« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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samedi 25 novembre 2023

Adieu au jury populaire

Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) M. Sékou D., le 24 novembre 2023, le Conseil constitutionnel déclare conforme à la Constitution la création des nouvelles cours criminelles départementales. Ces juridictions nouvelles ont pour particularité de confier des affaires criminelles non plus aux cours d'assises organisées autour d'un jury populaire mais à un groupe de magistrats siégeant en formation collégiale. 

Le Conseil constitutionnel a ainsi été saisi par la Cour de cassation de deux QPC portant sur différentes dispositions du code de procédure pénale issues de la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire, contenues dans les articles 380-16 et 380-17. L'article 380-16 énonce que "par dérogation aux chapitres I à IV du présent titre, les personnes majeures accusées d'un crime puni de quinze ans ou de vingt ans de réclusion criminelle, lorsqu'il n'est pas commis en état de récidive légale, sont jugées en premier ressort par la cour criminelle départementale". L'article 380-17, quant à lui, précise la composition de ces juridictions, dans lesquelles siègent un président et quatre assesseurs, tous des magistrats professionnels. 

Le législateur présente ainsi cette procédure comme dérogatoire, par rapport au droit commun de la cour d'assises.  Composée de trois magistrats et d’un jury constitué, en premier ressort, de six jurés, la Cour d'assises ne peut prendre une décision défavorable à l'accusé qu'à la majorité de sept voix en premier ressort et de huit voix en appel (article 359 du code de procédure pénale). Jusqu'à la loi du 22 décembre 2022, la Cour d'assises avait plénitude de juridiction pour juger les personnes accusées de crimes. Aujourd'hui, elle ne juge plus que celles et ceux passibles d'une peine supérieure à vingt années d'emprisonnement. On estime que les cours d'assises perdent ainsi environ 57 % de leurs compétences.


Une réforme rapide et sans concertation réelle


Rappelons que cette réforme, pourtant d'une grande importance, a été adoptée sans réelle concertation. A l'occasion des  Chantiers de la Justice, ouverts le 6 octobre 2017 à Nantes par le Premier ministre de l'époque, Édouard Philippe, flanqué d'une ministre de la Justice aujourd'hui quelque peu oubliée, Nicole Belloubet, avait annoncé une "concertation avec les acteurs de terrain" (...) pour que l'institution judiciaire réponde "efficacement aux attentes des justiciables et de ceux qui rendent la justice chaque jour".  

Mais lesdits acteurs de terrain n'ont pas été entendus. La décision d'expérimenter ces cours criminelles a été prise avec la loi Belloubet du de programmation et de réforme pour la justice . Elles ont été mises en place par un simple arrêté du dans sept départements volontaires pour participer à l'expérience. Le groupe a été élargi à trente départements en mai 2020, puis à trente-six en août. Finalement, l'article 9 de la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire généralise la réforme, à compter du 1er janvier 2023.

 


Les lauriers de César. René Goscinny et Albert Uderzo. 1972

 

Le principe d'égalité

 

Aujourd'hui, le Conseil constitutionnel déclare la réforme conforme à la constitution. Il est vrai que les moyens développés en faveur de l'inconstitutionnalité n'étaient pas fort nombreux. Le premier résidait dans la rupture d'égalité devant la loi. Mais en l'espèce, le Conseil est fondé à soutenir que les justiciables concernés sont dans une situation différente, puisque les uns sont passibles de peines inférieures à vingt ans d'emprisonnement, et les autres sont passibles de peines supérieures à vingt ans. On sait que le principe d'égalité ne s'applique pas à des personnes en situations différentes. Dans une formulation désormais traditionnelle, le Conseil constitutionnel déclare ainsi, par exemple dans sa décision du 18 mars 2009 que "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un ou l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit".

Reste le second moyen, le plus susceptible d'emporter la conviction du juge constitutionnel. Les requérants ont en effet invoqué l'existence d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR) imposant l'intervention d'un jury populaire pour juger les crimes de droit commun. 

Les PFLR sont mentionnés dans le Préambule de 1946, mais ils ne font l’objet d’aucune définition, laissant finalement au Conseil le soin d’en définir le contenu. Appliquée d’abord à la liberté d’association par la décision du 16 juillet 1971, cette notion va permettre de constitutionnaliser beaucoup d’autres libertés, telles que la liberté d’enseignement et de conscience en 1977, l’indépendance des enseignants chercheurs en 1984, ou l'adaptation du droit pénal aux mineurs en 2002. Au fil de la jurisprudence, la définition de cette notion s’est affinée, et trois critères cumulatifs sont désormais exigés pour définir un PFLR. Un examen attentif montre pourtant que ces critères n'ont pas été utilisés par le Conseil constitutionnel de manière aussi rigoureuse que dans d'autres décisions.

Tout d'abord, le Conseil, dans sa décision du 24 novembre, ne précise pas si l'intervention du jury populaire pour juger des crimes concerne ou non les libertés. Le principe selon lequel la justice est rendue au nom du peuple français n'est même pas évoqué, comme s'il n'existait pas, alors qu'il figure sur toutes les décisions de justice. De toute évidence, le Conseil feint de considérer que le jugement d'une cour d'assises par des représentants du peuple français relève d'une simple procédure dépourvue de signification particulière. L'omission est pour la moins fâcheuse, alors même que cet examen est toujours effectué par le Conseil, lorsqu'il lui est demandé de consacrer un nouveau PFLR. Ainsi, dans sa décision du 17 mai 2013, précise-t-il que la définition du mariage comme l’union d’un homme et d’une femme ne peut être qualifiée de PFLR, dès lors qu’elle concerne le statut civil des personnes et non pas les libertés. La loi peut donc décider d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe. En l'espèce, le silence du Conseil est d'interprétation délicate et le jury populaire pourrait parfaitement être considéré comme relevant des droits et libertés. S'il ne s'agit pas de ceux du justiciable, il s'agit sans doute de ceux du peuple qui a le droit de participer à des décisions de justice rendues en son nom.

En revanche, le Conseil constitutionnel s'interroge clairement sur le second critère du PFLR, mentionné dès sa décision du 20 juillet 1988. Il exige en effet que le principe consacré trouve son origine dans une loi antérieure à 1946. Encore faut-il que cette loi soit « républicaine ». Dans une décision QPC du 24 mai 2019 Mario S., le Conseil précise ainsi que la prescription pénale en matière criminelle n’est pas un PFLR, le requérant ayant fondé sa requête sur le code des délits et des peines du 3 Brumaire an IV, publié sous le Directoire, et sur le code d’instruction criminelle de 1818 datant de la Restauration, deux régimes antérieurs à 1946, le second ne pouvant pas, de surcroît, être qualifié de républicain.

En l'espèce, le Conseil observe que "dans leur très grande majorité, les textes pris en matière de procédure pénale dans la législation républicaine intervenue avant l’entrée en vigueur de la Constitution de 1946 comportent des dispositions prévoyant que le jugement des crimes relève de la compétence d’une juridiction composée de magistrats et d’un jury".  Il note donc une grande stabilité du droit pénal depuis la période révolutionnaire, toujours marqué par l'intervention du jury populaire, que ce soit durant les périodes républicaines ou pas. Ce faisant, il reconnaît l'existence d'un principe fondamental et l'on s'attend à ce qu'il consacre le nouveau PFLR.

 

Le critère flottant

 

Mais il n'en est rien, et c'est le troisième critère qui empêche le Conseil de consacrer le nouveau PFLR. Il réside dans l’application continue jusqu’à nos jours de l’obligation créée par le PFLR. Dans cette même décision du 24 mai 2019, le Conseil observait ainsi que deux lois, en 1928 et 1938, ont écarté le principe de prescription pénale pour sanctionner les désertions des militaires, interdisant de le considérer comme un PFLR.

