« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 14 août 2012

Pas de mariage gay avant la prière du soir

Les évêques catholiques annoncent que les fidèles assistant à l'office de l'Assomption seront appelés à dire une prière exprimant l'attachement de l'Eglise catholique à la famille composée d'un père et d'une mère. La formule est transparente. Il s'agit d'une prise de position contre le mariage homosexuel. En soi,  cela n'a rien de surprenant. Chacun sait que l'Eglise refuse le sacrement du mariage aux homosexuels, comme elle le refuse aux couples dont l'un des conjoints est divorcé, comme elle le refuse aux prêtres. Ces prières ont lieu à l'intérieur des églises, et il appartient aux fidèles, et à eux seuls, de manifester, ou non, leur adhésion à une telle démarche. 

Les propos tenus par Monseigneur Barbarin, archevêque de Lyon, sont, en revanche, plus surprenants. Observons d'emblée qu'il s'agit de propos publics, non pas réservés à la communauté des fidèles, mais diffusés largement par une interview accordée au journal Le Progrès. Il y déclare : "Notre désir est que la loi n'entre pas dans des domaines qui dépassent sa compétence. Un parlement est là pour trouver du travail à tout le monde, pour s'occuper de la sécurité, de la santé ou de la paix. Mais un parlement, ce n'est pas Dieu le Père". 

On en reste sans voix. Monseigneur Barbarin voudrait réveiller l'anticléricalisme primaire qu'il n'agirait sans doute pas autrement. Appelle t il de ses voeux un choeur de Grands Prêtres pour surveiller la loi ? L'Eglise est elle supérieure à la loi, et fera t on monter sur les bûchers ceux qui refuseraient de voter les normes qu'elle entend imposer ?  On imagine aisément les réactions hostiles que peuvent susciter de tels propos,  comme si son auteur voulait ranimer de vieux conflits.

Loin de nous l'idée de donner des cours de théologie à Monseigneur Barbarin. Son analyse de la Bible ne regarde que lui, comme sa conception de la charité chrétienne et du respect des convictions d'autrui. Il semble, en revanche, qu'il ait grand besoin de connaître quelques notions de droit constitutionnel.




Le concept de souveraineté

A t il déjà entendu parler l'article 3 de notre Constitution ? Il énonce que "la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum". Il se trouve que la France est un régime démocratique. Certains le regrettent peut être, mais c'est ainsi. La loi n'est pas l'expression de la volonté des Grands Prêtres, mais celle de la volonté générale. Le Parlement est désigné par le peuple, au suffrage universel. Ce n'est pas "Dieu le Père", comme dit Monseigneur Barbarin, c'est beaucoup mieux que ça, puisqu'il est composé des représentants du peuple. 

A ce titre, la loi n'est pas simplement un instrument utilisé pour "trouver du travail à tout le monde, s'occuper de la sécurité, de la santé ou de la paix". La loi, c'est l'expression de la souveraineté du peuple et elle doit être respectée en tant que telle. 

La notion de hiérarchie des normes

Contrairement à ce qu'affirme l'évêque de Lyon, le mariage homosexuel entre parfaitement dans la compétence du parlement. C'est vrai qu'il existe un pouvoir réglementaire autonome, qui s'exerce sans habilitation de la loi, mais qui ne lui est, en aucun cas, supérieur. Au dessus de la loi, il n'y a que la Constitution, et son article 34 précise que "la loi fixe les règles concernant ... l'état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux (...)". Autrement, le droit au mariage est du domaine de la loi, et d'elle seule, sous le contrôle du Conseil constitutionnel, pas sous le contrôle de l'Eglise. 

Dans sa décision du 13 août 1993, le Conseil constitutionnel confirme évidemment cette lecture. Il évoque "la liberté du mariage qui est une des composantes de la liberté individuelle". Par la suite, dans sa décision du 20 novembre 2003, il précise que la liberté du mariage se rattache également à "la liberté personnelle, découlant des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen de 1789". Mais peut être Monseigneur Barbarin connaît il mal la Déclaration de 1789 ? 

