être abusivement empêché d'exercer ses fonctions par des manoeuvres judiciaires qui porteraient finalement atteinte au fonctionnement du parlement.

Dès lors qu'il s'agit de protéger la sérénité du travail parlementaire, les poursuites ne sont pas abandonnées mais seulement suspendues, jusqu'à la fin de la session. Si la révision constitutionnelle de 1995 n'était pas intervenue, Henri Guaino aurait pu obtenir la suspension des poursuites jusqu'à la fin de son mandat en 2017. Hélas, s'il l'obtient aujourd'hui, l'inviolabilité prendra fin le 30 juin 2014, jour de la fin de la session parlementaire. On peut penser que les poursuites reprendraient avec une belle vigueur le 1er juillet.

Mais Henri Guaino a-t-il quelques chances d'obtenir cette interruption des poursuites ? Les délais ne sont déjà pas en sa faveur, puisque le vote doit intervenir une semaine après la remise du rapport par la commission, ou quatre après le dépôt de la demande, c'est à dire avant le 16 juin. Sachant que la session parlementaire s'achève le 30, sa démarche a de grandes chances de ne réussir qu'à le rendre quelque peu ridicule. Reste tout de même à s'interroger sur les conditions de fond de mise en oeuvre de cette procédure.

 Claude Goasguen. Interview du 20 mai 2014

 

Des mesures coercitives


La demande de suspension des poursuites peut intervenir en cas de poursuites pénales, criminelles ou correctionnelles. Henri Guaino doit effectivement être jugé par le tribunal correctionnel de Paris pour outrage à magistrat (art. 433-5 c. pén.) et discrédit jeté sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des condition de nature à porter atteinte à l'autorité de la justice ou à son indépendance (art. 434-25 c.pén.), deux délits également passibles de 7500 € d'amende et de six mois d'emprisonnement.

Depuis la révision de 1995, les poursuites sont cependant possibles à l'égard des parlementaires, à la condition toutefois que les faits qui les ont provoquées ne se soient pas produits durant l'exercice des fonctions parlementaires. Or Henri Guaino est poursuivi pour des propos tenus lors d'un entretien sur Europe 1 et non pas lors d'un discours à la tribune du Palais Bourbon. Il pouvait donc être convoqué dans le cadre d'une instruction, entendu comme témoin et mis en examen. 

Les précédentes applications de l'article 26 al. 3 montrent clairement que le Parlement limite ses demandes de suspension aux cas de mesures coercitives prises à l'encontre d'un de ses membres. 

La seule demande postérieure à 1995 est celle formulée par Michel Charasse devant le Sénat, en décembre 1997, selon une procédure à peu près identique. Il était alors poursuivi pour des faits délictueux commis à l'époque où il était ministre du budget, et il a refusé de se rendre aux différentes convocations du juge d'instruction. La suspension prononcée par le Sénat ne porte que sur le paiement de l'amende pour refus de se rendre à ces convocations, paiement repoussé donc à la fin de la session. Devant l'Assemblée en revanche, les plus récentes demandes de suspension remontent en 1980, à une époque où des parlementaires étaient poursuivis pour s'être exprimés sur des radios libres, alors illégales. A l'époque, l'article 26 ne mentionnait pas formellement "les mesures privatives ou restrictives de liberté", mais se bornait à citer "la détention ou la poursuite" comme éléments justificatifs de la demande de suspension.

Dans ces conditions, le cas d'Henri Guaino semble bien délicat. La procédure dont il fait l'objet n'a rien de coercitif, du moins pour le moment. Le tribunal correctionnel doit seulement tenir une audience pour fixer la date du procès. L'intéressé n'est même tenu d'être présent, et peut se borner à se faire représenter par son avocat. On ne voit donc pas pourquoi les poursuites seraient suspendues, d'autant que l'on peut penser que les juges fixeront une date de procès en dehors de la session parlementaire. Henri Guaino devra donc finalement se présenter devant les juges. 

Et la séparation des pouvoirs ?


On ne peut que s'en réjouir, au nom du principe de la séparation des pouvoirs. Car s'il est naturel que les parlementaires bénéficient de cette inviolabilité, il paraît plus choquant qu'un seul d'entre eux puisse rendre provisoirement inefficace le pouvoir judiciaire.

L'évolution du droit constitutionnel et du droit parlementaire va d'ailleurs dans le sens d'une remise en cause de l'inviolabilité des parlementaires au profit d'une inviolabilité du parlement, ce qui est très différent car le député n'en bénéficie que par ricochet. En l'espèce, l'Assemblée va donc devoir se demander si elle peut se passer d'Henri Guaino sans porter atteinte à l'indépendance et à la sérénité de ses travaux. On serait tenté d'affirmer que l'absence de l'intéressé serait plutôt un élément favorable aussi bien pour l'une que pour l'autre.









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