Aujourd'hui, le Conseil relève que "en dépit de son importance, le principe de l’intervention du jury en matière criminelle a été écarté par les lois des 24 février 1875, 9 mars 1928 et 13 janvier 1938 ". Il convient alors de mesurer l'importance de ces textes. Le premier est la loi sur l'organisation du Sénat de la IIIe République. Elle prévoit que la chambre haute peut être constituée en Cour de justice pour juger le Président de la République, les ministres, et pour connaître des attentats commis contre la sûreté de l'État. Les lois du 9 mars 1928 et du 13 janvier 1938 concernent la justice militaire, l'armée de terre pour celle de 1928, la marine pour celle de 1938.

Avouons que ces textes sont aujourd'hui bien oubliés, mais ils présentent néanmoins un intérêt tout à fait actuel. Ils sont en effet utilisables par le Conseil pour refuser de consacrer un PFLR et elles ont même déjà servi. Dans une décision du 25 novembre 2011, il refusait ainsi de consacrer un PFLR selon lequel les poursuites disciplinaires seraient nécessairement soumises à une prescription. Il relève que, "si la très grande majorité des textes antérieurs à 1946" reconnaissent le principe de prescription, il n'en a pas toujours été ainsi. Et le Conseil a donc sorti de l'oubli les lois de 1928 et de 1938, décidément bien utiles. La décision du 24 novembre 2023 applique donc exactement la même recette, alors même que les juridictions mentionnées par les lois de 1928 et 1938 étaient des juridictions spécialisées ou d'exception. Les cours criminelles en revanche sont des juridictions de droit commun.

Cette analyse juridique souffre toutefois d'une incohérence totale. D'une part, il est tout de même un peu délicat d'invoquer des textes sur la justice militaire, à l'époque pas vraiment la plus respectueuse des droits de la défense, pour justifier le refus de consacrer un PFLR. Des textes particulièrement attentatoires aux libertés, qui ne figurent plus dans le droit positif, sortent ainsi du sommeil pour être utilisés comme des freins à l'évolution du droit actuel.

D'autre part, il convient de rappeler que le législateur, dans le code de procédure pénale, présente les cours criminelles comme une "dérogation" aux dispositions relatives aux cours d'assises et au jury populaire. Le Conseil constitutionnel lui-même, dans sa décision, évoque "le principe de l’intervention du jury en matière criminelle" pour mentionner ensuite qu'il a été "écarté pour certains crimes". En refusant de consacrer un PFLR, le Conseil est tout de même contraint de reconnaître que le jury populaire est un "principe" et que la loi sur les cours criminelles y déroge. Les cours criminelles dérogent donc au principe du jury populaire, mais ce principe n'est pas érigé au niveau constitutionnel par la simple volonté du Conseil.

Quoi qu'il en soit, les cours criminelles peuvent donc désormais être généralisées sans aucun obstacle constitutionnel. Et elles le seront avec d'autant plus de rapidité que cette justice se révèle moins onéreuse que celle des cours d'assises, ne serait-ce que parce que les sessions des cours criminelles consacrent moins de temps aux audiences et permettent donc de juger davantage d'affaires.

Rappelons tout de même qu'en 2020, un certain Eric Dupond-Moretti, s'indignait de la "mort de la Cour d'assises (...) . La justice, dans ce pays, est rendue au nom du peuple français et le peuple en est exclu […]. Il faudrait être rassuré, mais je ne le suis pas du tout. Le barreau n'a pas été consulté […]. C'est un projet de la chancellerie fait par et pour les magistrats. On ne veut plus du jury populaire dans ce pays ». Il avait sans doute raison, mais il n'a pas été suivi par Eric Dupond-Moretti Garde des Sceaux qui, aujourd'hui, considère que les “cours criminelles fonctionnent bien”. On attend avec impatience son opinion sur la Cour de justice de la République composée de douze parlementaires et trois magistrats. Encore une dérogation au jury populaire...

 

Les PFLR: Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 3, section 2 § 2


dimanche 24 septembre 2023

Le Fact Checking de LLC : Secret des sources v. secret défense.


Alors que les "États généraux de l'information" doivent s'ouvrir le 3 octobre 2023, la garde à vue subie par la journaliste Ariane Lavrilleux relance le débat sur le secret des sources. Journaliste indépendante travaillant notamment pour Disclose et Mediapart, elle a participé à l'enquête diffusée par Complément d'enquête sur "France Egypte, révélation d'une opération secrète" diffusée en 2021. L'objet de ses investigations était l'Opération Sirli, opération de renseignement conjointe franco-égyptienne. Alors que le but était officiellement de lutter contre le terrorisme, les autorités égyptiennes auraient détourné les moyens électroniques du renseignement militaire français pour identifier et exécuter des trafiquants et contrebandiers opérant à leurs frontières.

En 2021, le scandale annoncé a fait long feu, la presse n'étant pas parvenue à intéresser l'opinion à cette affaire compliquée. Cela n'a pas empêché le ministère des Armées de chercher la taupe, c'est-à-dire le militaire qui a divulgué à Ariane Lavrilleux les documents confidentiels dont elle fait état. On apprend aujourd'hui qu'un ancien militaire a été mis en examen pour "détournement et divulgation du secret de la défense nationale". Ce délit, prévu par l'article 413-10 du code pénal, punit de sept ans d'emprisonnement et 100 000 € d'amende celui qui, dépositaire d'une information couverte par le secret de la défense nationale, la porte à la connaissance du public ou d'une personne non qualifiée.

Précisément, Ariane Lavrilleux a été placée en garde à vue parce qu'elle ne dispose d'aucune habilitation l'autorisant à accéder et à publier des informations couvertes par le secret de la défense nationale, alors même qu'un informateur lui a confié des documents classifiés. A ce stade, elle ne semble pas avoir été mise en examen, mais elle pourrait l'être pour compromission du secret de la défense nationale, délit puni de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende par l'article 413-11 du code pénal.

Elle invoque évidemment le secret des sources et une campagne de presse en sa faveur insiste sur le caractère absolu de ce secret. Mais cette affirmation est fausse, car le secret des sources, en droit français, bénéficie d'une protection toute relative. Le secret de la défense nationale, en revanche, fait l'objet d'une définition et d'un régime juridique qui confèrent à ses titulaires une maîtrise totale des informations concernées. 

 

Le secret des sources, secret de la source ou du journaliste ? 

 

Selon la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), le secret des sources protège la personne qui "aide la presse à informer le public sur des sujets d'intérêt général", définition donnée dans l'arrêt du 8 décembre 2005, Nordisk Film Ltd c. Danemark. La décision Becker c. Norvège du 5 octobre 2017 ajoute que ce secret est une prérogative de l'informateur, quand bien même il serait de mauvaise foi et chercherait à manipuler le journaliste.

Le secret des sources peine à s'implanter dans le droit français, tout simplement parce que le monde de la presse le revendique comme un secret dont le titulaire n'est pas la source mais le journaliste. La protection de l'informateur demeure donc imparfaite, comme celle des journalistes victimes d'une législation encore embryonnaire. 

Le premier texte en la matière fut la loi du 4 janvier 1993 (art. 109 cpp). Elle autorisait le journaliste entendu comme témoin à taire ses sources devant un juge d’instruction. Mais ce droit au silence n’interdisait pas au juge d’obtenir les informations par d’autres moyens. Cette possibilité a toutefois été sanctionnée par la CEDH dans deux arrêts successifs, Martin c. France du 12 avril 2012, et Ressiot c. France du 28 juin 2013, tous deux rendus à propos de perquisitions concernant des journalistes.

