« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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lundi 15 mars 2021

Maintien de l'ordre : la "nasse", ou la QPC sans filet


Par une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 12 mars 2021 M. Marc A. et autres, le Conseil constitutionnel déclare conforme à la Constitution l'article L111-1 du code de la sécurité intérieure. Ses dispositions essentielles sont les suivantes : "La sécurité est un droit fondamental et l'une des conditions de l'exercice des libertés individuelles et collectives. L'Etat a le devoir d'assurer la sécurité en veillant, sur l'ensemble du territoire de la République, à la défense des institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l'ordre publics, à la protection des personnes et des biens".

En l'espèce, le requérant est un manifestant qui a été pris dans une "nasse" ou dans un "encerclement", technique de maintien de l'ordre qui consiste à circonscrire pour une durée limitée un groupe de personnes dans un périmètre de sécurité, en ne leur offrant qu'une seule sortie possible. Il veut contester cette pratique en invoquant un cas d'incompétence négative, estimant qu'elle devrait être prévue par la loi. Dans sa démarche contentieuse, il est évidemment rejoint par toute une série d'associations et de syndicats qui considèrent que la "nasse" porte atteinte à la liberté de circulation et, plus précisément, à la liberté de manifester.

 

La sécurité, un devoir de l'Etat

 

Mais quelle idée étrange de contester précisément l'article L111-1 ? Lors de l'audience, que l'on peut regarder en vidéo, tous les intervenants, y compris maître Spinosi plaidant pour le requérant, ont affirmé qu'il n'était pas question de contester le fait que la sécurité est un "principe de valeur constitutionnelle"

C'est en ces termes qu'il est consacré par le Conseil depuis une décision du 22 juillet 1980, la sécurité étant considérée comme un devoir de l'Etat. Le législateur, quant à lui, affirme, dès la loi du 21 janvier 1995 que « la sécurité est un droit fondamental », formulation reprise, de manière quelque peu incantatoire, par les lois du 15 novembre 2001 et du 18 mars2003, avant d’être reprises dans l’article L 111‑1 du code de la sécurité intérieure, celui-là même qui est contesté dans la présente QPC. Il existe donc un bien un droit à la sécurité consacré par le législateur, mais le Conseil constitutionnel le garantit comme un "principe", pas comme un droit de la personne.

La position de la CEDH n’est pas différente, et elle considère la sécurité davantage comme un devoir de l’État que comme un droit des citoyens. Dans sa décision Ciechonska c. Pologne du 14 juin 2011, elle affirme ainsi que « des mesures raisonnables doivent être prises pour assurer la sécurité des personnes dans les espaces publics ". 

 

La pêche miraculeuse. Maurice Denis. 1870 - 1943
 

 

Le choix de la norme, ou le filet dérivant


En l'espèce, le requérant invoque l'incompétence législative du législateur, et reproche donc à l'article L111-1 du code de la sécurité intérieure de ne pas mentionner la technique de la "nasse" pour en définir l'organisation juridique. 

Autant dire que les requérants ont choisi n'importe quelle disposition du code de la sécurité intérieure, un peu au hasard. Car l'article L 111-1 se borne à affirmer l'existence d'un droit à la sécurité et n'a certainement pas pour objet de préciser quelles sont les techniques du maintien de l'ordre. Il n'existe d'ailleurs aucune disposition mentionnant que ces techniques doivent être définies par la loi. 

Au demeurant, les requérants auraient pu invoquer la même incompétence négative en utilisant d'autres dispositions législatives du code de la sécurité intérieure. Pourquoi pas l'article L211-1 qui impose une déclaration préalable à tous les rassemblements sur la voie publique ?  Pourquoi pas l'article L211-9 qui autorise la dispersion d'un attroupement illicite par la force publique, après deux sommations demeurées sans effet ? La "nasse" est utilisée lorsque des éléments perturbateurs viennent troubler une manifestation pacifique et l'incompétence négative aurait donc pu être invoquée à propos de bon nombre de dispositions du code de la sécurité intérieure. 

