« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 3 mars 2023

Sanctions disciplinaires : la CEDH hors contrôle


Dans son arrêt du du 2 mars 2023 François Thierry c. France, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclare irrecevable un recours invoquant la violation de l'article 6 § 1 dans une procédure disciplinaire.  Le requérant, commissaire de police, est accusé de différentes infractions dans le cadre de ses activités policières à la tête de l'Office central de répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS). Il a été poursuivi à la fois disciplinairement et pénalement, mais seule la première procédure disciplinaire est contestée devant la CEDH, la procédure pénale n'étant toujours pas achevée.   

Dans un premier temps, la sanction disciplinaire infligée au requérant est le retrait de son habilitation d'officier de police judiciaire (OPJ), prononcé en octobre 2017 par la procureure générale près la Cour d'appel de Paris, selon la procédure imposée par l'article R 15-6 du code de procédure pénale. Par la suite, en avril 2018, la commission des recours des OPJ ramène ce retrait d'habilitation à une suspension d'une durée de deux ans. Le recours en cassation contre cette décision a été écarté par un arrêt du 8 janvier 2019. Devant la CEDH, M. Thierry invoque une atteinte au droit à un procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il ne conteste toutefois que la première partie de la procédure, celle qui s'est déroulée devant la procureure générale.

 

Le parquet

 

La décision donne à la CEDH l'opportunité de rappeler sa position sur le parquet. Depuis ses deux décisions successives Medvedyev et autres c. France du 29 mars 2010, puis Moulin c. France du 23 novembre 2010, elle refuse de le considérer comme une "autorité judiciaire" au sens de la Convention. Pour la Cour, "il lui manque en particulier l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié". 

Dans la présente affaire, la Cour "relève d'emblée que la procureure générale n'est pas un organe juridictionnel". Lorsqu'elle statue sur le retrait ou la suspension de l'habilitation d'un OPJ, elle n'est donc pas astreinte aux obligations d'indépendance et d'impartialité que l'article 6 n'impose qu'à un "tribunal".

La Cour s'interdit ainsi d'apprécier la régularité de la sanction disciplinaire au regard du droit à juste procès. A cet égard, la décision est dans la droite ligne de l'arrêt Dahan c. France, d'ailleurs cité par les juges. On se souvient que le 3 novembre 2022, la Cour avait rendu une décision dans laquelle elle s'interdisait la conformité à l'article 6 § 1 d'une sanction disciplinaire infligée au requérant, renvoyant cet examen aux seuls juges du fond chargés d'en apprécier la légalité. 


Le volet civil de l'article 6


Cette analyse repose sur une affirmation quelque peu péremptoire, selon laquelle une procédure disciplinaire ne concerne que le volet civil de l'article 6 § 1. En l'espèce, la CEDH reconnaît que la privation ou la suspension d'une habilitation d'OPJ interdit à l'intéressé de conduire certaines opérations et de prendre certains actes de procédure pénale. La conséquence est une réduction de ses responsabilités professionnelles, modification suffisamment substantielle pour que la Cour considère qu'elle a eu des conséquences aussi significatives que durables sur sa situation. La procédure disciplinaire est ainsi envisagée comme un différend de caractère civil.

Aux termes de l'arrêt Vilho Eskelinen et a. c. Finlande du 19 avril 2007,  l'article 6 de la Convention est donc applicable, sauf si les deux conditions cumulatives suivantes sont remplies : en premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir exclu l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de fonctionnaires en question ; en second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État. En l'espèce, aucun de ces critères n'est invoqué.

 


 Le policier. Patrick Dewaere. Archives INA, 8 février 1982

 

Le contrôle sans contrôle

 

On en revient donc à la jurisprudence Dahan, qui consiste, pour la CEDH, à affirmer que la procédure disciplinaire peut être contrôlée au regard de l'article 6 § 1, tout en abandonnant ce contrôle au seul système judiciaire de l'État. Dès la décision Ramos Nunes de Carvalho et Sa c. Portugal du 6 novembre 2018, la Cour avait ainsi jugé que les obligations liées à l'article 6 étaient respectées si la sanction avait pu faire l'objet d'un contrôle ultérieur par un juge présentant, quant à lui, toutes les garanties d'indépendance et d'impartialité.