La loi du 4 janvier 2010 se montre plus précise. Elle affirme que  "le secret des sources des journalistes est protégé dans l'exercice de leur mission d'information du public". Les autorités peuvent cependant y déroger, pour répondre à un « impératif prépondérant d’intérêt public et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but poursuivi », formulation reprise dans un arrêt de la CEDH du 6 octobre 2020 Jecker c. Suisse.

« Impératif prépondérant d’intérêt public » ? La presse considérait, non sans fondement, que le flou de cette formule permettait aux juges d'écarter trop facilement le secret des sources. Elle a obtenu le dépôt d'un amendement gouvernemental à la loi du 14 novembre 2016 substituant à cet "impératif prépondérant" une énumération des infractions justifiant une atteinte au secret des sources.

L'idée n'était pas mauvaise en soi, mais le lobby de la presse a été un peu trop gourmand. Il a aussi obtenu que le secret des sources soit invocable non seulement par les journalistes, mais encore par les « collaborateurs de la rédaction », notion également très floue permettant au stagiaire ou l'archiviste d'invoquer le secret des sources devant un juge. Cette conception absolutiste du secret des sources, largement initiée par les journalistes eux-mêmes, a finalement provoqué la censure du Conseil constitutionnel, dans sa décision du 10 novembre 2016.

Hélas pour Ariane Lavrilleux, la décision du Conseil a eu pour conséquence de remettre en vigueur la loi du 4 janvier 2010 et, avec elle, l' « impératif prépondérant d’intérêt public ». Il est évident que, dans l'affaire pour laquelle elle a été mise en garde à vue, la protection du secret défense peut être considérée comme un tel "impératif"

 


Le bouclier Arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

 

Le secret de la défense nationale


Le secret défense s'inscrit dans un cadre législatif et réglementaire et l'on sait que le Code pénal sanctionne sa violation dans un chapitre consacré aux "atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation". Le Conseil constitutionnel contrôle les lois sur le secret de la défense, sans toutefois attribuer à ce dernier une valeur constitutionnelle. Dans une décision QPC du 10 novembre 2011, il sanctionne ainsi une disposition de la loi de programmation militaire de 2009 qui permettait de classifier non plus seulement les documents et les informations mais encore les lieux. Il s'agissait alors d'empêcher purement et simplement toute perquisition, le juge d'instruction pénétrant dans un lieu classifié commettant d'emblée une compromission du secret défense. Comme les journalistes en matière de secret des sources, les autorités habilitées à gérer le secret défense s'étaient montré un peu trop gourmandes.

Le secret de la défense nationale souffre d'un défaut structurel. Il lui manque quelque chose d'essentiel : une définition. L'instruction générale interministérielle, dite IGI 1300 se borne à énoncer les "fondements" du secret : "Le secret de la défense nationale vise, au travers de mesures de sécurité physiques, logiques ou organisationnelles à protéger les informations et supports dont la divulgation ou auxquels l'accès est de nature à nuire à la défense et à la sécurités nationale". Il s'agit là d'une démarche téléologique, c'est-à-dire définissant une notion par son but. Autrement dit, pour l'IGI, une information est secrète lorsque sa diffusion est de nature à nuire à la défense. 

Le Code pénal, quant à lui, dans son article 413-9, le définit en ces termes : "Présentent un caractère de secret (...) les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers intéressant la défense nationale qui ont fait l'objet de mesure de classification destinées à restreindre leur diffusion ou leur accès". C'est la mesure de protection qui crée la confidentialité. Autrement dit, un document est secret lorsque l'autorité compétente pour le classifier le considère comme tel. Cette fois, ce n'est plus vraiment une définition, mais une tautologie. On en déduit que le contenu du secret défense est à la discrétion de l'autorité de classement.

Les services de renseignement, lorsqu'ils sont confrontés à ce type d'observation, répondent que la définition du secret défense est introuvable, et qu'il est matériellement impossible de dresser une liste des intérêts protégés, d'autant que la notion de défense est aujourd'hui très large, intégrant notamment la défense économique. Dans le cas d'Ariane Lavrilleux, il est clair que les opérations menées par la Direction du Renseignement Militaire sont couvertes par le secret de la défense nationale, et que, juridiquement, il y a eu double compromission, d'abord par la source qui a livré les informations, puis par la journaliste qui les a diffusées.

Il n'en demeure pas moins que le droit du secret de la défense s'oppose frontalement au secret des sources. Le problème essentiel ne réside pas dans la définition du secret mais bien davantage dans l'impact qu'il a sur l'ensemble du droit processuel, et plus particulièrement sur le principe du contradictoire. Celui-ci exige qu'une pièce versée au dossier par une partie soit automatiquement transmise à l'autre. Pendant très longtemps, on a considéré que le secret de la défense nationale était opposable au juge qui était donc amené à instruire et à juger des affaires sans avoir accès aux pièces essentielles.

Aujourd'hui, on admet qu'un juge soit désigné dans une juridiction pour obtenir une habilitation et avoir communication des dossiers classifiés, lorsqu'ils sont indispensables à l'affaire en cours. Le problème est que, dans ce cas, la pièce remise au juge par une partie n'est plus communiquée à l'autre. C'est alors le principe du contradictoire qui est violé. Si on résume la situation, dans un cas le juge instruit une affaire sans avoir accès aux pièces, dans l'autre il a accès aux pièces mais le principe du contradictoire est la principale victime de la procédure. Certes, il existe bien une commission spéciale, la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) qui peut être saisie par un juge à des fins de déclassification de certains documents. Mais son rôle demeure modeste. D'une part, l'administration n'est pas tenue de suivre ses avis. D'autre part, la CCSDN a souvent davantage tendance à protéger le secret qu'à pratiquer la transparence.

De cette analyse on peut déduire que le secret de la défense s'impose avec une puissance difficilement contestable, surtout par rapport à un secret des sources qui repose sur une législation inaboutie. Convaincus du caractère absolu du secret des sources, les journalistes tombent ainsi dans un piège redoutable. Il est d'autant plus dangereux que ni le militaire considéré comme une "taupe" ni Ariane Lavrilleux ne peuvent se revendiquer comme lanceurs d'alerte. La loi du 14 novembre 2016 place certes les journalistes à l'abri des poursuites pour recel d'informations divulguées par un lanceur d'alerte, mais celle du 21 mars 2022 ajoute que "sont exclus du régime de l'alerte les faits dont la révélation emporterait une atteinte au secret de la défense nationale (...)". Décidément, aucun secret n'est mieux protégé que le secret défense.

 

Lanceurs d'alertes et secret des sources : Chapitre 9, section 2 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet



 

 



jeudi 24 février 2022

Le camping, pas vraiment indispensable à la vie de la nation


On s'en doutait un peu, mais le choc est tout de même rude pour tous les campeurs. Dans un arrêt du 17 février 2022, le Conseil d'État, sans précaution oratoire ni préparation psychologique, énonce en effet que le camping n'est pas une activité qui contribue à la vie de la nation.

 

La fermeture des terrains de camping

 

L'origine de cette grave question se trouve dans un recours déposé par une entreprise exploitant un terrain de camping. Elle a été contrainte de fermer cette installation durant l'état d'urgence sanitaire lié à l'épidémie de Covid-19, puis à la fin de cet état d'urgence, durant la période transitoire de sortie de crise. Or, cette période transitoire impliquait la possibilité de sortir hors de son domicile, dans un rayon de cent kilomètres. L'entreprise aurait donc apprécié de pouvoir ouvrir son camping à des campeurs "de proximité".