Bien entendu, de tels propos relèvent d'un amalgame bien connu entre le mariage civil et le mariage religieux. Pour les catholiques, le mariage est un sacrement, et ils ont parfaitement le droit de le considérer comme tel. Le mariage civil, en revanche, relève du droit des personnes défini par la loi. 

La laïcité

Un tel amalgame constitue un remise en cause du principe même de la laïcité. Ce dernier est un principe d'organisation de l'Etat, qui implique une stricte séparation entre la société civile et la société religieuse, entre le mariage civil et le mariage religieux. Les convictions religieuses de l'individu n'intéressent pas l'Etat, comme d'ailleurs l'absence de convictions. La laïcité consiste précisément à faire passer la religion de la sphère publique à la sphère privée. L'article 2 de notre Constitution affirme que la France est une "République laïque" et qu'à ce titre, elle "respecte toutes les croyances". 

Nous respectons donc tout à fait les croyances de Monseigneur Barbarin. A lui de respecter aussi notre régime constitutionnel, qui présente au moins l'avantage de lui permettre de s'exprimer librement. 





dimanche 12 août 2012

Nicolas Sarkozy, la Syrie, et le Conseil constitutionnel

Nicolas Sarkozy s'est entretenu "longuement" au téléphone avec le président du Conseil national syrien, Abdel Basset Sayda, sans que l'on sache lequel a pris l'initiative de cet appel. Quoi qu'il en soit, les deux  interlocuteurs ont publié un communiqué commun. Ils y constatent "la complète convergence de leurs analyses sur la gravité de la crise syrienne et sur la nécessité d'une action rapide de la communauté internationale pour éviter des massacres". La presse commente largement cette intervention de l'ancien président de la République. Les uns s'en félicitent, car ils estiment que la politique étrangère française ne saurait se passer de son point de vue. Les autres s'en amusent. D'une part, ils se souviennent qu'il avait annoncé, au lendemain du 6 mai, son retrait de la vie politique. D'autre part, il font observer que sa sévérité à l'égard du président Assad était bien récente. Ce dernier n'était il pas l'invité d'honneur du défilé du 14 juillet 2008 ?  

Les médias ne s'interrogent pas, en revanche, sur la manière dont Nicolas Sarkozy conçoit ses fonctions au Conseil constitutionnel.  Souvenons nous que, comme ancien président de la République, il est membre de droit du Conseil. Il a choisi d'y siéger, et perçoit son traitement. Jusqu'à aujourd'hui cependant, il n'a effectivement siégé qu'une seule fois, le 19 juin 2012, dans une audience de QPC portant sur le droit au mariage des majeurs sous curatelle.

Les incompatibilités

Cette décision de siéger suscitait déjà des questions relatives au régime d'incompatibilité auquel sont soumis les membres du Conseil. Nicolas Sarkozy a en effet décidé de reprendre son métier d'avocat, alors même que l'usage veut que les avocats  membres du Conseil restent éloignés de leur cabinet. C'était du moins la pratique de Robert Badinter et de Roland Dumas.

Le manquement à l'obligation de réserve

Aujourd'hui, la question de son intervention sur la Syrie suscite une autre question, relative cette fois à l'obligation de réserve qui pèse sur les membres du Conseil constitutionnel. L'article  7 de l'ordonnance de 1958 leur interdit en effet de prendre une position publique "sur des questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions du Conseil constitutionnel".  La question qui se pose est donc de savoir si Nicolas Sarkozy a, ou non, violé son obligation de réserve.

On pourrait penser que la politique de la France vis à vis de la Syrie a assez peu de chances de susciter le vote d'une loi. Mais si la France décidait d'intervenir dans ce pays, comme semble le souhaiter l'ancien Président, il faudrait bien que la dépense suscitée par cette opération extérieure apparaisse dans le budget. Et la loi de finances sera, bien entendu, déférée au Conseil par les propres amis de Nicolas Sarkozy... qui sera donc appelé à en juger. Son intervention entre donc dans le champ de l'article 7 de l'ordonnance de 1958.