Autant dire que les requérants ont utilisé la technique du filet dérivant. Ils ont choisi, un peu hasard, l'une des dispositions les plus connues du code de la sécurité intérieure pour essayer d'obtenir du Conseil constitutionnel l'abrogation d'une disposition, n'importe laquelle, dans le but d'obtenir la satisfaction de leur revendication en faveur d'une inscription de la "nasse" dans sa partie législative.

 

Le contrôle des juges

 

Ce refus du Conseil s'inscrit dans un mouvement jurisprudentiel qui va dans le sens de la reconnaissance juridique de cette technique de maintien de l'ordre. Dans une décision du 15 mars 2012, Austin et a. c. Royaume Uni, le Cour européenne des droits de l'homme considère ainsi que le maintien de personnes durant sept heures à l’intérieur d’un cordon de police, lors d’un rassemblement altermondialiste, ne porte atteinte ni au principe de sûreté, ni à la liberté de manifester. 

D'une manière générale, les Etats sont libres de définir leurs propres techniques de maintien de l'ordre, dès leur que leur emploi est justifié et proportionné à la menace pour l'ordre public.  Le juge des référés du Conseil d’État s’appuie ainsi sur la jurisprudence de la CEDH lorsque, dans une ordonnance du 1er février 2019, il estime que l’usage des lanceurs de balles de défense est « nécessaire au maintien de l’ordre public, compte tenu des circonstances et que son emploi est proportionné au trouble à faire cesser".

Comme l'usage des LBD, celui de la "nasse" fait l'objet d'un contrôle a posteriori. Mesure de police administrative, la décision d'y recourir peut donc être contestée devant le juge administratif. Certes, Maître Spinosi a insisté sur le fait que la personne ainsi encerclée n'est guère en mesure d'introduire un référé, et que son seul recours sera d'ordre indemnitaire, en engageant a posteriori la responsabilité de l'Etat. L'argument pourrait peut-être emporter la conviction, si ce n'est que l'intégration de la "nasse" dans le code de la sécurité intérieure ne changerait rien à cette situation. La personne encerclée dans une "nasse", même désormais dotée d'un fondement législatif, ne pourrait toujours pas saisir le juge.

Le Conseil constitutionnel n'est pas tombé dans le piège, d'autant qu'il avait lui-même admis, dans une décision QPC du 19 février 2016, que les perquisitions administratives sous état d'urgence pouvaient n'être soumises qu'à un contrôle a posteriori du juge administratif.

Surtout, il n'est pas tombé dans un piège plus grave, qui consistait à invoquer une incompétence négative purement cosmétique pour obtenir du Conseil une véritable injonction faite au législateur. En refusant ce type de recours, le Conseil rappelle que son rôle consiste à apprécier la conformité de la loi à la Constitution, pas à donner des instructions générales au législateur. Il a donc refusé de se laisser instrumentaliser. 

 

Sur la liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12 section 1 § 2

 

vendredi 11 juin 2021

Le schéma national du maintien de l'ordre : bien mal écrit ne profite jamais


Saisi par une série d'associations et de syndicats, le Conseil d'État s'est prononcé, par un arrêt du 10 juin 2021 sur le "Schéma national du maintien de l'ordre", document qui a pour objet de fixer la doctrine du maintien de l'ordre applicable aux manifestations se déroulant sur le territoire national. Concrètement, le document est une annexe à la circulaire du 16 septembre 2020 adressée par le ministre de l'intérieur aux préfets ainsi qu'au directeur général de la police nationale et au directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN). Observons que cette circulaire, d'abord diffusée sur le site du ministère de l'intérieur, n'est plus aujourd'hui accessible. 

 

La recevabilité 

 

Ce texte, comme l'annexe qui l'accompagne, est pourtant susceptible de recours pour excès de pouvoir. Depuis l'arrêt Duvignères du 18 décembre 2002, il est désormais acquis que le juge administratif peut apprécier la légalité des circulaires lorsqu'elles comportent des effets impératifs sur les administrés. Autrement dit, la circulaire devient attaquable lorsqu'elle donne une interprétation du droit susceptible de conduire à l'édiction de décisions applicables aux administrés. Tel est le cas en l'espèce, car le Schéma national du maintien de l'ordre modifie la situation juridique des organisateurs de manifestations, des manifestants, des journalistes qui couvrent le rassemblement, et même des tiers qui ne faisaient que passer dans le quartier.