La requérante demande donc l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 20 mai 2020 qui faisait figurer parmi les activités susceptibles de recevoir du public les terrains de camping, "lorsqu'ils constituent pour les personnes qui y vivent un domicile régulier". Ce décret complétait un premier texte du 11 mai 2020 qui dressait la liste des mesures susceptibles d'être prises dans le cadre de l'état d'urgence. Dans le cas présent, le terrain de camping n'accueillait malheureusement pas de résidents permanents et n'avait pas d'autre fonction que de permettre à des joyeux vacanciers de s'esbaudir au soleil.

Les moyens juridiques susceptibles d'être invoqués par l'entreprise gérant un terrain de camping n'étaient pas très nombreux. Comme on pouvait s'y attendre, celui reposant sur le caractère disproportionné de la mesure au regard de l'objectif de protection de la santé publique n'a pas prospéré. Le Conseil d'État se borné à mentionner que l'interdiction totale a été levée dès le 20 juin 2020, soit un mois après la publication du décret. Il ajoute que la mesure ne s'appliquait pas si le camping abritait le domicile régulier des résidents, dérogation montrant que la fermeture n'était pas une mesure absolue. 

 



Y'a du soleil et des nanas. Les Bronzés. Patrice Leconte. 1978. Michel Blanc

 

Egalité devant la loi

 

La société requérante a donc préféré s'appuyer sur la rupture du principe d'égalité devant la loi. Elle note que le décret du 11 mai 2020 ordonne la fermeture des campings, de villages vacances, maisons familiales et auberges collectives, mais, en revanche, autorise les hôtels à recevoir du public. Cette dérogation repose sur la nécessité d'assurer la poursuite des activités professionnelles qui nécessitent des déplacements, et donc un hébergement sur place. Aux yeux de l'entreprise requérante, les terrains de camping font l'objet d'une discrimination non justifiée, puisqu'ils peuvent aussi offrir un hébergement.

Mais pour le Conseil constitutionnel, le principe d'égalité ne s'oppose pas "le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général", principe acquis depuis la décision du 16 janvier 1982. Dans le cas présent, il note que les activités des terrains de camping ont "une visée principalement touristique", et ne sont pas vraiment utilisés pour les voyages d'affaires.

 

La continuité de la vie de la Nation

 

Les hôtels se voient donc investis d'une mission particulière liée à la "nécessité de garantir la continuité de la vie de la Nation", qui justifie un traitement différent.

La "nécessité de garantir la continuité de la vie de la Nation" est une notion qui n'est pas inconnue du système juridique. Elle trouve son fondement juridique dans l'article L 1111-1 du code de la défense, dans sa rédaction issue de la loi de programmation militaire du 29 juillet 2009 : "La stratégie de sécurité nationale a pour objet d'identifier l'ensemble des menaces et des risques susceptibles d'affecter la vie de la Nation, (...) et de déterminer les réponses que les pouvoirs publics doivent y apporter". Ce même code de la défense dresse ensuite une liste des secteurs d'activités d'importance vitale (SAIV) classés en quatre catégories, à savoir les dominantes humaine, régalienne, économique et technologique. On y trouve aussi bien la gestion de l'alimentation et de l'eau que les services civils, militaires et judiciaires de l'État, les communications, ou encore l'espace et la recherche.

La gestion de l'épidémie de Covid-19 a conduit à dresser la liste des services indispensables à la  continuité de la vie de la Nation, qui devaient rester accessibles pendant le confinement. L'article 12 du décret du 11 mai 2020 impose ainsi l'accueil dans les établissements scolaires des enfants des personnels indispensables à la gestion de la crise sanitaire et "à la continuité de la vie de la nation". 

Le juge administratif a garanti le respect de cette disposition. C'est ainsi que le juge des référés a suspendu à plusieurs reprises, en particulier à la Réunion et en Guadeloupe, des arrêtés municipaux ordonnant la fermeture totale des écoles, sans accueil des enfants des personnels soignants. Le tribunal judiciaire d'Aix en Provence, dans un jugement du 30 avril 2020, rattache, quant à lui, les postiers aux "activités nécessaires à la continuité de la vie de la nation".

En revanche, les épiceries de nuit (T.A. Montpellier, 3 avril 2020) comme les fêtes foraines (T.A. Toulouse, 4 septembre 2020) ou les terrains de pétanque (TA Toulon, 23 avril 2020) ne sont pas considérés comme des "activités nécessaires à la continuité de la vie de la nation". Il en est de même des campings, et c'est précisément ce que vient d'affirmer le Conseil d'État. 

Certes, on pourrait dire que les membres du Conseil d'État ne fréquentent sans doute pas souvent les terrains de camping, préférant peut-être organiser un barbecue dans les jardins du Palais Royal. Ce serait sans doute leur faire un mauvais procès. Le droit de l'exception, celui des temps de tempête et des épidémies, se construit de manière purement réactive. L'"importance vitale pour la continuité de la vie de la nation" est définie en  fonction de la menace, en adaptant une grille définie par le Secrétariat générale de la défense nationale. En dehors de ces périodes d'exception, on retrouve un droit du temps normal, et même du beau temps et du soleil, un temps des vacances qui remplit les terrains de camping.


Sur l'urgence sanitaire : Chapitre 2 section 2 § 2 du Manuel


samedi 5 août 2017

L'affaire Mercier ou la Constitution maltraitée

Le Parquet national financier a ordonné une enquête préliminaire sur d'éventuels détournements de fonds publics susceptibles d'être commis par le sénateur Michel Mercier lorsqu'il employait sa fille comme collaboratrice parlementaire. Rien que de très banal après le PenelopeGate, l'emploi des filles de Bruno Le Roux, le recours à des assistants parlementaires rémunérés par le Parlement européen pour exercer des fonctions au Modem ou au Front national. Dans tous les cas, les intéressés ont fini, parfois rapidement, parfois dans la douleur, par renoncer, soit à briguer un mandat, soit à exercer une fonction. 

En dehors des faits reprochés à l'ancien Garde des Sceaux, l'affaire Mercier met en lumière deux dérives graves de notre système constitutionnel. D'une part, on observe une tendance à considérer la Constitution comme un ensemble de dispositions "à la carte". On accepte les unes, on écarte les autres, et c'est précisément ce que vient de faire le Président du Sénat en refusant purement et simplement qu'une perquisition soit effectuée dans ses locaux. D'autre part, les conditions de désignation de Michel Mercier au Conseil constitutionnel révèlent les conséquences éventuellement catastrophiques de nominations fondées sur des préférences politiques, et qui ne font l'objet d'aucun contrôle réel. 

La Constitution "à la carte"


Gérard Larcher, nous dit-on, a refusé aux enquêteurs envoyés par le PNF l'autorisation de perquisitionner au Sénat. A l'appui de ce refus, il affirme que le demande était "floue, pas précise". Le seul problème est qu'une perquisition judiciaire n'est pas soumise à l'autorisation du président de l'assemblée parlementaire où elle doit se dérouler. 

La seule compétence dont dispose le Président du Sénat est un pouvoir de police mentionné à l'article 90 du règlement, selon lequel il "veille à la sûreté intérieure et extérieure du Sénat", ajoutant que les forces militaires sont placées sous ses ordres. Derrière l'imprécision d'une telle disposition, on perçoit qu'il s'agit plutôt d'organiser la résistance face à un éventuel coup d'Etat que d'interdire l'entrée à des enquêteurs envoyés par un juge. Certes, ces derniers ont pris l'habitude de demander "l'autorisation" du Président avant de pénétrer dans le Palais du Luxembourg mais il s'agit d'une pure formule de courtoisie, le Président n'ayant aucun titre de compétence pour leur opposer un refus. Les observateurs notent d'ailleurs que, depuis 1958, six perquisitions ont eu lieu à l'Assemblée nationale, de décembre 1976 après l'assassinat de Jean de Broglie au 31 janvier 2017 dans le cadre du PenelopeGate. Dans tous les cas, le Président de l'Assemblée nationale ne s'est jamais opposé à ces procédures. Au Sénat, on se souvient que Gérard Larcher n'a mis aucun obstacle à la perquisition menée le 3 février dans cette même affaire Fillon. Les enquêteurs ont même pu consulter les pièces détenues par les services du Sénat et non pas seulement celles conservées dans le bureau de l'intéressé.

