« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 13 mars 2012

La liberté de manifester en Suisse, et en France

Le dimanche 11 mars 2012, différentes votations ont eu lieu en Suisse. Parmi celles-ci, une proposition genevoise durcissant considérablement le régime juridique de la liberté de manifester a été adoptée par 53, 9 % des voix. Observons d'emblée qu'il s'agit d'un texte adopté par le Grand conseil de la République et canton de Genève, et non pas d'une loi de la Confédération helvétique. La question est d'importance, car les opposants à ce texte envisagent déjà la saisine du tribunal fédéral, afin d'apprécier précisément sa conformité au droit fédéral. 

Dans un pays aussi démocratique que la Suisse, on est évidemment tenté de s'étonner de l'adoption par référendum d'un texte qui porte atteinte à la liberté de manifester. A sa manière, cette loi illustre ainsi parfaitement la distinction entre la démocratie et l'Etat de droit. Mais ce n'est pas son seul intérêt, loin de là. Car la comparaison de la loi genevoise avec la législation française montre aussi comment le mode d'aménagement juridique d'une liberté peut conduire à la vider plus ou moins de son contenu. 

Un régime d'autorisation

A Genève, le droit de manifester est soumis à un régime d'autorisation. Ce n'est d'ailleurs pas une innovation de la loi de 2012, ce principe figurant déjà dans le texte antérieur du 26 juin 2008. On sait que Georges Morange, dans sa grande thèse sur l'organisation des libertés publiques, distinguait trois modes d'organisation : 
  • le régime répressif, dans lequel chacun exerce librement sa liberté, sauf à avoir à répondre a posteriori des abus de cette liberté devant le juge pénal. 
  • le régime de déclaration préalable, dans lequel on peut exercer sa liberté après une déclaration effectuée auprès de l'autorité administrative ou judiciaire. Cette dernière ne peut cependant refuser de prendre acte de cette déclaration et ne peut donc pas s'opposer à l'exercice de la liberté en cause. 
  • le régime d'autorisation enfin, le plus attentatoire à l'exercice de la liberté, puisque celui-ci est subordonné à la délivrance d'une autorisation par l'administration. Cette dernière dispose alors d'un pouvoir discrétionnaire, ce qui signifie qu'elle peut répondre favorablement ou défavorablement à la demande d'autorisation qui lui est adressée. 
La loi genevoise se place donc dans la troisième catégorie, la plus rigoureuse pour l'exercice des libertés. Sur ce point, elle est nettement plus sévère que la législation français qui soumet la liberté de manifester à un régime de déclaration préalable, depuis un ancien décret-loi du 23 octobre 1935.

Un régime de dissuasion

Le régime juridique mis en place à Genève révèle surtout une volonté de dissuader les organisateurs de manifestations. Certains y voient le résultat d'un véritable traumatisme causé par les manifestations anti-OMC très violentes qui s'étaient déroulées sur les bords du Léman en novembre 2009. La nouvelle loi prévoit une responsabilité des organisateurs en cas de dégâts provoqués lors de la manifestation, quand bien même ces dégradations seraient le fait de casseurs tout à fait extérieurs au mouvement de protestation.  En cas de débordements, les autorités de police genevoises peuvent également de refuser aux organisateurs toute autorisation de manifester pour une durée de cinq années. 

Sur le plan de la procédure d'autorisation, les organisateurs sont entièrement soumis à la volonté de l'administration genevoise qui peut imposer l'itinéraire, ou prescrire que la manifestation se tiendra dans un lieu déterminé, sans déplacement. Enfin, elle peut imposer au demandeur d'autorisation la mise en place d'un service d'ordre qui devra "collaborer avec la police et se conformer à ses injonctions". 

Il faudra donc bien du courage pour organiser une manifestation à Genève, sachant notamment que l'on peut être condamné pour des dommages que l'on n'a pas commis. 

Le droit français se montre beaucoup moins rigoureux, même si les atteintes à la liberté de manifester savent se montrer plus subtiles. 