 

Le choix du jugement au fond

 

Sur le fond, le Conseil d'État est essentiellement saisi des dispositions qui définissent un cadre juridique contraignant pour l'activité de la presse durant les manifestations. On constate d'emblée qu'il aurait pu les annuler pour incompétence, et il ne manque pas de le mentionner discrètement. Il affirme ainsi qu'il "appartient au législateur, compétent en vertu de l'article 34 de la Constitution pour fixer notamment les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques, d'assurer la conciliation entre, d'une part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties que constituent la liberté d'aller et venir, la liberté d'expression et de communication et le droit d'expression collective des idées et des opinions et, d'autre part, la prévention des atteintes à l'ordre public et notamment des atteintes à la sécurité des personnes et des biens et de définir à ce titre le régime juridique applicable à la liberté de manifestation". En l'espèce, le ministre de l'intérieur agissait en qualité de chef de service et entendait définir les conditions d'exercice du maintien de l'ordre. Mais cette compétence s'exerce, sous réserve des compétences attribuées à d'autres autorités, et donc au législateur.

Le Conseil d'État écarte pourtant l'incompétence, et préfère statuer au fond. Ce choix lui permet de donner à la présence des journalistes dans les manifestations un fondement directement constitutionnel, l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui garantit "la libre communication des pensées et des opinions".

Le Conseil d'État formule alors un principe selon lequel "la présence de la presse et des journalistes lors des manifestations revêt une importance particulière", d'abord parce qu'elle leur permet de rendre compte de la manifestation elle-même, ensuite parce qu'elle "contribue ainsi notamment à garantir, dans une société démocratique, que les autorités et agents de la force publique pourront être appelés à répondre de leur comportement à l'égard des manifestants et du public en général et des méthodes employées pour maintenir l'ordre public et contrôler ou disperser les manifestant". Cette formulation est bien proche de celle couramment employée par la Cour européenne depuis son célèbre arrêt Goodwin c. Royaume-Uni de 1996, selon laquelle la presse est "le chien de garde de la démocratie".

 


 Manifestation. Octobre 2019

 

Les dispositions relatives à la liberté de presse

 

Conséquence de cette affirmation, le Conseil d'État annule les dispositions qui, dans la rédaction adoptée, portent atteinte aux droits des journalistes.  

La désignation, au sein des forces de l'ordre, d'un "officier référent", chargé des contacts avec les journalistes pendant la manifestation est évidemment contestée. Concrètement, il s'agit de mettre en place un canal d'échange, tout au long de la manifestation, avec les journalistes, titulaires d'une carte de presse, et accrédités auprès des autorité. La procédure est ainsi assez semblable à la pratique des journalistes "embedded" dans les opérations militaires. Contrairement à ce que réclamaient les requérants, le Conseil d'Etat refuse de sanctionner l'idée même d'offrir un canal privilégié aux journalistes titulaires d'une carte de presse et accrédités. Il sanctionne en revanche le flou qui entoure cette "accréditation auprès des autorités", dont on ignore les conditions d'octroi, et c'est ce seul morceau de phrase qu'il annule. C'est d'ailleurs pleinement suffisant pour réduire à néant toute la procédure.

De même est annulée la disposition qui autorisait les journalistes à "porter des équipements de protection, dès lors que leur identification est confirmée et leur comportement exempt de toute infraction". Il est certes probable que le ministre de l'intérieur voulait simplement dire que les journalistes ne pouvaient être condamnés sur le fondement de la loi du 10 avril 2019 interdisant la dissimulation du visage durant une manifestation. Mais le moins que l'on puisse dire est que la circulaire est bien mal écrite, le ministre semblant fixer des conditions au port d'équipements de protection. Un journaliste non identifié et au comportement non exempt de toute infraction semble donc pouvoir être poursuivi. Rien de choquant à cela, si ce n'est qu'une disposition pénale est du domaine de la loi. Là encore, l'annulation du Conseil d'État peut s'analyser comme une incompétence de courtoisie.