Sur ce point, aucune immunité ne peut être invoquée. Un bâtiment public, qu'il s'agisse ou non d'un Palais national, ne peut, en tant que tel, être soustrait aux investigations judiciaires. La loi de programmation militaire (LPM) du 29 juillet 2009 avait eu l'idée étrange de permettre la classification secret défense de bâtiments entiers, faisant ainsi échec aux perquisitions. Mais le Conseil constitutionnel, dans une décision du 10 novembre 2011 a estimé disproportionnée une disposition qui visait à soustraire une "zone géographique" aux pouvoirs d'investigation de l'autorité judiciaire. Il est donc à peu certain que le fait de considérer que le Sénat comme une zone de non-droit à l'abri des juges est inconstitutionnel. 

Quant à l'immunité de Michel Mercier, elle est encore plus improbable. Rappelons que l'immunité des parlementaires est mentionnée dans la Constitution elle-même, dans son article 26 al 1 : "Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions". S'il existe  bien une irresponsabilité juridique des parlementaires, elle ne concerne que les actes directement rattachés à l'exercice du mandat, et pas ceux qui en sont détachables. Elle concerne dont les propos ou les votes tenus en séance, en commission, ce qui constitue le coeur de la fabrication de la loi. Elle ne saurait donc être invoquée pour s'opposer à des investigations sur d'éventuels détournements de fonds publics. La défense de François Fillon, après avoir invoqué ce moyen de défense, y a d'ailleurs rapidement renoncé. Pour ce qui est de Michel Mercier, l'immunité parlementaire est d'autant plus exclue qu'il a été nommé au Conseil constitutionnel par un décret du 2 août 2017 publié au Journal officiel du lendemain. Or les juges se sont présentés au Sénat le 4 août, c'est-à-dire à un moment où l'intéressé n'est plus membre du parlement mais membre du Conseil constitutionnel. Cette qualité s'apprécie en effet à la date de nomination, quand bien même il n'a pas encore prêté serment ni pris ses fonctions.

Le refus opposé par Gérard Larcher s'analyse donc comme une violation de la Constitution par celui-là même qui a pour fonction de la servir, comme autorité constituée. On rappellera à ce propos que le Président de la République "veille au respect de la Constitution", selon son article 5. Peut-être pourrait-il intervenir pour rappeler au Président du Sénat ses obligations constitutionnelles ? Il ne faudrait pas que les rappels à l'ordre ne visent que les militaires qui n'ont commis aucune atteinte à la Constitution. 


Réunion de la Commission des lois du Sénat
Réunion d'amis. Eustache Le Sueur. circa 1640


Le Conseil constitutionnel

 

Michel Mercier est donc membre du Conseil constitutionnel, et c'est, en soi, un problème. Rappelons en effet qu'il a été nommé à l'issue d'une procédure de confirmation dérogatoire par rapport au droit commun de l'article 13 de la Constitution. Selon ces dispositions, la nomination des titulaires des emplois les plus élevés de la fonction publique, dont la liste est fixée par une loi organique, est soumise à un avis public de la commission permanente de chaque assemblée. Le Président de la République ne peut alors procéder à la nomination lorsque l'addition des votes négatifs dans chaque commission, Assemblée et Sénat, représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions. On peut déjà observer qu'une majorité parlementaire solide peut empêcher toute mise en cause d'une nomination. Mais dans le cas du Conseil constitutionnel, l'avis n'est demandé qu'à la commission des lois de l'Assemblée dont le président est autorité de nomination. Autrement dit, la nomination de Michel Mercier n'a été soumise qu'à la commission des lois du Sénat. 

L'audition fut particulièrement réjouissante, et on se souvient que l'intéressé s'est borné, en propos liminaire, à annoncer qu'il produirait des pièces justifiant le travail de sa fille. Personne n'a relevé ses propos qu'elle exerçait ses fonctions "localement". Travaillait-elle pour le Sénat ou pour une collectivité locale ? Peu importe aux yeux des membres de la commission. Personne n'a suggéré non plus de suspendre le vote jusqu'à la production de ces pièces justificatives. On a parlé d'autre chose et la nomination de l'intéressé a été confirmée par 22 voix contre 7. Il est vrai que la situation n'était pas vraiment compliquée puisque Michel Mercier était lui-même membre de la Commission des lois, le Président Larcher ayant sans doute décidé, une bonne fois pour toutes, qu'il ne pouvait trouver des membres du Conseil constitutionnel ailleurs qu'au Palais du Luxembourg. La procédure de confirmation s'est donc déroulée entre soi, à la satisfaction générale et dans une parfaite connivence.

Le problème est que désormais la protection du Conseil constitutionnel ne peut plus être garantie que par l'institution elle-même. Dans un communiqué extrêmement concis et ne mentionnant jamais le nom de Michel Mercier, le Conseil constitutionnel rappelle les dispositions du décret du 13 novembre 1959. Il énonce que ses membres doivent "s'abstenir de tout ce qui pourrait compromettre l'indépendance et la dignité de leurs fonctions". Nul doute qu'une mise en examen constituerait à l'évidence un évènement de cet ordre. Surtout, le Conseil insiste sur l'article 5 du même décret qui affirme que si un de ses membres a manqué à ses obligations, le Conseil se prononce et peut constater sa démission d'office. La menace est à peine voilée et elle est suffisante. Il n'a pas été nécessaire de mener à terme cette procédure pour pousser Roland Dumas à la démission en février 2000, à l'époque où il était mis en examen dans l'affaire Elf. On observe d'ailleurs que le communiqué du Conseil émane du "Conseil constitutionnel" lui-même et non de son président seul, ce qui signifie qu'il a été délibéré par ses membres.

En dehors du cas particulier de Michel Mercier, l'affaire conduit à s'interroger sur la procédure de désignation des membres du Conseil. Est-il tout-à-fait normal qu'un membre du Conseil constitutionnel soit appelé à délibérer sur la conformité à la Constitution d'un texte qu'il défendait comme sénateur quelques semaines plus tôt ? Sur ce point, l'impartialité de l'intéressé n'est pas en cause, et on peut penser que les membres du Conseil constitutionnel souhaitent exercer leurs fonctions en toute indépendance d'esprit. En revanche, l'impartialité objective de l'institution qu'est le Conseil constitutionnel est posée. Rappelons que, aux yeux de la Cour européenne, le procès équitable suppose une institution qui paraît impartiale et qui, à ce titre, inspire confiance au justiciable.
Certes, on objectera que le Conseil constitutionnel n'est pas une juridiction, au sens français du terme. En droit européen cependant, c'est l'ensemble de la procédure contentieuse qui doit présenter des garanties d'impartialité. Or la QPC constitue désormais une étape essentielle dans une telle procédure, et la Cour européenne a déjà accepté d'apprécier une QPC, dans un arrêt Renard du 25 août 2015. En l'espèce, la contestation ne portait que sur le filtre des juridictions suprêmes, mais rien ne lui interdirait de s'interroger sur l'impartialité objective de l'institution.

