« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 25 mars 2023

L'évacuation administrative des squatters devant le Conseil constitutionnel


Dans sa décision du 23 mars 2023, Mme Nacera Z., le Conseil constitutionnel déclare conformes à la Constitution les dispositions organisant la procédure d'expulsion administrative du domicile d'autrui, lorsque celui-ci a été occupé "à l’aide de manœuvres, menaces, voies de fait ou de contrainte".  Il s'agit d'empêcher des squatters puissent s'installer durablement dans le domicile d'un tiers, en profitant de son absence momentanée, et en profitant surtout de le lenteur des procédures judiciaires, voire de celles des autorités de police qui mettaient parfois beaucoup de temps à faire exécuter un jugement d'expulsion. 

 

La loi ASAP

 

La loi du 7 décembre 2020, dite loi ASAP d'accélération et de simplification de l'action publique, a donc procédé à une réécriture de l'article 38 de la loi DALO du 5 mars 2007. L'expulsion des occupants sans titre se trouve désormais facilitée, grâce à deux évolutions du droit positif. D'une part, la procédure est désormais ouverte, que la résidence squattée soit principale, secondaire, ou occasionnelle. D'autre part, elle est considérablement raccourcie. Le constat de l'occupation illicite peut être effectué par un officier de police judiciaire, dans le cadre d'une procédure de flagrance intervenant dans les premiers jours de l'occupation. Ensuite, la procédure d'évacuation forcée est examinée dans les 48 heures après réception de la demande. Le préfet ne peut l'écarter qu'en raison d'un motif impérieux d'intérêt général ou lorsque les conditions de l'expulsion ne sont pas remplies. Celle-ci peut ensuite intervenir, au plus tôt, 24 heures après la mise en demeure de quitter le logement. La circulaire du 22 janvier 2021 invite les services de l'État à "veiller à l'efficacité et à la rapidité de cette procédure". Un rapport parlementaire publié en juillet 2021 mentionne que les préfets se sont investis dans cette nouvelle mission. De janvier à juin 2021, 124 dossiers ont été reçus, et 95 ont effectivement abouti à une évacuation des squatters. 

Il n'en demeure pas moins que la constitutionnalité du texte a été mise en cause, notamment par les militants de l'association Droit au logement et par la Fondation Abbé Pierre qui ont présenté des observations devant le Conseil constitutionnel dans la présente question prioritaire de constitutionnalité. Si dernier avait été saisi de la loi du 7 décembre 2020, notamment par des parlementaires de La France Insoumise, la disposition relative à l'expulsion des squatters ne figurait pas au nombre des moyens d'inconstitutionnalité invoqués. Le Conseil ne s'est donc pas encore prononcé sur cette question, et la décision du 23 mars 2023 lui donne l'occasion d'affirmer la conformité du dispositif à la Constitution. 


Moyens de procédure et de fond


La requérante reproche à la procédure administrative ainsi mise en place de ne pas prévoir d'examen contradictoire de sa situation personnelle ni de recours suspensif garantissant l'intervention d'un juge avant qu'il soit procédé à l'expulsion. Elle invoque également une rupture d'égalité, dès lors que l'ancienne procédure subsiste prévoyant l'intervention du juge judiciaire pour prononcer l'expulsion. Certaines personnes bénéficieraient donc du droit au juge, mais pas celles expulsées par la voie administrative. Ce dernier moyen est rapidement écarté par le Conseil constitutionnel, qui fait observer que la personne évacuée par la procédure administrative peut évidemment introduire une demande de référé devant le juge administratif. Elle a donc accès à un juge, comme celle à laquelle une expulsion judiciaire a été notifiée. 

Pour ce qui est des autres moyens, fondés sur le droit au respect de la vie privée et familiale et notamment sur l'inviolabilité du domicile, le Conseil constitutionnel commence par rappeler à la requérante que, précisément, ce sont ces mêmes droits que les dispositions de la loi de 2020 entendent protéger. Il s'agit en effet d'assurer une évacuation rapide de locaux occupés de manière illicite. Ce sont donc bien le principe de l’inviolabilité du domicile, le droit au respect de la vie privée et le droit de propriété des occupants réguliers qu'il convient de garantir. Autant dire que le Conseil constitutionnel apprécie assez peu de voir le respect du domicile invoqué par une requérante qui s'est appropriée le domicile d'autrui.

Sur ce point, le Conseil insiste sur un comportement proche de ce que l'on appelle généralement la mauvaise foi. En effet l'évacuation administrative organisée par la loi de 2020 ne peut être demandée au préfet que la personne s'est introduite dans les locaux et s'y est maintenue " à l’aide de manœuvres, menaces, voies de fait ou de contrainte". Celui ou celle qui n'occupe pas paisiblement son propre domicile  peut ainsi difficilement invoquer sa bonne foi.

Sur le plan de la procédure, le Conseil insiste sur le fait que l'évacuation administrative suppose une plainte du propriétaire ou du locataire spolié, et la constatation par un officier de police judiciaire de la réalité de l'occupation illicite des locaux. Enfin, une mise en demeure de quitter les lieux a été prononcée, et c'est seulement en cas de refus que l'évacuation forcée est mise en oeuvre. Au demeurant, cette mise en demeure peut être refusée par le préfet pour "un motif impérieux d’intérêt général", formule dont la circulaire du 22 janvier 2021 précise qu'elle doit donner lieu à une interprétation stricte.  