Manifestation autorisée en Suisse

Le droit français : des atteintes plus subtiles

La législation de notre pays ne fait pas peser sur les organisateurs des manifestations la responsabilité des dommages causés par d'éventuels casseurs. Une telle disposition serait d'ailleurs probablement déclarée inconstitutionnelle au nom du principe d'individualisation de la peine pénale. La loi du 2 mars 2010 vise au contraire à sanctionner les "violences de groupes" c'est à dire les auteurs directs des dégâts. A cet égard, ce texte se situe dans la droite ligne de la célèbre loi "anti-casseurs" de 1970 qui doublait les peines, lorsque l'infraction était commise en groupe. Le texte de 2010 punit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende "le fait (...) de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions (...) de biens" (art. L 222-14-2 c. pén). Pour être condamné, il n'est pas indispensable d'avoir commis ces dégradations, il suffit de s'y être "préparé". Et cette "préparation" est démontrée par des "faits matériels" que le législateur laisse au juge le soin d'apprécier en fonction des circonstances de l'affaire.  

D'une manière plus générale, le régime de déclaration préalable se heurte directement au pouvoir de police administrative qui pèse comme une menace sur les organisateurs. Dans les faits, la déclaration est réalisée auprès du maire ou de la préfecture de police. Contrairement aux principes gouvernant le régime de déclaration préalable, ces autorités ne se bornent pas à prendre acte de la déclaration. Elles engagent le plus souvent une négociation, dans le but d'assurer la conciliation entre la liberté de manifester et les nécessités de l'ordre public. On va ainsi négocier l'itinéraire pour permettre aux forces de police de police de garantir la sécurité, l'heure ou le jour pour tenir compte de telle ou telle contrainte. Dans la pratique, les organisateurs sont contraints d'accepter les demandes des autorités de police, dès lors que cette dernière conserve toujours la possibilité d'interdire une manifestation s'il s'avère impossible d'assurer l'ordre public. Certes cette interdiction est soumise au contrôle de proportionnalité du juge administratif, mais le recours sera jugé plusieurs mois après les faits, une fois que tout le monde aura oublié l'objet même de la manifestation. 

La loi genevoise, en dépit de son adoption par le voie du référendum, risque cependant d'être remise en cause, soit par le tribunal fédéral, soit par la Cour européenne. L'arrêt Ezelin c. France du 26 avril 1991 précise en effet que la liberté de manifester est protégée par l'article 11 de la Convention européenne, dès lors qu'elle s'exerce pacifiquement. Le droit français organisant la liberté de manifester n'est pas, quant à lui, réellement remis en cause, sans doute parce que personne ne conteste la nécessité d'une coopération entre organisateurs et force de police. On assiste pourtant à une sorte de glissement d'un régime de déclaration préalable de droit vers un régime d'autorisation de fait. 



dimanche 11 mars 2012

Mini-miss : L'enfant est une personne

A la suite des Etats Unis, la France voit se multiplier les concours de mini-miss. Des Lolitas de huit ans, vêtues de robes sexy, chaussées de Stilettos, outrageusement fardées, défilent sur un podium devant un public qu'elles s'efforcent de conquérir par ce qui constitue, déjà, des postures séductrices. Pour reprendre la formule de Boris Cyrulnik, on déguise les petites filles en "friandises sexuelles" dans une course à l'apparence et au culte de soi. En bref, on les empêche d'être des enfants. 

Ces manifestations ne donnent lieu à aucun encadrement juridique, alors même que le code du travail contraint les organisateurs de spectacle, les producteurs de films ou de défilés de mode à solliciter une autorisation administrative pour employer un enfant de moins de seize ans (art. L 7124-1 c. trav.). 

Le premier procès à Auch

Des contentieux apparaissent cependant, et le premier jugement sur cette question a eu lieu devant le tribunal correctionnel d'Auch le 20 février 2012. Cette intervention du juge judiciaire peut surprendre, car on aurait pu s'attendre à un contentieux administratif, résultat de l'interdiction par un maire de l'une de ces manifestions, dans le cadre de son pouvoir de police générale. En l'espèce cependant, le maire, saisi par le Planning Familial, s'est borné à demander aux organisateurs d'une soirée de retirer de leur programme l'élection prévue des mini-miss. Ces organisateurs ont accédé à sa demande, et le maire n'a donc pas eu besoin d'interdire la manifestation. En revanche, l'organisatrice de l'élection de "Mini-miss séduction" a assigné le Planning Familial en justice, lui demandant réparation du préjudice commercial qu'elle estimait avoir subi. Le tribunal n'a pas été tendre pour la requérante, puisqu'il lui a refusé toute indemnité, et l'a condamnée au contraire à rembourser les frais engagés par le Planning Familial à l'occasion du procès. 

