« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 17 juin 2013

Le rapporteur public surmonte l'épreuve de la Cour européenne


La Cour européenne des droits de l'homme a rendu, le 4 juin 2013, une décision très attendue sur la conformité de la procédure contentieuse devant le Conseil d'Etat au principe d'égalité des armes issu de l'article 6 de la Convention. Ceux qui attendaient que les juges européens opèrent une véritable destruction de la procédure administrative contentieuse sont certainement déçus, car la décision prononce l'irrecevabilité de la requête. 

M. François Marc-Antoine, le requérant connaît bien cette procédure, car il est précisément conseiller du corps des tribunaux administratifs. Il a fait un recours devant le Conseil d'Etat pour contester un tableau d'avancement sur lequel il ne figure pas. Rien que de très banal, si ce n'est que le requérant, une fois sa requête rejetée le 8 avril 2009, se pourvoit devant la Cour européenne. S'appuyant sur l'article 6 de la Convention, il se plaint de n'avoir pas eu communication du rapport et du projet de décision du conseiller rapporteur devant le Conseil d'Etat, alors que le rapporteur public a été destinataire de ces pièces. Rappelons que le conseiller rapporteur est un membre de la formation de jugement, chargé de la fonction temporaire d'instruire l'affaire. Le rapporteur public, quant à lui, exerce, au sein du Conseil d'Etat, des fonctions particulières. Aux termes de l'article L 7 du code la justice administrative, il « expose publiquement, et en toute indépendance, son opinion sur les questions que présentent à juger les requêtes et sur les solutions qu'elles appellent ".

Le requérant conteste la procédure qui veut que le rapporteur public ait communication du rapport et du projet de décision élaborés par le rapporteur, alors que ses avocats n'en ont pas eu connaissance. A dire vrai, une bonne partie de la doctrine s'attendait à une décision de non conformité.

Le Conseil d'Etat sous la menace de la Cour européenne

La procédure si particulière mise en oeuvre devant le Conseil d'Etat s'est déjà heurtée à des difficultés devant la Cour européenne des droits de l'homme. Les arrêts Kress c. France du 7 juin 2001 et Martinie c. France du 12 avril 2006 ont sanctionné la présence au délibéré du "commissaire du gouvernement", ancien titre du rapporteur public. Etant le dernier à s'exprimer lors de l'audience, sa participation au délibéré violait  l'égalité des armes et le respect du contradictoire. C'est seulement après la seconde de ces décisions que les autorités françaises modifié ont amélioré la situation du requérant,  avec le  décret du 1er août 2006 qui l'autorise à répondre par des observations orales aux conclusions du commissaire du gouvernement. 

Plus récemment, l'affaire UFC Que Choisir de Côte d'Or c. France du 30 juin 2009 a précisément porté  sur l'absence de communication aux parties de la note du rapporteur et du projet de décision, lacune perçue comme une violation du principe de l'égalité des armes. Très opportunément pour le Conseil d'Etat, le juge européen a rendu une décision d'irrecevabilité. Entre temps, le décret du 7 janvier 2009, était intervenu fort opportunément pour transformer le "commissaire du gouvernement" en "rapporteur public". De son côté, l'association requérante avait, tout aussi opportunément, retiré le grief portant sur l'absence de communication du rapport du conseiller rapporteur et du projet d'arrêt. Dans ces conditions, on pouvait penser que la Cour européenne saisirait l'occasion de revenir sur la question, dès lors qu'elle n'avait pas vraiment eu l'occasion de se prononcer.

Un administré devant le Conseil d'Etat
Cherchez Hortense. Pascal Bonitzer 2012. Jean-Pierre Bacri et Claude Rich

Rapporteur public et avocat général

La jurisprudence intervenue à propos de l'avocat général à la Cour de cassation, en 1998 incitait à penser que la Cour pourrait sanctionner le défaut de communication du rapport et du projet de décision aux parties. Dans un arrêt Reinhardt et Slimane Kaïd c. France, la Cour européenne avait, en effet, considéré que cette lacune, lorsqu'elle se produit devant la Cour de cassation, "ne s'accorde pas avec les exigences du procès équitable". A la suite de cet arrêt, une réforme a d'ailleurs été engagée, décidant non pas de communiquer le projet de décision aux parties, mais empêchant désormais l'avocat général d'y avoir accès.

Dans l'affaire Marc-Antoine, la Cour européenne ne dit pas en quoi la situation du rapporteur public devant le Conseil d'Etat est différente de celle de l'avocat général à la Cour de cassation. Tout au plus affirme t elle que le requérant n'a pas démontré que le rapporteur public est une "partie", au sens de l'article 6 de la Convention. Dès lors, le principe de l'égalité des armes ne s'applique pas. Certes, mais pourquoi l'avocat général est-il une "partie" dans le contentieux judiciaire, alors que le rapporteur public ne l'est pas dans le contentieux administratif ? La Cour ne donne aucun éclairage sur ce point.

 Le requérant, oublié de la procédure

De manière plus pragmatique, la Cour refuse de dissocier le rapport et le projet de décision. Elle affirme que le rapport n'est qu'un "simple résumé des pièces" du dossier et le projet de décision n'est qu'un "document de travail interne à la formation de jugement". Leur communication au requérant ne présente donc aucun intérêt pour lui, dès lors que le commissaire du gouvernement reprend l'ensemble de l'affaire et que le requérant peut faire connaître ses ultimes observations après ses conclusions et avant le délibéré. Là encore, le raisonnement peut surprendre. Une pièce n'est pas communicable au requérant tout simplement parce que l'absence de communication ne lui porte pas un réel préjudice, au regard de ses droits de la défense. Ne serait-ce pas à lui d'en juger ? Et si la pièce ne présente pas d'intérêt pour lui, en quoi serait il préjudiciable à la procédure contentieuse d'en prévoir la communication ?