On pourrait aussi invoquer quelques précédents fâcheux. Simone Veil n'a t elle pas appelé à voter "oui" au référendum sur la Constitution européenne, en 2005, alors qu'elle était membre du Conseil ? Et Valéry Giscard d'Estaing n'a t il appelé publiquement à voter en faveur de Nicolas Sarkozy aux dernières présidentielles ? Sans doute, mais les violations de l'obligation de réserve déjà commises n'ont pas pour effet de rendre licites celles qui interviennent aujourd'hui.




Vers une réforme de la composition du Conseil constitutionnel ?

De manière plus générale, la malencontreuse intervention de Nicolas Sarkozy a surtout pour effet de mettre en lumière la nécessité de remettre en cause l'existence même de ces "membres de droit". Alors que le Conseil constitutionnel est désormais saisi par n'importe quel justiciable pour exercer un contrôle de la loi promulguée, il doit bénéficier des garanties d'indépendance et d'impartialité qui sont celles des autres juridictions. Comment son contrôle de constitutionnalité peut il être crédible, s'il est exercé par ceux là mêmes qui, lorsqu'ils étaient président de la République, ont suscité et défendu le projet de loi qui revient devant eux lors d'une QPC ?

Nicolas Sarkozy, membre du Conseil, met ainsi en évidence les erreurs de Nicolas Sarkozy, Président. En effet, la révision de 2008, qui a mis en place la Question prioritaire de constitutionnalité, aurait dû s'accompagner d'une réforme globale du Conseil constitutionnel.

La menace de la Cour européenne

Dans l'état actuel des choses, rien n'interdirait à un requérant, débouté devant un juge du fond à cause du résultat d'une QPC, de saisir la Cour européenne. Il aurait, en effet, par hypothèse, épuisé les voies de recours internes. Et on peut penser que la Cour se demanderait très sérieusement si un ancien Président de la République chargé de juger d'une loi, dont son gouvernement fut le promoteur quelques années auparavant, est bien un "magistrat" au sens de la Convention européenne. La réponse sera, sans doute, intéressante.

Peut être serait il temps de mettre en oeuvre la réforme de la composition du Conseil constitutionnel, avant que ce scénario se produise ?


vendredi 10 août 2012

Le harcèlement sexuel, en attente de QPC ?

La loi du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel a été adoptée à l'unanimité, tant il était urgent de ne pas laisser un vide juridique après la décision du Conseil constitutionnel du 4 mai qui avait abrogé cette infraction. Les débats au parlement ont été menés tambour battant, et toute personne estimant qu'il conviendrait peut être de prendre quelques jours pour réfléchir était immédiatement suspectée de vouloir assurer l'impunité des auteurs de harcèlement. Cette unanimité a évidemment empêché la loi d'être déférée au Conseil constitutionnel, et elle est aujourd'hui en vigueur, accompagnée d'une circulaire censée expliquer les nouvelles infractions à ceux qui devront assurer leur mise en oeuvre. 

Harcèlement, tout est harcèlement

Aux yeux de la loi, tout est harcèlement. Son article 1er envisage deux infractions distinctes, qui constituent désormais la nouvelle rédaction de l'article 222-33 du code pénal.

La première consiste dans "le fait d'imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créant pour elle un environnement intimidant, hostile ou offensant". Le texte est à peine modifié par rapport au projet de loi déposé par le gouvernement, se bornant à supprimer la référence aux "gestes", sans doute pour éviter une redondance dès lors qu'un geste peut être considéré comme un "comportement". Ce dernier terme a, en outre, été préféré à la formulation initiale qui évoquant "tous autres actes". Ces deux modifications mineures n'enlèvent rien, cependant, à l'incertitude des termes. Comment définir un "comportement à connotation sexuelle", ou un "environnement intimidant", ou "offensant" ?

La circulaire offre sur ces points une réponse, qui n'en est pas une.  C'est ainsi qu'un "comportement à connotation sexuelle" ne présente pas nécessairement "un caractère explicitement et directement sexuel". Au juge de se débrouiller pour distinguer les deux notions.