On peut se réjouir que la suppression des membres de droit, c'est-à-dire des anciens Présidents de la République soit désormais envisagée mais la question de l'impartialité du Conseil concerne aujourd'hui l'ensemble de sa composition et des conditions de sa nomination. Si le cas de Michel Mercier pouvait conduire à une vraie réforme, il aurait finalement rendu service à l'institution...

Sur le conseil constitutionnel : Chapitre 3 section 2 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet


jeudi 11 mai 2017

L'"accès indirect" aux données relevant de la sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique



L'arrêt rendu le 5 mai 2017 par le Conseil d'Etat M. B. va décevoir plus d'un lecteur. Il s'agit pourtant de la première décision ordonnant au ministre de la défense d'effacer des données "illégalement contenues" dans des fichiers du renseignement territorial et de la Direction pour la protection et la sécurité de la défense (DPSD) devenue Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) depuis le décret du 7 octobre 2016. Ceux qui auraient voulu connaître le contenu de la fiche de M. B., à commencer par M. B. lui-même, seront déçus car le Conseil d'Etat se borne à mentionner que les vérifications ont été faites et qu'elles ont révélé une irrégularité. C'est tout. 

La formation spécialisée du Conseil d'Etat


Cette décision est la première injonction prononcée par la "formation spécialisée" du Conseil d'Etat. Créée par la loi renseignement du 24 juillet 2015 (art. R 773-2 du code de la justice administrative), elle est compétente pour contrôler l'usage des techniques d'interception par les services de renseignement ainsi que l'exercice du "droit d'accès indirect" prévu par l'article 41 de la loi du 6 janvier 1978 informatique et libertés

Le "droit d'accès indirect"


Entendons-nous bien : ce "droit d'accès indirect" n'a rien d'un droit d'accès. La notion ne figure pas dans la loi mais est le pur produit d'une certaine forme de novlangue administrative utilisée par les praticiens et les fonctionnaires pour donner de l'ampleur à une réforme modeste. Lorsqu'une personne craint de figurer dans un fichier intéressant la "sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique", elle peut saisir la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) qui désigne l'un de ses membres, issu de la Cour de cassation, du Conseil d'Etat ou de la Cour des comptes, pour procéder aux investigations utiles ainsi qu'aux modifications éventuellement nécessaires si le contenu de la fiche n'est pas conforme à la loi. Tel est le cas lorsque les informations qui y figurent apparaissent "inexactes, incomplètes, équivoques ou périmées". Lorsque la Commission constate, en accord avec le gestionnaire du fichier, que les données stockées ne mettent pas en cause les finalités du traitement, elles peuvent être communiquées au requérant.



Dans le cas présent, M. B. a été écarté d'une procédure de recrutement à la suite d'une enquête administrative et il se plaint d'avoir perdu son emploi dans le secteur aéronautique. Il apparaît qu'il avait effectivement fait l'objet d'une procédure judiciaire en 2012, rapidement classée sans suite en 2013. Hélas, la trace de ces faits demeurait en 2015 dans le fichier du traitement des antécédents judiciaires consultable par les entreprises sensibles, en particulier celles du secteur aéronautique. M. B. a donc saisi la CNIL pour qu'il soit procédé aux vérifications d'usage. Conformément à l'article 41 de la loi du 6 janvier 1978, il a  reçu une lettre de la présidente de la Commission, en novembre 2015, lui indiquant "qu'il avait été procédé à l'ensemble des vérifications demandées et que la procédure était terminée". Peu satisfait de cette réponse, M. B. saisit alors la juridiction administrative d'un recours contre le refus, révélé par ce courrier, du ministre de la Défense de lui donner communication des mentions le concernant dans le fichier de la DPSD. Il demande également que les données illégales soient rectifiées ou effacées. Il n'obtient satisfaction que sur le second point, ce qui constitue déjà une avancée non négligeable dans la protection des personnes fichées. 

L'accès aux informations couvertes par le secret


L'un des avantages de cette nouvelle formation spécialisée du Conseil d'Etat réside dans le fait que le secret de la défense nationale ne lui est pas opposable. Cette habilitation est une innovation importante, en particulier si l'on considère qu'elle a toujours été refusée au juge judiciaire. Souvenons-nous d'une époque où la loi de programmation militaire avait prévu d'interdire à ces derniers certains lieux protégés, en tant que tels, par le secret défense. Toute perquisition devenait alors impossible, et le juge d'instruction risquait rien moins qu'être poursuivi pour compromission du secret de la défense nationale. Certes, le Conseil constitutionnel a annulé ces dispositions dans une décision du 10 novembre 2011, mais le fait même qu'elles aient été votées témoigne d'une réelle méfiance à l'encontre du juge judiciaire ainsi que d'un refus des services de se plier aux règles les plus élémentaires de la procédure pénale. De toute évidence, les membres du Conseil d'Etat semblent bénéficier d'une confiance plus grande. 

La formation spécialisée a donc pu obtenir communication de la fiche de M. B. Une audience à huis-clos lui a permis d'entendre successivement le requérant, les représentants de la CNIL, et ceux des ministères de la défense et de l'intérieur. Observons cependant que les conclusions du rapporteur public sont prononcées "hors la présence des parties" afin d'empêcher le requérant d'obtenir par l'audition des seules conclusions ce qu'il demande précisément au juge. Dans le cas contraire, la procédure épuiserait le fond, et la décision contentieuse deviendrait inutile. 

Calvin et Hobbes. Bill Watterson
In fine, la formation spécialisée constate que "des données concernant M. B. figuraient illégalement dans le fichier" et elle ordonne leur effacement. On s'en réjouit pour l'intéressé, mais il convient peut-être de tempérer un peu l'enthousiasme de ceux qui pensent que la formation spécialisée du Conseil d'Etat est une sorte de chevalier blanc volant au secours de la personne fichée. D'une part, force est de constater que la procédure a pris quatre années durant lesquelles M. B. s'est retrouvé au chômage et dans l'incapacité de retrouver un emploi dans son secteur d'activité. D'autre part, il n'a finalement rien obtenu d'autre que ce que prévoit l'article 41 de la loi du 6 janvier 1978. Le "droit d'accès indirect" appartient à la CNIL, puis à la formation spécialisée du Conseil d'Etat, mais pas au requérant. L'injonction ne porte en effet que la suppression des données litigieuses, pas sur leur communication à l'intéressé. L'innovation est donc procédurale par l'intervention de la formation spécialisée mais rien n'est changé sur le fond. Ceci dit, le requérant ne devrait-il pas trouver du réconfort dans la seule intervention Conseil d'Etat, protecteur des libertés publiques ?


Sur la protection des données et les fichiers intéressant la sécurité publique : Chap 8, section 5 du manuel de libertés publiques.

mardi 25 avril 2017

Le rapport 2016 de la Délégation parlementaire au renseignement

La Délégation parlementaire au renseignement (DPR) a remis le 4 avril 2017 son rapport annuel au Président de la République. La moment n'était pas des plus propices. Le Président, en fin de mandat, n'a pas donné une publicité excessive à l'opération. Quant au Parlement, il n'a pas pu en débattre, puisqu'il n'était plus réuni, ses travaux étant interrompus jusqu'aux élections législatives. Le résultat est que ce rapport n'a pas vraiment suscité d'intérêt. On peut le regretter car le document rendu public donne de précieuses informations, même s'il est expurgé de tous éléments couverts par le secret de la défense nationale.