Une nouvelle fois, la décision Marc-Antoine vient conclure par l'irrecevabilité une affaire portant sur la procédure contentieuse devant le Conseil d'Etat. Il est évident que l'absence de communication du rapport et du projet d'arrêt ne cause pas au requérant un grand préjudice, mais la décision laisse tout de même une impression un peu étrange. C'est ainsi qu'elle se caractérise par la tierce intervention de l'ordre des avocats aux conseils et du Conseil national des barreaux. Tous en choeur affirment la nécessité de laisser les choses en l'état, dès lors que "les membres de la corporation (...) n'ont jamais été amenés à se plaindre du système critiqué par le requérant". Les revendications des requérants importent peu si les professionnels du droit public ne les reprennent pas à leur compte. Le plus important n'est-il pas qu'ils fassent bloc autour de "leur" juridiction ? On peut penser que le Conseil d'Etat, qui sait toujours très bien protéger ses intérêts, n'est pas étranger à cette belle unanimité.

vendredi 14 juin 2013

QPC : mandat d'arrêt européen, la fin de l'histoire

Le Conseil constitutionnel a rendu le 14 juin 2013 sa décision Jeremy F. sur la conformité à la constitution des dispositions de l'alinea 4 de l'article 695-46 du code de procédure pénale (cpp). On se souvient que Jeremy F., professeur de mathématique, avait été arrêté sur le territoire français alors qu'il fuyait le Royaume Uni avec l'une de ses élèves, âgée de quinze ans. Remis aux autorités britanniques sur le fondement d'un mandat d'arrêt européen pour détournement de mineure, ce mandat avait ensuite été étendu à l'infraction, beaucoup plus grave, d'atteintes sexuelles. Conformément au droit européen, cette extension de l'objet du mandat d'arrêt doit être autorisée par l'Etat de remise, c'est à dire, dans le cas présent, par la France. L'article 695-46-4 cpp prévoit que cette autorisation est donnée par la Chambre de l'instruction, sans possibilité de recours. 

C'est précisément cette absence de recours que sanctionne le Conseil constitutionnel. Il considère que l'impossibilité de former un pourvoi en cassation contre l'arrêt de la chambre de l'instruction "apporte une restriction injustifiée au droit à exercer un recours juridictionnel effectif". Les mots "sans recours" figurant dans l'alinéa 4 de l'article 695-46-4 cpp sont en conséquence immédiatement abrogés. 

Du droit d'accès au juge au droit au recours

Sur le fond, la décision n'est pas surprenante, car la jurisprudence du Conseil constitutionnel n'a cessé d'accroître ses exigences en matière de "droit au juge". Dans une première décision remontant au 2 décembre 1980, il s'était borné à mentionner un "droit d'ester en justice" rattaché au domaine de la loi. Puis, il avait présenté, dans une décision du 28 juillet 1989, le droit au juge comme "la garantie effective des droits des intéressés", avant de le rattacher finalement à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dans une décision du 9 avril 1996. 

Depuis cette date, la jurisprudence a opéré une sorte de glissement, le droit d'accès au juge devenant insensiblement un droit au recours. Sur ce point, le juge constitutionnel s'accorde parfaitement avec le droit européen. L'article 2 § 1 du Protocole n° 7 à la Convention européenne des droits de l'homme, adopté en 1984, proclame l'existence d'un véritable droit au recours : "Toute personne déclarée coupable d'une infraction pénale par un tribunal a le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité ou la condamnation". On observe cependant que ce droit au recours n'est pas un droit absolu. Le droit européen admet que le droit de l'Etat membre peut y déroger pour les infractions mineures, ou lorsque l'intéressé a été jugé par la plus haute juridiction, ou encore condamné à la suite d'un recours contre son acquittement. Quant au juge constitutionnel, il reconnaît, dans sa décision du 13 juillet 2011, qu'il est possible de limiter le droit d'appel, si l'intéressé dispose d'autres moyens de contester utilement la décision qui le frappe. 

En l'espèce, la décision se situe, sur ce point, dans la droite ligne de la jurisprudence antérieure. Jeremy F. est poursuivi devant le juge pénal pour une infraction qui est loin d'être mineure, et il n'est pas jugé par la plus haute juridiction de l'ordre judiciaire. 

Noce Blanche. Jean-Claude Brisseau. 1989. Bruno Cremer et Vanessa Paradis

La première question préjudicielle

Si le fond de la décision n'a rien de surprenant, son caractère inédit réside dans l'utilisation par le Conseil constitutionnel de la question préjudicielle. Il a en effet demandé à la Cour de justice de l'Union européenne de lui donner l'interprétation authentique de l'article 27 de la décision-cadre du 13 juin 2002 qui impose à l'Etat requis de statuer dans un délai de 30 ajours après la demande d'extension du mandat d'arrêt européen. La Cour a répondu, le 30 mai 2013, que cette condition de délai n'interdit pas aux Etats d'organiser un recours, si leur système juridique l'autorise ou l'impose.