 


 Dans ma maison tu viendras. Jacques Prévert

Yves Montand. Olympia. 1974

 

La réserve du Conseil constitutionnel

 

Dans sa décision du 23 mars 2023, le Conseil constitutionnel émet toutefois une réserve, en précisant que ces dispositions prévoyant l'évacuation administrative du domicile d'autrui "ne sauraient, sans porter une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et au principe de l’inviolabilité du domicile, être interprétées comme autorisant le préfet à procéder à la mise en demeure sans prendre en compte la situation personnelle ou familiale de l’occupant dont l’évacuation est demandée". Est donc imposé un examen de la situation personnelle de la personne ou de la famille expulsée. Cette réserve n'est guère surprenante. Elle figurait déjà dans la circulaire, qui demandait aux préfets d'évaluer les possibilités d'hébergement ou des relogement des personnes concernées, surtout lorsque des mineurs étaient visés par la procédure.


La jurisprudence de la CEDH


La jurisprudence du Conseil constitutionnel n'est pas sans lien avec celle de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Celle-ci reconnaît aussi États une large autonomie pour assurer la protection du droit de propriété, garanti par l'article 1er du Protocole n° 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Elle sanctionne en revanche leur inaction, lorsque des propriétaires ne parviennent pas à obtenir la restitution d'un bien squatté.

Dans l'arrêt Casa di Cura Valle Fiorita S.r.l. c. Italie du 13 décembre 2018 la CEDH constate ainsi une violation du droit de propriété, dans le cas d'une clinique inoccupée de Rome qui avait été squattée par un "mouvement citoyen de défense du droit au logement" dans le but d'y loger des personnes sans domicile. En l'espèce, la propriétaire n'avait obtenu aucun secours de la force publique, la municipalité de Rome préférant tolérer le squat dans la mesure où elle n'avait pas les moyens de reloger les personnes qui y avaient trouvé abri. En l'espèce, la confiscation de la propriété était réelle, dès lors que le "mouvement citoyen de défense du droit au logement" avait commencé par rendre inaccessible l'immeuble en posant des grillages. 

Plus récemment, la décision Papachela et Amazon S.A. c. Grèce du 3 décembre 2020 sanctionne l'inaction de l'État grec dans une situation caricaturale. L'hôtel de la requérante avait en effet été squatté par des "personnes solidaires", membres d'un "réseau pour les droits civils et politiques" qui lui précisèrent qu'il "allait dorénavant abriter de réfugiés dont les droits étaient plus importants que ceux de celle-ci". La police refuse de déplacer, la justice n'enregistre sa plainte qu'après avoir tout fait pour retarder la procédure. Même la compagnie des eaux, pourtant informée de la situation, la poursuit pour une dette de 81 500 € liée à la consommation des squatters. Quant au vice-Premier ministre qui la reçoit, membre du gouvernement d'Alexis Tsipras, il lui déclare qu'elle est propriétaire du bâtiment et demeure redevable des taxes et des dettes accumulées par les occupants. Heureusement, la requérante sera finalement sauvée par l'alternance politique de 2019, les squatters ayant choisi d'évacuer les lieux quelques après la désignation du nouveau gouvernement conservateur en Grèce dirigé par Kyriakos Mitsotakis.

 

La protection des squatters

 

La CEDH insiste donc sur la nécessaire protection du droit de propriété. A cet égard, la loi du 7 décembre 2020 semble plutôt assurer la mise en oeuvre de sa jurisprudence qu'aller à son encontre. La Cour de cassation l'applique déjà, en admettant que l'expulsion entraine une ingérence dans la vie privée des occupants mais que celle-ci "ne saurait être disproportionnée eu égard à la gravité de l’atteinte portée au droit de propriété". La 3è Chambre civile de la Cour de cassation décide ainsi, dans une décision du 28 novembre 2019, que l'expulsion d'un campement illégal de gens du voyage est la seule solution pour protéger l'exercice du droit de propriété.

En s'alignant sur la jurisprudence européenne, le Conseil constitutionnel déçoit certainement la requérante, et surtout ses avocats et les tiers intervenants, qui invoquaient devant lui le principe de fraternité. Celui-ci a été utilisé dans la décision du 6 juillet 2018, rendue, elle aussi, sur QPC. Elle l'utilisait comme fondement d'une déclaration d'inconstitutionnalité partielle de l'article L 622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers (CESEDA) qui, dans sa rédaction issue de la loi du 31 décembre 2012  était rédigé en ces termes : "Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d'un étranger en France sera punie d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 30 000 Euros". Le principe de fraternité a ainsi permis de sanctionner le délit d'aide au séjour irrégulier des étrangers, mais le Conseil a refusé d'abroger sur le même fondement l'aide à l'entrée irrégulière sur le territoire.

Depuis 2018, ce principe de fraternité est invoqué à tout propos, mais il n'a donné lieu à aucune autre décision d'abrogation. La situation d'une personne qui squatte le logement d'autrui est tout de même bien différente de celle d'une personne qui, au contraire, héberge dans sa maison un étranger dépourvu de titre de séjour. Alors que la seconde fait preuve de générosité et de désintéressement, et qu'elle n'est d'ailleurs pas nécessairement informée de la situation exacte de la personne qu'elle accueille, la première, au contraire, s'empare de la propriété d'autrui brutalement et sans son consentement. Il était donc bien peu probable que le Conseil s'appuie sur le principe de fraternité pour affirmer la conformité à la Constitution d'une pratique bien peu fraternelle à l'égard du malheureux propriétaire chassé de chez lui. Un comportement purement égoïste ne saurait donc être présenté comme altruiste. En rappelant ces vérités élémentaires, la décision du 23 mars 2023 énonce finalement des vérités bien élémentaires.


 

Sur les atteintes au droit de propriété : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 6, section 2.

 

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