« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 25 février 2012

Détenus atteints de troubles mentaux : la Cour européenne sanctionne une politique d'abandon

La détention des personnes atteintes de troubles mentaux se heurte à une jurisprudence de plus en plus sévère des juges de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans une décision du 24 novembre 2011, O.H. c. Allemagne, elle a déjà considéré que la rétention de sûreté imposée, à l'issue de leur peine, aux détenus atteints d'une pathologie mentale faisant craindre un risque de récidive, n'est conforme au principe de sûreté garanti par l'article 5 § 1 de la  Convention que si elle s'effectue en milieu hospitalier.

La décision G. c. France rendue le 23 février 2012 par la Cour ne porte plus sur le principe de sûreté, mais sur le droit à un procès équitable (art. 6 § 1) et sur l'interdiction des traitements inhumains et dégradants (art. 3).

Monsieur G. atteint d'une "psychose chronique de type schizophrénique générant des troubles hallucinatoires et délirants". Né en 1974, il alterne, à partir de 1996 et jusqu'à aujourd'hui, des périodes d'internement et d'incarcération. En 2005, alors qu'il est purge une peine d'une année d'emprisonnement pour avoir causé  des dégradations dans un établissement psychiatrique, il partage sa cellule avec un autre détenu atteint de troubles mentaux. Le 16 août 2005, un incendie se déclare dans la cellule, et les deux codétenus sont blessés. M. G. n'est cependant que légèrement atteint, alors que son codétenu ne survit pas à ses blessures. L'enquête attribue la responsabilité de ces évènements à M. G., qui aurait mis le feu à son matelas. Après une expertise psychiatrique qui conclut que, malgré l'importance de ses troubles, M. G. est en état de comparaître devant un juge, la Cour d'assises du Var le condamne en novembre 2008 à dix années d'emprisonnement. Statuant en appel en septembre 2009, la Cour d'assises des Bouches du Rhône le considère finalement irresponsable, et ordonne son hospitalisation d'office. 

Dans la plupart des cas, ce type d'itinéraire suivi par beaucoup de patients atteints de très graves troubles mentaux, donne lieu à des contentieux relatifs à leur responsabilité. La question posée est alors de savoir si l'auteur d'un crime est en mesure de comprendre son geste et d'être atteint par la sanction pénale. Le requérant ne se place pas sur ce terrain, et préfère invoquer la violation de l'article 3, estimant que tant sa comparution devant les cours d'assises que les internements dont il a fait l'objet peuvent s'analyser comme des traitements inhumains et dégradants.

Comparutions devant les cours d'assises

Sur le premier point, le requérant considère que la Cour européenne doit étendre son contrôle au- delà des expertises réalisées  à l'initiative des autorités françaises, et qui considéraient qu'il était en mesure de participer à un procès pénal. Il invoque des éléments de fait, selon lesquels il aurait été tantôt prostré, tantôt excité, incapable de s'exprimer en raison du traitement médical auquel il était soumis. A ses yeux, sa comparution alors qu'il était de troubles mentaux ne répondait pas aux exigences du procès équitable.

La Cour refuse de donner satisfaction au requérant. Il est vrai que sa jurisprudence Stanford c. Royaume Uni du 23 février 1994 considère comme un élément des droits de la défense le fait que l'accusé soit en mesure de comprendre son procès et d'y participer activement. En l'espèce, elle fait observer que les procès verbaux des audiences montrent que M. G. a participé aux débats, et même répondu "avec pertinence". Au demeurant, la Cour d'assises a pu mesurer l'état mental de l'intéressé au moment des faits, mais aussi durant le procès. La juridiction d'appel a d'ailleurs décidé de son irresponsabilité pénale, imposant finalement son hospitalisation d'office.

Sur ce point, la Cour refuse de se substituer aux experts et aux juges nationaux, se bornant à vérifier que des expertises psychiatriques ont été effectuées et que les droits de la défense ont été respectés. Il aurait d'ailleurs été pour le moins étrange qu'elle substitue son appréciation a posteriori de l'état mental d'une personne aux expertises réalisées préalablement aux deux procès.

