« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 9 mars 2012

Contraventions routières et droit au juge

La Cour européenne a rendu le 8 mars 2012 trois décisions sanctionnant le droit français relatif à la contestation des contraventions routières (Cadène c. France ; Célice c. France ; Josseaume c. France). Les automobilistes requérants se plaignaient d'une procédure les privant de leur droit d'accès au juge. La Cour européenne leur donne raison et constate une violation de l'article 6 § 1. de la Convention. 

Le traitement de masse des contraventions

La politique française de sécurité routière repose largement sur un renforcement des sanctions, grâce notamment à la multiplication des radars. Cette politique répressive se montre  efficace, et la sécurité sur les route s'est accrue, comme en témoignent les récentes statistiques qui montrent une baisse substantielle du nombre de morts sur le route. 

Le problème est que si la multiplication des radars entraîne celle des contraventions, les pouvoirs publics se trouvent désormais confrontés à la nécessité d'un traitement de masse de ces infractions. Pour éviter d'engorger les tribunaux, on dissuade donc les automobilistes de contester l'amende qui les frappe. Et cette dissuasion passe malheureusement par une certaine négligence des principes fondamentaux de la procédure pénale. 

La Cour européenne s'est montrée relativement tolérante dans le cas précis des peines-plancher que le juge doit prononcer, lorsqu'il condamne une personne qui conteste une amende forfaitaire ou une amende forfaitaire majorée (art. 530-1 cpp). Dans l'arrêt Schneider c. France du 30 juin 2009, elle a considéré que cette entorse au principe d'individualisation de la peine est justifiée par les nécessités d'une bonne administration de la justice, en l'espèce la volonté de lutter contre les recours dilatoires. Ce principe a été repris à l'identique par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 16 septembre 2011

Franquin. Vacances sans histoires. 1959

La requête en exonération

Les trois requérants, tous trois "flashés" sur la route pour des excès de vitesse, ont reçu un avis de contravention les invitant à payer une amende forfaitaire de 68 €. L'avis précisait qu'en cas de paiement dans les quinze jours son montant était réduit à 45 €, mais qu'en cas de défaut de paiement dans les quarante-cinq jours, il serait majoré à 180 €. Il est précisé qu'une "requête en exonération" est possible, notamment en cas de vol, de prêt ou de destruction du véhicule, mais aussi pour un autre motif que le demandeur est invité à préciser. Cette requête doit s'accompagner du règlement du montant de l'amende "à titre de consignation". Elle est transmise à l'officier du ministère public, en l'occurrence un commissaire de police, qui vérifie si les conditions de recevabilité sont remplies. Si ce n'est pas le cas, le requérant reçoit un avis d'amende forfaitaire majorée. Si c'est le cas, le ministère public décide soit de classer l'affaire, soit de poursuivre l'intéressé devant le juge de proximité. 

En l'espèce, les contrevenants ont déposé une requête en exonération et demandé, comme c'est leur droit, la communication de la photo permettant d'établir la réalité de l'infraction. L'"officier du ministère public" a considéré la requête comme irrecevable, pour différents motifs, défaut de motivation ou défaut de contestation explicite de l'infraction. Les requérants se sont donc vu opposer une fin de non recevoir, alors même qu'ils n'avaient pas encore pu avoir communication du cliché, pièce importante pour démontrer par exemple que le véhicule était conduit par un autre conducteur que son propriétaire. 

Quoi qu'il en soit, cette irrecevabilité a pour conséquence immédiate l'encaissement de la consignation. L'amende est donc considérée comme payée, et l'action publique éteinte, sans que les requérants aient finalement pu porter l'affaire devant un juge. C'est précisément cette disparition totale du droit au recours que la Cour européenne sanctionne. 

Le contrôle de proportionnalité

Dans l'affaire Schneider, l'atteinte à l'individualisation qu'entraînait la mise en oeuvre d'une peine-plancher était toute relative, car le juge conservait la possibilité de moduler la durée de peine entre le minimum imposé et le maximum possible, ainsi que celle de dispenser de peine l'auteur de l'infraction. La Cour avait donc considéré que la mesure était proportionnée à l'intérêt en cause, c'est à dire la lutte contre l'encombrement des juridictions et les recours dilatoires. 

Dans les trois décisions du 8 mars 2012, la Cour considère que le droit au juge est entièrement supprimé sans justification suffisante. Derrière ce contrôle se cache une critique à peine voilée du rôle du ministère public incarné dans un officier de police. La Cour observe ainsi que, dans un cas, il a exigé des pièces non prévues par les texte comme préalable à la communication de la photographie de l'infraction, alors que, dans un autre, il a exigé une contestation formelle de la décision dès la demande d'exonération. Dans les deux cas, il est donc allé au delà du contrôle de la recevabilité pour organiser une procédure non réellement prévue par les textes. 