Enfin, dernière disposition concernant la presse, celle qui soumet les journalistes au délit constitué par le refus d'obtempérer, après que les forces de l'ordre aient procédé aux sommations ordonnant la dispersion de la manifestation. Cette fois, le Conseil se fonde directement sur la liberté de presse, rappelant qu'elle a le droit d'être présente sur le lieu d'un attroupement, afin de "rendre compte des événements qui s'y produisent", y compris, et même surtout, après les sommations. A noter tout de même que le Conseil d'Etat soumet cette présence sur les lieux à conditions : les membres de la presse ne doivent pas être confondus avec les manifestants et ne pas faire obstacle à l'action des forces de l'ordre. Ces éléments montrent que le juge est parfaitement conscient du danger que représentent les "faux journalistes", militants de toutes sortes qui prétendent rendre compte des évènements alors qu'ils en sont les acteurs.

Consacrant le rôle de la presse comme "chien de garde de la démocratie", le Conseil d'Etat rejoint la jurisprudence de la Cour européenne. Sa jurisprudence est plus nuancée, lorsqu'il juge des dispositions relatives à la "nasse".


La nasse


La nasse ou "kettling" désigne l'encerclement d'un groupe de manifestants pour contrôler le rassemblement, interpeller des auteurs d'infractions et, d'une manière générale, prévenir la diffusion de la violence dans un espace non contrôlé. En tout état de cause, le Schéma prévoit que cette nasse doit impérative comporter un point de sortie. Là encore, le Conseil d'Etat ne se déclare pas opposé à une telle pratique. Au contraire, affirme-t-il qu'elle "peut s’avérer nécessaire dans certaines circonstances précises".  

Sur ce point, il rejoint la CEDH qui,  dans une décision du 15 mars 2012, Austin et a. c. Royaume Uni, considère que le maintien de personnes durant sept heures à l’intérieur d’un cordon de police, lors d’un rassemblement altermondialiste, ne porte atteinte ni au principe de sûreté, ni à la liberté de manifester. De même le Conseil constitutionnel a-t-il refusé de sanctionner cette pratique. Il est vrai que sa décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 12 mars 2021 M. Marc A. et autres, était le résultat d'une démarche contentieuse un peu étrange. Les requérants invoquaient en effet une incompétence négative, reprochant à l'article L111-1 du code de la sécurité intérieure de ne pas mentionner la technique de la nasse. Or ces dispositions se bornent à consacrer la sécurité comme un droit fondamental que l'Etat a le devoir de mettre en oeuvre, sans aucun rapport donc avec les techniques du maintien de l'ordre. Plaider l'incompétence négative relevait donc d'une belle aventure militante, mais pas très juridique.

Quoi qu'il en soit, le Conseil d'Etat s'est trouvé, lui aussi, pris dans la nasse. Il ne pouvait raisonnablement aller à l'encontre d'une décision du Conseil rendue il y a à peine trois mois, et d'une jurisprudence solide de la CEDH. Il a donc préféré exercer son contrôle de proportionnalité et sanctionner, comme d'habitude, une disposition mal écrite. Observant que la nasse "est susceptible d’affecter significativement la liberté de manifester et de porter atteinte à la liberté d’aller et venir", il affirme ainsi que le Schéma national du maintien de l'ordre aurait dû préciser les cas où il est recommandé de l'utiliser. Sans cette obligation d'énoncer les motifs justifiant une telle techniques, son utilisation pourrait ne pas être "adaptée, nécessaire et proportionnée aux circonstances".

Il est évident que la décision du Conseil va être critiquée. Les forces de l'ordre vont certainement déplorer le succès d'une initiative militante qui les prive de certains moyens de contrôle de la violence. Les requérants, syndicats et associations, vont certes se réjouir officiellement de ces annulations. Mais ils n'ignorent pas qu'un nouveau Schéma de maintien de l'ordre sera sans doute publié rapidement, tenant compte cette fois des irrégularités sanctionnées par le Conseil. Il ne reste plus à espérer que le ministre de l'intérieur prendra quelques conseils juridiques avant de rédiger la nouvelle mouture.