Le rapport remis par Mme Chantal Jouanno (Sénatrice de Paris) au ministre des solidarités et des affaires sociales fait preuve de la même rigueur et propose l'interdiction pure et simple des concours ouverts aux enfants de moins de seize ans. Il n'évoque cependant pas réellement les fondements possibles d'une telle interdiction et c'est évidemment ce qu'il faut désormais envisager.

Thylane, 10 ans. Couverture de Vogue été 2011

L'intérêt supérieur de l'enfant

Le premier d'entre eux réside dans l'"intérêt supérieur de l'enfant", qui figure dans l'article 3 de la Convention internationale sur les droits de l'enfant du 20 novembre 1989. C'est aujourd'hui le critère essentiel qui doit guider les juges dans toutes les décisions relatives aux enfants, par exemple en matière d'exercice de l'autorité parentale, de droit de garde, voire du statut juridique des enfants nés d'une mère porteuse. Dans ce dernier cas, le Conseil d'Etat a jugé, dans un arrêt du 5 avril 2011, que l'intérêt supérieur de l'enfant rendait illégal le refus de délivrance d'un passeport français à deux enfants jumeaux nés en Inde à la suite d'une convention de gestation pour autrui, pourtant illicite en droit français. L'intérêt supérieur de l'enfant peut ainsi conduire le juge à écarter les éléments d'illégalité pour assurer sa situation juridique.

L'intérêt supérieur de l'enfant est apprécié à partir de différents critères, et la volonté exprimée par l'enfant n'est qu'un d'entre eux. Le juge est ainsi tenu d'entendre l'enfant s'il le demande, notamment en matière d'exercice de l'autorité parentale, mais il n'est pas lié par le désir qu'il exprime (voir par exemple Civ. 1ère 20 octobre 2010). Dans le cas particulier des mini-miss, cette supériorité de l'intérêt supérieur de l'enfant sur la volonté qu'il exprime permet de balayer l'argument essentiel des organisateurs de ce type de concours, qui insistent sur le fait que les fillettes elles-mêmes demandent à y participer.

La dignité de la personne

Le second argument permettant de fonder l'interdiction des concours de mini-miss s'appuie sur la célèbre formule de Françoise Dolto, selon laquelle "l'enfant est une personne". Et comme toute personne, il a droit à la dignité.

Dans son arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995, le Conseil d'Etat a fait de la dignité de la personne humaine un élément de l'ordre public, au même titre que la sécurité publique, l'hygiène publique, voire la morale publique. Le maire de cette commune avait pris l'initiative d'interdire une attraction de "lancer de nain" qui se déroulait dans une discothèque de sa ville. Comme les mini-miss, cette distraction pour le moins surprenante venait tout droit des Etats Unis et consistait à lancer le plus loin possible une personne handicapée, heureusement casquée et protégée. Comme les mini-miss encore, cette activité se déroulait avec l'accord des victimes, car ces dernières étaient rémunérées pour subir ce traitement dégradant. Et chacun sait qu'il n'est pas facile de trouver un emploi lorsque l'on souffre d'un grave handicap physique.

Quoi qu'il en soit, pour admettre la légalité de cette interdiction, le Conseil d'Etat a fait de la dignité de la personne un élément de l'ordre public, justifiant ainsi l'exercice du pouvoir de police générale pour en assurer la protection. 

La dignité de la personne comme l'intérêt de l'enfant peuvent également être invoqués à l'appui d'une interdiction des concours de mini-miss prononcée par l'autorité de police. On doit souhaiter cependant que la décision ne soit pas laissée à des collectivités locales soumises aux pressions des organisateurs, voire des parents intéressés. L'intervention du législateur permettrait de rappeler que les petites filles ne sont pas des poupées avec lesquelles on peut jouer, mais des personnes titulaires de droits.

vendredi 9 mars 2012

Contraventions routières et droit au juge

La Cour européenne a rendu le 8 mars 2012 trois décisions sanctionnant le droit français relatif à la contestation des contraventions routières (Cadène c. France ; Célice c. France ; Josseaume c. France). Les automobilistes requérants se plaignaient d'une procédure les privant de leur droit d'accès au juge. La Cour européenne leur donne raison et constate une violation de l'article 6 § 1. de la Convention. 