Certains vont évidemment critiquer une décision qui semble offrir aux chauffards une voie de droit pour  obtenir l'annulation d'une procédure désormais non conforme à l'article 6 § 1 de la Convention. Mais on peut au contraire considérer que la réintégration des infractions routières dans le droit commun de la procédure pénale ne peut que renforcer leur crédibilité. Car une peine pénale, même légère, ne peut être comprise que si elle peut être contestée. 


mercredi 7 mars 2012

La loi relative aux recherches impliquant la personne humaine


La loi du 5 mars 2012 relative aux recherches impliquant la personne humaine est passée inaperçue, sans doute en raison de la densité des débats parlementaires et politiques. Cette législation a pourtant pour objet de mettre en oeuvre l'un des droits les plus essentiels de l'homme, le droit à l'intégrité du corps humain. 

Nul ne conteste évidemment la nécessité d'expérimenter les nouveaux traitements médicaux mis au point par les chercheurs. L'expérimentation est pourtant potentiellement dangereuse pour l'intégrité des personnes, qui ne sauraient être considérées comme de simple cobayes. Pendant bien des années pourtant, le droit positif était remarquablement discret sur le sujet. L'article 7 du Pacte des Nations Unies de 1966 sur les droits civils et politiques se bornait à conditionner l'expérimentation au libre consentement du sujet (art; 7). La jurisprudence, quant à elle, n'évoquait la question qu'à propos des pratiques les plus choquantes, relevant du droit commun. Elle condamnait ainsi pour empoisonnement les médecins nazis qui avaient inoculé des virus aux prisonniers des camps de concentration, à titre soi-disant expérimental. 

La loi Huriet Sérusclat : la distinction fondée sur l'objet de la recherche

Le législateur n'est intervenu qu'avec la loi  Huriet-Sérusclat du 20 décembre 1988, modifiée à de multiples reprises au point qu'elle a été qualifiée de "millefeuilles législatif"par le le rapporteur du texte, Olivier Jardé (député UMP de l'Oise). Elle reposait sur une distinction simple. D'une part, les recherches à finalité thérapeutique directe, c'est à dire qui portent sur une personne malade et ont pour objet de la soigner, devaient être gratuites, soumises aux principes de responsabilité et de consentement de l'intéressé. D'autre part, les recherches dépourvues de finalité thérapeutique directe, c'est à dire portant sur une personne en bonne santé qui n'attend aucun avantage personnel de l'expérimentation, étaient également soumises aux principes de responsabilité et de consentement, mais pouvaient donner lieu à une indemnisation de celui ou celle qui acceptait de s'y prêter. 

La loi du 5 mars 2012 : la distinction fondée sur les risques encourus

Le législateur de 2012 modifie totalement cette approche en privilégiant une distinction fondée sur le risque. Il distingue non plus deux, mais trois types de recherches : 
  • les recherches interventionnelles comportant un risque thérapeutique dans la mesure où sont effectués sur le patient des actes non justifiés par une prise en charge habituelles, par exemple l'utilisation sur un patient d'une molécule nouvelle ; 
  • les recherches interventionnelles qui ne portent pas sur des médicaments et n'entrainent que des risques et des contraintes minimes.
  • les recherches non interventionnelles enfin, dans lesquelles il s'agit d'étudier des traitements pratiqués selon une procédure habituelle, et souvent sur une très longue durée. Les patients ne courent alors aucun risque spécifique.
A partir de ces risques, la loi met en place un système de consentement à géométrie variable. Pour les recherches impliquant un risque thérapeutique, le consentement écrit du patient est exigé. Pour celles qui n'emportent qu'un risque minimum, le consentement devra être "libre et éclairé", mais pourra être oral. Enfin, en cas de recherches non interventionnelles, l'interessé sera informé et pourra refuser de se prêter à l'expérimentation. Le consentement ne disparait donc jamais totalement, mais prend une intensité variable.

Chérie, je me sens rajeunir. Howard Hawks. 1952


Réforme de la procédure

Toutes les recherches, quelle que soit la catégorie à laquelle elles sont rattachées, doivent donner lieu à l'autorisation préalable d'un Comité de protection des personnes (CPP). Sur ce point, la loi n'innove guère car les CPP existent depuis la loi du 9 août 2004. Au nombre d'environ une quarantaine répartis sur l'ensemble du territoire, ils sont composés paritairement de scientifiques et de représentants de la société civile. En revanche, l'idée nouvelle de désigner le CPP compétent par tirage au sort, de manière aléatoire, répond certainement à une volonté très positive de garantir une plus grande indépendance dans l'appréciation des recherches qui lui sont soumises.