Le Conseil constitutionnel estime donc logiquement que Jeremy F. et, derrière lui, toutes les personnes victimes d'une extension du mandat d'arrêt européen les concernant, doivent pouvoir former un pourvoi en cassation contre la décision de la chambre de l'instruction. Il n'en demeure pas moins que ce recours reste enfermé dans un délai extrêmement bref. On imagine mal comment, concrètement, la Chambre de l'instruction, puis la Cour de cassation pourront se prononcer successivement dans l'espace de trente jours. Il est donc probable que cette décision provoquera une modification législative de l'article 695-46-4 cpp. 

Pour le moment, Jeremy F. n'obtient qu'une satisfaction morale. Son procès s'est ouvert, en effet, le 10 juin 2013, devant le tribunal de Lewes, dans le sud de l'Angleterre. Les autorités britanniques n'ont pas voulu attendre la publication de la décision du Conseil constitutionnel, intervenue quatre jours après. Autant dire que les règles gouvernant le mandat d'arrêt européen dans l'Etat requis ont bien peu de valeur pour l'Etat requérant dès lors que la personne poursuivie est de retour sur son territoire, surtout lorsque c'est le territoire britannique. A l'inverse, lorsqu'il s'agit de demander aux mêmes autorités britanniques l'extradition de Rachid Ramda, poursuivi pour avoir participé aux attentats du RER parisien en 1995, le droit britannique se montre beaucoup plus attaché au droit de recours et fait attendre l'Etat demandeur, en l'espèce la France,  une bonne dizaine d'années.

mercredi 12 juin 2013

La vie des autres ou la protection des données, vue des Etats Unis

L'actualité récente donne des informations très précieuses sur la manière dont l'administration américaine perçoit la protection des données, c'est à dire comme une notion qu'il faut, par tous moyens, sortir du droit positif. L'idée générale est en effet de permettre aux autorités, mais aussi aux entreprises américaines d'utiliser toutes les données personnelles qui circulent dans le monde pour asseoir une hégémonie politique, économique et culturelle. L'objectif est certes ambitieux, mais les Etats Unis ont  les moyens financiers de leur mettre en oeuvre, à la fois par l'acquisition de matériels sophistiqués et par l'utilisation optimale des cabinets de lobbying.

Il est, par ailleurs, facilité par une conception de la vie privée beaucoup moins exigeante que celle qui existe en Europe. Souvenons nous en effet que la société s'est largement construite sur la base religieuse d'un puritanisme qui considérait, et qui considère toujours, que la vie des personnes doit se dérouler sous les yeux de la communauté. Conception dépassée ? Certainement pas, et il suffit pour cela de regarder les jolies banlieues américaines, maisons alignées sans clôtures et sans rideaux. Le rêve des Américains, et le cauchemar des Européens.

Sur un plan tactique, l'objectif peut être atteint de deux manières, d'une part en développant un système de contrôle américain de l'ensemble des données personnelles circulant dans le monde, d'autre part en empêchant l'Union européenne de mettre en place un standard plus contraignant dans ce domaine.

Un système de contrôle planétaire : PRISM

La vieille Europe découvre avec horreur que les Etats Unis sont désormais dotés d'un programme de surveillance des internautes étrangers. Le Washington Post et le Guardian ont diffusé le 7 juin des informations relatives au système PRISM, instrument de surveillance mondiale des données personnelles circulant sur internet. Elles proviennent de révélations faites par Edward Snowden, un jeune technicien de sécurité travaillant depuis quatre ans pour le compte de la National Security Agency (NSA) et aujourd'hui, réfugié à Hong Kong.

Disons-le franchement, le programme PRISM n'est pas si surprenant que cela. Sur le plan juridique, la section 702 du Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA), issue du FISA Amendments Act de 2008, autorise la National Security Agency (NSA) à collecter des informations sur des personnes habitants hors des Etats-Unis. Sur le plan plus des pratiques mises en oeuvre par les services de renseignement américains, le programme PRISM a quelque chose de familier. Il rappelle son ancêtre, le célèbre système Echelon, qui a donné lieu à deux rapports, l'un de l'Assemblée nationale en France, l'autre du Parlement européenne, et qui organisait l'interception des communications publiques et privées mondiales par des moyens électroniques. Il est vrai qu'Echelon est le fruit du traité UKUSA conclu, dès 1946,  entre les Etats Unis et ses amis, l'Australie, la Nouvelle Zélande et, bien entendu, le Royaume Uni.

L'originalité du système PRISM n'est donc pas tant dans ses origines juridiques et techniques que dans les moyens considérables mis en oeuvre. A partir d'une disposition du FISA qui autorisait une surveillance individuelle, l'administration a mis en place un système de surveillance généralisée de l'ensemble des données circulant sur internet, collectant environ 97 milliards de données par mois. Surtout, ce programme repose sur une collaborations avec les grandes entreprises du Web, comme AOL, Apple, Facebook, Google, Microsoft, Yahoo etc. Il est vrai que les modalités de collaboration de ces entreprises restent aujourd'hui peu claires. Ont elles directement communiqué leurs données à la NSA ou simplement laissé subsister, dans leur système, une "porte dérobée". On l'ignore pour le moment, mais l'essentiel demeure que les entreprises américaines coopèrent, dans leur grande majorité, au programme PRISM.


La vie des autres. Florian Henckel von Donnersmarck. 2006. Ulrich Mühe.


Echec du projet de règlement européen

Dans ces conditions, l'échec rencontré à Bruxelles par le projet de règlement sur la protection des données personnelles prend une signification nouvelle. Le 6 juin 2013, c'est à dire la veille de la révélation de PRISM, les ministres de la justice des Etats membres de l'Union européenne ont repoussé l'adoption du projet présenté par la Commission. Celle-ci doit retravailler son texte, et l'adoption d'un standard européen sur la protection des données se trouve repoussée à une date ultérieure, peut-être relativement lointaine, si l'on considère que le projet repoussé devait entrer en vigueur en 2016. 