Le traitement de masse des contraventions

La politique française de sécurité routière repose largement sur un renforcement des sanctions, grâce notamment à la multiplication des radars. Cette politique répressive se montre  efficace, et la sécurité sur les route s'est accrue, comme en témoignent les récentes statistiques qui montrent une baisse substantielle du nombre de morts sur le route. 

Le problème est que si la multiplication des radars entraîne celle des contraventions, les pouvoirs publics se trouvent désormais confrontés à la nécessité d'un traitement de masse de ces infractions. Pour éviter d'engorger les tribunaux, on dissuade donc les automobilistes de contester l'amende qui les frappe. Et cette dissuasion passe malheureusement par une certaine négligence des principes fondamentaux de la procédure pénale. 

La Cour européenne s'est montrée relativement tolérante dans le cas précis des peines-plancher que le juge doit prononcer, lorsqu'il condamne une personne qui conteste une amende forfaitaire ou une amende forfaitaire majorée (art. 530-1 cpp). Dans l'arrêt Schneider c. France du 30 juin 2009, elle a considéré que cette entorse au principe d'individualisation de la peine est justifiée par les nécessités d'une bonne administration de la justice, en l'espèce la volonté de lutter contre les recours dilatoires. Ce principe a été repris à l'identique par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 16 septembre 2011

Franquin. Vacances sans histoires. 1959

La requête en exonération

Les trois requérants, tous trois "flashés" sur la route pour des excès de vitesse, ont reçu un avis de contravention les invitant à payer une amende forfaitaire de 68 €. L'avis précisait qu'en cas de paiement dans les quinze jours son montant était réduit à 45 €, mais qu'en cas de défaut de paiement dans les quarante-cinq jours, il serait majoré à 180 €. Il est précisé qu'une "requête en exonération" est possible, notamment en cas de vol, de prêt ou de destruction du véhicule, mais aussi pour un autre motif que le demandeur est invité à préciser. Cette requête doit s'accompagner du règlement du montant de l'amende "à titre de consignation". Elle est transmise à l'officier du ministère public, en l'occurrence un commissaire de police, qui vérifie si les conditions de recevabilité sont remplies. Si ce n'est pas le cas, le requérant reçoit un avis d'amende forfaitaire majorée. Si c'est le cas, le ministère public décide soit de classer l'affaire, soit de poursuivre l'intéressé devant le juge de proximité. 

En l'espèce, les contrevenants ont déposé une requête en exonération et demandé, comme c'est leur droit, la communication de la photo permettant d'établir la réalité de l'infraction. L'"officier du ministère public" a considéré la requête comme irrecevable, pour différents motifs, défaut de motivation ou défaut de contestation explicite de l'infraction. Les requérants se sont donc vu opposer une fin de non recevoir, alors même qu'ils n'avaient pas encore pu avoir communication du cliché, pièce importante pour démontrer par exemple que le véhicule était conduit par un autre conducteur que son propriétaire. 

Quoi qu'il en soit, cette irrecevabilité a pour conséquence immédiate l'encaissement de la consignation. L'amende est donc considérée comme payée, et l'action publique éteinte, sans que les requérants aient finalement pu porter l'affaire devant un juge. C'est précisément cette disparition totale du droit au recours que la Cour européenne sanctionne. 

Le contrôle de proportionnalité

Dans l'affaire Schneider, l'atteinte à l'individualisation qu'entraînait la mise en oeuvre d'une peine-plancher était toute relative, car le juge conservait la possibilité de moduler la durée de peine entre le minimum imposé et le maximum possible, ainsi que celle de dispenser de peine l'auteur de l'infraction. La Cour avait donc considéré que la mesure était proportionnée à l'intérêt en cause, c'est à dire la lutte contre l'encombrement des juridictions et les recours dilatoires. 

Dans les trois décisions du 8 mars 2012, la Cour considère que le droit au juge est entièrement supprimé sans justification suffisante. Derrière ce contrôle se cache une critique à peine voilée du rôle du ministère public incarné dans un officier de police. La Cour observe ainsi que, dans un cas, il a exigé des pièces non prévues par les texte comme préalable à la communication de la photographie de l'infraction, alors que, dans un autre, il a exigé une contestation formelle de la décision dès la demande d'exonération. Dans les deux cas, il est donc allé au delà du contrôle de la recevabilité pour organiser une procédure non réellement prévue par les textes. 

