« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 15 mars 2021

Maintien de l'ordre : la "nasse", ou la QPC sans filet


Par une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 12 mars 2021 M. Marc A. et autres, le Conseil constitutionnel déclare conforme à la Constitution l'article L111-1 du code de la sécurité intérieure. Ses dispositions essentielles sont les suivantes : "La sécurité est un droit fondamental et l'une des conditions de l'exercice des libertés individuelles et collectives. L'Etat a le devoir d'assurer la sécurité en veillant, sur l'ensemble du territoire de la République, à la défense des institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l'ordre publics, à la protection des personnes et des biens".

En l'espèce, le requérant est un manifestant qui a été pris dans une "nasse" ou dans un "encerclement", technique de maintien de l'ordre qui consiste à circonscrire pour une durée limitée un groupe de personnes dans un périmètre de sécurité, en ne leur offrant qu'une seule sortie possible. Il veut contester cette pratique en invoquant un cas d'incompétence négative, estimant qu'elle devrait être prévue par la loi. Dans sa démarche contentieuse, il est évidemment rejoint par toute une série d'associations et de syndicats qui considèrent que la "nasse" porte atteinte à la liberté de circulation et, plus précisément, à la liberté de manifester.

 

La sécurité, un devoir de l'Etat

 

Mais quelle idée étrange de contester précisément l'article L111-1 ? Lors de l'audience, que l'on peut regarder en vidéo, tous les intervenants, y compris maître Spinosi plaidant pour le requérant, ont affirmé qu'il n'était pas question de contester le fait que la sécurité est un "principe de valeur constitutionnelle"

C'est en ces termes qu'il est consacré par le Conseil depuis une décision du 22 juillet 1980, la sécurité étant considérée comme un devoir de l'Etat. Le législateur, quant à lui, affirme, dès la loi du 21 janvier 1995 que « la sécurité est un droit fondamental », formulation reprise, de manière quelque peu incantatoire, par les lois du 15 novembre 2001 et du 18 mars2003, avant d’être reprises dans l’article L 111‑1 du code de la sécurité intérieure, celui-là même qui est contesté dans la présente QPC. Il existe donc un bien un droit à la sécurité consacré par le législateur, mais le Conseil constitutionnel le garantit comme un "principe", pas comme un droit de la personne.

La position de la CEDH n’est pas différente, et elle considère la sécurité davantage comme un devoir de l’État que comme un droit des citoyens. Dans sa décision Ciechonska c. Pologne du 14 juin 2011, elle affirme ainsi que « des mesures raisonnables doivent être prises pour assurer la sécurité des personnes dans les espaces publics ". 

 

La pêche miraculeuse. Maurice Denis. 1870 - 1943
 

 

Le choix de la norme, ou le filet dérivant


En l'espèce, le requérant invoque l'incompétence législative du législateur, et reproche donc à l'article L111-1 du code de la sécurité intérieure de ne pas mentionner la technique de la "nasse" pour en définir l'organisation juridique. 

Autant dire que les requérants ont choisi n'importe quelle disposition du code de la sécurité intérieure, un peu au hasard. Car l'article L 111-1 se borne à affirmer l'existence d'un droit à la sécurité et n'a certainement pas pour objet de préciser quelles sont les techniques du maintien de l'ordre. Il n'existe d'ailleurs aucune disposition mentionnant que ces techniques doivent être définies par la loi. 

Au demeurant, les requérants auraient pu invoquer la même incompétence négative en utilisant d'autres dispositions législatives du code de la sécurité intérieure. Pourquoi pas l'article L211-1 qui impose une déclaration préalable à tous les rassemblements sur la voie publique ?  Pourquoi pas l'article L211-9 qui autorise la dispersion d'un attroupement illicite par la force publique, après deux sommations demeurées sans effet ? La "nasse" est utilisée lorsque des éléments perturbateurs viennent troubler une manifestation pacifique et l'incompétence négative aurait donc pu être invoquée à propos de bon nombre de dispositions du code de la sécurité intérieure. 

Autant dire que les requérants ont utilisé la technique du filet dérivant. Ils ont choisi, un peu hasard, l'une des dispositions les plus connues du code de la sécurité intérieure pour essayer d'obtenir du Conseil constitutionnel l'abrogation d'une disposition, n'importe laquelle, dans le but d'obtenir la satisfaction de leur revendication en faveur d'une inscription de la "nasse" dans sa partie législative.

 

Le contrôle des juges

 

Ce refus du Conseil s'inscrit dans un mouvement jurisprudentiel qui va dans le sens de la reconnaissance juridique de cette technique de maintien de l'ordre. Dans une décision du 15 mars 2012, Austin et a. c. Royaume Uni, le Cour européenne des droits de l'homme considère ainsi que le maintien de personnes durant sept heures à l’intérieur d’un cordon de police, lors d’un rassemblement altermondialiste, ne porte atteinte ni au principe de sûreté, ni à la liberté de manifester. 

D'une manière générale, les Etats sont libres de définir leurs propres techniques de maintien de l'ordre, dès leur que leur emploi est justifié et proportionné à la menace pour l'ordre public.  Le juge des référés du Conseil d’État s’appuie ainsi sur la jurisprudence de la CEDH lorsque, dans une ordonnance du 1er février 2019, il estime que l’usage des lanceurs de balles de défense est « nécessaire au maintien de l’ordre public, compte tenu des circonstances et que son emploi est proportionné au trouble à faire cesser".

Comme l'usage des LBD, celui de la "nasse" fait l'objet d'un contrôle a posteriori. Mesure de police administrative, la décision d'y recourir peut donc être contestée devant le juge administratif. Certes, Maître Spinosi a insisté sur le fait que la personne ainsi encerclée n'est guère en mesure d'introduire un référé, et que son seul recours sera d'ordre indemnitaire, en engageant a posteriori la responsabilité de l'Etat. L'argument pourrait peut-être emporter la conviction, si ce n'est que l'intégration de la "nasse" dans le code de la sécurité intérieure ne changerait rien à cette situation. La personne encerclée dans une "nasse", même désormais dotée d'un fondement législatif, ne pourrait toujours pas saisir le juge.

Le Conseil constitutionnel n'est pas tombé dans le piège, d'autant qu'il avait lui-même admis, dans une décision QPC du 19 février 2016, que les perquisitions administratives sous état d'urgence pouvaient n'être soumises qu'à un contrôle a posteriori du juge administratif.

Surtout, il n'est pas tombé dans un piège plus grave, qui consistait à invoquer une incompétence négative purement cosmétique pour obtenir du Conseil une véritable injonction faite au législateur. En refusant ce type de recours, le Conseil rappelle que son rôle consiste à apprécier la conformité de la loi à la Constitution, pas à donner des instructions générales au législateur. Il a donc refusé de se laisser instrumentaliser. 

 

Sur la liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12 section 1 § 2

 

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