Pourquoi cet échec ? Il y a évidemment des raisons officielles. Pour Christiane Taubira, ministre français de la justice, le texte est trop laxiste. Elle lui reproche la disparition du consentement explicite demandé à l'intéressé lors de la collecte d'informations personnelles le concernant. Le projet repose en effet sur une présomption de consentement, et Christian Taubira fait justement observer que "Ne rien dire, ce n'est pas la même chose que dire oui". Pour les Français, le projet de directive est donc très en-deçà du standard de protection actuellement en vigueur.

Pour Chris Grayling, secrétaire d'Etat britannique à la justice, le texte risque de pénaliser les PME actives dans le domaine numérique, sur lesquelles le projet de règlement ferait peser des contraintes trop lourdes. Les obligations de se plier à des procédures d'évaluation de leur système de protection des données ou de conserver une trace de toutes les opérations touchant des données personnelles sont ainsi présentées comme de nature à créer une distorsion de concurrence par rapport aux entreprises de pays tiers, non soumis aux règles européennes. Pour les Anglais, le projet est trop contraignant. 

Derrière ce débat en apparence interne aux Etats de l'Union européenne se cache en réalité un lobbying forcené des Etats Unis, lobbying dont s'inquiètent d'ailleurs différentes associations américaines de protection des droits de la personne fichée, dans une lettre adressée en février 2013 aux Secrétaires d'Etat compétents dans ce domaine.

Ce lobbying est effectué à l'initiative des firmes américaines de l'économie numérique qui ont aujourd'hui une importance mondiale. Elles y ont tout intérêt et on imagine à quel point Google, actuellement menacée par la CNIL agissant au nom des autorités de contrôle européennes, serait satisfait de voir disparaître le droit communautaire de la protection des données. Et derrières Google, les autorités américaines ne seraient certainement pas fâchées de lui substituer un système reposant sur la libre circulation des données. Convenons-en, la conception européenne de la protection des données qui privilégie la vie privée des individus, est une gêne pour un pays qui veut contrôler l'ensemble des flux de données personnelles.

La "Privacy in Design"

A la protection de la vie privée, l'idéologie américaine propose de substituer la "Privacy in Design", concept actuellement très à la mode chez les chefs d'entreprise français, toujours très inspirés par leurs homologues américains. La "Privacy in Design" suppose la mise en oeuvre de la protection de la vie privée dès la conception du logiciel. Et l'idée générale est que les autorités de contrôle, s'il y en a encore, sont sollicitées pour donner un agrément à ce logiciel. Ensuite, elles sont priées de ne plus intervenir, la protection des données étant réputée définitivement acquise. Et s'il existe une "porte dérobée" vers PRISM, qui ira la découvrir ?

Le "Big Data"

A l'interdiction du profilage, c'est à dire de la détermination d'un profil de comportement d'une personne à partir des données qu'elle laisse sur une internet, l'idéologie américaine préfère le "Big Data". A partir de l'immense masse de ces données, il s'agit alors de développer des applications qui traitent ces informations pour en tirer du sens. Cette gestion du "Big Data" peut ainsi permettre de connaître les opinions politiques des internautes, mais aussi leurs habitudes de consommation, ou les éléments les plus intimes de leur vie privée. Bien au delà du profilage, l'objet est d'avoir une modélisation totale de ces informations sur une population donnée, dans une but évidemment de marketing commercial, mais aussi politique et de sécurité.

Pour le moment, les outils statistiques destinés à traiter le "Big Data" ne sont heureusement pas encore parfaits, mais ils peuvent le devenir. On comprend alors que le droit européen de la protection des données constitue une entrave au développement de cette technologie, dès lors qu'il interdit la profilage. On comprend aussi pourquoi les firmes américaines, et derrière elles les autorités américaines, ont utilisé tous les outils possibles de lobbying pour faire repousser le projet de règlement.

L'enjeu est de taille, car il ne fait aucun doute que l'objectif final est la disparition pure et simple du standard européen de protection des données. En invoquant les bienfaits de la mondialisation, les Etats Unis mettent en place une hégémonie mondiale qui ne passe plus par la supériorité militaire, mais par d'autres moyens comme la suprématie du dollar et le contrôle d'internet. Tout cela s'organise avec une complicité passive des entreprises et des citoyens européens. Les premières se réjouissent de voir mis en place un droit de l'internet moins contraignant, et les seconds n'hésitent pas à diffuser sur Google ou sur Facebook des données liées à leur vie privée qui seront ensuite diffusées à ceux qu'elles intéressent, dans la plus grande opacité.

Pour les Etats Unis, internet n'est pas l'instrument d'une liberté mais celui d'un contrôle total des internautes, une surveillance généralisée que l'ancienne Union soviétique et les pays satellisés ont bien connu, à une autre époque et avec des moyens plus rudimentaires, ceux que l'on peut voir dans le film "La vie des autres". Devra t on bientôt considérer que internet, pour les Etats Unis, c'est l'ancienne Allemagne de l'Est à l'échelle mondiale ? C'est à l'Europe de démontrer le contraire.



dimanche 9 juin 2013

QPC : diffamation exception de vérité et droit à l'oubli

Le 7 juin 2013, le Conseil constitutionnel s'est prononcé à la suite d'une QPC transmise par la Cour de cassation, sur la conformité à la Constitution de l'article 35 al. 6. de la loi du 29 juillet 1881. Ces dispositions portent sur ce qu'il est convenu d'appeler l'"exception de vérité", c'est à dire le principe selon lequel une personne poursuivie pour diffamation peut s'exonérer de toute responsabilité en prouvant la réalité du fait qui est à l'origine des poursuites.