La nouvelle loi innove encore en plaçant les CPP sous la tutelle d'une Commission nationale des recherches impliquant la personne humaine, dont le rôle sera d'assurer la coordination des pratiques des Comités et qui pourra, le cas échéant, intervenir comme instance d'appel. Cette nouvelle autorité indépendante, voulue par le Sénat, sera placée auprès du ministre de la Santé. 

Au terme de l'analyse, une loi certainement positive, comme en témoigne d'ailleurs la qualité du travail parlementaire. Il ne reste plus qu'à souhaiter une autre réforme, celle de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, dont on sait que les membres ne sont pas toujours dépourvus de liens avec les professionnels du médicament. 

lundi 5 mars 2012

La centralisation européenne de la protection des données

Le Sénat se prépare à voter, le 6 mars 2012, une proposition de résolution sur le projet de règlement européen relatif à la protection des données. Cette initiative a pour objet de faire connaître l'inquiétude de la Chambre Haute à l'égard des projets de révision de la directive communautaire de 1995 destinée à garantir les droits des personnes sur lesquelles des données sont collectées et conservées. Concrètement, la Commission européenne a présenté deux textes, une proposition de règlement sur les fichiers privés, et une proposition de directive sur les fichiers publics "de souveraineté". Ces deux textes devraient être adoptés selon la procédure de droit commun, par codécision entre le parlement européen et le Conseil de l'Union européenne.

En manifestant son inquiétude, le Sénat adopte une position très proche de celle déjà prise par l'Assemblée nationale. A l'initiative du député UMP Philippe Gosselin, la Commission des affaires européennes de l'Assemblée a en effet déjà adopté, le 7 février 2012, une résolution sur ce thème. Les deux assemblées surmontent donc leurs divergences politiques et reprennent un certain nombre des arguments déjà développés par la CNIL.

La réforme de la directive de 1995

Les sénateurs ne contestent pas vraiment la nécessité de réformer la directive de 1995, pas plus que les objectifs globaux de cette réforme. L'intervention d'internet a en effet développé les flux de données personnelles, très largement transfrontières, sans que les consommateurs ou les usagers aient réellement les moyens de faire usage de leurs droits, notamment en matière d'accès et de rectification. Le principe d'une approche européenne de la protection des données est donc perçu comme une nécessité. 

Sur le fond, la directive reprend la plupart des droits de la personne fichée (consentement au fichage, accès et rectification) et lui accorde deux prérogatives nouvelles. La première est le désormais célèbre droit à l'oubli : "la personne concernée a le droit d'obtenir du responsable du traitement l'effacement des données à caractère personnel la concernant et la cessation de la diffusion de ces données, en particulier en ce qui concerne celle qu'elle avait rendues disponibles lorsqu'elle était enfant" (art. 17 du projet). La seconde est le nouveau droit à la portabilité des données, c'est à dire le droit de transmettre des données d'un système de traitement automatisé à un autre, sans que le responsable du traitement ne puisse s'y refuser.  

Si le Sénat apporte son soutien à ces principes, son projet de résolution s'interroge sur les relations entre les quatre acteurs que sont la personne fichée, l'entreprise ou l'administration qui gère le fichier (le responsable du traitement), l'autorité de contrôle (en France, la CNIL), et le droit communautaire qui impose désormais ses procédures. La Haute Assemblée met ainsi en lumière le risque d'une véritable centralisation européenne de tout le système juridique de protection des données.

OSS 117. Rio ne répond plus. Michel Hazanavicius. 2009. Jean Dujardin

Le droit interne peut il être plus protecteur ?

Le droit français de la protection des données, issu de la loi du 6 janvier 1978, se caractérise par une protection traditionnellement très élevée de la personne fichée. La question essentielle est donc de savoir si les Etats membres pourront adopter des dispositions nationales plus protectrices que celles figurant dans les textes européens. L'enjeu est de taille car certaines dispositions du projet communautaire sont moins protectrices que le droit français. L'obligation d'information du responsable du traitement est par exemple moins contraignante. Le droit français exige ainsi une mention obligatoire sur les formulaires informant la personne sur laquelle des données sont stockées de ses droits d'accès et de rectification. Le projet de règlement ne prévoit rien de tel, pas même une case à cocher attestant la lecture des droits et garanties offertes à la personne fichée.