Pour les rédacteurs de la loi, l'élément constitutif du délit qu'il conviendra de prendre en considération réside essentiellement dans l'absence de consentement de la victime. Ils ajoutent cependant que cette absence de consentement pourra être apprécié à partir du contexte de l'affaire, par exemple lorsque la victime s'est plainte auprès de ses supérieurs hiérarchiques ou de ses collègues. Tout reposera donc, comme par le passé, sur le témoignage de la victime et, le cas échéant, sur celui de son entourage. Dans ces conditions, la loi n'est pas réellement en mesure d'empêcher que le harcèlement sexuel soit invoqué à l'encontre d'un chef de service dont ses subordonnés voudraient se débarrasser.

Quant à la condition de répétition exigée par la loi, elle impose seulement que l'acte prohibé se soit produit "à deux reprises", ce qui constitue, on en conviendra, le minimum en matière de "répétition".


L'Ange Gabriel harcelant la Vierge Marie
Botticelli. Annonciation. 1489



Le harcèlement, sans harcèlement

Il est vrai que la seconde infraction prévue par la loi envisage "un harcèlement  sexuel résultant d'un acte unique", notion qui constitue la négation même de la définition du harcèlement donnée par tous les bons dictionnaires. Le second alinéa de l'article 222-33 dispose : "Est assimilé à un harcèlement sexuel" le fait, "même non répété, d'user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d'obtenir un acte de nature sexuelle, que celui soit recherché au profit de l'auteur des faits ou au profit d'un tiers". Cette notion de pression renvoie, on s'en doute, à l'idée de ce que l'on appelle généralement un "chantage sexuel", par exemple lorsqu'une personne tente d'imposer un acte sexuel à la victime, en lui promettant un emploi... ou en la menaçant d'un licenciement.

Le chantage sexuel doit évidemment être sanctionné, et même lourdement sanctionné. Le problème est qu'il sera bien délicat d'apporter la preuve de ce "but réel ou apparent". Ce type de pression s'exerce généralement sans témoin.. et la preuve de l'infraction résidera dans l'appréciation de l'intention de l'auteur de l'acte. Pour apprécier s'il a agi "dans le but réel" d'obtenir un acte de nature sexuelle, le juge devra pénétrer dans sa psychologie. Pour évaluer s'il a agi dans le "but apparent", le juge devra apprécier les circonstances de l'affaire, et voir si l'accusé exerçait ces pressions pour obtenir des faveurs sexuelles, ou dans une toute autre finalité, par exemple pour obtenir la démission de la victime. Dans ce dernier cas, la notion de harcèlement sexuel deviendra bien difficile à distinguer du harcèlement moral.

De la concision à la dilution

Dans sa décision du 4 mai 2012, le Conseil constitutionnel avait sanctionné une définition purement tautologique du harcèlement sexuel. Etait alors considéré comme "harcèlement" le "fait de harceler autrui dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle". De manière très logique, le Conseil avait censuré cette définition pour violation du principe de légalité des délits et des peines, qui impose la précision des incriminations. A la concision a succédé la dilution, qui conduit à une égale insécurité juridique. On peut penser qu'une personne poursuivie pour harcèlement sexuel sur le fondement de ce nouveau texte ne manquera pas de déposer une QPC.





lundi 6 août 2012

Les Etats Unis sont ils vraiment une démocratie ?

Le caractère démocratique du régime américain constitue une sorte de dogme incontestable et incontesté. Tocqueville observait déjà que le mouvement démocratique avait modelé la forme du gouvernement, des lois, et de l'organisation politique. Même s'il s'interrogeait sur les risques d'une éventuelle tyrannie de la majorité, il ne contestait pas que les Etats Unis sont le fruit d'une impulsion démocratique. Cette affirmation est renforcée par l'amalgame traditionnellement réalisé entre l'Etat de droit et la démocratie. Dès lors que le système américain est un Etat de droit, il est nécessairement une démocratie, et il n'est pas nécessaire de s'interroger plus avant.

