« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 8 décembre 2012

Les avocats contre Tracfin : la guerre est-elle finie ?

La Cour européenne des droits de l'homme a rendu, le 6 décembre 2012, un arrêt Michaud c. France, très attendu, sur la conformité à la Convention européenne de la déclaration de soupçon imposée aux avocats. Le législateur français, intégrant une série de directives communautaires, impose en effet à certains professionnels de communiquer les soupçons qu'ils peuvent nourrir concernant des opérations de corruption ou de blanchiment effectuées par leurs clients. Concrètement, cette "déclaration de soupçon" est transmise au bâtonnier, qui la communique ensuite, s'il la considère suffisamment sérieuse, à un organisme rattaché au ministère des finances dénommé Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins). 

La loi du 11 février 2004 fait peser cette obligation sur l'ensemble de la profession d'avocat, mais il convient d'observer que cette contrainte s'impose également à d'autres professionnels comme les banquiers, les experts comptables, les commissaires aux comptes, les commissaires priseurs ou les directeurs de casinos, toutes professions énumérées dans l'article L 562-1 du code monétaire et financier.

Les avocats sont cependant les plus hostiles à ce qu'ils considèrent comme une atteinte au secret professionnel et à la confidentialité des échanges avec leurs clients. A cet égard, ce recours devant la Cour européenne constitue l'ultime étape judiciaire d'un conflit ouvert entre les avocats et Tracfin. D'un côté, une profession qui considère le secret comme un élément si fondamental de la relation avec sa clientèle qu'il doit primer sur les intérêts publics de lutte contre le blanchiment et le terrorisme. De l'autre, Tracfin dont la mission est précisément de lutter contre la grande criminalité et le terrorisme, notamment par la connaissance des circuits de leur financement.

Le droit à un juste procès

Dans un premier temps, les avocats ont invoqué l'intérêt de leurs clients. Les avocats belges ont directement contesté les directives européennes. A leurs yeux, le droit à un juste procès était directement atteint par ces nouvelles dispositions, qui brisent la confiance entre l'avocat et son client, construite précisément sur la garantie que les confidences de ce dernier sont protégées par un secret absolu.

Cet argument a été balayé par la Cour de justice de l'Union européenne, dans une décision du 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone. La Cour rappelle à ceux qui n'auraient pas bien lu les textes communautaires que la déclaration de soupçon ne s'impose aux avocats que "dans la mesure où ils assistent leur client dans la préparation ou la réalisation de certaines transactions essentiellement d'ordre financier et immobilier". C'est donc la fonction de conseil qui est directement visée par les directives européennes, et soumise à la déclaration de soupçon. A contrario, toute activité qui se rattache à une procédure judiciaire, ou même qui a seulement pour objet de la prévenir, est déliée de cette contrainte.




Article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme

Renonçant à cet argument, notre requérant se replie sur les intérêts de la profession. Il invoque une violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit de chacun à sa vie privée et familiale, son domicile et sa correspondance. Il s'appuie sur une jurisprudence de la Cour européenne, qui considère qu'il existe un espace privé pour la vie professionnelle (CEDH, 16 décembre 1992, Niemietz c. Allemagne). Dans une décision du 26 avril 2002 Société Colas Est, la Cour affirme ainsi que le siège social et les locaux professionnels d'une entreprise bénéficient de la protection juridique attachée au domicile. Est également garantie la confidentialité des "communications privées", y compris dans le cadre professionnel (CEDH, 12 juin 2007, Frérot c. France).

Sur ce fondement, le requérant a d'abord contesté la légalité du  règlement du Conseil national des barreaux du 12 juillet 2007 mettant en oeuvre la procédure de déclaration de soupçon et incitant les avocats à faire preuve dans ce domaine d'une "vigilance constante". Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 23 juillet 2010, a rejeté le recours. Il considère que ce texte ne porte pas une atteinte excessive au secret professionnel et à la confidentialité des échanges avec le client, car il répond à des motifs d'intérêt public que sont la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. 

Dans son arrêt Michaud, la Cour confirme la défaite des avocats pour des motifs très proches de ceux adoptés par le Conseil d'Etat dans son arrêt de 2010. Elle ne conteste en aucun cas l'ingérence dans la "vie privée" des cabinets d'avocats qu'entraîne cette déclaration de soupçon.