L'exception de vérité

Aux termes de l'alinéa 6 de l'article 35 de la loi de 1881, l'exception de vérité n'est pas invocable, lorsque les faits ainsi rappelés constituent une infraction amnistiée ou prescrite. Cette disposition a  ainsi pour objet d'empêcher que l'atteinte au droit à l'oubli vienne causer à la victime un dommage encore plus grand que la diffamation. La conséquence de ce texte est particulièrement sévère, puisque la personne poursuivie pour diffamation se voit privée de la possibilité d'apporter la preuve de l'exactitude des faits qu'elle allègue. La seule solution qui lui reste est de démontrer sa "bonne foi", ce qui est loin d'être simple. Elle doit, en effet, dans ce cas, démontrer tout à la fois qu'elle poursuit un but légitime, qu'elle est convaincue de l'exactitude des faits qu'elle rapporte et qu'elle a fait preuve de modération et d'objectivité dans son expression. Ces éléments sont cumulatifs et d'ailleurs susceptibles de donner lieu à une interprétation relativement impressionniste, pour ne pas dire franchement subjective. L'exception de vérité est beaucoup simple à utiliser pour la personne poursuivie pour diffamation, puisqu'il lui suffit de mettre en évidence des éléments factuels, purement objectifs.

Droit à l'oubli v. liberté d'expression

Envisageons, par exemple, un historien qui se penche sur les faits de terrorisme commis lors de la guerre d'Algérie, et qui, dans un ouvrage, cite le nom d'une personne qui avait été condamnée à l'époque pour des faits de ce type, et qui est toujours vivante. Or, les crimes et délits commis en Algérie ont été amnistiés par toute une série de textes, d'abord les Accords d'Evian en 1962, puis par trois lois successives, de 1964 à 1968. La personne citée dans l'ouvrage peut donc poursuivre l'auteur pour diffamation, et l'historien n'a pas la possibilité de s'exonérer en démontrant la réalité des actes de terrorisme commis par l'intéressé. Autrement dit, le droit à l'oubli de l'un l'emporte sur la liberté d'expression de l'autre, voire sur les droits de la défense et le principe d'égalité devant la loi, puisque notre historien est beaucoup moins bien armé, pour sa défense, que n'importe quel pigiste d'un journal à sensation.

En l'espèce, le litige oppose Phillipe B., chirurgien-dentiste, victime d'une mesure de radiation prononcée par son Ordre, dont il avait dénoncé par voie de presse les dérives financières. Le problème juridique demeure cependant identique, puisqu'il s'agit de réaliser un équilibre entre la liberté d'expression et le droit à l'oubli.



Henri Salvador. Le Blues du dentiste. 1960


Sur le fond, le Conseil constitutionnel donne satisfaction au requérant et prononce l'abrogation de l'alinéa c ) de l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881. Il affirme que "par son caractère général et absolu", cette interdiction de faire état de faits prescrits ou amnistiés "porte à la liberté d'expression une atteinte qui n'est pas proportionnée au but poursuivi ; qu'ainsi, elle méconnaît l'article 11 de la Déclaration de 1789". Le juge constitutionnel estime donc, après avoir exercé son contrôle de proportionnalité, que la liberté d'expression doit l'emporter sur le droit à l'oubli.

Le précédent de la décision du 20 mai 2011

On pourrait se limiter à affirmer que cette décision est rendue par analogie, puisque, dans une précédente QPC du 20 mai 2011, le Conseil avait déjà abrogé l'alinéa 5 de ce même article 35 de la loi de 1881. Celui-ci interdisait à la personne poursuivie pour diffamation d'invoquer l'exception de vérité, par la mention de faits remontant à plus de dix ans. Le droit à l'oubli était donc déjà le fondement de cette disposition.

La décision du 7 juin 2013 présente cependant l'intérêt de reprendre les principes fondamentaux du droit français de l'amnistie. Celle-ci efface la sanction pénale, généralement pour assurer la réconciliation nationale, mais elle n'efface pas les faits qui l'ont suscitée. Il est donc un peu étrange d'interdire à la personne poursuivie pour diffamation de faire état de faits qui, juridiquement, ne sont pas censés avoir disparu. C'est si vrai que ces mêmes faits peuvent être mentionnés dans un jugement civil, le cas échéant rapporté dans la presse.

La décision du 7 juin 2011 ne reprend pas donc celle du 20 mai 2011, mais elle la complète. Elle fait ainsi reposer la supériorité de la liberté d'expression sur le droit à l'oubli sur un double fondement.

Le débat public d'intérêt général

Le Conseil constitutionnel énonce que les faits donnant lieu à une condamnation amnistiée visent en réalité "tous les propos ou écrits résultant de travaux historiques ou scientifiques ainsi que les imputations se référant à des événements dont le rappel ou le commentaire s'inscrivent dans un débat public d'intérêt général". La formule reprend directement la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui estime que la liberté d'expression l'emporte toujours sur le droit au respect de la vie privée et sur le droit à l'oubli, lorsque les propos poursuivis pour diffamation visent à développer un débat d'intérêt général (par exemple : CEDH, 7 novembre 2006 Mamère c. France). Tel est le cas pour l'historien qui s'intéresse à la guerre d'Algérie, et tel est le cas pour Philippe B. qui dénonce les dérives financières d'un ordre professionnel. Cette notion de "débat public d'intérêt général" est ainsi porteuse de grandes potentialités pour l'évolution de la jurisprudence sur la liberté d'expression. Elle rapproche ainsi le droit français du droit anglo-saxon, beaucoup plus libéral dans ce domaine.