Bush v. Gore

Les années récentes ont pourtant suscité des interrogations nouvelles. Personne n'a oublié l'élection de George Bush en 2000, marquée par un recomptage des voix en Floride, sous l'autorité de Jeb Brush, frère du candidat et gouverneur de cet Etat. Un contentieux a suivi, et l'élection a finalement été acquise par une décision de la Cour Suprême Bush v. Gore, par cinq voix contre quatre. 

Depuis cette élection particulièrement désastreuse pour l'image de la démocratie américaine, beaucoup de voix se sont fait entendre, pour demander une réforme électorale. Il est impossible d'envisager la modification d'un mode de scrutin indirect, qui impose l'élection d'un collège électoral, qui désignera ensuite le vainqueur de la consultation. Le Président peut donc être élu avec moins de suffrages populaires que son adversaire, s'il parvient à réunir davantage de grands électeurs.  Une évolution dans ce domaine supposerait  une révision constitutionnelle, pratiquement impossible aux Etats Unis. Seules l'inscription des électeurs et les modalités concrètes du vote peuvent être modifiées, même s'il convient de rappeler que l'organisation du droit de suffrage ne relève pas du droit fédéral mais de celui des Etats fédérés.

Dans l'état actuel des choses, les conditions de vote aux Etats Unis se caractérisent par un archaïsme qui peut sembler surprenant, mais qui semble donner satisfaction aux Républicains comme aux Démocrates. 

L'absence de liste électorale unique

Dans un pays qui pratique volontiers le fichage systématique de sa population, il n'existe pas de liste électorale unique. On dénombre pas moins de 13 000 listes différentes, élaborées non seulement au niveau des Etats, mais aussi à ceux des comtés, des villes ou des municipalités. conséquence, il est pratiquement impossible de contrôler sérieusement les inscriptions multiples. En  Une commission bipartisane coprésidée par Jimmy Carter et James Baker en 2005,  puis une étude de février 2012 du Pew Center on the States ont mis en lumière le chaos régnant dans les listes électorales.  1 800 000 morts figurent sur les listes, 2 750 000 électeurs sont inscrits dans plusieurs Etats, dont 140 000 dans quatre Etats à la fois. Ces travaux ont dénoncé l'absence d'"interopérabilité" entre les différents systèmes informatiques gérant les listes dans les différents Etats, sans que ces travaux soient réellement suivis d'effet.

John Ford. L'homme qui tua Liberty Valance. 1962


L'identité électorale, instrument d'exclusion

Huit Etats ont récemment voté des textes précisant les conditions d'une identité électorale, mais dix neuf autres n'exigent aucun document des électeurs inscrits sur les listes. Que l'on ne s'y trompe pas cependant, la notion d'identité électorale est utilisée comme un instrument d'exclusion des plus pauvres et des minorités.

C'est ainsi que le Texas a adopté en 2011 une loi exigeant des électeurs qu'ils présentent une pièce d'identité avec photo. Or, la carte d'identité n'est pas obligatoire au Texas. Les plus pauvres n'en possèdent pas, car elle n'est pas gratuite. Les personnes nées à l'étranger, notamment les hispaniques, n'en possèdent pas davantage, car ils ont des difficultés à obtenir les certificats de naissance nécessaires à son établissement. On considère ainsi que 21 % des électeurs noirs et 18 % des hispaniques se verraient ainsi exclus du vote.

La loi texane prévoit cependant que d'autres documents peuvent être utilisés pour justifier de l'identité électorale, dès lors qu'ils comportent une photo. Parmi ceux-ci, figure le port d'armes, mais pas la carte d'étudiant, choix intéressant si l'on considère que les titulaires du premier votent plutôt républicain, alors que les titulaires de la seconde votent largement démocrate.

Heureusement, le Texas fait partie des seize Etats contraints par le Voting Rights Acts de 1965 d'obtenir l'assentiment du Département fédéral de la justice avant tout modification de sa législation électorale. Il s'agissait alors de garantir la mise en oeuvre du XVè Amendement à la Constitution, interdisant de refuser le droit de vote à un citoyen américain pour des motifs raciaux. Le Procureur fédéral a donc rejeté la réforme engagée par le Texas, montrant ainsi que le suffrage universel demeure un combat dans les Etats jadis ségrégationnistes.

