« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 10 octobre 2011

"L'imprimerie et la librairie sont libres". Les blogs aussi.


La 1ère Chambre civile de la Cour de cassation, dans une décision du 6 octobre 2011 montre que les principes posés par la loi sur la presse du 29 juillet 1881 sont parfaitement adaptés aux litiges portant sur la diffusion d'informations sur internet.


L'affaire soumise à la Cour trouve son origine... dans une colère du maire d'Orléans. En mars 2008, en pleine campagne des municipales, le maire Serge Grouard, UMP, candidat à la réélection, s'irrite de voir surgir un blog baptisé "Les amis de Serge Grouard". Il s'agit d'une publication humoristique publiée par un militant socialiste, et faisant état de soutiens imaginaires à la candidature du maire, avec force jeux de mots et fautes d'orthographe. Blague de potache, et sans doute pas du meilleur goût, pensera-t-on.. Sans doute, mais le maire, une fois réélu, décider de porter l'affaire devant les tribunaux.

L'article 1382 ou la loi du 29 juillet 1881 ?

Au-delà de l'anecdote, qui a dû animer quelque peu la vie politique orléanaise, la question posée est celle du fondement juridique d'un tel recours. A l'appui de sa requête, le maire s'est appuyé très classiquement sur l'article 1382 du Code civil : "Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer". Le tribunal de grande instance comme la Cour d'appel lui ont donné raison. Le juge a donc admis la responsabilité de l'auteur du blog en utilisant trois critères cumulatifs : un fait générateur qui lui est imputable (le fait même de diffuser ces articles sur le Web), un préjudice causé au maire par une opération visant à discréditer un élu, et un lien de causalité entre ces éléments. Sur cette base, l'auteur du blog a été condamné à 11 000 € de dommages et intérêts, à la fermeture du site et à la publication de la décision dans la presse locale. 

L'auteur condamné a saisi la Cour de cassation, et celle-ci estime, dans sa décision du 6 octobre, que l'article 1382 n'est pas applicable en l'espèce. Pour la Cour, l'activité du bloggeur relève du droit de la presse, et "les abus de la liberté d'expression ne peuvent être réprimés que par la loi du 29 juillet 1881". Ce texte de 1881 est donc la seule voie de droit possible pour mettre en cause les propos tenus sur un blog. Le demandeur doit donc invoquer l'injure, la diffamation, ou tout autre délit de presse, mais il ne peut se fonder sur les principes généraux de la responsabilité. Et la Cour de condamner l'élu procédurier au remboursement des frais engagés, depuis la première instance, et au versement de 3 000 € d'indemnités au bloggeur. 

Felix Vallotton. L'âge du papier. 1898

Le bloggeur protégé par la loi sur la presse

Le raisonnement est absolument imparable, car il ne fait qu'appliquer le principe selon lequel la loi spéciale l'emporte sur la loi générale. Il permet en outre de faire entrer l'expression sur le web dans un cadre juridique précis, celui, très protecteur, de la loi sur la presse. Que le blog soit diffusé nominativement ou sous pseudonyme importe peu, dès lors que la liberté d'expression est en cause. 

Cette assimilation d'un blog à un organe de presse présente évidemment beaucoup d'avantages. Sur le fond, puisque les délits de presse sont limitativement énumérés et définis de manière beaucoup plus étroite que les modes de droit commun d'engagement de la responsabilité. Dans la procédure aussi, car nul n'ignore que les poursuites sur la base de ces infractions sont toujours difficiles à mettre en oeuvre. 

On ne doit pas croire cependant que l'éventuel anonymat d'un blog met son auteur à l'abri de ce type de poursuites. En effet, même si beaucoup d'auteurs du web l'ignorent, les blogs n'ont pas à être déclarés à la CNIL, mais font l'objet d'un dépôt légal. Certes, il n'est pas réalisé à l'initiative de l'auteur ou de l'éditeur comme dans le droit commun de la presse. Il est en réalité effectué par un moteur de recherches mis en oeuvre par la BNF, et qui travaille à l'insu des responsables des blogs, exactement comme le robot indexeur d'un moteur de recherches. Il existe donc bien pour les sites internet des "formalités préalables" qui peuvent être considérées comme l'équivalent de celles qui figurent dans la loi de 1881 : "Tout imprimé rendu public doit porter l'indication du nom et du domicile de l'imprimeur de manière à permettre de retrouver le responsable en cas d'infraction". L'imprimeur n'est d'ailleurs pas le responsable premier des délits de presse, mais bien davantage le moyen de retrouver " les gérants ou les éditeurs, (ou) à leur défaut les auteurs"..

Dans le cas des blogs, la procédure est à la fois plus simple et plus compliquée. Plus simple, car le gérant est bien souvent l'éditeur et l'auteur.. Plus compliqué, car la personne qui s'estime diffamée ou injuriée va devoir rechercher l'auteur, s'il intervient sous pseudonyme. Dans la plupart des cas, une adresse courriel figure sur le blog, celle du Webmaster, qui permet d'engager une discussion amiable, par exemple de demander le retrait de certains propos, voire l'exercice du droit de réponse. Si ce n'est pas le cas, il appartient alors à la victime de porter plainte, afin de provoquer la recherche auprès du fournisseur d'accès. 

Tout repose donc sur la responsabilité des uns... et des autres. A la victime d'assumer une plainte devant un juge pénal. Au gestionnaire du blog d'assumer un anonymat qui peut lui coûter une plainte en justice. 

Jeunesse de la loi du 29 juillet 1881

130 ans après son vote, la loi du 29 juillet 1881 n'a donc pas besoin de la moindre modification textuelle pour étendre sa protection aux auteurs de blog. Une simple interprétation jurisprudentielle est suffisante, simplicité qui témoigne de la grande souplesse d'un texte voté à l'époque où l'on se réjouissait de la toute récente invention de la rotative. Ce texte, même s'il a été modifié à de multiples reprises, demeure le pur produit de cette IIIè République libérale qui fut le creuset de nos libertés, et qui offre encore aujourd'hui des garanties essentielles contre les atteintes susceptibles de leur être portées. 

Cet exemple de vitalité législative doit être médité, à une époque où les législations se succèdent à grande vitesse pour suivre aussi bien les caprices de l'opinion que ceux de nos dirigeants. 


2 commentaires:

  1. Bonsoir,
    En tant qu'auteur du blog en question et donc heureux "vainqueur moral" de l'arrêt 904 de la Cour de cassation, je tenais à vous remercier pour la pertinence de votre billet.
    bien à vous,

    Fansolo

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  2. Merci à vous d'avoir fait avancer la jurisprudence dans un sens favorable à la liberté d'expression sur le net. C'est toujours une satisfaction de voir que l'état de droit finit par triompher..

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