Certains vont évidemment critiquer une décision qui semble offrir aux chauffards une voie de droit pour  obtenir l'annulation d'une procédure désormais non conforme à l'article 6 § 1 de la Convention. Mais on peut au contraire considérer que la réintégration des infractions routières dans le droit commun de la procédure pénale ne peut que renforcer leur crédibilité. Car une peine pénale, même légère, ne peut être comprise que si elle peut être contestée. 


mercredi 7 mars 2012

La loi relative aux recherches impliquant la personne humaine


La loi du 5 mars 2012 relative aux recherches impliquant la personne humaine est passée inaperçue, sans doute en raison de la densité des débats parlementaires et politiques. Cette législation a pourtant pour objet de mettre en oeuvre l'un des droits les plus essentiels de l'homme, le droit à l'intégrité du corps humain. 

Nul ne conteste évidemment la nécessité d'expérimenter les nouveaux traitements médicaux mis au point par les chercheurs. L'expérimentation est pourtant potentiellement dangereuse pour l'intégrité des personnes, qui ne sauraient être considérées comme de simple cobayes. Pendant bien des années pourtant, le droit positif était remarquablement discret sur le sujet. L'article 7 du Pacte des Nations Unies de 1966 sur les droits civils et politiques se bornait à conditionner l'expérimentation au libre consentement du sujet (art; 7). La jurisprudence, quant à elle, n'évoquait la question qu'à propos des pratiques les plus choquantes, relevant du droit commun. Elle condamnait ainsi pour empoisonnement les médecins nazis qui avaient inoculé des virus aux prisonniers des camps de concentration, à titre soi-disant expérimental. 

La loi Huriet Sérusclat : la distinction fondée sur l'objet de la recherche

Le législateur n'est intervenu qu'avec la loi  Huriet-Sérusclat du 20 décembre 1988, modifiée à de multiples reprises au point qu'elle a été qualifiée de "millefeuilles législatif"par le le rapporteur du texte, Olivier Jardé (député UMP de l'Oise). Elle reposait sur une distinction simple. D'une part, les recherches à finalité thérapeutique directe, c'est à dire qui portent sur une personne malade et ont pour objet de la soigner, devaient être gratuites, soumises aux principes de responsabilité et de consentement de l'intéressé. D'autre part, les recherches dépourvues de finalité thérapeutique directe, c'est à dire portant sur une personne en bonne santé qui n'attend aucun avantage personnel de l'expérimentation, étaient également soumises aux principes de responsabilité et de consentement, mais pouvaient donner lieu à une indemnisation de celui ou celle qui acceptait de s'y prêter. 

La loi du 5 mars 2012 : la distinction fondée sur les risques encourus

Le législateur de 2012 modifie totalement cette approche en privilégiant une distinction fondée sur le risque. Il distingue non plus deux, mais trois types de recherches : 
  • les recherches interventionnelles comportant un risque thérapeutique dans la mesure où sont effectués sur le patient des actes non justifiés par une prise en charge habituelles, par exemple l'utilisation sur un patient d'une molécule nouvelle ; 
  • les recherches interventionnelles qui ne portent pas sur des médicaments et n'entrainent que des risques et des contraintes minimes.
  • les recherches non interventionnelles enfin, dans lesquelles il s'agit d'étudier des traitements pratiqués selon une procédure habituelle, et souvent sur une très longue durée. Les patients ne courent alors aucun risque spécifique.
A partir de ces risques, la loi met en place un système de consentement à géométrie variable. Pour les recherches impliquant un risque thérapeutique, le consentement écrit du patient est exigé. Pour celles qui n'emportent qu'un risque minimum, le consentement devra être "libre et éclairé", mais pourra être oral. Enfin, en cas de recherches non interventionnelles, l'interessé sera informé et pourra refuser de se prêter à l'expérimentation. Le consentement ne disparait donc jamais totalement, mais prend une intensité variable.

Chérie, je me sens rajeunir. Howard Hawks. 1952


Réforme de la procédure

Toutes les recherches, quelle que soit la catégorie à laquelle elles sont rattachées, doivent donner lieu à l'autorisation préalable d'un Comité de protection des personnes (CPP). Sur ce point, la loi n'innove guère car les CPP existent depuis la loi du 9 août 2004. Au nombre d'environ une quarantaine répartis sur l'ensemble du territoire, ils sont composés paritairement de scientifiques et de représentants de la société civile. En revanche, l'idée nouvelle de désigner le CPP compétent par tirage au sort, de manière aléatoire, répond certainement à une volonté très positive de garantir une plus grande indépendance dans l'appréciation des recherches qui lui sont soumises.