Le"Provisional Ballot", instrument de fraude

Cette situation catastrophique a évidemment déjà attiré l'attention des autorités fédérales. Devant le chaos régnant dans les listes électorales, le gouvernement a fait voter le Help America Vote Act en 2002. Ce texte autorise un vote conditionnel, ou plutôt conservatoire (Provisional Ballot). En pratique, lorsqu'une personne estime posséder le droit de vote, mais qu'elle n'apparaît pas sur les listes, ou qu'elle apparaît de manière erronée (erreur dans l'orthographe du nom ou fausse adresse), elle peut néanmoins voter, à titre conservatoire. Son vote sera ensuite validé ou non par une commission spéciale établie au niveau de chaque Etat. Cette commission est composée de magistrats, qui sont élus aux Etats Unis, sur une base largement partisane.

Le "Provisional Ballot" n'a guère amélioré l'exercice du droit de vote. Il a, au contraire, suscité des pratiques d'une totale opacité. Des divergences d'interprétation sont apparues sur les critères susceptibles d'être pris en considération pour procéder à la validation du vote. En Ohio, une commission a récemment proposé de définir avec précision ces critères, mais ses propositions se sont heurtées à une fin de non-recevoir, après la victoire républicaine de 2010. N'est il pas plus simple d'utiliser ce réservoir de votes acceptables ou récusables à volonté pour faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre ? La procédure conçue pour permettre aux exclus de voter est désormais un pur et simple instrument de fraude électorale.

Les Etats Unis sont ils  une démocratie ?

Ces tentatives d'exclusion légale ne font que s'ajouter à une exclusion plus profonde, et, il faut le dire, très ancienne. La plupart des études consacrées à cette question, et elles sont fort nombreuses, montrent que la moitié des électeurs potentiels américains ne sont pas inscrits sur les listes électorales. Il s'agit là d'une exclusion sociale, sans doute beaucoup plus grave encore que l'exclusion strictement juridique. Elle révèle en effet une perte de confiance totale dans le système électoral, voire dans le système politique en général. Elle montre aussi que la ségrégation sociale a succédé à la ségrégation juridique.

Sur la scène internationale, les Etats Unis se présentent volontiers comme les champions d'une démocratie qu'ils perçoivent comme un bien d'exportation. Souvenons nous que les interventions en Irak comme en Afghanistan ont été justifiées par la nécessité d'introduire la démocratie dans ces pays. Mais la démocratie n'est pas seulement à usage externe, c'est aussi, l'instrument d'une cohésion sociale. Les Etats Unis sont-ils une démocratie ? La question peut sembler provocante, mais elle mérite d'être posée.


jeudi 2 août 2012

La "retenue" des étrangers en situation irrégulière, ou la construction d'un régime juridique dérogatoire

Le ministre de l'intérieur, M. Manuel Valls, vient d'employer le terme "retenue" pour suggérer une nouvelle forme de maintien dans les locaux de la police ou de la gendarmerie des étrangers en situation irrégulière. Cette "retenue", qui ne pourrait dépasser une douzaine d'heures, permettrait d'organiser concrètement leur éloignement, ou, le cas échéant, leur placement dans un centre de rétention administrative. En clair, l'étranger en situation irrégulière passerait de la "retenue" à la "rétention", avant d'être renvoyé chez lui.

Un problème immédiat

La proposition du ministre vise à résoudre un problème très immédiat. On se souvient que la Cour de cassation a rendu, le 5 juin 2012, une décision estimant que l'utilisation de la garde à vue à l'encontre des étrangers en situation irrégulière n'est pas conforme à la directive "retour" du 16 décembre 2008. Le délit de maintien irrégulier sur le territoire n'est en effet constitué qu'une fois que l'étranger a refusé de se plier à une décision d'éloignement. Il ne peut donc être placé en garde à vue avant que cette décision ait été prise, puisqu'il n'a pas encore commis d'infraction pénale. 