S'agissant de droits fondamentaux, il serait évidemment très fâcheux que les Etats membres ne puissent adopter des dispositions plus protectrices dans leur ordre interne. Pour le moment cependant, rien dans le règlement ne consacre une telle possibilité. Il est vrai que l'on imagine mal la Commission faisant un recours contre un Etat membre au motif qu'il est allé au-delà du standard de protection imposé par le droit communautaire. Mais est-on jamais à l'abri d'une action de lobbying bien organisée ?

La gestion des recours

La résolution du Sénat reprend la principale critique opposée par la CNIL au projet communautaire. Pour traiter des requêtes des ressortissants des Etats de l'Union, le projet donne compétence à l'autorité de contrôle du pays dans lequel le responsable du traitement en cause a son "principal établissement". L'idée générale est de faciliter les démarches des entreprises qui n'auront donc plus qu'un interlocuteur unique à l'échelon européen, notamment pour la déclaration des traitements automatisés.

Quant au citoyen, il risque tout simplement d'être renvoyé à l'autorité de contrôle d'un autre pays. Ce risque est loin d'être négligeable si l'on considère que beaucoup d'entreprises actives dans le domaine de la vente sur internet ont établi leur siège en Irlande, pays au régime fiscal jugé plus avantageux. De manière très concrète, un citoyen français voulant contester la collecte ou la conservation de données le conservant devra donc saisir la CNIL, qui saisira ensuite l'autorité irlandaise de protection des données. Cette dernière risque d'être rapidement engorgée, à moins que la difficulté même d'une telle procédure dissuade les recours. Et la CNIL de son côté, se trouve dessaisie de son pouvoir de sanction et limitée à un rôle de boîte aux lettres.

Le nivellement sur le standard le plus bas

La procédure induit ainsi une inégalité fondamentale, puisque le citoyen est moins bien traité que le responsable du traitement qui, lui, est assuré d'avoir un interlocuteur unique. La personne fichée est privée du droit de voir son recours instruit par l'autorité de contrôle qui lui est la plus accessible, et privé surtout de la possibilité de se voir appliquer un droit interne plus protecteur.

Sur ce plan, le projet de réforme communautaire peut être présenté comme l'instrument d'une nouvelle forme de perversité juridique, qui consiste à aligner les libertés fondamentales sur le standard le moins protecteur, comme si le rôle du droit communautaire consistait seulement à dégager en ce domaine un minimum de principes communs.


vendredi 2 mars 2012

La délinquance étrangère et "réitérante". Le retour des peines plancher

Le 6 mars 2012, l'Assemblée Nationale devrait adopter la proposition de loi présentée par M. Jean-Paul Garraud (UMP Gironde) sur "l'interdiction du territoire et les délinquants réitérants". D'emblée, la formulation surprend, mais un texte qui traite à la fois de la lutte contre la délinquance et de l'éloignement des étrangers n'est-il pas une bénédiction  ? Il permet de mettre en avant des préoccupations qui prennent aujourd'hui valeur de promesses électorales, d'autant que nul n'ignore que la proposition a peu de chances d'être définitivement voté avant les élections. 

Les étrangers : Du bon usage des statistiques de l'ONDRP

Le texte repose sur une affirmation selon laquelle la part des étrangers et des réitérants dans la réponse pénale n'est pas suffisamment prise en compte. Le problème est que cette assertion repose sur des données et des notions particulièrement floues.

La proposition de loi fait référence au rapport 2011 de l'ONDRP (Office national de la délinquance et de la réponse pénale), présidé par Monsieur Alain Bauer, "criminologue" officiel et conseiller du Président de la République.  Cette étude énonce que les étrangers représentent 5, 8 % de la population vivant sur le territoire, mais 13, 9 % de la délinquance non routière. Un autre rapport, de même origine, publié en février 2012, montre que la part des étrangers mis en cause pour atteintes aux biens est passé  de 12, 8 % en 2006 à 17, 3 % en 2011. Elle stigmatise au passage immigrés d'origine roumaine, à l'origini d'une délinquance qui aurait augmenté de 114, 4 % en deux ans.

