« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 10 octobre 2011

"L'imprimerie et la librairie sont libres". Les blogs aussi.


La 1ère Chambre civile de la Cour de cassation, dans une décision du 6 octobre 2011 montre que les principes posés par la loi sur la presse du 29 juillet 1881 sont parfaitement adaptés aux litiges portant sur la diffusion d'informations sur internet.


L'affaire soumise à la Cour trouve son origine... dans une colère du maire d'Orléans. En mars 2008, en pleine campagne des municipales, le maire Serge Grouard, UMP, candidat à la réélection, s'irrite de voir surgir un blog baptisé "Les amis de Serge Grouard". Il s'agit d'une publication humoristique publiée par un militant socialiste, et faisant état de soutiens imaginaires à la candidature du maire, avec force jeux de mots et fautes d'orthographe. Blague de potache, et sans doute pas du meilleur goût, pensera-t-on.. Sans doute, mais le maire, une fois réélu, décider de porter l'affaire devant les tribunaux.

L'article 1382 ou la loi du 29 juillet 1881 ?

Au-delà de l'anecdote, qui a dû animer quelque peu la vie politique orléanaise, la question posée est celle du fondement juridique d'un tel recours. A l'appui de sa requête, le maire s'est appuyé très classiquement sur l'article 1382 du Code civil : "Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer". Le tribunal de grande instance comme la Cour d'appel lui ont donné raison. Le juge a donc admis la responsabilité de l'auteur du blog en utilisant trois critères cumulatifs : un fait générateur qui lui est imputable (le fait même de diffuser ces articles sur le Web), un préjudice causé au maire par une opération visant à discréditer un élu, et un lien de causalité entre ces éléments. Sur cette base, l'auteur du blog a été condamné à 11 000 € de dommages et intérêts, à la fermeture du site et à la publication de la décision dans la presse locale. 

L'auteur condamné a saisi la Cour de cassation, et celle-ci estime, dans sa décision du 6 octobre, que l'article 1382 n'est pas applicable en l'espèce. Pour la Cour, l'activité du bloggeur relève du droit de la presse, et "les abus de la liberté d'expression ne peuvent être réprimés que par la loi du 29 juillet 1881". Ce texte de 1881 est donc la seule voie de droit possible pour mettre en cause les propos tenus sur un blog. Le demandeur doit donc invoquer l'injure, la diffamation, ou tout autre délit de presse, mais il ne peut se fonder sur les principes généraux de la responsabilité. Et la Cour de condamner l'élu procédurier au remboursement des frais engagés, depuis la première instance, et au versement de 3 000 € d'indemnités au bloggeur. 

Felix Vallotton. L'âge du papier. 1898

Le bloggeur protégé par la loi sur la presse

Le raisonnement est absolument imparable, car il ne fait qu'appliquer le principe selon lequel la loi spéciale l'emporte sur la loi générale. Il permet en outre de faire entrer l'expression sur le web dans un cadre juridique précis, celui, très protecteur, de la loi sur la presse. Que le blog soit diffusé nominativement ou sous pseudonyme importe peu, dès lors que la liberté d'expression est en cause. 

Cette assimilation d'un blog à un organe de presse présente évidemment beaucoup d'avantages. Sur le fond, puisque les délits de presse sont limitativement énumérés et définis de manière beaucoup plus étroite que les modes de droit commun d'engagement de la responsabilité. Dans la procédure aussi, car nul n'ignore que les poursuites sur la base de ces infractions sont toujours difficiles à mettre en oeuvre. 

On ne doit pas croire cependant que l'éventuel anonymat d'un blog met son auteur à l'abri de ce type de poursuites. En effet, même si beaucoup d'auteurs du web l'ignorent, les blogs n'ont pas à être déclarés à la CNIL, mais font l'objet d'un dépôt légal. Certes, il n'est pas réalisé à l'initiative de l'auteur ou de l'éditeur comme dans le droit commun de la presse. Il est en réalité effectué par un moteur de recherches mis en oeuvre par la BNF, et qui travaille à l'insu des responsables des blogs, exactement comme le robot indexeur d'un moteur de recherches. Il existe donc bien pour les sites internet des "formalités préalables" qui peuvent être considérées comme l'équivalent de celles qui figurent dans la loi de 1881 : "Tout imprimé rendu public doit porter l'indication du nom et du domicile de l'imprimeur de manière à permettre de retrouver le responsable en cas d'infraction". L'imprimeur n'est d'ailleurs pas le responsable premier des délits de presse, mais bien davantage le moyen de retrouver " les gérants ou les éditeurs, (ou) à leur défaut les auteurs"..

Dans le cas des blogs, la procédure est à la fois plus simple et plus compliquée. Plus simple, car le gérant est bien souvent l'éditeur et l'auteur.. Plus compliqué, car la personne qui s'estime diffamée ou injuriée va devoir rechercher l'auteur, s'il intervient sous pseudonyme. Dans la plupart des cas, une adresse courriel figure sur le blog, celle du Webmaster, qui permet d'engager une discussion amiable, par exemple de demander le retrait de certains propos, voire l'exercice du droit de réponse. Si ce n'est pas le cas, il appartient alors à la victime de porter plainte, afin de provoquer la recherche auprès du fournisseur d'accès. 

Tout repose donc sur la responsabilité des uns... et des autres. A la victime d'assumer une plainte devant un juge pénal. Au gestionnaire du blog d'assumer un anonymat qui peut lui coûter une plainte en justice. 

Jeunesse de la loi du 29 juillet 1881

130 ans après son vote, la loi du 29 juillet 1881 n'a donc pas besoin de la moindre modification textuelle pour étendre sa protection aux auteurs de blog. Une simple interprétation jurisprudentielle est suffisante, simplicité qui témoigne de la grande souplesse d'un texte voté à l'époque où l'on se réjouissait de la toute récente invention de la rotative. Ce texte, même s'il a été modifié à de multiples reprises, demeure le pur produit de cette IIIè République libérale qui fut le creuset de nos libertés, et qui offre encore aujourd'hui des garanties essentielles contre les atteintes susceptibles de leur être portées. 

Cet exemple de vitalité législative doit être médité, à une époque où les législations se succèdent à grande vitesse pour suivre aussi bien les caprices de l'opinion que ceux de nos dirigeants. 


samedi 8 octobre 2011

QPC : hospitalisation psychiatrique et "notoriété publique"


Le Conseil constitutionnel a rendu le 6 octobre 2011 une nouvelle décision sur QPC portant sur l'hospitalisation des personnes faisant l'objet de soins psychiatriques, et plus précisément de celles qui sont internées sans leur consentement. Tel fut le cas de Mme Oriette P. Elle conteste devant le juge judiciaire une décision d'hospitalisation d'office qui la concernait. Sa requête était antérieure à la loi du 5 juillet 2011 qui a réorganisé le régime juridique de ces hospitalisations.

On sait que la rédaction de cette loi de 2011 a été influencée par le Conseil constitutionnel. Dans deux décisions du 26 novembre 2010 et du 9 juin 2011, il avait affirmé que toute hospitalisation effectuée sans le consentement du patient, soit à la demande d'un tiers, soit à celle de l'autorité administrative ayant pour mission de protéger le patient et/ou l'ordre public, devait donner lieu à l'intervention du juge judiciaire dans un délai aussi rapide que possible. De fait, le Sénat avait adopté, dans l'urgence, en seconde lecture, des amendements visant à donner satisfaction au juge constitutionnel grâce à l'intervention du Juge des libertés et de la détention. Celui-ci peut désormais être saisi dans les 24 h après l'internement, en particulier lorsque les certificats médicaux établis obligatoirement par deux médecins psychiatres produisent des conclusions divergentes, ou lorsque ces médecins s'opposent à l'autorité administrative, le plus souvent le préfet.

L'"hospitalisation d'office" devenue hospitalisation "sans le consentement" de la personne donne désormais lieu à un double contrôle du corps médical et du juge judiciaire. La présente QPC porte cependant sur l'état du droit antérieur.

Une QPC portant sur des dispositions abrogées

Cette nouvelle QPC n'a qu'un intérêt direct assez limité, puisque les dispositions contestées, c'est à dire les articles L 3213-2 et 3 du Code de la santé publique ont été abrogés par la loi du 5 juillet 2011. Le Conseil constitutionnel est néanmoins compétent, car il s'agit d'un contentieux objectif, ce qui signifie que le Conseil apprécie une disposition législative, indépendamment de toute appréciation des faits qui sont à l'origine du litige. Sa seule mission consiste à dire si la disposition législative qui a été appliquée à Mme Oriette P. est, ou non, conforme à la Constitution. 

En l'espèce, la requérante conteste une décision d'internement prise sur le fondement de la loi  Evin du 17 juin 1990, qui était le droit applicable jusqu'au 1er août 2011, date d'entrée en vigueur de la loi du 5 juillet 2011. La QPC a été transmise au Conseil par la Cour de cassation dans une décision du 6 juillet 2011, soit trois semaines avant cette entrée en vigueur. Cette QPC peut donc avoir un impact direct sur les contentieux en cours, ceux qui précisément ont été engagés avant l'entrée en vigueur du texte nouveau. 

La "notoriété publique" ne peut pas fonder une hospitalisation sans le consentement

La QPC porte sur les article L 3213- 2 et 3 du Code de la santé publique, c'est à dire sur le régime d'hospitalisation d'office des personnes atteintes de troubles mentaux. 