Après cette fracassante décision, les autorités de police se sont trouvées dans une situation bien difficile. La seule procédure à leur disposition pour garder un étranger en situation irrégulière dans leurs locaux était celle de la vérification d'identité. La loi prévoit cependant que l'atteinte à la liberté d'aller et venir, dans ce cas, ne peut dépasser la durée strictement nécessaire à l'établissement de l'identité, au maximum quatre heures. C'est trop peu, disent les forces de l'ordre, pour obtenir des informations sur la situation juridique de l'intéressé, surtout lorsqu'il refuse de communiquer son identité, voire son pays d'origine. 

Jean Joseph Taillasson 1745-1809.
Timoléon, à qui les Syracusiens amènent des étrangers.

La "retenue" de douze heures prend alors toutes les apparences d'une cote mal taillée. Entre la garde à vue de vingt quatre heures désormais interdite, et la vérification d'identité de quatre heures considérée comme trop courte, on crée une procédure ad hoc, réservée aux étrangers en situation irrégulière. On coupe la poire en deux, et on choisit une immobilisation d'une douzaine d'heures. 

Le terme de "retenue" est alors choisi, précisément parce que le droit commun ne l'emploie jamais. Impossible en effet d'invoquer une "rétention", puisque les étrangers en situation irrégulière peuvent déjà être placés dans des "centres de rétention", le temps d'organiser concrètement leur départ. Impossible d'employer la notion de "garde à vue", puisqu'elle a été sanctionnée par la Cour de cassation. Impossible enfin de parler d'"internement", qui renvoie à l'idée d'un emprisonnement administratif, effectué en dehors de tout contrôle juridictionnel.

Vers un droit dérogatoire

Conformément à l'article 34 de la Constitution, cette nouvelle procédure se traduira par le dépôt d'un projet de loi, dès lors qu'elle implique une atteinte à la liberté de circulation. Les débats parlementaires conduiront probablement à la mise en place d'une procédure nouvelle, sans doute placée sous le contrôle du juge. Elle permettra aux forces de police de faire leur travail, et aux étrangers de bénéficier des droits de la défense. Le fait d'abandonner la procédure de droit commun de la garde à vue n'est donc pas, en soi, une atteinte aux droits des personnes ainsi retenues.

Il n'en demeure pas moins que cette réforme s'analyse comme une nouvelle pierre apportée à la construction d'un droit des étrangers parfaitement dérogatoire au droit commun. Il a de plus en plus ses règles propres, ses spécialistes, ses débats. Il cultive une place à part, devient peu à peu une discipline complexe, maîtrisée par quelques spécialistes et quelques militants des droits des étrangers.


dimanche 29 juillet 2012

QPC : Le recours contre la décision d'octroi de la qualité de pupille de l'Etat

Dans sa décision rendue sur QPC le 27 juillet 2012, le Conseil constitutionnel affirme une conception rigoureuse du principe du droit à un recours effectif, appliqué cette fois à la procédure d'admission en qualité de pupille de l'Etat. La disposition contestée par la requérante, madame Annie M, est plus précisément l'article L 224-8 du code de l'action sociale et des familles (CASF), aux termes duquel les proches de l'enfant disposent d'un délai de trente jours pour contester l'arrêté du Président du Conseil général décidant son admission au statut de pupille de l'Etat. 

Entre deux arrêtés 

La procédure mise en oeuvre est ainsi fixée de manière très précise par la loi du 6 juin 1984. Dès que l'enfant est confié aux services sociaux, (la DDASS), il fait l'objet d'un arrêté d'admission provisoire en qualité de pupille de l'Etat, pour une durée qu'il précise. A l'issue de cette première période, un arrêté définitif est pris par le Président du Conseil général, celui-là même qui ouvre aux ayants-droit une possibilité de recours durant une période de trente jours devant le juge judiciaire. Cette compétence du juge judiciaire est d'ailleurs une innovation de la loi de 1984, le législateur mettant fin à un dualisme de compétences qui était préjudiciable aux intérêts de l'enfant. En effet, l'arrêté d'admission à la qualité de pupille était jusqu'alors contestable devant le juge administratif dès lors qu'il exprimait une prérogative de la puissance publique. En revanche, le juge judiciaire était seul compétent pour prendre une décision relative à la garde de l'enfant. 

