La société B. G., dont le siège est situé à Hérouville Saint Clair est une filiale du groupe américain Stryker. Or le droit américain impose aux société cotées en bourse le respect des règles de transparence comptable et financière fixées par la loi Sarbanes-Oxley de 2002. Parmi celles-ci figurent la création d'un système de contrôle interne destiné à lutter contre la fraude, à assurer la sincérité des comptes, et à developper une organisation plus efficace et plus performante.
L'entreprise B.G., spécialisée dans la fabrication de matériel médical, a donc mis en place un "dispositif d'alerte professionnelle", formule pudique pour désigner un système de communication permettant aux salariés de dénoncer les fraudes ou malversations dont ils auraient connaissance. Imposé chez Skyper, dans la pure tradition américaine du "Wistleblower", ce "dispositif d'alerte professionnelle", a donc également été mis en oeuvre dans ses filiales françaises.
Ce greffon américain pose cependant quelques problèmes au regard du droit français, en raison des très grandes divergences entre les deux systèmes juridiques. Aux Etats-Unis, le droit de l'informatique et de l'internet est dominé par le principe de libre circulation de l'information. Les contraintes juridiques qui pèsent sur l'entreprise sont donc extrêmement légères dans ce domaine, et rien ne lui interdit de mettre en place un véritable système de délation. En France, les notions de vie privée et de protection des données sont plus exigeantes, ce qui va donc permettre à la CNIL et au juge de poser des limites à ces "systèmes d'alerte"
De l'alerte à la délation
La Cour d'appel de Caen confirme une décision de référé rendue par le TGI le 5 novembre 2009, ordonnant la suspension du "système d'alerte" mis en place dans l'entreprise en juillet 2008, en dépit de trois avis défavorables du comité d'entreprise. En l'espèce, la Cour aurait pu ordonner cette suspension, dès lors que le champ d'application de ce dispositif d'alerte avait été élargi subrepticement, sans que le comité d'entreprise ni le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) aient été consultés. Le juge précise que "cette absence de consultation sur un sujet particulièrement sensible et suscitant l'inquiétude des salariés caractérise le trouble manifestement illicite justifiant, au premier chef, la suspension du dispositif d'alerte".
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Chapiteau dit "de la calomnie". Eglise de Mareuil sur Lay. Vendée |
Le juge refuse cependant de se fonder sur ce seul manquement à la procédure. Il fait observer que la
délibération de la CNIL du 8 décembre 2005 portant autorisation des traitements automatisés d'alerte professionnelle limite avec précision les domaines dans lesquels ces dénonciations peuvent intervenir : comptabilité, finances, banque, lutte contre la corruption. Or, s'il est vrai que le dispositif prévoyait la destruction de dénonciations portant sur un autre sujet, la page d'accueil du site informait le salarié de la possibilité de "
rapporter (...) à la société tout mauvais comportement soupçonné ou d'autres problèmes". En outre, toute dénonciation était nécessairement transmise aux services de l'entreprise américaine Skyper... avant d'être officiellement détruite. En clair, la destruction des données était limitée au territoire français, et les dénonciations étaient finalement conservées aux Etats Unis, pays doté d'un système juridique beaucoup plus compréhensif. Le juge en déduit, à juste titre, que le système "f
avorise les dénonciations de toutes sortes".
De la délation à la dénonciation anonyme
La délibération de la CNIL de 2005 n'autorise ces traitements d'alerte professionnelle qu'à la condition, énoncée dans son article 2, que les salariés qui envoient ces courriels d'alerte s'identifient clairement. Certes, il n'est pas interdit à l'entreprise d'assurer ensuite la confidentialité de ces alertes, mais cette confidentialité du texte a posteriori ne saurait emporter l'anonymat de son auteur.
En l'espèce, la page d'accueil du site précisait pourtant que chaque salarié pouvait rapporter "de manière anonyme" tout "mauvais comportement soupçonné", formulation qui incite au contraire à l'anonymat, mais aussi à la communication de simples soupçons. Il est dès lors impossible les détournements de finalité de ce système d'alerte, qui devient un système de délation, de communication de rumeurs malveillantes, voire de pur et simple règlement de compte.
Cet anonymat a pour effet de rendre inopérante en pratique la procédure contradictoire. La CNIL prévoit en effet qu'une personne mise en cause par ce type d'"alerte" doit être informée de l'accusation portée contre elle (art. 9 de la délibération). Mais il est bien difficile de se défendre lorsque l'on ignore qui vous accuse. Et il est tout aussi difficile de mettre en oeuvre la procédure contradictoire puisque celle ci ne se déroule qu'entre le salarié "accusé" et l'entreprise. Toute confrontation directe est donc impossible, et l'accusateur demeure dans le confort de l'anonymat.
En décidant la suspension de ce système d'alerte, la Cour d'appel de Caen a rendu une décision qui rétablit une certaine forme d'état de droit dans l'entreprise. Surtout, elle a mis un frein à ces greffes de plus en plus nombreuses de procédures directement inspirées d'un droit américain bien peu respectueuses des droits individuels des salariés.
Et les fonctionnaires ?
Cette décision aura-t-elle un impact sur le droit de la fonction publique ? Théoriquement non, puisque les fonctionnaires sont soumis à un statut légal qui n'a rien à voir avec la situation de l'employé d'une entreprise privée. On observe cependant que les administrations tendent à se doter de systèmes d'alerte à peu près identiques, censés améliorer le fonctionnement du service.
Dès son
rapport 2007-2088 sur l'état de la fonction publique, le ministère du Budget se réjouissait du développement de "
bonnes pratiques concernant les modalités de gestion de l'encadrement supérieur". Et il citait en exemple l'organisation par le Quai d'Orsay d'entretiens d'évaluation à 360° pour les ambassadeurs. Ces "
entretiens d'évaluation" sont précédés d'une enquête qui permet aux employés des ambassades, c'est à dire à leurs subordonnés, de pratiquer la délation en restant assurés d'un anonymat confortable. La personne "évaluée" se voit ainsi confrontée à des rumeurs, à des ragots certainement davantage fondés sur la rancoeur, l'animosité personnelle de tel ou tel employé, voire l'esprit de vengeance, que sur la volonté d'améliorer le service. Le ministère des affaires étrangères refuse systématiquement des communiquer à l'intéressé les rapports élaborés à la suite de ces entretiens. Des procédures disciplinaires sont donc engagées, des sanctions sont prononcées, à l'issue d'une procédure qui repose parfois sur le témoignage d'une seule personne.
Mis en oeuvre dans la fonction publique, ces systèmes conduisent à une remise en cause des garanties du statut des fonctionnaires. On peut espérer que le juge administratif, un jour ou l'autre saisi de la régularité de ces procédures, suivra l'exemple de la Cour d'appel de Caen et mettra fin à cette nouvelle forme de management par la délation.