La question de l'article L 3213-3 est rapidement écartée. La requérante soutient en effet qu'il permet de prolonger l'hospitalisation durant plus de quinze jours sans intervention du juge, alors que son seul objet est de prévoir un examen régulier du patient par un psychiatre de l'établissement, qui doit ensuite transmettre un certificat médical circonstancié au préfet. En soi, cette procédure n'est pas contraire aux droits et libertés garantis par la Constitution, affirme le Conseil. 

Reste l'article L 3213-2 du Code de la santé publique. Dans sa rédaction issue de la loi Evin, il permettait à l'autorité administrative de décider une hospitalisation d'office en urgence, sur le fondement d'un simple avis médical, ou de la "notoriété publique". 

Van Gogh. Couloir dans l'asile. 1889


On sait que l'urgence, de la manière la plus traditionnelle en droit administratif, justifie un allègement des procédures. De fait, le Conseil constitutionnel ne considère pas comme attentatoire aux libertés qu'une personne puisse être hospitalisée dans un service psychiatrique sur la base d'un avis médical. Dans ses deux décisions de novembre 2010 et de juin 2011, il avait d'ailleurs déjà admis une telle procédure, que la loi de 2011 n'a pas sensiblement modifiée, sous la réserve toutefois que ces mesures provisoires ne soient prises qu'à l'égard des personnes "dont le comportement révèle des troubles mentaux manifestes". Il est vrai que nous sommes finalement dans l'hypothèse de l'exercice du pouvoir de police générale, qui doit pouvoir s'exercer sans contrainte excessive en cas de danger imminent. 

Contrôle de proportionnalité

En revanche, le Conseil se montre plus sévère à l'égard d'une privation de liberté fondé sur la notion de "notoriété publique". Dès les débats parlementaires précédant le vote de la loi Evin, cette disposition avait suscité beaucoup d'opposition, au motif que le maire ou le préfet pouvait établir la "notoriété publique" par n'importe quel moyen, et notamment par des témoignages dont il n'est pas obligatoire de révéler les auteurs. La porte était donc ouverte à des internements fondés sur des rumeurs malveillantes et la volonté de nuire. 

Il est vrai que le gouvernement français avait fait savoir, lors d'une enquête diligentée par le Conseil de l'Europe en 2000, que cette disposition était tombée en désuétude. Ce n'était pourtant pas l'avis du Contrôleur général des lieux de privation de liberté qui avait examiné en 2008 le cas du Centre hospitalier d'Auxerre. A l'époque, dans ce seul établissement, 14, 2 % des hospitalisations d'office étaient décidées sur le fondement de la "notoriété publique" (soit 12 personnes).

Le Conseil estime donc, fort logiquement, que cette disposition n'est pas assortie de garanties suffisantes pour la personne internée. Le contrôle du juge a lieu en effet a posteriori, une fois que cette décision d'urgence a produit ses effets. Surtout, la notion même de "notoriété publique" ne permet pas de s'assurer que l'hospitalisation est effectivement "une mesure adaptée, nécessaire et proportionnée à l'état du malade ainsi qu'à la sureté des personnes et à la préservation de l'ordre public". De fait, le Conseil décide de l'abrogation de cette disposition, sa décision prenant effet immédiatement, et étant donc applicable à tous les contentieux non encore définitivement jugés. 

Cette décision témoigne évidemment de l'étendue du contrôle de proportionnalité exercé par le juge, contrôle qu'il avait d'ailleurs déjà exercé dans ses deux décisions des 26 novembre 2010 et 9 juin 2011. 


jeudi 6 octobre 2011

Système d'alerte et délation

Une décision de la Cour d'appel de Caen rendue le 23 septembre 2011 vient enfin de définir les limites aux "systèmes d'alerte" qui tendant à se développer dans le monde du travail, aussi dans la fonction publique que dans l'entreprise. 

La société B. G., dont le siège est situé à Hérouville Saint Clair est une filiale du groupe américain Stryker. Or le droit américain impose aux société cotées en bourse le respect des règles de transparence comptable et financière fixées par la loi Sarbanes-Oxley de 2002. Parmi celles-ci figurent la création d'un système de contrôle interne destiné à lutter contre la fraude, à assurer la sincérité des comptes, et à developper une organisation plus efficace et plus performante. 

L'entreprise B.G., spécialisée dans la fabrication de matériel médical, a donc mis en place un "dispositif d'alerte professionnelle", formule pudique pour désigner un système de communication  permettant aux salariés de dénoncer les fraudes ou malversations dont ils auraient connaissance. Imposé chez Skyper, dans la pure tradition américaine du "Wistleblower", ce "dispositif d'alerte professionnelle", a donc également été mis en oeuvre dans ses filiales françaises. 