Entre deux délais

Cette procédure se caractérise par la brièveté des délais de recours offerts aux proches de l'enfant. Pour ses parents biologiques, son père ou sa mère, le délai pour demander la restitution de l'enfant est de deux mois lorsque l'intéressé a lui même décidé de le confier aux services sociaux, ou de six mois lorsque cette procédure lui a été imposée (art. L 224-6 CASF). 

Le délai de l'article contesté devant le Conseil constitutionnel, celui de l'article 224-8, est réduit à trente jours. Il n'est pas fermé aux parents biologiques (sauf déclaration judiciaire d'abandon, ou déchéance de l'autorité parentale), mais concerne surtout les alliés de l'enfant, par exemple ses grands parents, voire "toute personne justifiant d'un lien avec lui, notamment pour avoir assuré sa garde".  Une telle disposition permet ainsi de revenir sur une pratique antérieure particulièrement choquante, durant laquelle des familles d'accueil qui avaient élevé l'enfant, se voyaient interdire toute possibilité de l'adopter. 

Les deux orphelines. Maurice Tourneur. 1932



Entre deux intérêts contradictoires

Ce délai peut sembler court, mais le législateur se trouve confronté à un double impératif. D'une part, il doit effectivement permettre aux proches de l'enfant de témoigner de leur intérêt à son égard, voire de leur volonté de demander sa garde. D'autre part, il doit aussi, dans son intérêt supérieur, lui permettre, s'il est effectivement en situation d'abandon, de bénéficier aussi rapidement que possible de ce statut de pupille de l'Etat. Ce dernier conditionne en effet la possibilité pour lui de bénéficier d'une adoption plénière, et de mener une vie familiale normale. 

Le Conseil constitutionnel s'efforce, dans sa décision du 27 juillet 2012, de tenir la balance égale entre les intérêts de chacun. Il déclare ainsi la disposition inconstitutionnelle, non pas dans le principe qu'elle énonce, mais en raison de son imprécision sur le point de départ de la procédure. Un délai aussi bref qu'un délai de trente jours n'est pas, en soi, inconstitutionnel. La Cour européenne des droits de l'homme estime, de son côté, qu'il ne constitue pas une violation du droit au procès équitable. Dans sa décision Odièvre du 13 février 2003, elle considère ainsi que le délai de rétractation laissée à la mère biologique qui décide d'abandonner son enfant après un accouchement sous X est "suffisant" pour qu'elle "ait le temps de remettre en cause le choix d'abandonner l'enfant". 

Ce n'est donc pas sur le terrain de la brièveté du délai de recours que se place le juge constitutionnel, mais sur son point de départ. Pour qu'il puisse courir, il faut en effet s'assurer que les personnes susceptibles de faire un recours contre l'arrêté définitif d'admission au statut de pupille en aient été effectivement informées. Pour respecter la vie privée de l'enfant et de ses parents biologiques, le législateur a choisi de ne pas imposer la publication de cet arrêté. Il reste donc à imposer sa notification aux proches de l'enfant, du moins à ceux que connaissent les services sociaux, afin que leur droit à un recours effectif soit effectivement garanti.  

Entre deux vies

Le Conseil constitutionnel s'efforce ainsi de garantir les droits de chacun pendant cette période délicate, durant laquelle l'enfant se trouve au carrefour entre deux vies. Il s'agit à la fois de s'assurer que rien ne peut être sauvé de son ancienne vie et que son abandon est définitif, et de lui permettre d'accéder aussi rapidement que possible d'accéder à une vie nouvelle, au sein d'une famille d'adoption. Le législateur va donc devoir préciser quelque peu cette procédure. Le Conseil lui a laissé jusqu'au 1er janvier 2014 pour modifier les textes, permettant ainsi de garantir la sécurité juridique des affaires en cours.