Valeur législative du droit à l'oubli

Le Conseil réaffirme également que le droit à l'oubli n'a pas la même place dans la hiérarchie des normes que la liberté d'expression. Cette dernière a valeur constitutionnelle, puisqu'elle trouve son origine dans l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. En revanche, le droit à l'oubli est seulement qualifié par le Conseil de "motif d'intérêt général justifiant une atteinte législative à la liberté d'expression". Il est loisible au législateur de le consacrer, dans certains domaines, et dans "un souci d'apaisement politique et social" (décision du 20 juillet 1988), mais la mention de ce droit par le Conseil constitutionnel ne va pas au-delà de la reconnaissance de cette compétence législative. On peut ainsi penser que si, un jour, le droit à l'oubli acquiert valeur constitutionnelle, ce ne sera sans doute pas dans le droit de l'amnistie. Plus vraisemblablement, il pourrait être consacré dans le domaine numérique, puisque ce droit permettrait à chacun d'obtenir la suppression des données le concernant.

Le contrôle de proportionnalité effectué par le Conseil présente donc, dans le cas d'espèce, une analogie avec un contrôle de la hiérarchie des normes. A cet égard, il est parfaitement logique que le droit à l'oubli cède devant la liberté d'expression, puisque le premier a valeur législative et le second constitutionnelle. Encore faudrait-il ne pas vider le droit à l'oubli de son contenu, en considérant que n'importe quel propos ouvre un débat public d'intérêt général. Les juges du fond devront définir avec précision ce qui relève du déballage malsain dans un but de vengeance personnelle et ce qui, en raison de son intérêt général, doit être porté à la connaissance de tous. Et ce sont eux qui finalement devront trouver l'équilibre entre la liberté d'expression et le droit à l'oubli.


mercredi 5 juin 2013

QPC : maîtres de l'enseignement privé sous contrat : on demande une réserve

Le Conseil constitutionnel est actuellement saisi d'une QPC portant sur l'article 1er de la loi du 5 janvier 2005, dite loi Censi, relative à la situation des maîtres de l'enseignement privé sous contrat. Selon ce texte, ces personnels "ne sont pas, au titre des fonctions pour lesquelles ils sont employés et rémunérés par l'Etat, liés par un contrat de travail à l'établissement". La seule exception, formulée par l'alinéa 2 de ce même article, réside dans leur participation aux élections des délégués du personnel, dans les conditions qui sont celles du code du travail. 

La lettre de la loi Debré

Ce texte de 2005 n'a rien de bien surprenant, car il constitue un retour à la lettre de la loi Debré du 31 décembre 1959. Celle-ci énonce, en effet, que l'enseignement privé, lorsqu'il passe un contrat d'association avec l'Etat, participe au service public de l'enseignement. Par voie de conséquence, les maîtres ont la qualité d'agent public et sont rémunérés par l'Etat. En échange, l'établissement s'engage à respecter la liberté de conscience des enfants, à les accueilir "sans distinction d'origine, d'opinions ou de croyance", et à suivre les programmes d'enseignement définis par l'Education nationale. 

Ce retour à une formulation simple était rendu nécessaire par une évolution jurisprudentielle, conduisant à la mise en place d'une sorte d'usine à gaz juridique. Pour une mission unique, le maître de l'enseignement privé disposait de deux contrats, un de droit public le liant à l'Etat pour sa rémunération, l'autre de droit privé, un contrat de travail ordinaire, avec l'établissement, le faisant bénéficier du droit du travail, notamment en matière de licenciement. La loi de 2005 devait donc mettre fin à ce statut hybride, et réintégrer les maîtres sous un statut unique, celui d'agent public. 

Les heures de délégation

Cette QPC, d'une manière très subreptice, constitue une nouvelle tentative de remise en cause de l'équilibre mis en place par la loi Debré. Le requérant invoque un problème relativement marginal dans le statut des maîtres du privé, celui des heures de délégation. Ce terme désigne un crédit d'heures mis à la disposition des représentants du personnel pour l'exercice de leur mission, crédit d'heures réparti mensuellement entre les élus et rémunéré en complément de salaire. Pour le requérant, les dispositions de la loi Censi emportent à son égard une rupture du principe d'égalité, puisqu'il ne peut bénéficier des garanties qui sont celles du salarié, mais qu'il ne jouit pas davantage de tous les droits attachés à son contrat de droit public. Il invoque également une atteinte à la liberté contractuelle, dès lors que les contrats de travail passés avant 2005 ont été immédiatement abrogés par la loi de 2005, pour céder la place à un statut de droit public.
 
La Cour de cassation rencontre Kafka

La jurisprudence judiciaire s'est montrée, on doit le reconnaître, particulièrement confuse dans les contentieux liés à ces heures de délégation, y compris dans l'affaire qui donne lieu à la présente QPC. Observons d'emblée que la Cour de cassation, dans une décision du 18 novembre 2008, déclare que la juridiction judiciaire est compétente, solution qui était loin d'être évidente, puisque les élus concernés ont le statut d'agents publics. La Cour d'appel de Toulouse a refusé d'obtempérer dans une décision du 20 janvier 2010. Elle note que le demandeur ne fait état d'aucune disposition contractuelle à l'appui de son recours, et le déboute. Elle demande cependant un avis à la Cour de cassation, affirmant que les débats pourront reprendre, si la réponse de la Cour de cassation l'impose. 