Ce greffon américain pose cependant quelques problèmes au regard du droit français, en raison des très grandes divergences entre les deux systèmes juridiques. Aux Etats-Unis,  le droit de l'informatique et de l'internet est dominé par le principe de libre circulation de l'information. Les contraintes juridiques qui pèsent sur l'entreprise sont donc extrêmement légères dans ce domaine, et rien ne lui interdit de mettre en place un véritable système de délation. En France, les notions de vie privée et de protection des données sont plus exigeantes, ce qui va donc permettre à la CNIL et au juge de poser des limites à ces "systèmes d'alerte"

De l'alerte à la délation

La Cour d'appel de Caen confirme une décision de référé rendue par le TGI le 5 novembre 2009, ordonnant la suspension du "système d'alerte" mis en place dans l'entreprise en juillet 2008, en dépit de trois avis défavorables du comité d'entreprise. En l'espèce, la Cour aurait pu ordonner cette suspension, dès lors que le champ d'application de ce dispositif d'alerte avait été élargi subrepticement, sans que le comité d'entreprise ni le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) aient été consultés. Le juge précise que "cette absence de consultation sur un sujet particulièrement sensible et suscitant l'inquiétude des salariés caractérise le trouble manifestement illicite justifiant, au premier chef, la suspension du dispositif d'alerte". 

Chapiteau dit "de la calomnie". Eglise de Mareuil sur Lay. Vendée
Le juge refuse cependant de se fonder sur ce seul manquement à la procédure. Il fait observer que la délibération de la CNIL du 8 décembre 2005 portant autorisation des traitements automatisés d'alerte professionnelle limite avec précision les domaines dans lesquels ces dénonciations peuvent intervenir : comptabilité, finances, banque, lutte contre la corruption. Or, s'il est vrai que le dispositif prévoyait la destruction de dénonciations portant sur un autre sujet, la page d'accueil du site informait le salarié de la possibilité de "rapporter (...) à la société tout mauvais comportement soupçonné ou d'autres problèmes". En outre, toute dénonciation était nécessairement transmise aux services de l'entreprise américaine Skyper... avant d'être officiellement détruite. En clair, la destruction des données était limitée au territoire français, et les dénonciations étaient finalement conservées aux Etats Unis, pays doté d'un système juridique beaucoup plus compréhensif. Le juge en déduit, à juste titre, que le système "favorise les dénonciations de toutes sortes". 

De la délation à la dénonciation anonyme

La délibération de la CNIL de 2005 n'autorise ces traitements d'alerte professionnelle qu'à la condition, énoncée dans son article 2, que les salariés qui envoient ces courriels d'alerte s'identifient clairement. Certes, il n'est pas interdit à l'entreprise d'assurer ensuite la confidentialité de ces alertes, mais cette confidentialité du texte a posteriori ne saurait emporter l'anonymat de son auteur. 

En l'espèce, la page d'accueil du site précisait pourtant que chaque salarié pouvait rapporter "de manière anonyme" tout "mauvais comportement soupçonné", formulation qui incite au contraire à l'anonymat, mais aussi à la communication de simples soupçons. Il est dès lors impossible les détournements de finalité de ce système d'alerte, qui devient un système de délation, de communication de rumeurs malveillantes, voire de pur et simple règlement de compte. 

Cet anonymat a pour effet de rendre inopérante en pratique la procédure contradictoire. La CNIL prévoit en effet qu'une personne mise en cause par ce type d'"alerte" doit être informée de l'accusation portée contre elle (art. 9 de la délibération). Mais il est bien difficile de se défendre lorsque l'on ignore qui vous accuse. Et il est tout aussi difficile de mettre en oeuvre la procédure contradictoire puisque celle ci ne se déroule qu'entre le salarié "accusé" et l'entreprise. Toute confrontation directe est donc impossible, et l'accusateur demeure dans le confort de l'anonymat. 

En décidant la suspension de ce système d'alerte, la Cour d'appel de Caen a rendu une décision qui rétablit une certaine forme d'état de droit dans l'entreprise. Surtout, elle a mis un frein à ces greffes de plus en plus nombreuses de procédures directement inspirées d'un droit américain bien peu respectueuses des droits individuels des salariés. 

Et les fonctionnaires ?

Cette décision aura-t-elle un impact sur le droit de la fonction publique ? Théoriquement non, puisque les fonctionnaires sont soumis à un statut légal qui n'a rien à voir avec la situation de l'employé d'une entreprise privée. On observe cependant que les administrations tendent à se doter de systèmes d'alerte à peu près identiques, censés améliorer le fonctionnement du service. 

Dès son rapport 2007-2088 sur l'état de la fonction publique, le ministère du Budget se réjouissait du développement de "bonnes pratiques concernant les modalités de gestion de l'encadrement supérieur". Et il citait en exemple l'organisation par le Quai d'Orsay d'entretiens d'évaluation à 360° pour les ambassadeurs. Ces "entretiens d'évaluation" sont précédés d'une enquête qui permet aux employés des ambassades, c'est à dire à leurs subordonnés, de pratiquer la délation en restant assurés d'un anonymat confortable. La personne "évaluée" se voit ainsi confrontée à des rumeurs, à des ragots certainement davantage fondés sur la rancoeur, l'animosité personnelle de tel ou tel employé, voire l'esprit de vengeance, que sur la volonté d'améliorer le service. Le ministère des affaires étrangères refuse systématiquement des communiquer  à l'intéressé les rapports élaborés à la suite de ces entretiens. Des procédures disciplinaires sont donc engagées, des sanctions sont prononcées, à l'issue d'une procédure qui repose parfois sur le témoignage d'une seule personne. 

Mis en oeuvre dans la fonction publique, ces systèmes conduisent à une remise en cause des garanties du statut des fonctionnaires. On peut espérer que le juge administratif, un jour ou l'autre saisi de la régularité de ces procédures, suivra l'exemple de la Cour d'appel de Caen et mettra fin à cette nouvelle forme de management par la délation. 


mardi 4 octobre 2011

Eloge du juge d'instruction : les Pieds Nickelés face à l'Etat de droit


Chaque jour apporte son scandale,  relayé par la presse sous forme de feuilleton. Des épouses divorcées "balancent" leur ancien mari, pour reprendre l'heureuse formule d'un ancien ministre de l'Intérieur, des proches du Président de la République sont auditionnés ou mis en examen, des magistrats enquêtent sur d'autres magistrats, des policiers arrêtent d'autres policiers.  On serait tenté de sourire à cette évocation de scénarios qui semblent directement inspirés des aventures des Pieds Nickelés.  


La réaction la plus fréquente, la plus présente dans les médias, la plus exploitée aussi dans la campagne électorale déjà engagée, est une certaine consternation, un sentiment de déliquescence, l'idée que la corruption atteint désormais le niveau le plus élevé de l'Etat. Bien sur, notre histoire récente, ou plus ancienne, a déjà connu des contrats d'armement accompagnés de rétrocommissions, des enveloppes ou des valises d'argent circulant pour financer quelque campagne électorale, des arrestations de policiers ripoux ou de politiciens corrompus. Le problème est que ces évènements, jadis exceptionnels, semblent aujourd'hui banalisés. Au moment précis où la crise financière peut devenir catastrophique, la classe politique apparaît davantage animée par l'instinct de prédation que par la recherche de l'intérêt général et le sens de l'Etat.





Cette analyse pessimiste, de nature politique, fait cependant écran à l'étude juridique du phénomène. On peut le regretter car, sur ce plan, on peut davantage se montrer optimiste, comme si l'Etat de droit, lorsqu'il se sent agressé, trouvait toujours les moyens de réagir. 

Souvenons nous qu'en janvier 2009 le Président de la République, s'appuyant sur le désastre de l'affaire d'Outreau, proposait une révision du Code pénal destinée à introduire dans notre pays un système judiciaire directement inspirée du droit américain. A la procédure inquisitoire mise en oeuvre par un juge d'instruction qui instruit à charge et à décharge aurait succédé une procédure accusatoire opposant un procureur aux avocats de la défense. C'était d'ailleurs le sens des préconisations du rapport Léger remis au Président de la République le 1er septembre 2009. Cette procédure, bien connue grâce aux séries américaines, avait évidemment la faveur des avocats auxquels elle offrait un rôle accru dans le procès pénal, avocats par ailleurs bien représentés au plus haut sommet de l'Etat. 

La réforme n'a cependant pas pu voir le jour, du fait de la résistance opiniâtre des magistrats, notamment d'un certain Renaud van Ruymbeke, qui publia alors dans le Journal du Dimanche un entretien dans lequel il dénonçait ce projet comme une "reprise en main par le pouvoir". 

Si l'on examine les "affaires" actuelles, on peut se demander si elles ne constituent pas l'illustration du caractère indispensable du juge d'instruction, magistrat indépendant, dont l'impartialité ne peut être suspectée. Ces deux éléments, indépendance et impartialité, sont des principes fondamentaux de notre procédure pénale, mais ils apparaissent encore plus nécessaires pour traiter de cette délinquance particulière des milieux politiques, économiques ou financiers. 

Supposons un instant, mais seulement un instant, que la réforme voulue par le Président de la République ait été votée, et que les juges d'instruction aient aujourd'hui disparu. Pense-t-on sérieusement qu'un procureur soumis à l'autorité du Garde des Sceaux aurait pu traiter d'affaires mettant en cause des proches du pouvoir en place ? Le simple exemple de l'affaire Woerth Bettencourt suffit à l'illustrer, puisque le procureur de Nanterre  s'est opposé durant plusieurs mois à la désignation d'un juge d'instruction, faisant même la sourde oreille  aux recommandations du procureur général près la Cour de cassation. C'est finalement le dépaysement de l'enquête à Bordeaux par la Cour de cassation elle-même qui a permis de relancer l'instruction.

Ce rôle du juge d'instruction n'est pas seulement positif pour l'accusation, il l'est aussi pour la défense. L'instruction qui se déroule à charge, mais aussi à décharge, permet aux avocats d'exercer les droits de la défense dans toute leur plénitude. Ils ont accès au dossier et peuvent contester les décisions prises, à toutes les étapes de l'instruction. 

On dira bien sûr que ces juges d'instruction, dont l'existence même a été menacée, ne sont pas fâchés aujourd'hui de mettre en examen ceux qui précisément souhaitaient leur disparition. Sans doute, mais le meilleur moyen de ne pas être mis en examen n'est-il pas, somme toute, de mener une politique tout entière tournée vers l'intérêt général...  une "République irréprochable" ?

lundi 3 octobre 2011

HADOPI, le 1er rapport d'activité

La Haute autorité pour la protection des oeuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI) a présenté son premier rapport le 29 septembre 2011, après dix-huit mois d'activité. La presse a surtout retenu les chiffres rendus publics à cette occasion, révélant que l'HADOPI a demandé aux fournisseurs d'accès d'identifier 1 023 079 adresses IP, que 470 935 courriels d'avertissement et 20598 courriers recommandés ont été envoyés. S'appuyant sur ces chiffres, le rapport observe que "la réponse graduée fonctionne" et s'en félicite. Le rapport développe par ailleurs un discours volontariste, faisant notamment des propositions pour développer les pouvoirs d'investigation de l'HADOPI.

"La réponse graduée fonctionne"

La loi met en place une procédure de sanction tout à fait particulière qui a d'ailleurs rencontré quelques difficultés lors de la saisine du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 13 juin 2009, celui-ci a  déclaré inconstitutionnelles les dispositions autorisant l'HADOPI à priver de son accès à internet le titulaire d'un abonnement. Cette sanction portait en effet une atteinte excessive à la liberté d'expression, d'autant qu'elle n'était pas prononcée par un juge, mais par une autorité administrative indépendante

La procédure a finalement été précisée par le décret n° 2010-872 du 26 juillet 2010. Ce dispositif de la réponse graduée repose sur l'envoi, par l'HADOPI, ou plus exactement par sa Commission de protection des droits, de messages d'avertissement aux abonnés ayant procédé à des téléchargements illégaux. Lorsqu'un manquement est constaté, cette Commission envoie d'abord un message électronique appelé "recommandation". En cas de récidive dans un délai de six mois, le contrevenant reçoit un second avertissement, cette fois par lettre recommandée. Enfin, un nouveau manquement dans un délai d'un an suivant l'envoi de cette seconde "recommandation" suscitera une nouvelle lettre, préalable à une éventuelle saisie du parquet.

Les chiffres cités indiquent qu'en effet la "réponse graduée" fonctionne. S'il est vrai que le rapport insiste sur le nombre de courriels et de lettres effectivement envoyés, il se montre en revanche remarquablement discret sur le nombre de dossiers effectivement transmis au parquet. C'est seulement en juillet 2011 qu'une dizaine d'abonnés ont été convoqués, pour venir s'expliquer devant la Commission de protection des droits. Si leur défense n'apparaît pas convaincante, leur dossier sera effectivement transmis au parquet qui décidera de l'opportunité des poursuites. Les contrevenants seront peut être condamnés à une amende de 1500 € ou à une suspension de leur abonnement. Plus de 470 000 courriels envoyés... et une dizaine de personnes qui seront, peut-être, poursuivies. De toute évidence, de tels résultats ne risquent guère de dissuader ceux qui téléchargent illégalement des oeuvres protégées par des droits d'auteur.

La thèse officielle, celle développée par l'HADOPI dans son rapport, est que l'absence de poursuites, du moins jusqu'à aujourd'hui, se justifie par la volonté de développer une pédagogie, une sensibilisation, avant de mettre en oeuvre les instruments coercitifs. Cet argument peut certainement être défendu, mais encore faut-il que cette action de sensibilisation soit efficace. Or, le rapport mentionne que 76 % des abonnés qui prennent contact avec l'HADOPI demandent le détail des oeuvres qu'ils sont censés avoir téléchargé. La loi interdit pourtant cette communication, ce qui signifie que les abonnés ignorent pour quel fichier ils reçoivent un avertissement. Ce n'est sans doute pas le meilleur moyen de faire oeuvre pédagogique.

L'élargissement des pouvoirs d'investigation

Dans son rapport, l'HADOPI manifester sa volonté d'examiner de près les différentes plate-formes de streaming et de téléchargement, dans le but d'évaluer la proportion de contenus illicites téléchargés. De fait, la Haute Autorité a mis en oeuvre un projet de recherche et développement visant à déterminer, parmi les "vecteurs de consommation de biens culturels les plus utilisés, ceux qui sont manifestement employés à des fins illicites".