La DPR


La DPR a été créée par la loi du 9 octobre 2007 et ses compétences ont été renforcées par la loi de programmation militaire du 18 décembre 2013. Composée de quatre députés et quatre sénateurs, elle est actuellement présidée par Patricia Adam (PS Finistère), Présidente de la Commission de la défense nationale à l'Assemblée. La mission de la DPR est d'assurer le contrôle parlementaire de l'action du gouvernement en matière de renseignement. Elle peut faire des recommandations à l'Exécutif et son rapport lui permet précisément de dresser la liste de ses préconisations. 

Les différents fichiers liés au terrorisme


Celui portant sur l'année 2016 s'inscrit, à l'évidence, dans le contexte particulier de l'état d'urgence et de la lutte contre le terrorisme. On y apprend que, durant cette année 2016, 12 000 personnes étaient "fichées S". En réalité, cette formulation signifie qu'elles figurent dans un Fichier des personnes recherchées (FPR) créé en 1969 et qui comporte 400 000 noms. Au sein de cet ensemble, la fiche S signifie atteinte à la sûreté de l'Etat. Elle concerne non seulement les personnes qui "peuvent, en raison de leur activité (...), porter atteinte à la sûreté de l'Etat et à la sécurité publique, par le recours ou le soutien actif à la violence" mais encore celles qui entretiennent avec elles des "relations directes et non fortuites". Sur ces 12000 personnes fichées, environ 4200 le sont en raison de leurs liens avec l'islam radical, les autres sont aussi bien des mineurs en fugue que des évadés de prison ou des membres du grand banditisme. Cette dilution des données au sein du FPR a conduit le ministre de l'intérieur, après l'attentat contre Charlie, a créer un fichier des signalés pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste, fichier plus ciblé qui comporte environ 15 000 noms. La DPR souhaite, très logiquement, qu'une étude soit menée sur ces différents fichiers et notamment sur leur articulation.


Le Bureau des Légendes. Eric Rochant 2015. Mathieu Kassovitz

La fluidité de l'information


L'un des points essentiels traités par le rapport de la DPR porte sur la circulation de l'information  entre les magistrats chargés de la lutte contre le terrorisme d'une part et les services de renseignement d'autre part. On insiste en général beaucoup, et à juste titre, sur les difficultés rencontrées par les juges pour accéder aux éléments détenus par les services couverts par le secret défense. Le rapport, quant à lui, envisage la nécessaire circulation de l'information en sens inverse. Autrement dit, il s'interroge sur la manière dont les services de renseignement peuvent être informés des procédures en cours portant sur des faits de terrorisme. 

A dire vrai, le secret de l'enquête n'est plus absolu. En témoigne l'article 11-2 du code de procédure pénale, issu de la loi du 14 avril 2016, qui autorise l'information de l'administration sur certains éléments d'une procédure en cours concernant une personne qu'elle emploie. Dans la droite ligne de ces dispositions, la loi du 28 février 2017 prévoit désormais la possibilité pour les services de renseignement d'accéder aux éléments de procédures judiciaires portant sur des actes de terrorisme. La procédure autorise cependant le procureur de la République à s'opposer à cette communication s'il estime qu'elle est de nature à nuire à l'efficacité de la procédure pénale. Les pièces ainsi obtenues peuvent circuler à l'intérieur des services, dans le strict respect du secret, mais ne peuvent, en aucun cas, faire l'objet d'un échange avec des services étrangers ou des organismes internationaux. La DPR est évidemment favorable à cette réforme, mais on peut regretter qu'elle ne prenne pas aussi une position aussi claire sur l'accès des juges aux pièces détenues par les services de renseignement.

Bilan des lois récentes


Dans son rapport, la DPR dresse le bilan de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement et de celle du 30 novembre 2015 sur les mesures de surveillance des communications électroniques internationales. Aux yeux de la Délégation parlementaire, ces textes ont eu des "effets largement positifs", appréciation qui n'est guère surprenante si l'on considère que les auditions auxquelles procède la DPR sont essentiellement celles des professionnels du renseignement, les chercheurs n'y étant conviés qu'à travers la très officielle Académie du renseignement

Les chiffres fournis permettent cependant d'avoir une idée de l'importance de l'activité de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), dont on sait qu'elle donne une autorisation préalable à l'utilisation de certaines techniques d'interception des communication. Les statistiques de la CNCTR, mentionnées dans le rapport, montrent que cette autorité a reçu environ 66 000 demandes d'autorisation en 2015-2016, sur lesquelles elle a rendu 1332 avis défavorables, soit 2 % de l'ensemble. Par ailleurs, sur ces 66 000 demandes, 48 000 s'analysent comme des demandes d'accès en temps différé, c'est à dire visant à obtenir les coordonnées précises d'une personne suspectée. Seulement 8500 demandes portent sur les interceptions de sécurité, au sens étroit du terme, écoutes téléphoniques ou accès aux données circulant sur internet. Il est vrai que la CNCTR est peu encline à refuser son autorisation, mais l'existence même d'une procédure d'autorisation suffit sans doute à limiter les demandes au domaine de la prévention du terrorisme. 

La DPR et les services de renseignement, même combat


Reste que la rapport de la DPR est nécessairement à prendre avec prudence, tant il est vrai que sa proximité avec les services de renseignement peut la conduire à s'en faire le porte-parole. C'est ainsi qu'elle propose une modification de l'article L 851-2 du code de la sécurité intérieure, dont la rédaction a été modifiée par la loi du 21 juillet 2016 prorogeant l'état d'urgence.  Ces dispositions permettent aux services de renseignement d'obtenir en temps réel les données de connexion d'une personne représentant une menace terroriste ou simplement "susceptible d'être en lien" avec cette menace. Le recueil de données ne concerne donc pas seulement la personne considérée comme dangereuse mais aussi toute autre personne qui peut être en contact avec elle et qui est susceptible de fournir des informations utiles. A dire vrai, cette procédure n'a, en soi, rien de très choquant. 

Mais la DPR met ces dispositions en relation avec celles de l'article L851-3 du même code. Il prévoit les fameuses "boîtes noires"qui permettent de recueillir des données sur les réseaux des fournisseurs d'accès et opérateurs téléphoniques, grâce à des algorithmes susceptibles de révéler des comportements suspects. La DPR considère que ces algorithmes sont susceptibles de sortir des "listes importantes" de ces suspects potentiels. Dès lors, elle en déduit que l'autorisation d'obtenir les données de connexion prévue par l'article L 851-2 ne doit plus porter sur un seul individu mais sur l'ensemble de ceux figurant sur la liste définie par l'algorithme. Et pour faire bonne mesure, elle propose d'accroître la durée de l'autorisation pour laisser aux services le temps d'exploiter l'ensemble de la liste. Une telle modification induit, à l'évidence, une importante ingérence dans la vie privée des personnes, d'autant que ne sont pas seulement concernées celles qui constituent une menace mais aussi l'ensemble d'un entourage plus ou moins large simplement susceptible de fournir des informations. Peut-être serait-elle utile, mais il conviendrait, au moins, d'organiser une expertise sur ce point et d'en débattre en dehors d'un cénacle de huit personnes. On peut penser que l'idée vient des services eux-mêmes qui ont su convaincre la DPR de son bien-fondé. Le seul problème est que la DPR n'est pas le porte parole des services de renseignement mais qu'elle constitue le seul élément, bien modeste, de contrôle parlementaire dans ce domaine.

Sur la lutte contre le terrorisme : Chap 5, section 1 du manuel de libertés publiques.

vendredi 21 octobre 2016

Contrôle des techniques de renseignement : premières décisions

Le 19 octobre 2016, la "formation spécialisée" du Conseil d'Etat chargée du contrôle des techniques de renseignement a rendu pas moins de quinze décisions. Ce sont les premières depuis la loi renseignement du 24 juillet 2015 qui met en place cette procédure nouvelle. Elles étaient donc très attendues, même si leur lecture révèle à la fois l'organisation et les limites du contrôle effectué par la formation spécialisée du Conseil d'Etat.