Certes, la Cour exige que ce contrôle juridictionnel couvre aussi bien les faits que le droit, et qu'il soit d'une étendue suffisante pour appréhender l'ensemble de la procédure disciplinaire. Dans l'affaire Dahan, la Cour avait estimé que le fait que le requérant ait pu contester sa sanction devant le Conseil d'État, et que ce dernier ait décidé, précisément dans son cas, d'exercer un contrôle normal, suffisaient à assurer la conformité de la procédure disciplinaire aux exigences de l'article 6.

En l'espèce, la CEDH qualifie de "tribunal" la commission de recours des OPJ, organe judiciaire de contrôle saisi par M. Thierry pour contester la suspension de son habilitation. Composée de trois magistrats de la Cour de cassation, elle tient une audience durant laquelle les droits de la défense sont respectés exactement comme dans un procès pénal. Elle est compétente pour annuler la sanction, et jouit d'une plénitude de juridiction. Elle peut ainsi apprécier la proportionnalité de la sanction au regard des faits reprochés au requérant. C'est d'ailleurs en exerçant ce type de contrôle qu'elle a finalement décidé de transformer le retrait d'habilitation en une simple suspension de l'habilitation d'OPJ. De fait, la CEDH estime que les conditions de respect de l'article 6 § 1 ont été respectées par les juges internes. 

 

Le contrôle du contrôle

 

Comme dans l'affaire Dahan, la CEDH réduit donc son contrôle de la procédure disciplinaire à celui du contentieux interne qui l'a suivie. Autrement dit, la Cour se borne à contrôler le contrôle interne. Le résultat de l'opération est que la procédure disciplinaire, stricto sensu, n'est envisagée qu'à travers ce que les juges internes en ont perçu. On se souvient que, dans l'affaire Dahan, la CEDH n'avait même pas examiné une procédure disciplinaire durant laquelle une même personne avait suspendu l'activité de l'intéressé, nommé son successeur, engagé une opération d'évaluation de son travail, nourri le dossier disciplinaire, et finalement présidé le conseil de discipline. 

Qu'en est-il dans l'affaire Thierry ?  A dire vrai, on ne sait rien du déroulement de la procédure disciplinaire devant la procureure générale, et les griefs à son encontre ne sont pas clairement formulés dans l'arrêt. Avouons tout de même que le choix d'intégrer cette procédure dans le volet civil de l'article 6 et non pas dans son volet pénal pourra surprendre le requérant. Une décision prise par la procureure générale près la Cour d'appel de Paris, contrôlée par un collège de trois magistrats de la Cour de cassation, et conduisant à une sanction, ne relève donc pas du volet pénal mais du volet civil. Il fallait le dire.

 

Droit à un juste procès : Chapitre 4 Section 1 § 2 A du manuel sur internet  


1 commentaire:

  1. Tout ceci est affligeant et démontre que la Cour européenne des droits de l'homme restreint au maximum le contrôle qu'elle est censée effectuer dans le contrôle des sanctions disciplinaires. Si elle fait une confiance aveugle aux juridictions nationales, quelle est son utilité ? La réponse est dans la question.
    A la lumière de ce qui précède, la juridiction strasbourgeoise pourrait être rebaptisée : "Basse Cour européenne de la violation des droits de l'homme".
    Si "évolution" de sa jurisprudence il y a, elle va dans le mauvais sens pour les ressortissants des Etats membres du Conseil de l'Europe. Et dire, que ces derniers nous assènent des leçons de démocratie, de droits de l'homme, d'état de droit et nous servent le couplet sur les "valeurs" au nom desquelles nous aiderions l'Ukraine ! Pathétique ...

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