Vol au dessus d'un nid de coucou. Milos Forman 1976. Jack Nicholson.

L'incarcération du requérant

De 2005 à 2009, c'est à dire durant l'instruction et jusqu'au procès d'appel devant la Cour d'assises, M. G. se plaint d'avoir été incarcéré dans des locaux pénitentiaires la plupart du temps, emprisonnement entrecoupé d'une douzaine de séjours en établissement psychiatrique (plus précisément des services médicaux psychologiques régionaux, SMPR), pour des hospitalisations d'office ne dépassant jamais quelques semaines. Il considère que l'absence de suivi psychiatrique constant a entravé son traitement, et fait observer à ce propos que son état s'est considérablement amélioré depuis que la seconde Cour d'assises l'a placé en hospitalisation d'office. A ses yeux, ces quatre années d'incarcération non assorties de traitement de longue durée sont constitutives d'un traitement inhumain et dégradant.

Dans son arrêt Slawomir Musial c. Pologne du  20 janvier 2009, la Cour a effectivement considéré que l'emprisonnement d'une personne souffrant de graves troubles mentaux, en l'espèce la schizophrénie, constitue un traitement inhumain et dégradant, si deux conditions sont réunies : d'une part, une absence de traitement spécialisé, d'autre part des conditions matérielles inappropriées.

Observons d'emblée que la Cour ne met pas en cause le principe de la détention, mais bien davantage ses conditions matérielles.

La Cour se garde bien de prendre une décision de principe, et s'appuie sur les faits de l'espèce pour estimer que, dans le cas précis de M. G. cette alternance d'hospitalisations d'office et d'incarcération est constitutive d'un traitement inhumain et dégradant, dès lors qu'elle faisait obstacle à la stabilisation de son état de santé. En l'espèce en effet, tous les critères dégagés par sa jurisprudence sont réunis pour parvenir à une telle solution.

Le premier critère réside dans la gravité de la pathologie. Dans sa décision Rivière c. France du 11 juillet 2006, la Cour estimait déjà que le caractère grave et chronique de certains troubles mentaux rendait pratiquement impossible l'incarcération dans des locaux pénitentiaires non adaptés à ces pathologies. C'est particulièrement vrai dans le cas de la schizophrénie, car le traitement est nécessairement de très longue durée et les risques de suicide importants.

Le second critère réside dans l'appréciation du lieu de détention. La Cour fait observer que M. G. était incarcéré à la prison des Baumettes de Marseille, et que la Cour des comptes elle-même reconnaissait dans son rapport 2005-2010 sur l'organisation des soins psychiatriques que "la notoriété de la maison d'arrêt marseillaise (...) n'a d'égale que le délabrement et l'insalubrité de son service médico psychologique régional (SMPR)". En 2010, douze des trente-deux lits étaient fermés et six emplois de soignants étaient vacants. Autrement dit, M. G. s'est retrouvé incarcéré dans les conditions du droit commun, tout simplement parce que la vétusté du SMPR des Baumettes ne permettait pas de l'accueillir.

Le troisième critère est le danger que représente M. G., pour lui-même certes puisque la schizophrénie se traduit souvent pas des tendances suicidaires, mais aussi pour les autres. La Cour s'appuie sur les nombreux rapports médicaux constatant le risque de passage à l'acte du requérant, menaçant ainsi la sécurité de ses codétenus et celle d'un personnel pénitentiaire souvent bien désarmé à l'égard des pathologies mentales les plus graves.

La Cour fait évidemment observer qu'elle est consciente des efforts déployés par les autorités françaises, qui multipliaient les séjours de courte durée en SMPR précisément pour éviter ces passages à l'acte dont le danger ne leur avait pas échappé. Elle ne remet jamais en cause la nécessité d'enfermer M. G. pour le protéger contre lui-même mais aussi pour protéger les tiers. Elle ne s'intéresse qu'aux conditions de cet enfermement, et sanctionne finalement les autorités françaises pour la misère dans laquelle elles tiennent les services chargés, au sein des établissements pénitentiaires, de gérer la maladie mentale.

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