On peut s'interroger sur une démarche qui vise à faire de l'HADOPI l'instrument d'une surveillance globale du réseau internet, démarche qui semble aller au-delà des missions qui lui sont attribuées par la loi du 12 juin 2009. Il est vrai que la Haute Autorité a pour mission d'"encourager et de développer l'offre légale", y compris en mettant en oeuvre une labellisation des sites licites et en contrôlant les systèmes de filtrage, mais cela ne signifie pas nécessairement une surveillance aussi totale des contenus diffusés sur un internet.



Mais l'inquiétude vient surtout de cette référence aux vecteur de consommation utilisée de manière "manifestement illicite". La formule semble directement inspirée de l'"amendement Vivendi", devenu l'article L 335-2- al. 1 du code de la propriété intellectuelle : "Est puni de 3 ans d'emprisonnement et de 300 000 € d'amende le fait d'éditer, de mettre à la disposition du public ou de communiquer au public, sciemment et sous quelque forme que ce soit, un logiciel manifestement destiné à la mise à disposition du public non autorisé d'oeuvres ou d'objets protégés". Sont à l'évidence visés les sites P2P, de streaming ou de téléchargement.

La question essentielle est de savoir à partir de quelle quantité de données illicites le vecteur deviendra lui-même illicite.. La formule manque pour le moins de rigueur. Malgré cela, elle laisse apparaître une menace à peine voilée d'exiger des fournisseurs d'accès le blocage pur et simple de ce type de sites.

Un rapport incantatoire ?

Cette approche volontariste peut sembler incantatoire, tant il est vrai que la loi HADOPI paraît aujourd'hui menacée. D'un côté, une véritable offensive internationale contre la réponse graduée s'est développée, avec notamment le rapport de l'OSCE diffusé au mois de juillet. De l'autre, une offensive politique évidemment plus menaçante à quelques mois des élections présidentielles, car madame Martine Aubry vient précisément d'annoncer sa décision, si elle est élue, d'abroger la loi HADOPI, pour lui préférer un système de téléchargement libre, assorti du paiement d'une "contribution créative".  Madame Aurélie Filippetti de son côté, proche de monsieur François Hollande souhaite une révision de la loi, pour ne garder que sa dimension pédagogique et supprimer tout ce qui concerne la "criminalisation de la jeunesse". En clair, en cas de victoire d'un candidat de gauche, la loi HADOPI ne sortira pas intacte.

Le "rendez vous en juin 2012" annoncé par l'éditorial signé de la Présidente de la Haute Autorité, madame Marie-François Marais, pour fixer la date du prochain rapport, prend alors un tout autre sens...

samedi 1 octobre 2011

QPC : Le droit de propriété, définition absolutiste et régime contingent

Le Conseil constitutionnel a rendu deux décisions sur QPC à une semaine d'intervalle, les 23 et 30 septembre 2011, toutes deux relatives au droit de propriété. Sans être contradictoires, elles mettent en lumière toute l'ambiguité d'un droit défini comme étant absolu, mais dont le régime juridique autorise de multiples restrictions, notamment au nom de l'intérêt général. 

L'article 544, un droit de souveraineté sur les choses

La Cour de cassation a eu l'étrange idée de soumettre au Conseil une QPC portant sur la définition même du droit de propriété, telle qu'elle figure dans l'article 544 du Code civil : "le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements". A dire vrai, les requérants contestaient, au nom du droit au logement, du droit à la dignité contre toute forme d'asservissement et du droit de mener une vie familiale normale, les dispositions qui autorisent le propriétaire d'un bien à demander au juge des référés l'expulsion d'un occupant sans titre. Cette procédure est organisée par l'article 809 du code de procédure civile, qui a valeur réglementaire. 

L'avocat général avait logiquement conclu au non-renvoi, estimant qu'il s'agissait de contester une disposition réglementaire, ce qui rendait la QPC "incontestablement irrecevable".  Il s'appuyait  sur une décision rendue par la Cour de cassation elle même le 20 janvier 2010, qui avait cassé une décision de la Cour d'appel de Versailles refusant de considérer que l'occupation sans titre d'un bien immobilier constituait un "trouble manifestement illicite" justifiant que l'on donne satisfaction au propriété qui demande l'expulsion.

De manière un peu surprenante, la Cour de cassation n'a pas suivi l'avocat général. Elle a déclaré la QPC recevable, dès lors qu'elle visait aussi l'article 544 du Code civil considéré comme le fondement juridique de l'article 809 cpc.

Sur le fond,  dans sa décision du 30 septembre 2011, le Conseil constitutionnel a évidemment rejeté cette QPC et confirmé la définition du droit de propriété figurant dans l'article 544 du Code civil. On se souvient des paroles prononcées par l'Empereur Napoléon, lors des travaux préparatoires du Code civil :" La propriété, c'est l'inviolabilité dans la personne de celui qui la possède ; moi-même, avec les nombreuses armées qui sont à ma disposition, je ne pourrais m'emparer d'un champ, car violer le droit de propriété d'un seul, c'est le violer dans tous". Selon cette analyse, le droit de propriété est un droit quasi-souverain, exclusif et perpétuel, le fondement même de l'organisation sociale . A partir de cette approche, s'est ensuite développée la trilogie traditionnelle, selon laquelle l'exercice du droit de propriété implique l'usus, ou le droit de jouir du bien, le fructus ou le droit d'en percevoir les fruits, et l'abusus ou le droit d'en disposer. 