Dernier épisode enfin, la Cour de cassation refuse de rendre un avis, mais rend une décision le 18 mai 2011, dans laquelle elle estime que ces heures de délégation doivent être prises en charge par les établissements, et être payées sous la forme d'un salaire. Sur le fond, le raisonnement est surprenant. La Cour ne s'appuie pas sur le code de travail, mais estime que l'intérêt exerce ses fonctions de délégué "dans l'intérêt de la communauté constituée par l'ensemble du personnel de l'établissement", formule inédite qui permet de justifier la responsabilité financière de cet établissement.

Sur le plan théorique, on pourrait se satisfaire d'une telle solution. Sur le plan pratique, elle conduit à des solutions dignes de Kafka. En effet, l'intéressé doit être rémunéré en complément de salaire par un établissement dont il n'est pas salarié. Ceci étant, il en bénéficie pour l'exercice de fonctions syndicales dans lesquelles il négocie des accords collectifs qui ne le concernent pas. Le résultat de cette situation absurde est un retour au statut hybride auquel la loi Censi devait mettre fin. 


Mulet, animal hybride

Sur le fond, il ne fait guère de doute que l'article 1er de ce texte est parfaitement conforme à la Constitution. Quand bien même on admettrait que le texte a porté atteinte aux principes d'égalité et de liberté contractuelle, on se souvient que, depuis la célèbre décision Conseil de la concurrence du 23 janvier 1987, l'unification des règles contentieuses, et notamment celles de répartition des compétences, suffit à justifier l'intervention du législateur. Dans une finalité de "bonne administration de la justice", celui-ci peut donc décider que le statut des maîtres de l'enseignement relève exclusivement du droit public. Et s'il est vrai que la Cour de cassation s'est engagée dans une interprétation pour le moins complexe de la loi de 2005, le Conseil constitutionnel n'a pas à apprécier la constitutionnalité de ses dispositions au regard de son interprétation postérieure. Il appartient, en effet, au législateur, de modifier le texte, si cela lui semble nécessaire, pour écarter cette jurisprudence. Enfin, on imagine mal le Conseil constitutionnel annulant l'article 1er de la loi, et réduisant ainsi à néant le statut juridique de 135 000 enseignants.

Une réserve d'interprétation ?

Reste que le Conseil constitutionnel pourrait inciter le législateur à agir, par exemple en formulant une réserve d'interprétation. Ne serait-il pas opportun d'affirmer, une bonne fois pour toutes, que le contentieux lié aux maîtres de l'enseignement privé relève exclusivement du droit public ? Il s'agirait tout simplement de préciser le sens qu'il convient d'attribuer à la notion de "bonne administration de la justice", qui privilégie l'unité dans la compétence contentieuse.

On pourrait évidemment s'interroger sur ces établissements privés qui cherchent à s'exonérer de toute dépense, tout en bénéficiant d'une aide considérable de l'Etat. Mais ce principe est finalement celui de la loi Debré. La qualité d'agent public attribuée aux maîtres impose certes à l'Etat de financer l'enseignement privé, mais il lui offre en même temps les moyens de le contrôler. On a vu ainsi, en janvier 2013, le ministre de l'Education nationale rappeler à l'ordre les établissements catholiques dont les responsables encourageaient leurs élèves et leurs parents à se rendre aux manifestations d'opposition au mariage pour tous. Le ministre a été entendu, tout simplement parce qu'il dispose d'un pouvoir de contrôle sur l'obligation de réserve des enseignants et des établissements. Une telle pratique n'a rien de choquant, dès lors que ces enseignants sont précisément des agents publics. 

La loi Debré est certainement un magnifique cadeau fait à l'enseignement privé, et la loi de 2005 se situe exactement dans sa continuité. En l'état actuel des choses, personne n'a cependant envie de ranimer une guerre scolaire qui ne manquerait de ramener dans la rue des papas et des mamans habitués aux défilés protestataires. Il faut donc assumer le texte, en tirer les conséquences indispensables pour le statut des maîtres du privé, et en développer toutes les potentialités pour garantir l'obligation de réserve et y imposer la liberté de conscience, conformément aux dispositions mêmes de la loi Debré.



lundi 3 juin 2013

Mandat d'arrêt européen : La CJUE répond à la question préjudicielle posée par le Conseil constitutionnel

 Le 30 mai 2013, la Cour de justice de l'Union européenne a répondu à la question préjudicielle posée par le Conseil constitutionnel le 4 avril 2013 sur l'interprétation qu'il convient de donner aux dispositions de la décision-cadre du 13 juin 2002 relatives à l'extension du mandat d'arrêt européen. A l'époque, cette question préjudicielle avait agité les commentateurs. Certains y voyaient la reconnaissance par le Conseil constitutionnel de la supériorité du droit de l'Union européenne sur la Constitution. Emportés par leur enthousiasme européen, ils oubliaient que le fondement de l'intégration du droit de l'Union dans notre système juridique réside précisément dans la Constitution...Quoi qu'il en soit, la réponse est passée inaperçue, alors même qu'elle conditionne évidemment la décision que rendra bientôt le Conseil constitutionnel.

La procédure d'urgence

Observons d'emblée que la CJUE accepte la procédure d'urgence demandée par le Conseil constitutionnel, sur le fondement des articles 23 bis du statut de la Cour de justice de l’Union européenne et 107 de son règlement de procédure. La Cour se réfère certes à la demande du Conseil qui invoquait le délai de trois mois dans lequel il est tenu de statuer, en matière de QPC. Mais elle ajoute que le requérant est actuellement privé de liberté, et que la solution du litige emportera certainement des conséquences sur la durée de cette privation. 