La nouvelle loi innove encore en plaçant les CPP sous la tutelle d'une Commission nationale des recherches impliquant la personne humaine, dont le rôle sera d'assurer la coordination des pratiques des Comités et qui pourra, le cas échéant, intervenir comme instance d'appel. Cette nouvelle autorité indépendante, voulue par le Sénat, sera placée auprès du ministre de la Santé. 

Au terme de l'analyse, une loi certainement positive, comme en témoigne d'ailleurs la qualité du travail parlementaire. Il ne reste plus qu'à souhaiter une autre réforme, celle de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, dont on sait que les membres ne sont pas toujours dépourvus de liens avec les professionnels du médicament. 

lundi 5 mars 2012

La centralisation européenne de la protection des données

Le Sénat se prépare à voter, le 6 mars 2012, une proposition de résolution sur le projet de règlement européen relatif à la protection des données. Cette initiative a pour objet de faire connaître l'inquiétude de la Chambre Haute à l'égard des projets de révision de la directive communautaire de 1995 destinée à garantir les droits des personnes sur lesquelles des données sont collectées et conservées. Concrètement, la Commission européenne a présenté deux textes, une proposition de règlement sur les fichiers privés, et une proposition de directive sur les fichiers publics "de souveraineté". Ces deux textes devraient être adoptés selon la procédure de droit commun, par codécision entre le parlement européen et le Conseil de l'Union européenne.

En manifestant son inquiétude, le Sénat adopte une position très proche de celle déjà prise par l'Assemblée nationale. A l'initiative du député UMP Philippe Gosselin, la Commission des affaires européennes de l'Assemblée a en effet déjà adopté, le 7 février 2012, une résolution sur ce thème. Les deux assemblées surmontent donc leurs divergences politiques et reprennent un certain nombre des arguments déjà développés par la CNIL.

La réforme de la directive de 1995

Les sénateurs ne contestent pas vraiment la nécessité de réformer la directive de 1995, pas plus que les objectifs globaux de cette réforme. L'intervention d'internet a en effet développé les flux de données personnelles, très largement transfrontières, sans que les consommateurs ou les usagers aient réellement les moyens de faire usage de leurs droits, notamment en matière d'accès et de rectification. Le principe d'une approche européenne de la protection des données est donc perçu comme une nécessité. 

Sur le fond, la directive reprend la plupart des droits de la personne fichée (consentement au fichage, accès et rectification) et lui accorde deux prérogatives nouvelles. La première est le désormais célèbre droit à l'oubli : "la personne concernée a le droit d'obtenir du responsable du traitement l'effacement des données à caractère personnel la concernant et la cessation de la diffusion de ces données, en particulier en ce qui concerne celle qu'elle avait rendues disponibles lorsqu'elle était enfant" (art. 17 du projet). La seconde est le nouveau droit à la portabilité des données, c'est à dire le droit de transmettre des données d'un système de traitement automatisé à un autre, sans que le responsable du traitement ne puisse s'y refuser.  

Si le Sénat apporte son soutien à ces principes, son projet de résolution s'interroge sur les relations entre les quatre acteurs que sont la personne fichée, l'entreprise ou l'administration qui gère le fichier (le responsable du traitement), l'autorité de contrôle (en France, la CNIL), et le droit communautaire qui impose désormais ses procédures. La Haute Assemblée met ainsi en lumière le risque d'une véritable centralisation européenne de tout le système juridique de protection des données.

OSS 117. Rio ne répond plus. Michel Hazanavicius. 2009. Jean Dujardin

Le droit interne peut il être plus protecteur ?

Le droit français de la protection des données, issu de la loi du 6 janvier 1978, se caractérise par une protection traditionnellement très élevée de la personne fichée. La question essentielle est donc de savoir si les Etats membres pourront adopter des dispositions nationales plus protectrices que celles figurant dans les textes européens. L'enjeu est de taille car certaines dispositions du projet communautaire sont moins protectrices que le droit français. L'obligation d'information du responsable du traitement est par exemple moins contraignante. Le droit français exige ainsi une mention obligatoire sur les formulaires informant la personne sur laquelle des données sont stockées de ses droits d'accès et de rectification. Le projet de règlement ne prévoit rien de tel, pas même une case à cocher attestant la lecture des droits et garanties offertes à la personne fichée.