Ces chiffres sont évidemment destinés à faire frémir le bon citoyen inquiet pour sa sécurité. Si on les regarde de près toutefois, on s'aperçoit qu'ils sont obtenus à partir des statistiques des personnes "mises en cause", car celles des condamnations ne sont pas fiables. Sans doute, mais un criminologue, même moyen, doit tout de même savoir qu'une personne "mise en cause" n'est pas nécessairement condamnée. A moins peut être de considérer que les étrangers ne bénéficient pas du principe de la présomption d'innocence ? Le même criminologue sait également que pour donner l'illusion de lutter contre la délinquance, il suffit parfois d'augmenter le nombre de gardes à vue, et donc le nombre des personnes "mises en causes". En clair, en augmentant les gardes à vue, on augmente aussi mathématiquement les chiffres de la délinquance étrangère.

Récidive et réitération

La récidive se définit comme une circonstance aggravante et répond à des conditions rigoureuses. Elle suppose la répétition d'un comportement illicite de même nature, par exemple deux vols avec violence, ou deux viols. Pour qu'il y ait récidive, il faut qu'au moment où la seconde infraction a été commise, le premier comportement illicite ait donné lieu à une condamnation définitive, c'est à dire qu'aucune voie de recours ne puisse plus être exercée contre elle. La conséquence de cette définition est qu'une seconde infraction ne peut pas toujours être qualifiée de récidive par les juges, soit parce que les deux comportements ne sont pas de même nature, soit parce que le premier n'a pas encore donné lieu à condamnation définitive.

Qu'à cela ne tienne, la proposition Garraud adopte la notion de réitération. En langage policier, elle désigne une succession d'infractions de nature différente commises par une seule personne. Un délinquant "réitérant" est celui qui va par exemple se livrer à un trafic de stupéfiants, avant d'être l'auteur d'un cambriolage, puis d'un vol avec violences etc. Il est vrai que la notion de réitération figure dans la loi du 12 décembre 2005, mais elle apparaît alors comme une notion fourre-tout destinée à contourner la notion de récidive. Elle s'applique un effet en cas de "nouvelle infraction qui ne répond pas aux conditions de la récidive légale". Dans cette hypothèse, la loi interdit la confusion des peines et organise au contraire leur cumul. Pour autant, elle ne définit pas clairement le champ d'application de la "réitération".

Le Récidiviste. Ulu Grosbard. 2007. Dustin Hoffman


Le retour des peines plancher

Elle sert pourtant de fondement au projet de loi qui reprend cette notion pour justifier l'élargissement des peines plancher. Il s'agit en effet de renforcer la peine complémentaire d'interdiction du territoire française (ITF) pour les délinquants réitérants et pour les personnes de nationalité étranger.

Le prononcé de l'ITF devient ainsi obligatoire pour les étrangers en situation irrégulière et ceux qui résident régulièrement depuis moins de trois ans, dès lors qu'ils ont commis un crime ou un délit puni d'une peine de cinq années d'emprisonnement. A l'égard des réitérants, la proposition de loi impose de prononcé de peines plancher pour les auteurs du même type d'infractions. Les seuils de peines minimales sont compris entre un sixième et un cinquième de la peine maximale encourue.

Conventionnalité et constitutionnalité

Les auteurs de la proposition affirment haut et fort la constitutionnalité et la conventionnalité du dispositif mis en oeuvre. Pour garantir la conformité à l'article 8 de la Convention qui protège le droit de mener une vie familiale normale, ils prennent soin d'exclure le prononcé de ces peines pour les étrangers "protégés".

Pour garantir la conformité à la Constitution, ils invoquent une jurisprudence affirmant que les peines plancher ne violent pas le principe d'individualisation des peines, notamment la décision du 16 septembre 2011 rendue à propos des amendes forfaitaires en matière de code de la route. Le principe de nécessité de la peine, quant à lui, fait l'objet d'un contrôle "de l'absence de disproportion manifeste entre l'infraction et la peine encourue", formulation figurant dans la décision du 9 août 2007. Y a t il ou non disproportion manifeste ? Il est bien difficile de répondre à cette question.

Quoi qu'il en soit, ce n'est pas tant l'inconventionnalité ou l'inconstitutionnalité de ce texte qui pose réellement problème que la malhonnêteté de ses motifs. Reposant sur des statistiques douteuses et sur une conception purement policière de la récidive, il témoigne d'un dévoiement de la loi elle-même. Celle devient l'instrument d'une politique sécuritaire qui repose sur la manipulation de l'opinion, particulièrement en période électorale.




mercredi 29 février 2012

Enterrement des lois mémorielles

Par sa décision du 28 février 2012, le Conseil a déclaré inconstitutionnel le texte pénalisant la contestation des génocides reconnus par la loi. C'est une incontestable victoire pour l'Etat de droit et un rappel utile du respect que l'on doit à la loi. Expression de la volonté générale, cette dernière ne peut être instrumentalisée pour satisfaire les intérêts de tel ou tel lobby, ou répondre à des préoccupations purement électorales. 