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mercredi 3 août 2016

Toréador en garde : l'oeil noir du Conseil d'Etat te regarde

Dans un arrêt du 27 juillet 2016, le Conseil d'Etat porte un coup au lobby des amateurs de corrida. Cette pratique ne sera pas inscrite au patrimoine immatériel de la France, au même titre que l'est la polyphonie corse, la tapisserie d'Aubusson, le Fest-Noz breton, ou la gastronomie française. 

Précisons que l'inscription au patrimoine immatériel de la France trouve son fondement dans la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, adoptée le 17 octobre 2003 par la 32e conférence générale de l'UNESCO. Selon ses articles 11 et 12, il appartient à chaque Etat partie de "prendre les mesures nécessaires pour assurer la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel présent sur son territoire". Dans ce but, il doit dresser un inventaire de ce patrimoine et procéder aux inscriptions. Elles peuvent être effectuées à l'initiative des pouvoirs publics ou à celles des "porteurs de traditions". 

La formule est jolie,  mais elle ne doit pas faire illusion. Ces "porteurs de traditions" sont le plus souvent des lobbies qui ont pour mission de valoriser financièrement une tradition locale ou un produit du terroir. Dans le cas présent, l'Observatoire national des cultures taurines (ONCT) et l'Union des villes taurines de France (UVTF) jouent ce rôle de "porteurs de traditions". Ces deux groupements ont donc obtenu, en 2011, l'inscription de la corrida à l'inventaire. A partir de cette date, va se développer un contentieux en trois actes qu'il est indispensable de rappeler pour comprendre l'intervention du Conseil d'Etat.

1er acte : la corrida entre au patrimoine immatériel


Immédiatement, la Fondation Franz Weber (FFW) et l'association Robin des bois, à laquelle se sont joints le Comité radicalement anti corrida (CRAC) et l'association "Droit des animaux", demandent au ministre le retrait de cette décision. N'ayant reçu aucune réponse, ils saisisent le tribunal administratif de Paris de la décision implicite de rejet qui leur estt opposée. Statuant dans un jugement du 3 avril 2013, le tribunal commence par déclarer irrecevables les recours de FFW et de Robin des bois, estimant que leur but très général de protection de la nature ne leur donne pas vocation à intervenir dans un domaine aussi particulier que la lutte contre la corrida. En revanche, les interventions du CRAC et de Droit des animaux sont déclarées recevables. 

Sur le fond cependant, le tribunal ne leur donne pas satisfaction. A ses yeux, la corrida entre parfaitement dans le champ de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine immatériel, et le fait que les opposants à la corrida n'aient pas été consultés est sans incidence sur la légalité de la décision. Bref, la décision est tout-à-fait favorable au lobby pro-corrida, d'autant que certains s'interrogent sur le fait qu'elle ait été rendue sur conclusions contraires du rapporteur public.

Edouard Manet. L'homme mort. 1864


2ème acte : première banderille


La décision rendue par la Cour administrative d'appel (CAA) de paris le 1er juin 2015 met fin au débat de fond. Les juges trouvent une solution originale pour exclure purement et simplement la corrida de la liste du patrimoine immatériel. En effet, cet inventaire prend concrètement la forme d'une fiche figurant sur le site du ministère de la culture. Or le juge observe que la fiche relative à la corrida est parfaitement introuvable. De sa vaine exploration, il déduit que l'inscription de la corrida à l'inventaire doit être considérée comme ayant été abrogée, antérieurement au prononcé de l'arrêt. Il observe d'ailleurs que cette abrogation est possible, puisque la décision de classement n'avait produit aucun effet juridique. Par voie de conséquence, il en déduit que les requêtes du CRAC et de Droit des animaux sont devenues sans objet, comme d'ailleurs les interventions en défense de l'Observatoire national des cultures taurines (ONCT) et de l'Union des villes taurines de France (UVTF). 

