« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 20 mars 2023

Conseil d'État : un arrêt sur les arrêts


Cabu nous a quittés il y a huit ans, mais on croise parfois, jusque dans la jurisprudence du Conseil d'État, le fantôme errant de l'un de ses héros. L'arrêt rendu le 17 mars 2023 écarte ainsi le recours  déposé par une sorte d'Adjudant Kronenbourg, M. C., contre la sanction de vingt jours d'arrêts qui lui a été infligée, "pour avoir tenu de façon récurrente des propos inconvenants et misogynes à l'encontre de ses subordonnées."

 

Les sanctions disciplinaires dans les forces armées 


Le régime juridique des sanctions disciplinaires dans les forces armées s'est considérablement rapproché, dans les années récentes, du droit commun de la fonction publique. L'article L 4137-2 du code de la défense dresse ainsi une liste précise des sanctions applicables aux militaires. Elles se divisent en trois groupes. Les plus graves, celles du troisième groupe, comportent le retrait d'emploi ou la radiation des cadres (ou la résiliation du contrat si le militaire concerné a un statut contractuel). Le second groupe vise l'abaissement d'échelon, l'exclusion temporaire ou la radiation du tableau d'avancement. A dire vrai, ces deux groupes de sanctions ne se différencient guère de celles qui peuvent être prononcées à l'égard des fonctionnaires civils. 

La sanction infligée à M. C., relève du premier groupe et constitue une véritable spécificité militaire. Les arrêts ont longtemps été considérés comme des mesures d'ordre intérieur insusceptibles de recours, en quelque sorte invisibles en dehors du monde militaire. Le Conseil d'État a mis fin à cette situation dans un arrêt d'assemblée Hardouin du 17 février 1995. Les sanctions disciplinaires visant les militaires sont désormais sorties du champ des mesures d'ordre intérieur, et sont donc susceptibles de recours devant le Conseil d'État. 

Par ailleurs, depuis le décret du 12 juillet 1982 modifiant le règlement général des armées désormais intégré au code de la défense, il n'existe plus que des arrêts simples, les arrêts dits "de rigueur" ayant disparu. L'article R 4137-28 c. déf. précise que le militaire sanctionné de jours d'arrêts effectue son service dans des conditions normales. La sanction réside dans l'interdiction qui lui est faite de quitter sa formation, ou le lieu désigné par son chef de corps, en dehors des heures de service. Il est précisé que le nombre de jours d'arrêts prononcé pour une même faute ne peut être supérieur à quarante jours et que l'ensemble de la période d'arrêts ne peut dépasser soixante jours. 

 


 L'Adjudant Kronenbourg. Cabu. 1994

 

La décision du Conseil constitutionnel de 2015

 

Saisi de la conformité de l'article L 4137-2 du code de la défense à la Constitution, le Conseil constitutionnel a jugé, dans une décision du 27 février 2015, que cette sanction n'emportait pas une atteinte à la liberté individuelle. Pour le Conseil constitutionnel en effet, la notion de "liberté individuelle" renvoie spécifiquement à l'article 66 de la Constitution et à toutes les mesures qui privent la personne de liberté au sens le plus concret du terme : arrestation, détention, hospitalisation sans le consentement etc... Cette conception étroite, énoncée dans la décision du 16 juin 1999, n'a jamais été remise en cause. Pour le Conseil, la "privation de liberté" désigne toutes les mesures d'enfermement.

Cette définition étroite aurait parfaitement pu être appliquée aux arrêts simples. Mais le Conseil constitutionnel s'y est refusé, rappelant que le militaire aux arrêts exerce ses fonctions normalement. Il n'est pas emprisonné et réside en milieu ouvert, même si sa résidence est imposée par le chef de corps. Les arrêts n'emportent donc pas, aux yeux du Conseil constitutionnel, de véritable atteinte à la liberté individuelle. 

 

Un fonctionnaire pas comme les autres

 

Le Conseil d'État, dans son arrêt du 17 mars 2023, ne remet pas en cause la jurisprudence constitutionnelle. Comme le Conseil constitutionnel, il affirme la spécificité du droit disciplinaire dans son application au monde militaire. Il ne manque pas de rappeler les termes de l'article L 4111-1 du code de la défense, qui énonce que "l'état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu'au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité". Est également mentionné dans la décision l'article L 4111-1 du même code qui précise que le militaire "exerce ses fonctions avec dignité, impartialité, intégrité et probité". Autant dire que la discipline dans les armées ne s'apprécie pas à l'aune de celle qui existe dans la fonction publique d'Etat ou territoriale. 