A dire vrai, l'inconstitutionnalité du texte ne faisait guère de doute, le plus délicat étant d'obtenir la saisine du Conseil. On doit saluer un certain courage des parlementaires auteurs de la saisine, et plus particulièrement celui des membres de l'UMP qui ont encouru les foudres de l'Elysée.

Le refus du contrôle indirect

La décision par elle-même révèle une incontestable sévérité du Conseil. Il aurait pu sanctionner le texte "par ricochet". Celui-ci, qui réprime la contestation d'un génocide reconnu par la loi, aurait été déclaré inconstitutionnel parce que la loi du 29 janvier 2001 qui reconnaît le génocide arménien était elle même inconstitutionnelle.  On sait que ce contrôle indirect est possible depuis la décision du 25 janvier 1985. Dans ce cas, le Conseil pouvait sanctionner son défaut de caractère normatif, voire l'atteinte à la liberté d'expression des chercheurs. 

Le Conseil a pourtant écarté ce contrôle indirect et choisi de déclarer inconstitutionnel le texte même qui lui était déféré, celui qui pénalise le négationnisme de l'ensemble des génocides reconnus par la loi. Il aborde la question de la constitutionnalité des lois mémorielles en tant que telles, dans leur ensemble, sans se référer à l'une d'entre elles en particulier, sans doute pour mettre une fin définitive à cette pratique. 

Le Conseil rappelle que la "loi doit être revêtue d'une portée normative", et affirme qu'"une disposition législative ayant pour objet de "reconnaître" un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s'attache à la loi". Il ne s'agit pas tant de condamner la loi mémorielle que d'affirmer qu'elle ne doit pas trouver son caractère normatif en elle-même. 

Salvador Dali. Persistance de la mémoire. 1931


Détacher le texte de la loi Gayssot

Cette affirmation permet de détacher clairement le texte récent de la loi Gayssot et d'affirmer la spécificité de cette dernière. Procédant par amalgame, les partisans de la loi déférée au Conseil considéraient qu'invalider la loi sur le génocide arménien revenait à affirmer l'inconstitutionnalité de la loi Gayssot et, implicitement, à autoriser la contestation de la Shoah. Or, la Cour de cassation a refusé, dans une décision du 7 mai 2010,  le renvoi d'une QPC portant sur ce texte, au motif précisément que, dans son cas, la qualification de génocide résulte d'une convention internationale, l'Accord de Londres du 8 août 1945, et d'un certain nombre de décisions de justice rendues à la fois par le Tribunal de Nüremberg et les juridictions françaises. La loi Gayssot s'appuie ainsi sur la spécificité de la Shoah, dont la reconnaissance ne repose pas sur la loi française. 

Une fois écarté l'amalgame, juridiquement infondé, avec la loi Gayssot, le Conseil sanctionne le texte qui lui est soumis pour violation des dispositions combinées des articles 34 de la Constitution et 11 de la Déclaration de 1789. Le premier attribue au législateur la compétence pour "fixer les règles concernant les libertés fondamentales", le second énonce que "la libre communication des pensées et des opinions est l'un des droits les plus précieux de l'homme". 

Le Conseil rappelle que la loi ne peut porter atteinte à l'exercice de la liberté d'expression que lorsque cette atteinte est "nécessaire, adaptée et proportionnée à l'objectif poursuivi". Dès lors que le législateur s'est approprié le droit de définir la frontière entre ce qui est licite et illicite dans la liberté d'expression, le contrôle du Conseil doit être un contrôle de proportionnalité. Et en l'espèce, le Conseil estime, finalement très logiquement, qu'une loi mémorielle porte une atteinte ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée à l'objectif poursuivi. On observe d'ailleurs qu'il ne s'étend pas sur l'étude de cet objectif, sans doute pour ne pas accabler le gouvernement qui, dans son mémoire en défense, mentionnait pêle-mêle, la dignité de la personne, l'incitation à la discrimination et à haine raciale, la réhabilitation d'une idéologie criminelle, toutes formulations bien-pensantes destinées à masquer la motivation bassement électorale du texte. 

En effectuant ce contrôle de proportionnalité, le Conseil conforte, a contrario, la spécificité de la Shoah qui implique une sanction particulière pour un génocide qui a été reconnu par des textes internationaux et non pas seulement par la loi interne. 