Extension du mandat d'arrêt

On se souvient que M. Jeremy F., citoyen britannique, fait l'objet d'un mandat d'arrêt européen émis à l'origine par le Royaume-Uni pour détournement de mineur. Professeur de mathématiques au Royaume-Uni, et âgé de trente ans, il s'est enfui avec l'une de ses jeunes élèves, âgée de quinze ans et demi, et a été arrêté à Bordeaux. Par la suite, les autorités britanniques ont décidé, après enquête, d'étendre ce mandat d'arrêt à l'infraction d'atteintes sexuelles, passible, dans ce pays, de quatorze années de prison. C'est donc sur ce fondement nouveau qu'il est actuellement en détention provisoire.

Sur le plan procédural, les autorités britanniques sollicitent ainsi une extension du mandat d'arrêt à d'autres poursuites, pour d'autres infractions. Une telle procédure est autorisée par l'article 27 de la décision-cadre du 13 juin 2002. Elle suppose néanmoins le consentement de l'Etat requis, en l'espèce les autorités françaises. Mettant en oeuvre cette décision-cadre, l'article L 695-46 al. 4 du code de procédure pénale (cpp) énonce que la Chambre de l'instruction se prononce sur ce consentement et "statue sans recours (...), dans le délai de trente jours à compter de la réception de la demande".

Absence de recours

C'est précisément cette absence de recours que conteste le requérant, auteur de la QPC. Il y voit une atteinte au droit au procès équitable et à l'égalité devant la loi, dès lors que l'absence de recours en cassation entrave l'unité d'interprétation des textes.

Il faut bien reconnaîtte que Jeremy F. n'est pas sans arguments de fond. En effet, le mandat d'arrêt européen impose la règle de la double incrimination, qui signifie simplement que le comportement  reproché à l'intéressé doit être illicite dans les deux pays, le demandeur et le requis. Or, la majorité sexuelle, c'est à dire l'âge auquel un mineur peut entretenir des relations sexuelles avec un adulte, est fixée à quinze ans en France et à seize en Grande Bretagne. Cette différence d'une année a des conséquences considérables, puisque la jeune fille séduite par son professeur de maths a précisément quinze ans et demi. L'article L 695-23 cpp énonce cependant que le contrôle de la double incrimination peut être écarté lorsque les agissements incriminés concernent "l'exploitation sexuelle des enfants et la pornographie infantile". Jeremy F. estime, quant à lui, que son cas ne concerne pas la pornographie infantile, et que le contrôle de la double incrimination doit conduire à exclure l'extension du mandat d'arrêt à une infraction dont il n'est pas coupable, en droit français. Il lui semble donc naturel de pouvoir contester devant le juge français l'extension du mandat d'arrêt européen qui le concerne.


La Polka des menottes. Raoul André. 1956

Les deux interprétations successives

Pour répondre à la QPC, le Conseil constitutionnel doit interpréter l'article 88-2 de la Constitution qui habilite le législateur à fixer "les règles relatives au mandat d'arrêt européen en application des actes pris par les institutions de l'Union européenne". Autrement dit, le législateur applique les règles fixées par la décision-cadre du 13 juin 2002 de l'Union européenne, mais sur une habilitation donnée par l'article 88-2 de la Constitution. L'article 88-2 permet ainsi de couvrir les cas d'inconstitutionnalité ouverts par le droit de l'Union.

Mais pour interpréter l'article 88-2 de la Constitution, le Conseil constitutionnel doit, au préalable, obtenir une interprétation authentique de l'article 27 de la décision cadre de l'Union européenne. Celui-ci ne prévoit pas expressément l'interdiction du recours en matière d'extension du mandat d'arrêt européen. Il se borne à imposer aux autorités de l'Etat requis de statuer dans un délai de trente jours après réception de la demande d'extension. Ces dispositions interdisent-elles tout recours qui empêcherait que la décision soit acquise dans un délai de trente jours ou imposent-elle seulement qu'une décision soit prise dans ce délai, sans interdire un éventuel recours ultérieur ?

Un recours laissé à la compétence des Etats

La CJUE, dans sa réponse, observe que la décision-cadre est tout simplement muette sur la question du recours : "la décision-cadre ne réglemente pas la possibilité pour les Etats membres de prévoir un recours juridictionnel suspensif" contre les décisions concernant le mandat d'arrêt européen. De ce silence, la Cour déduit logiquement qu'"une telle absence de réglementation ne signifie pas que la décision-cadre empêche les Etats de prévoir de prévoir un tel recours ou leur impose de l'instituer". Les Etats demeurent donc totalement libres d'organiser, ou non, un recours, selon les exigences de leur système juridique. La seule condition est, recours ou non, que la décision d'extension du mandat d'arrêt intervienne dans les délais fixés par la décision-cadre, c'est à dire dans les trente jours, délai extrêmement bref.

Dans ces conditions, on ne voit pas ce qui pourrait faire obstacle à l'examen, par le Conseil constitutionnel, de la conformité de l'article L 695-46-4 cpp  aux principes constitutionnels que sont le droit au juste procès ou l'égalité devant la loi. On ne voit pas davantage sur quel fondement le Conseil pourrait déclarer qu'une décision dépourvue de tout recours est conforme à la Constitution. Pour avoir la réponse définitive, il est cependant indispensable d'attendre la décision du Conseil constitutionnel.