La Cour observe cependant que cette ingérence dans la vie privée est "prévue par la loi", au sens de l'article 8 al. 2 de la Convention. Les normes qui imposent la déclaration de soupçon sont suffisamment précises pour imposer une obligation de comportement, excluant notamment cette contrainte pour l'activité liée à une procédure juridictionnelle. Prévue par la loi, l'ingérence dans la vie privée répond aussi à un "but légitime", en l'espèce la lutte contre le blanchiment et le terrorisme. Se fondant directement sur l'arrêt du Conseil d'Etat de 2010, la Cour estime que, compte tenu du but ainsi poursuivi, l'atteinte au secret professionnel et à la confidentialité des relations avec le client n'est pas disproportionnée. Elle rappelle d'ailleurs que la déclaration de soupçon "ne touche pas à l'essence même de la mission de défense", puisqu'elle ne concerne que l'activité de conseil.

Le refus d'appliquer la loi

Cette décision constitue une lourde défaite pour le requérant et l'ensemble d'une profession qui présentait ce recours comme un combat en faveur de l'indépendance de la profession. Tracfin a gagné une bataille, mais a t il pour autant gagné la guerre ?

Les statistiques figurant dans le rapport 2011 de Tracfin, les plus récentes disponibles, révèlent surtout l'hostilité des avocats à cette procédure. Les notaires, également soumis au secret professionnel, également soucieux de garantir la confidentialité des échanges avec leurs clients, ont effectué 1069 déclarations de soupçon en 2011 (+ 59 % par rapport à 2010). Les avocats, en revanche, se caractérisent par "leur absence de participation au dispositif", formule très sévère dans un rapport officiel. C'est d'ailleurs le moins que l'on puisse dire, puisque Tracfin n'a reçu en 2011 qu'une seule et unique déclaration de soupçon émanant d'un avocat. Le rapport de Tracfin prend note que les avocats refusent purement et simplement d'appliquer la loi.

Les choses vont-elles changer après la décision de la Cour européenne ? On pourrait le penser, surtout si l'on considère l'unanimité de l'ensemble des juridictions appelées à se prononcer, Cour de justice de l'Union européenne, Conseil d'Etat, et Cour européenne. Toutes considèrent comme infondées les revendications des avocats.

Rien n'est moins sûr cependant, car la question est alors celle de la sanction. Le droit en vigueur prévoit que le pouvoir de sanction incombe à l'autorité ayant le pouvoir disciplinaire. Imagine-t-on sérieusement les barreaux sanctionnant un des leurs pour le non respect d'une obligation rejetée par l'ensemble de la profession ? Cette intransigeance pourrait un jour agacer cependant un juge d'instruction. Il pourrait relire le code pénal, aux termes duquel le délit de blanchiment vise "le fait d'apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit" (art. 324-1 al. 2 c. pén.). Une consultation juridique au profit d'une personne pratiquant le blanchiment pourrait alors être sanctionnée pour complicité.


3 commentaires:

  1. Il n'y a aucun rapport entre le fait de refuser de livrer à un service de renseignement des informations nominatiives sur un client et le fait de s'associer avec luiu pour commettre un délit. C'est même le contraire....

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  2. Vous prenez la décision de ne pas déclarer des soupçons que vous estimez néanmoins fondés ? Allez donc au bout de votre démarche courageuse, mettez un terme au mandat et ne facturez pas lesdites prestations de conseil !

    MG

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  3. L'état mange ses enfants15 avril 2013 à 19:59

    Je ne suis pas juriste, mais la notion de blanchiment et de terrorisme, devaient s'appliquer au crime organisé à l'origine. Que constate-t-on ? Que ces lois ont maintenant été détournées par les états pour remplir leurs caisses. 1% seulement des déclarations TRACFIN concernaient le terrorisme (pas trouvé de chiffre pour la Mafia). Voilà la réalité. Ces outils servent à asservir complétement le contribuable, qui n'a jamais la possibilité de dégraisser l'état par son vote. Dans les faits, chacun fraude à son échelle, les politiciens les premiers, grâce aux exonérations et privilèges qu'ils s'accordent. Pseudo-démocratie, mais réel asservissement du peuple. De quelle Liberté parlons-nous ?

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