Pour mettre en cause cette définition traditionnelle, les requérants s'appuyaient sur la décision 2011-625 DC du 10 mars 2011 sur la Loppsi 2, dans laquelle le Conseil avait déclaré inconstitutionnelle la disposition législative permettant l'expulsion de campements illicites. Il ne s'était cependant pas appuyé sur un quelconque caractère relatif du droit de propriété, mais s'était livré à un contrôle de proportionnalité, montrant le caractère excessif d'une expulsion effectuée "dans l'urgence et à toute époque de l'année", et visant "des personnes défavorisées ne disposant pas d'un logement décent". Le droit de propriété doit être protégé par des procédures proportionnées à la menace pour l'ordre public, ce qui ne signifie pas une évolution de sa définition même.


Bartholomeus Bruyn Le Vieux. Portrait diptyque d'un couple de bourgeois. Vers 1493


Titulaire d'un droit de souveraineté sur les choses, le propriétaire fait non seulement ce qu'il veut de son bien, mais peut également exclure les tiers de la jouissance de celui-ci. C'est précisément ce que confirme le Conseil constitutionnel.

Des limitations au nom de l'intérêt général

Le droit de propriété est certainement absolu dans sa définition, mais pas dans son régime juridique. La décision du 23 septembre 2011 en offre un nouveau témoignage. Etaient contestées plusieurs dispositions de la loi du 29 décembre 1892 relative aux dommages de travaux publics qui autorisent les agents de l'administration à "pénétrer sur une propriété privée pour y exécuter les opérations nécessaires à l'étude des projets de travaux publics". 

L'examen de la constitutionnalité d'un texte voté sous le septennat de Sadi Carnot n'est sans doute pas inutile. Peut être conviendrait il aussi d'opérer un toilettage législatif, notamment de l'article 6, toujours en vigueur, qui énonce que certaines notifications doivent être effectuées par "voie d'affichage et de publication à son de caisse et de trompe dans la commune"? Quoi qu'il en soit, les dispositions contestées n'avaient jamais été déférées au Conseil et la QPC était donc parfaitement recevable. 

En l'espèce, les requérants invoquaient deux griefs d'inconstitutionnalité. 

Le premier repose sur l'idée qu'il y a effectivement privation de propriété, fût t elle temporaire, dès que des agents de l'administration occupent un bien appartenant à une personne privée. De fait, cette occupation doit susciter une "juste et préalable indemnité", conformément aux dispositions de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. 

Cette vision absolutiste du droit de propriété ne rencontre cependant aucun écho dans la jurisprudence du Conseil. Celui ci estime au contraire, depuis sa décision n° 98-403 DC du 29 juillet 1998, que la réquisition de logements vacants "n'emporte pas par elle-même privation du droit de propriété". A fortiori, le fait de pénétrer sur un terrain pour faire quelques prélèvements ou quelques sondages suscite peut être une gêne dans les conditions d'exercice du droit de propriété mais ne conduit certainement pas à une dépossession. 

Sans doute conscients des limites de l'argumentation fondée l'article 17 de la Déclaration de 1789, les requérants invoquaient également la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui impose que les restrictions apportées au droit de propriété reposent sur des motifs d'intérêt général et soient proportionnées au but poursuivi. Il est évident que des travaux publics reposent, par hypothèse, sur des motifs d'intérêt général. En outre, le Conseil fait observer que l'ensemble de la procédure de mise en oeuvre de travaux publics est contrôlée par le juge administratif, et que les éventuels dommages causés par les agents sont indemnisés. Il en déduit donc que les dispositions de la loi de 1892 sont conformes à la Constitution, et que l'exercice du droit de propriété doit, comme tous les droits et libertés, peut être soumis à certaines restrictions pour des motifs d'intérêt général.

L'ensemble de ces deux décisions incite à penser que le juge constitutionnel appréhende le droit de propriété de manière un peu différente selon les atteintes dont il peut faire l'objet. Lorsqu'il s'agit d'arbitrer entre deux intérêts privés, celui du propriétaire et celui de l'occupant sans titre, il se montre rigoureux et fait prévaloir le droit de propriété, qui demeure aujourd'hui l'un des socles les plus solides de notre conception des libertés publiques. En revanche, lorsque le Conseil constitutionnel doit arbitrer entre l'intérêt privé du propriétaire et l'intérêt général, il a tendance à faire prévaloir ce dernier, dès lors que l'atteinte à la propriété trouve dans ce cas une légitimité incontestable.