Enterrement des lois mémorielles

Qu'on ne s'y trompe pas. C'est le principe même des lois mémorielles qui se trouve mis en question par le Conseil. Certes, il ne condamne pas, en tant que telle, la loi de 2001 qui reconnaît le génocide arménien. Il se borne à en siphonner le contenu normatif en la privant de toute sanction. Tout nouveau texte interdisant la négation d'un génocide risque ainsi de connaître le même sort, et de demeurer dans l'ordre juridique comme une peau de chagrin, un simple avertissement à ceux qui voudraient encore s'aventurer à instrumentaliser la loi.  

Le Président Sarkozy demande aujourd'hui de déposer un nouveau projet de loi pénalisant la négation du génocide arménien. On ne peut s'empêcher de ressentir un peu de compassion pour les juristes chargés de le rédiger. On ne voit pas très bien, en effet, quel artifice juridique permettrait d'assurer la constitutionnalité d'un tel texte, alors que le Conseil vient précisément de sanctionner avec fracas le principe même des lois mémorielles. 


samedi 25 février 2012

Détenus atteints de troubles mentaux : la Cour européenne sanctionne une politique d'abandon

La détention des personnes atteintes de troubles mentaux se heurte à une jurisprudence de plus en plus sévère des juges de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans une décision du 24 novembre 2011, O.H. c. Allemagne, elle a déjà considéré que la rétention de sûreté imposée, à l'issue de leur peine, aux détenus atteints d'une pathologie mentale faisant craindre un risque de récidive, n'est conforme au principe de sûreté garanti par l'article 5 § 1 de la  Convention que si elle s'effectue en milieu hospitalier.

La décision G. c. France rendue le 23 février 2012 par la Cour ne porte plus sur le principe de sûreté, mais sur le droit à un procès équitable (art. 6 § 1) et sur l'interdiction des traitements inhumains et dégradants (art. 3).

Monsieur G. atteint d'une "psychose chronique de type schizophrénique générant des troubles hallucinatoires et délirants". Né en 1974, il alterne, à partir de 1996 et jusqu'à aujourd'hui, des périodes d'internement et d'incarcération. En 2005, alors qu'il est purge une peine d'une année d'emprisonnement pour avoir causé  des dégradations dans un établissement psychiatrique, il partage sa cellule avec un autre détenu atteint de troubles mentaux. Le 16 août 2005, un incendie se déclare dans la cellule, et les deux codétenus sont blessés. M. G. n'est cependant que légèrement atteint, alors que son codétenu ne survit pas à ses blessures. L'enquête attribue la responsabilité de ces évènements à M. G., qui aurait mis le feu à son matelas. Après une expertise psychiatrique qui conclut que, malgré l'importance de ses troubles, M. G. est en état de comparaître devant un juge, la Cour d'assises du Var le condamne en novembre 2008 à dix années d'emprisonnement. Statuant en appel en septembre 2009, la Cour d'assises des Bouches du Rhône le considère finalement irresponsable, et ordonne son hospitalisation d'office. 

Dans la plupart des cas, ce type d'itinéraire suivi par beaucoup de patients atteints de très graves troubles mentaux, donne lieu à des contentieux relatifs à leur responsabilité. La question posée est alors de savoir si l'auteur d'un crime est en mesure de comprendre son geste et d'être atteint par la sanction pénale. Le requérant ne se place pas sur ce terrain, et préfère invoquer la violation de l'article 3, estimant que tant sa comparution devant les cours d'assises que les internements dont il a fait l'objet peuvent s'analyser comme des traitements inhumains et dégradants.

Comparutions devant les cours d'assises

Sur le premier point, le requérant considère que la Cour européenne doit étendre son contrôle au- delà des expertises réalisées  à l'initiative des autorités françaises, et qui considéraient qu'il était en mesure de participer à un procès pénal. Il invoque des éléments de fait, selon lesquels il aurait été tantôt prostré, tantôt excité, incapable de s'exprimer en raison du traitement médical auquel il était soumis. A ses yeux, sa comparution alors qu'il était de troubles mentaux ne répondait pas aux exigences du procès équitable.

La Cour refuse de donner satisfaction au requérant. Il est vrai que sa jurisprudence Stanford c. Royaume Uni du 23 février 1994 considère comme un élément des droits de la défense le fait que l'accusé soit en mesure de comprendre son procès et d'y participer activement. En l'espèce, elle fait observer que les procès verbaux des audiences montrent que M. G. a participé aux débats, et même répondu "avec pertinence". Au demeurant, la Cour d'assises a pu mesurer l'état mental de l'intéressé au moment des faits, mais aussi durant le procès. La juridiction d'appel a d'ailleurs décidé de son irresponsabilité pénale, imposant finalement son hospitalisation d'office.