 

Des garanties et un contrôle identiques au droit commun

 

Mais cela ne signifie pas qu'elle ne s'accompagne pas de garanties, tant de fond que de procédure. Sur le fond, le code limite à quarante jours la durée des arrêts. L'article L 311-13 du code de la défense prend d'ailleurs la précaution d'affirmer que les sanctions "privatives de liberté" prononcées par l'autorité militaire ne peuvent excéder soixante jours. Quant aux garanties procédurales, ce sont globalement celles accordées à tout fonctionnaire poursuivi disciplinairement : l'intéressé a droit à la communication de son dossier et peut préparer librement sa défense. 

Ce rapprochement du droit disciplinaire militaire avec le droit commun de la fonction publique est parfaitement illustré par l'arrêt du 17 mars 2023. Le Conseil d'État exerce en effet un contrôle normal sur la sanction. Il constate que l'intéressé a "été l'auteur à de multiples reprises d'attitudes déplacées" et a "tenu de manière répétée des propos inconvenants, grossiers et misogynes, à l'encontre de ses subordonnés, notamment de certains personnels féminins". Il s'agit-là d'un simple contrôle des faits. 

Leur qualification comme une faute de nature à justifier une sanction n'est pas davantage contestée. Sur ce point, le Conseil d'État met en oeuvre une jurisprudence ancienne, connue dès l'arrêt du 18 mai 1956 Boddaert, qui estime que les obligations statutaires ne pèsent pas nécessairement avec la même intensité sur chaque agent public. Ceux qui sont dans une position hiérarchique élevée y sont soumis de manière plus rigoureuse, et le Conseil d'État fait observer que M. C. était officier supérieur. Il était donc supposé respecter scrupuleusement ses subordonnées, et il est évident que son attitude était d'autant plus inappropriée qu'il exerçait une autorité sur ses victimes.

Surtout, le Conseil d'État applique à la sanction militaire le contrôle normal qu'il a déjà mis en oeuvre dans le cadre de la fonction publique d'État, notamment dans l'arrêt du 13 novembre 2013. Il affirme ainsi que la sanction prononcée à l'encontre de M. C. n'était pas disproportionnée, au regard de la marge d'appréciation dont disposait l'autorité militaire.

On pourrait ainsi résumer la décision par un double mouvement. D'un côté, le Conseil d'État veut maintenir la spécificité de la fonction militaire, et la rigueur des comportements auxquels ses membres doivent être astreints. De l'autre côté, le juge administratif, s'il admet que des sanctions particulières visent les militaires, entend néanmoins approfondir son contrôle de manière à le rendre identique à celui qu'il exerce au regard des sanctions figurant dans le statut des fonctionnaires civils. Autant dire que le contrôle du juge administratif ne s'arrête pas à la porte de la caserne.

 

2 commentaires:

  1. Méfions-nous des exercices de poudre aux yeux des décisions du Conseil d'état qui, comme son intitulé le précise, est plus conseil que juge de l'état !
    Que signifie le contrôle normal des sanctions depuis son arrêt d'assemblée du 13 novembre 20213 ? Les membres du Palais-Royal ont-ils procédé, eux-mêmes, à une enquête indépendante et impartiale ou bien se sont-ils reposés sur la seule version de l'administration ? Ont-ils analysé le contexte, l'environnement des faits reprochés ? La réponse à toutes ces questions laisse subsister un sérieux doute sur le sérieux de ce pseudo-contrôle normal. Surtout lorsque certains qualifient le Conseil d'état de "juridiction couchée" même si la CEDH l'affuble du titre de tribunal indépendant et impartial au sens de l'article 6 de la convention qui lui sert de Bible.
    En un mot, tout ceci n'est pas très sérieux. Sans oublier l'essentiel la plus haute juridiction administrative n'apporte pas de solution crédible au problème qu'elle entend résoudre : la proportionnalité objective d'une sanction à des faits non contrôlés par elle. Ainsi est ouverte la porte à l'arbitraire, marque de fabrique de cette Maison qui n'a pas brillé par son courage sous le régime de Vichy.

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    1. Il ne semble qu'aucune juridiction ne fasse elle même des "enquêtes indépendantes", l'appréciation des faits se déroule au vu de ce qu'apportent les parties à l'instance et de leurs arguments. Aucune juridiction digne de ce nom ne fonctionne comme vous le voulez et il n'est pas certains que les exemples de l'Histoire donne envie d'avoir des Tribunaux affublés des pouvoirs que vous souhaitez (Tribunal du Saint-Office de l'Inquisition pour n'en prendre qu'un).

      La multiplication des cris d'orfraie et de pseudo-critiques d'une "juridiction couchée" illégitime à tout bout de champ ne fait qu'invisibiliser les potentielles critiques fondées de cette même juridiction.
      Vous desservez votre combat.

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