S'agissant de droits fondamentaux, il serait évidemment très fâcheux que les Etats membres ne puissent adopter des dispositions plus protectrices dans leur ordre interne. Pour le moment cependant, rien dans le règlement ne consacre une telle possibilité. Il est vrai que l'on imagine mal la Commission faisant un recours contre un Etat membre au motif qu'il est allé au-delà du standard de protection imposé par le droit communautaire. Mais est-on jamais à l'abri d'une action de lobbying bien organisée ?

La gestion des recours

La résolution du Sénat reprend la principale critique opposée par la CNIL au projet communautaire. Pour traiter des requêtes des ressortissants des Etats de l'Union, le projet donne compétence à l'autorité de contrôle du pays dans lequel le responsable du traitement en cause a son "principal établissement". L'idée générale est de faciliter les démarches des entreprises qui n'auront donc plus qu'un interlocuteur unique à l'échelon européen, notamment pour la déclaration des traitements automatisés.

Quant au citoyen, il risque tout simplement d'être renvoyé à l'autorité de contrôle d'un autre pays. Ce risque est loin d'être négligeable si l'on considère que beaucoup d'entreprises actives dans le domaine de la vente sur internet ont établi leur siège en Irlande, pays au régime fiscal jugé plus avantageux. De manière très concrète, un citoyen français voulant contester la collecte ou la conservation de données le conservant devra donc saisir la CNIL, qui saisira ensuite l'autorité irlandaise de protection des données. Cette dernière risque d'être rapidement engorgée, à moins que la difficulté même d'une telle procédure dissuade les recours. Et la CNIL de son côté, se trouve dessaisie de son pouvoir de sanction et limitée à un rôle de boîte aux lettres.

Le nivellement sur le standard le plus bas

La procédure induit ainsi une inégalité fondamentale, puisque le citoyen est moins bien traité que le responsable du traitement qui, lui, est assuré d'avoir un interlocuteur unique. La personne fichée est privée du droit de voir son recours instruit par l'autorité de contrôle qui lui est la plus accessible, et privé surtout de la possibilité de se voir appliquer un droit interne plus protecteur.

Sur ce plan, le projet de réforme communautaire peut être présenté comme l'instrument d'une nouvelle forme de perversité juridique, qui consiste à aligner les libertés fondamentales sur le standard le moins protecteur, comme si le rôle du droit communautaire consistait seulement à dégager en ce domaine un minimum de principes communs.


vendredi 2 mars 2012

La délinquance étrangère et "réitérante". Le retour des peines plancher

Le 6 mars 2012, l'Assemblée Nationale devrait adopter la proposition de loi présentée par M. Jean-Paul Garraud (UMP Gironde) sur "l'interdiction du territoire et les délinquants réitérants". D'emblée, la formulation surprend, mais un texte qui traite à la fois de la lutte contre la délinquance et de l'éloignement des étrangers n'est-il pas une bénédiction  ? Il permet de mettre en avant des préoccupations qui prennent aujourd'hui valeur de promesses électorales, d'autant que nul n'ignore que la proposition a peu de chances d'être définitivement voté avant les élections. 

Les étrangers : Du bon usage des statistiques de l'ONDRP

Le texte repose sur une affirmation selon laquelle la part des étrangers et des réitérants dans la réponse pénale n'est pas suffisamment prise en compte. Le problème est que cette assertion repose sur des données et des notions particulièrement floues.

La proposition de loi fait référence au rapport 2011 de l'ONDRP (Office national de la délinquance et de la réponse pénale), présidé par Monsieur Alain Bauer, "criminologue" officiel et conseiller du Président de la République.  Cette étude énonce que les étrangers représentent 5, 8 % de la population vivant sur le territoire, mais 13, 9 % de la délinquance non routière. Un autre rapport, de même origine, publié en février 2012, montre que la part des étrangers mis en cause pour atteintes aux biens est passé  de 12, 8 % en 2006 à 17, 3 % en 2011. Elle stigmatise au passage immigrés d'origine roumaine, à l'origini d'une délinquance qui aurait augmenté de 114, 4 % en deux ans.

Ces chiffres sont évidemment destinés à faire frémir le bon citoyen inquiet pour sa sécurité. Si on les regarde de près toutefois, on s'aperçoit qu'ils sont obtenus à partir des statistiques des personnes "mises en cause", car celles des condamnations ne sont pas fiables. Sans doute, mais un criminologue, même moyen, doit tout de même savoir qu'une personne "mise en cause" n'est pas nécessairement condamnée. A moins peut être de considérer que les étrangers ne bénéficient pas du principe de la présomption d'innocence ? Le même criminologue sait également que pour donner l'illusion de lutter contre la délinquance, il suffit parfois d'augmenter le nombre de gardes à vue, et donc le nombre des personnes "mises en causes". En clair, en augmentant les gardes à vue, on augmente aussi mathématiquement les chiffres de la délinquance étrangère.

Récidive et réitération

La récidive se définit comme une circonstance aggravante et répond à des conditions rigoureuses. Elle suppose la répétition d'un comportement illicite de même nature, par exemple deux vols avec violence, ou deux viols. Pour qu'il y ait récidive, il faut qu'au moment où la seconde infraction a été commise, le premier comportement illicite ait donné lieu à une condamnation définitive, c'est à dire qu'aucune voie de recours ne puisse plus être exercée contre elle. La conséquence de cette définition est qu'une seconde infraction ne peut pas toujours être qualifiée de récidive par les juges, soit parce que les deux comportements ne sont pas de même nature, soit parce que le premier n'a pas encore donné lieu à condamnation définitive.

Qu'à cela ne tienne, la proposition Garraud adopte la notion de réitération. En langage policier, elle désigne une succession d'infractions de nature différente commises par une seule personne. Un délinquant "réitérant" est celui qui va par exemple se livrer à un trafic de stupéfiants, avant d'être l'auteur d'un cambriolage, puis d'un vol avec violences etc. Il est vrai que la notion de réitération figure dans la loi du 12 décembre 2005, mais elle apparaît alors comme une notion fourre-tout destinée à contourner la notion de récidive. Elle s'applique un effet en cas de "nouvelle infraction qui ne répond pas aux conditions de la récidive légale". Dans cette hypothèse, la loi interdit la confusion des peines et organise au contraire leur cumul. Pour autant, elle ne définit pas clairement le champ d'application de la "réitération".

Le Récidiviste. Ulu Grosbard. 2007. Dustin Hoffman


Le retour des peines plancher

Elle sert pourtant de fondement au projet de loi qui reprend cette notion pour justifier l'élargissement des peines plancher. Il s'agit en effet de renforcer la peine complémentaire d'interdiction du territoire française (ITF) pour les délinquants réitérants et pour les personnes de nationalité étranger.

Le prononcé de l'ITF devient ainsi obligatoire pour les étrangers en situation irrégulière et ceux qui résident régulièrement depuis moins de trois ans, dès lors qu'ils ont commis un crime ou un délit puni d'une peine de cinq années d'emprisonnement. A l'égard des réitérants, la proposition de loi impose de prononcé de peines plancher pour les auteurs du même type d'infractions. Les seuils de peines minimales sont compris entre un sixième et un cinquième de la peine maximale encourue.

Conventionnalité et constitutionnalité

Les auteurs de la proposition affirment haut et fort la constitutionnalité et la conventionnalité du dispositif mis en oeuvre. Pour garantir la conformité à l'article 8 de la Convention qui protège le droit de mener une vie familiale normale, ils prennent soin d'exclure le prononcé de ces peines pour les étrangers "protégés".

Pour garantir la conformité à la Constitution, ils invoquent une jurisprudence affirmant que les peines plancher ne violent pas le principe d'individualisation des peines, notamment la décision du 16 septembre 2011 rendue à propos des amendes forfaitaires en matière de code de la route. Le principe de nécessité de la peine, quant à lui, fait l'objet d'un contrôle "de l'absence de disproportion manifeste entre l'infraction et la peine encourue", formulation figurant dans la décision du 9 août 2007. Y a t il ou non disproportion manifeste ? Il est bien difficile de répondre à cette question.

Quoi qu'il en soit, ce n'est pas tant l'inconventionnalité ou l'inconstitutionnalité de ce texte qui pose réellement problème que la malhonnêteté de ses motifs. Reposant sur des statistiques douteuses et sur une conception purement policière de la récidive, il témoigne d'un dévoiement de la loi elle-même. Celle devient l'instrument d'une politique sécuritaire qui repose sur la manipulation de l'opinion, particulièrement en période électorale.