Sur ce point, la Cour refuse de se substituer aux experts et aux juges nationaux, se bornant à vérifier que des expertises psychiatriques ont été effectuées et que les droits de la défense ont été respectés. Il aurait d'ailleurs été pour le moins étrange qu'elle substitue son appréciation a posteriori de l'état mental d'une personne aux expertises réalisées préalablement aux deux procès.

Vol au dessus d'un nid de coucou. Milos Forman 1976. Jack Nicholson.

L'incarcération du requérant

De 2005 à 2009, c'est à dire durant l'instruction et jusqu'au procès d'appel devant la Cour d'assises, M. G. se plaint d'avoir été incarcéré dans des locaux pénitentiaires la plupart du temps, emprisonnement entrecoupé d'une douzaine de séjours en établissement psychiatrique (plus précisément des services médicaux psychologiques régionaux, SMPR), pour des hospitalisations d'office ne dépassant jamais quelques semaines. Il considère que l'absence de suivi psychiatrique constant a entravé son traitement, et fait observer à ce propos que son état s'est considérablement amélioré depuis que la seconde Cour d'assises l'a placé en hospitalisation d'office. A ses yeux, ces quatre années d'incarcération non assorties de traitement de longue durée sont constitutives d'un traitement inhumain et dégradant.

Dans son arrêt Slawomir Musial c. Pologne du  20 janvier 2009, la Cour a effectivement considéré que l'emprisonnement d'une personne souffrant de graves troubles mentaux, en l'espèce la schizophrénie, constitue un traitement inhumain et dégradant, si deux conditions sont réunies : d'une part, une absence de traitement spécialisé, d'autre part des conditions matérielles inappropriées.

Observons d'emblée que la Cour ne met pas en cause le principe de la détention, mais bien davantage ses conditions matérielles.

La Cour se garde bien de prendre une décision de principe, et s'appuie sur les faits de l'espèce pour estimer que, dans le cas précis de M. G. cette alternance d'hospitalisations d'office et d'incarcération est constitutive d'un traitement inhumain et dégradant, dès lors qu'elle faisait obstacle à la stabilisation de son état de santé. En l'espèce en effet, tous les critères dégagés par sa jurisprudence sont réunis pour parvenir à une telle solution.

Le premier critère réside dans la gravité de la pathologie. Dans sa décision Rivière c. France du 11 juillet 2006, la Cour estimait déjà que le caractère grave et chronique de certains troubles mentaux rendait pratiquement impossible l'incarcération dans des locaux pénitentiaires non adaptés à ces pathologies. C'est particulièrement vrai dans le cas de la schizophrénie, car le traitement est nécessairement de très longue durée et les risques de suicide importants.

Le second critère réside dans l'appréciation du lieu de détention. La Cour fait observer que M. G. était incarcéré à la prison des Baumettes de Marseille, et que la Cour des comptes elle-même reconnaissait dans son rapport 2005-2010 sur l'organisation des soins psychiatriques que "la notoriété de la maison d'arrêt marseillaise (...) n'a d'égale que le délabrement et l'insalubrité de son service médico psychologique régional (SMPR)". En 2010, douze des trente-deux lits étaient fermés et six emplois de soignants étaient vacants. Autrement dit, M. G. s'est retrouvé incarcéré dans les conditions du droit commun, tout simplement parce que la vétusté du SMPR des Baumettes ne permettait pas de l'accueillir.

Le troisième critère est le danger que représente M. G., pour lui-même certes puisque la schizophrénie se traduit souvent pas des tendances suicidaires, mais aussi pour les autres. La Cour s'appuie sur les nombreux rapports médicaux constatant le risque de passage à l'acte du requérant, menaçant ainsi la sécurité de ses codétenus et celle d'un personnel pénitentiaire souvent bien désarmé à l'égard des pathologies mentales les plus graves.

La Cour fait évidemment observer qu'elle est consciente des efforts déployés par les autorités françaises, qui multipliaient les séjours de courte durée en SMPR précisément pour éviter ces passages à l'acte dont le danger ne leur avait pas échappé. Elle ne remet jamais en cause la nécessité d'enfermer M. G. pour le protéger contre lui-même mais aussi pour protéger les tiers. Elle ne s'intéresse qu'aux conditions de cet enfermement, et sanctionne finalement les autorités françaises pour la misère dans laquelle elles tiennent les services chargés, au sein des établissements pénitentiaires, de gérer la maladie mentale.