La décision peut sembler surprenante, mais on observe que le rapporteur public devant le tribunal administratif s'était déjà appuyé sur ce moyen sans avoir été suivi. Dès 2011 en effet, le ministre de la culture avait décidé de supprimer toute mention de la corrida sur le site, en raison de "l'émoi suscité par cette inscription". La CAA reprend l'idée, estimant que cette suppression s'analyse comme une abrogation.

3ème acte : Un oeil noir te regarde


C'est donc à la lumière de la décision de la Cour administrative d'appel que doit être comprise la décision du Conseil d'Etat du 27 juillet 2016. Saisi par l'Observatoire national des cultures taurines (ONCT) et de l'Union des villes taurines de France (UVTF), il confirme le non-lieu à statuer prononcé par la Cour administrative d'appel. 

Pire, et humiliation suprême pour les deux lobbies, le Conseil d'Etat estime que leur recours en cassation n'est pas recevable. En effet, ils sont intervenus en défense devant la CAA, mais ils n'étaient pas parties au recours. Autrement dit, la seule autorité susceptible de saisir le Conseil d'Etat était le ministre de la culture, seul compétent pour contester la décision de non-lieu à statuer. Or, précisément, la Haute Juridiction ne peut pas ne pas entendre le grand silence de l'administration qui refuse de dire que sa décision de classement est toujours en vigueur. Implicitement, l'autorité publique admet que la suppression de la corrida sur son site équivaut à une abrogation.

A t on assisté à un jeu de rôles ? Le ministre a-t-il accepté l'inscription voulu par les lobbies favorables à la corrida, tout en offrant aux opposants un cas d'annulation ? Comme le dit justement le célèbre Francis Uquhart dans le House of Cards britannique : "You may think that, I could not possibly comment". 

Quoi qu'il en soit, si les jurisprudences combinées de la Cour administrative et du Conseil d'Etat ne sont pas des exemples de courage, ce sont tout de même des petits chefs d'oeuvre d'habileté. Les partisans de la corrida ont été pris dans une nasse procédurale et n'ont sans doute pas compris ce qui leur arrivait lorsque cette nasse s'est refermée. Suprême plaisir pour les opposants à la corrida, mais aussi déception, car il aurait été tellement plus simple de déclarer que la corrida est un spectacle cruel qui n'a rien à voir avec un quelconque patrimoine culturel. 

Il n'en demeure pas moins qu'il faudra bien, un jour ou l'autre, poser des principes clairs. Rappelons que, dans une décision rendue sur QPC le 21 septembre 2012, déjà saisi par le CRAC, le conseil constitutionnel a refusé de déclarer inconstitutionnel l'article 521-1 du code pénal. Celui-ci punit les actes de cruauté envers les animaux, cruauté passible d'une peine de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende. Ces dispositions ne sont cependant pas applicables aux courses de taureaux, lorsqu'une "tradition locale ininterrompue peut être invoquée". Autrement dit, la loi ne nie pas que la corrida entraine effectivement des actes de cruauté envers les animaux, mais leurs auteurs ne sont pas poursuivis lorsque cette cruauté s'exerce à l'égard des taureaux, entre Nîmes et Arles. 

Il est vrai que c'est le législateur qui a admis une dérogation à la loi pénale dans le seul but de satisfaire un lobby régional, suscitant une jurisprudence à peu près incohérente sur la notion de "tradition locale ininterrompue". Il n'appartient donc pas au Conseil constitutionnel de sanctionner une jurisprudence obscure, dès lors que son rôle est d'apprécier la conformité de la loi à la Constitutionnel. A cet égard, la décision du 21 septembre 2012 renvoie le législateur à sa propre compétence, comme le fait désormais l'arrêt du 27 juillet 2016.  Rappelons que le parlement régional de Catalogne a osé voté une loi interdisant la corrida, en juillet 2010. Le parlement  français pourrait donc s'en inspirer et  supprimer ce spectacle barbare. Ce serait tout de même plus courageux que ces petits arrangements avec la jurisprudence administrative.