Rappelons que la loi de juillet 2015 fait du renseignement une politique publique et définit un cadre juridique à l'action des services. En même temps, elle constitue le point d'aboutissement d'un mouvement engagé dès le Livre Blanc sur la défense et la sécurité de 2008, visant au resserrement du renseignement autour de l'Exécutif. 

Une police administrative


Cette qualification de politique publique s'est révélée fort utile pour exclure le juge judiciaire de la procédure de contrôle en matière d'interceptions. Dans sa décision du 23 juillet 2015, le Conseil constitutionnel affirme ainsi : "Le législateur s'est fondé sur l'article 21 de la Constitution pour confier au Premier ministre le pouvoir d'autoriser la mise en oeuvre des techniques de recueil de renseignement dans le cadre de la police administrative". Ayant pour objet l'ordre public, le renseignement est donc une police administrative. Par conséquent, les interceptions de sécurité sont autorisées par le Premier ministre, et le contrôle incombe au Conseil d'Etat. 

La procédure d'autorisation ressemble beaucoup à celle qui existait en matière d'écoutes téléphoniques, sur le fondement de l'ancienne loi du 10 juillet 1991. Etendu à l'ensemble des interceptions électroniques, le dispositif repose sur la compétence du Premier ministre qui les autorise pour une durée de quatre mois, à la demande des ministres compétents. L'autorisation est délivrée après un avis purement consultatif de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Le Premier ministre peut donc ne pas suivre cet avis. Il peut même s'en affranchir entièrement en invoquant l'urgence absolue. Dans ce cas, la CNCTR est seulement informée a posteriori de l'autorisation donnée, information accompagnée de quelques éléments de motivation justifiant qu'elle ait été écartée de la procédure.

Contrôle et secret défense


Le contrôle a posteriori est exercé par le Conseil d'Etat. Il peut être saisi par la CNCTR, dans l'hypothèse où la Commission estimerait que son avis n'a pas été suivi d'effet, en particulier lorsque le ministre n'en a pas tenu compte. A dire vrai, cette situation est bien improbable, et les quinze décisions du 19 octobre concernent toutes l'autre mode de saisine ouvert à "toute personne souhaitant vérifier qu'aucune technique de renseignement n'est irrégulièrement mise en oeuvre à son égard". Quinze personnes ont donc développé de tels soupçons et ont saisi le Conseil d'Etat. C'est une "formation spécialisée" qui statue. Elle ressemble à une formation de jugement ordinaire, si ce n'est que ses cinq membres peuvent se faire communiquer toutes les pièces utiles à leur mission, y compris celles couvertes par le secret de la défense nationale. 

Cette habilitation n'a rien de négligeable, si l'on considère qu'elle a toujours été refusée au juge judiciaire. Souvenons-nous d'une époque où la loi de programmation militaire avait même prévu de leur interdire certains lieux protégés, en tant que tels, par le secret défense. Toute perquisition devenait alors imposssible, et le juge d'instruction risquait d'être poursuivi pour compromission du secret de la défense nationale. Certes, le Conseil constitutionnel a annulé ces dispositions dans une décision du 10 novembre 2011, mais le fait même qu'elles aient été votées témoigne d'une réelle méfiance à l'encontre du juge judiciaire. De toute évidence, les conseillers d'Etat semblent bénéficier d'une confiance d'autant plus grande. 

Les conseillers d'Etat, mais pas les requérants. Car il faut observer que ces informations secret défense ne figurent pas dans le dossier qui leur sont transmis, la loi organisant ainsi une dérogation au principe du contradictoire. Elles ne peuvent davantage apparaître durant l'audience ou dans le texte de la décision, ces deux étapes du recours s'analysant ainsi comme deux exercices de langue de bois, d'abord orale puis écrite.



 Secret Défense. Philippe Haïm. 2008

Les recours après vérification de la CNIL


La lecture des décisions du 19 témoigne de cette situation. Douze d'entre elles sont identiques, ou à peu près et sont rendues dans le cadre de la compétence que détient le Conseil d'Etat en tant que juge des recours relatifs à la mise en oeuvre des fichiers intéressant la sûreté de l'Etat.

Le recours vient alors d'un requérant qui pense être fiché par un service de renseignement militaire ou civil et qui demande l'accès aux données le concernant.  Dans un premier temps, il a saisi la CNIL sur le fondement de l'article 41 de la loi du 6 janvier 1978  qui ouvre un"droit d'accès indirect" aux données conservées sur ce type de fichier. Dans ce cas, la CNIL délègue un de ses membres chargés de procéder aux vérifications nécessaires. Il s'assure alors de l'existence du fichage et, le cas échéant, de sa licéité. A l'issue de la procédure, l'intéressé est seulement informé que les vérifications ont été effectuées. Cette procédure ne lui confère donc aucun droit d'accès, même indirect, et il ignore même si le fichage a existé, ou pas.

Cette frustration est à l'origine des recours devant la formation spécialisée du Conseil d'Etat, car le requérant conteste devant le juge le refus opposé par la CNIL de lui donner accès aux données. Les juges de la formation spécialisée vont alors effectuer exactement le même travail que la CNIL : ils vont effectuer les vérifications, sans pour autant donner accès aux données conservées sur les fichiers de renseignement. Dans douze décisions sur quinze, la décision mentionne qu'il "résulte de l'examen par la formation spécialisée que les conclusions du requérant doivent être rejetées".

Les recours après vérification de la CNCTR


Dans les trois autres décisions, le requérant s'est directement adressé à la CNCTR pour qu'elle s'assure qu'aucune technique de renseignement le concernant n'est irrégulièrement mise en oeuvre ou que, si elle est mise en oeuvre, son usage n'est pas illégal. Là encore, la formation spécialisée du Conseil d'Etat se prononce au vu des éléments fournis par la CNCTR qui précise au juge l'ensemble des vérifications auxquelles elle a procédé. Les trois décisions s'achèvent par une conclusion identique : "la vérification a été effectuée et n'appelle aucune autre mesure de la part du Conseil d'Etat".

Dans les deux cas, la frustration du requérant est donc identique. A l'issue de la procédure, il n'en sait pas davantage qu'au début. Il est prié de faire confiance au Conseil d'Etat, dont on lui dit que c'est le gardien le plus efficace des libertés publiques.

Pour le moment, les quinze décisions rendues témoignent certes de l'existence d'un contrôle, même sommaire, des fichiers de sécurité et d'un effort pour concilier le droit au recours et le secret de la défense nationale. En revanche, elles révèlent aussi les limites du droit au recours dans ce domaine, droit au recours bien éloigné du droit commun. On peut comprendre, évidemment, que les services de renseignement doivent travailler dans la confidentialité, mais le recours ainsi organisé repose sur la confiance absolue du requérant à l'égard de la formation spécialisée du Conseil d'Etat. Cette confiance existe-t-elle ? On peut en douter si l'on considère que le juge judiciaire a été exclu du dispositif au profit d'une procédure dominée par le Conseil d'Etat, aussi bien au niveau de la CNCTR qu'à celui du recours contentieux.

Nous devrons attendre d'autres décisions, en espérant qu'un jour la formation spécialisée du Conseil d'Etat constatera une illégalité, annulera une autorisation de recourir à une technique de renseignement, ordonnera la destruction ou la rectification de la fiche concernée et indemnisera un préjudice subi par un tel fichage. Car elle dispose de ces compétences.. Les utilisera-t-elle un jour ?



Sur le fichage par les services de renseignement : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet.