« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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lundi 26 octobre 2020

Le blasphème revient, masqué


Liberté Libertés Chéries publie un texte dont la rédaction a été demandée par The Conversation. Après réception de l'article, la rédaction a réécrit des passages entiers, exigeant de l'auteur des modifications telles que la substance même de ses propos était atteinte. Une telle pratique s'analyse comme une censure préalable sur des travaux académiques, dès lors que l'auteur se voit contraint de négocier le contenu de sa publication. Mais la liberté d'expression ne se négocie pas. L'article est donc finalement diffusé sur Liberté Libertés Chéries qui, depuis sa création, il y a bientôt dix ans, n'a jamais exercé de contrôle préalable sur les opinions exprimées par les auteurs et les commentateurs.


 

Le professeur Samuel Paty a été assassiné avec la barbarie la plus extrême parce qu’il avait fait son métier de professeur. Usant de sa liberté d’expression, il l’avait enseignée à ses élèves et c’est précisément parce que sa leçon portait sur le droit de chacun de s’exprimer qu’il a été tué. Un acte aussi horrible a toujours quelque chose d’impensable et donc d’imprévisible, même si les faits révèlent un certain abandon d’un professeur dont le nom a été jeté en pâture aux extrémistes et qui n’a pas trouvé de soutien efficace chez les autorités chargées de le protéger. Sur un plan plus général, l’acte d’Abdoulakh Anzorov et de ceux qui l’ont incité à agir, s’inscrit dans un mouvement inquiétant pour les libertés : le retour du blasphème, considéré par certains comme une limite admissible de la liberté d’expression.

 

La leçon du professeur Samuel Paty

 

Prenant l’exemple des « caricatures de Mahomet », le professeur Samuel Paty a montré à ses élèves l’étendue de la liberté d’expression. Elle n’est pas seulement un droit qui permet à chacun d’entre nous d’exposer ses opinions, c’est aussi un devoir d’entendre celle des autres.

 

C’est ce qu’affirme la Cour européenne des droits de l’homme. Si elle reconnaît, dans son arrêt Otto-Preminger Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, l’existence d’un "droit à la jouissance paisible de la liberté de religion", elle ajoute que les croyants "doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation de doctrines hostiles à leur foi". Le discours provocateur est lui-même protégé par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme qui garantit la liberté d’expression. La Cour précise donc que la liberté d’expression doit être garantie avec d’autant plus de rigueur que les propos contestés "heurtent, choquent ou inquiètent". En montrant à ses élèves les caricatures de Mohamet, Samuel Paty leur enseignait que la liberté d’expression n’existe que dans le respect des opinions et convictions d’autrui.

 

L’assassinat du professeur Samuel Paty intervient durant le procès Charlie, et l’on se souvient qu’il y a quelques jours à peine, quelques journaux, dont L’Express et Marianne, publiaient une nouvelle fois les Caricatures de Mahomet. Comme lors de la première publication, des voix se s’élevaient alors pour protester, appeler à l’auto-censure au nom du respect des convictions religieuses de la communauté musulmane. Derrière ces appels à l’auto-censure apparaît le spectre du blasphème, notion qui devrait pourtant avoir disparu dans un État qui fait figurer le principe de laïcité dans l’article premier de sa constitution.

  

Le blasphème, une notion ignorée du droit positif

  

Le blasphème ne saurait exister, comme règle juridique, que dans un État apportant une protection judiciaire à une ou plusieurs religions, négation même du droit français qui repose sur la séparation des églises et de l’État. En d’autres termes, le blasphème n’existe pas dans notre système juridique. Lors de l’affaire « Mila », le président Macron, en déclarant que « la loi est claire, nous avons droit au blasphème », faisait ainsi un contresens juridique. Dès lors que le blasphème n’a pas de contenu juridique, le droit au blasphème n’en a pas davantage.

 

Pour trouver une référence au blasphème dans le droit positif, on doit remonter à la Restauration, précisément au règne de Charles X. En 1825, fut votée une loi sur le sacrilège. Le projet prévoyait la condamnation à mort par décapitation, après avoir eu la main coupée, de tout profanateur, notamment lorsque la profanation touchait des hosties consacrées. Après débats, ce châtiment fut finalement « adouci » en peine de mort, après amende honorable. La loi se heurtait cependant à l'opposition des doctrinaires, partisans d’une séparation du temporel et du spirituel. Lanjuinais déclarait que la loi n'a pas à sanctionner les offenses à Dieu, dont lui seul est juge. Benjamin Constant, de religion protestante, affirmait que ce texte reposait sur une croyance qu'il ne partageait pas, et qu'il avait le droit de ne pas partager. La loi fut finalement votée mais jamais appliquée et elle disparut avec la Révolution de 1830.

 

La loi ironiquement qualifiée "de justice et d'amour" de 1827 visait, quant à elle, à museler la presse en cas de propos offensants pour la religion. Il s'agissait de soumettre toute publication à l'autorisation préalable du ministre de l'intérieur, et donc d’instaurer un régime de censure de la presse. La loi fut votée après bien des difficultés, et tellement modifiée par la Chambre des pairs que le gouvernement Villèle décida finalement de la retirer. Ce texte est la dernière tentative du droit français pour sanctionner juridiquement le blasphème.

 

 

 

 La lapidation pour blasphème du fils de Chelomit. Marin de Vos (école). XVIIe s.


Un blasphème insidieux

 

 

Ceux qui appellent aujourd’hui à la censure ou à l’auto-censure sont les dignes successeurs des parlementaires de 1827. Comme eux, ils souhaitent porter atteinte à la liberté d’expression, dans le but de protéger la paix religieuse. Mais peut-on parvenir à ce résultat, au prix d’une atteinte à "la libre communication des pensées et des opinions » consacrée dans l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ?

 

Le blasphème est pourtant de retour, de manière relativement marginale sur le plan strictement juridique. La Cour européenne des droits de l’homme n’interdit pas aux États de le conserver dans leur système juridique. Dans son arrêt E.S. c. Autriche du 25 octobre 2018, elle ne voit pas d'atteinte à la liberté d'expression dans l'infraction de "dénigrement de doctrine religieuse", figurant dans le code criminel autrichien et passible d'une peine de six mois d'emprisonnement. La Cour affirme toutefois le caractère particulier d’une jurisprudence qui s’applique dans États dont la population pratique massivement la religion catholique. Elle laisse ainsi subsister, étrangement le blasphème comme instrument de puissance d’une communauté religieuse ultra-majoritaire.

 

Mais le retour du blasphème se manifeste surtout de manière insidieuse. Sa sanction n’est alors pas organisée par la loi mais par l’opinion, ou plutôt par une frange particulièrement militante de l’opinion et qui entend bien imposer son point de vue en saturant l’espace médiatique. L’analyse, purement rhétorique, consiste à invoquer le principe de non-discrimination pour porter atteinte à l’égalité devant la loi. C’est ainsi que l’on s’appuie sur la liberté religieuse pour justifier la soumission des femmes imposée par un islam rigoriste qui leur interdit de s’habiller comme elles le souhaitent ou de sortir seules. Toute mise en cause de ces prohibitions formulée au nom de l’égalité devant la loi est alors présentée comme une atteinte intolérable à la liberté religieuse, et donc comme une discrimination. Le blasphème est donc latent, car toute atteinte aux convictions religieuses, quelles qu’elles soient, est présenté comme discriminatoire. Cette rhétorique est admirablement résumée par Elisabeth Badinter : « « On ferme le bec de toute discussion sur l'islam en particulier ou sur d'autres religions avec la condamnation absolue que personne ne supporte : "Vous êtes raciste ou vous êtes islamophobe, taisez-vous !" Et c'est cela que les gens ne supportent plus : la peur, pour des gens de bonne foi, qu'on puisse penser que vous êtes raciste ou anti-musulman fait que vous vous taisez".

 

 

Les pompiers pyromanes

 

Cette rhétorique de la non-discrimination a connu un large succès, notamment au sein d’instances comme l’Observatoire de la laïcité, pourtant chargé de garantir le respect du principe de laïcité. Ses travaux en témoignent largement, par exemple l’ « étude » dans laquelle l’Observatoire affirme que les jeunes participant au service national universel peuvent arborer des signes religieux, exiger dans les menus des internats " des plats contenant de la nourriture confessionnelle", invoquer le jeûne religieux pour être dispensé d'activités physiques etc. Il s’agit donc d’écarter le principe de laïcité, et la neutralité qui en est le mode d’organisation, dans une politique publique pourtant destinée à former des citoyens républicains. Confier la protection de la laïcité à l’Observatoire revient ainsi, concrètement, à nommer un pyromane à la tête des pompiers.

 

Ce discours cherche sa légitimité dans des exemples étrangers. Il s’inspire du droit américain, tout d’abord, dont l’objet est de protéger les religions des ingérences de l’État, et qui affirme une liberté de culte quasiment absolue. Le droit français est pourtant bien différent, car il poursuit la finalité inverse qui est de protéger l’État des ingérences de la religion. Surtout, cette vision absolutiste de la liberté de culte est prônée par certaines organisations internationales, dont le Conseil des droits de l’homme, rattaché aux Nations Unies. En 2008, il votait une résolution "relative à la lutte contre la diffamation des religions" invitant les États à intégrer dans leur droit positif des dispositions destinées à lutter contre une telle diffamation, c’est-à-dire concrètement, à sanctionner pénalement le blasphème. La France n’a évidemment pas voté ce texte, d’ailleurs dépourvu de toute puissance juridique.

 

Le blasphème est donc de retour, fruit d’un travail de véritables apprentis-sorciers. Derrière un discours en apparence libéral prônant le respect de la liberté religieuse, se cache la recherche d'une segmentation communautaire de la société. Derrière ce respect affiché des communautés religieuses se cache finalement le refus de tout discours déviant ou simplement ironique. C’est exactement ce que le Professeur Samuel Paty s’efforçait d’expliquer à ses élèves, et c’est pour cela qu’il est mort.

 

Sur le principe de laïcité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, sections 1 et 2.

dimanche 11 janvier 2015

Le droit au blasphème

Les attentatss terroristes qui ont frappé notre pays les 7 et 8 janvier 2015 témoignent d'un retour de la barbarie. Barbarie à l'égard de l'Etat et de ceux qui en sont les représentants, au premier rang desquels figurent les membres des forces de police. Barbarie antisémite à l'égard des malheureux clients d'un supermarché casher. Barbarie obscurantiste à l'égard des membres de l'équipe de Charlie Hebdo, journal dont la ligne éditoriale repose, depuis sa fondation, sur l'ironie et la dérision. Charlie Hebdo se moque aussi bien des puissances politiques ou financières que religieuses, dans un rejet libertaire de tous les pouvoirs établis.

Derrière la condamnation massive de ces assassinats apparaissent tout de même certaines nuances, il est vrai très minoritaires. On entend dire que les caricaturistes de Charlie se moquaient un peu trop de la religion, faisant preuve d'"irresponsabilité éditoriale". Les commentaires sur internet mentionnent quelquefois qu' "ils l'avaient bien cherché". On est évidemment tenté d'attribuer ces propos à la bêtise, mais on peut aussi y voir un retour du blasphème, blasphème justifiant, aux yeux de certains, des atteintes à la liberté d'expression. Certains n'hésitent pas à affirmer que Charlie Hebdo publiait "les plus ignobles blasphèmes" et que "le blasphème et le sacrilège n'apportent jamais la paix". Disons-le clairement, ce retour du blasphème témoigne d'un retour des intégrismes religieux, retour qui touche aujourd'hui l'ensemble de notre société.

Le blasphème, négation de la laïcité


Le blasphème, considéré comme une infraction pénale, a pour fonction d'apporter la protection judiciaire de l'Etat à une ou plusieurs religions. A cet égard, son incrimination constitue la négation de la séparation des églises et de l'Etat, la négation aussi du principe de laïcité. C'est la raison pour laquelle il relève aujourd'hui de l'analyse purement historique. Les dernières tentatives pour sanctionner pénalement le blasphème en France remontent à la Restauration, plus précisément sous le règne de Charles X.

Une infraction pénale, sous Charles X


Le projet de loi sur le sacrilège, en 1825, prévoyait la condamnation à mort par décapitation, après avoir eu la main coupée, de tout profanateur, notamment lorsque la profanation touchait des hosties consacrées. Après débats, ce châtiment fut finalement adouci en peine de mort, après amende honorable. La loi se heurtait cependant à l'opposition des doctrinaires qui y voyaient une atteinte intolérable à la séparation du temporel et du spirituel. Lanjuinais affirmait que la loi n'a pas à sanctionner les offenses à Dieu, dont lui seul est juge. Quant à Benjamin Constant, de religion protestante, il refusa de la voter au motif qu'elle établissait des incriminations différentes pour le vol d'un vase sacré vide et celui d'un ciboire contenant des hosties consacrées. Il affirmait que ce texte reposait sur une croyance qu'il ne partageait pas, et qu'il avait le droit de ne pas partager. La loi fut finalement votée mais jamais réellement appliquée et elle disparut avec la Révolution de 1830.

Le projet de loi, ironiquement qualifié "de justice et d'amour" de 1827 visait, quant à lui, à museler la presse, en particulier en cas de propos offensants pour la religion. Concrètement, il s'agissait purement et simplement de soumettre toute publication à l'autorisation préalable du ministre de l'intérieur. Il fut voté, mais tellement modifié par la Chambre des pairs que le gouvernement Villèle décida finalement de retirer le texte.  Ce projet de 1827 constitue la dernière tentative du droit français pour sanctionner juridiquement le blasphème. 

 L'article 11 de la Déclaration de 1789


Depuis cette date, le droit français fait prévaloir l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel "la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi". En l'espèce, "la loi", c'est celle du 29 juillet 1881 relative à la liberté de presse. Elle pose en principe que chacun dispose de sa liberté d'expression dans les médias, sauf à devoir rendre compte d'éventuels abus réprimés a posteriori par le juge pénal.

Comment concilier ce principe avec, par exemple, la loi Gayssot ? C'est que, en l'occurrence, ce qui est sanctionné, c'est la négation d'un fait, le génocide des juifs d'Europe, attesté par l'histoire. Le blasphème n'est pas de même nature puisqu'il met en cause une croyance, un imaginaire, une espérance dont nul ne peut apporter la preuve. La notion de blasphème relève donc fondamentalement de la théologie et non du droit pénal ou administratif, sauf à en faire l'instrument d'une croyance particulière. Les adeptes de toutes les religions ne sont cependant pas sans moyens juridiques pour obtenir la condamnation de propos tenus dans la presse, ou de certains dessins, s'ils peuvent être qualifiés d'injure au sens de la loi de 1881. 

Depuis une vingtaine d'années, les associations catholiques attaquent systématiquement tous les articles de presse, films, ou livres qu'elles estiment injurieux. Leurs recours ont au moins permis de préciser la jurisprudence.

Personne n'est contraint de lire un livre, ou un journal


D'une manière générale, le juge accepte d'interdire ou de restreindre la diffusion de documents qui s'imposent à la vue de tout le monde et peuvent donc heurter la sensibilité de certains croyants. Tel est le cas, par exemple, de l'affiche du film Ave Maria dont le TGI de Paris a interdit la diffusion par un jugement du 23 octobre 1984. Représentant une jeune femme à la poitrine nue attachée à la croix, cette image a été jugée comme une "publicité tapageuse" diffusée "en des lieux de passage public forcé" et constituant "un acte d'intrusion dans le tréfonds intime des croyances". En revanche, l'affiche de Larry Flynt représentant un homme ayant la position d'un crucifié, les reins drapés du drapeau américain et reposant sur un corps féminin ne donne pas lieu à saisie, le même juge notant, dans une décision du 20 février 1997, que la croix n'est pas représentée, et que les autorités ecclésiastiques ne se sont pas jointes au recours. Observons que cette jurisprudence ne repose pas sur une analyse objective d'une image qui serait considérée blasphématoire par telle ou telle religion. Elle s'appuie sur une perspective subjective de l'atteinte à la sensibilité des personnes qui voient cette image, en quelque sorte malgré elles.

Lorsque le recours porte sur un film ou sur un livre, le juge se montre beaucoup moins sensible à ce type de recours. Il fait observer que si l'on ne veut pas être choqué par le film Je vous salue Marie de Jean-Luc Godard, le mieux est encore de ne pas aller le voir (TGI Paris, ord. réf. 28 janvier 1985). Il en est de même des Versets Sataniques de Salman Rushdie, contestés à leur publication en 1989, et que le juge refuse de sanctionner, au motif que personne n'est contraint de lire ce livre. 

Dans son appréciation de l'injure, la jurisprudence se montre d'ailleurs extrêmement nuancée, faisant prévaloir autant que possible la liberté d'expression. On se souvient que Michel Houellebecq fut ainsi relaxé en 2001 pour avoir affirmé dans la revue Lire : " La religion la plus con, c'est quand même l'Islam". Aux yeux du tribunal, de tels propos visaient l'Islam et non les musulmans eux-mêmes. Il n'y avait donc pas injure, au sens juridique du terme.

Les propos qui "heurtent, choquent ou inquiètent"


Cette jurisprudence libérale trouve un écho dans celle de la Cour européenne des droits de l'homme qui l'a davantage suivie qu'inspirée. Dans son arrêt Otto-Preminger Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, celle-ci reconnaît certes un "droit à la jouissance paisible de la liberté de religion", formule qui autorise les Etats membres à poursuivre les injures ou outrages, comme en droit français. La Cour ajoute cependant que les croyants "doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation de doctrines hostiles à leur foi". Bien plus, ils doivent aussi admettre le discours provocateur. La Cour admet en effet que l'article 10 de la Convention, celui-là même qui consacre la liberté d'expression, protège aussi les propos ou les dessins qui "heurtent, choquent ou inquiètent", quel que soit le message considéré (Par exemple : CEDH, 25 juillet 2001, Perna c. Italie). Les dessins de Cabu ou de Wolinski sont donc protégés par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. 

Doit-on pour autant en déduire que ceux qui estiment que Charlie allait trop loin ne sont que les derniers représentants d'une société disparue, celle de l'intolérance et de l'obscurantisme ? Certes non, car on perçoit, hélas, certaines évolutions pour le moins inquiétantes. 

Philippe Geluck. Le Chat.

Le retour du blasphème "modernisé"


La première réside dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme elle-même. Dans sa décision Wingrove c. Royaume-Uni du 25 novembre 1996, elle admet la survivance d'un délit de blasphème dans le droit britannique, susceptible de justifier le refus d'autoriser l'exploitation d'un film. Dans l'arrêt Murphy c. Irlande du 10 juillet 2003, elle précise que l'Irlande peut aussi conserver une loi sur le blasphème, à la condition d'en réserver l'usage aux seuls croyants de la religion chrétienne.

Le problème réside cependant dans les conséquences de cette absence d'engagement de la Cour. Comment ne pas considérer cette jurisprudence comme à la fois attentatoire à la liberté d'expression et discriminatoire ? Attentatoire à la liberté d'expression, puisque le blasphème peut être poursuivi dans certains Etats membres, notamment ceux dotés d'une religion officielle. Discriminatoire, car les lois concernées, notamment en Irlande, ne s'appliquent qu'à une partie de la population définie par son appartenance religieuse. La survivance juridique du blasphème est ainsi attachée à une vision communautaire de la société. En même temps, la jurisprudence de la Cour européenne n'est pas laïque. Elle repose davantage sur le pluralisme des conceptions étatiques des libertés que sur le principe de laïcité.

Au plan universel enfin, on voit apparaître un mouvement identique. Le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies a voté le 14 octobre 2008 une résolution "relative à la lutte contre la diffamation des religions" invitant les Etats à intégrer dans leur droit positif des dispositions destinées à lutter contre une telle diffamation. Le Conseil admettait que la nécessité de respecter les religions  peut conduire à restreindre la liberté d'expression, définition modernisée du blasphème. A ce propos, il convient d'observer que le texte vise essentiellement l'Islam et que cette résolution est le fruit de demandes formulées régulièrement par l'Organisation de la Conférence islamique. Heureusement, on doit préciser que la France ne l'a pas votée, estimant précisément qu'elle reflétait une conception communautariste de la société et risquait de susciter des atteintes à la liberté d'expression. 

On voit ainsi apparaître un retour du blasphème, au nom du droit au respect des différentes communautés religieuses. Au moment où la France donne, pour une fois, l'image d'une communauté rassemblée autour de valeurs communes qui sont celles de la République, il convient de se méfier de certains apprentis-sorciers. Derrière un discours en apparence libéral prônant le respect de la liberté religieuse, se cache la recherche d'une segmentation communautaire de la société. Derrière ce respect affiché des communautés religieuses se cache finalement le refus de tout discours déviant ou simplement ironique. L'équipe de Charlie l'avait bien compris, et elle prônait, par son insolence même, le droit au blasphème.


jeudi 3 novembre 2011

Charlie, la Charia et le droit au blasphème


En matière de libertés publiques, rien n'est jamais acquis. La liberté d'expression semble pourtant solidement ancrée dans le droit positif. L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme rappelle que "la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme". 

Chacun sait qu'un incendie a détruit, dans la nuit du 1er au 2 novembre 2011, les locaux de Charles Hebdo, au moment où sortait un numéro spécial consacré à la Charia, dont Mahomet était censé être le rédacteur en chef. Bien entendu, les auteurs de l'attentat demeurent pour le moment inconnus, et il faut espérer qu'ils seront rapidement arrêtés et jugés. 

Danger des amalgames

Certains sont tentés de faire un parallèle avec une autre affaire qui agite les esprits depuis quelques jours. Des catholiques intégristes jugeant blasphématoire une pièce de Romeo Castellucci, "Sur le concept du visage du fils de Dieu" ont en effet manifesté à plusieurs reprises et empêché le spectacle de se dérouler dans des conditions normales. Le parallèle a d'ailleurs été fait par le ministre de l'intérieur lui-même qui, commentant l'incendie de Charlie Hebdo, a déclaré " Les intégristes chrétiens, comme vous les qualifiez, protestent. Ils expriment aussi des opinions, ils ne brûlent pas". Il serait sans doute inopportun de rappeler au ministre de l'intérieur que le cinéma Saint Michel a précisément brûlé en 1988 pour avoir programmé le film de Martin Scorcese, "La dernière tentation du Christ"...

Cet amalgame est évidemment dangereux. D'une part, en opposant deux communautés religieuses, il laisse entendre que le caractère inacceptable de l'attentat commis contre les locaux de Charlie Hebdo rendrait acceptable l'atteinte commise à la liberté d'expression théatrale. Le ministre de l'intérieur, par ailleurs ministre des cultes, est pourtant chargé de faire respecter la loi, quelle qu'elle soit. Et si on se réjouit que les intégristes chrétiens n'aient pas mis le feu au théâtre de la Ville, si l'on admet bien volontiers que leur action n'a pas créé de dommages comparables à ceux subis par Charlie Hebdo... cette situation ne retire rien à l'illégalité de leur action. 

A la place d'un amalgame, c'est au contraire une distinction qui doit être réalisée entre deux actions bien différentes, qui n'ont évidemment pas la même gravité, et qui portent atteintes à deux libertés connexes, mais distinctes. L'action des intégristes chrétiens relève de l'atteinte à la liberté d'expression, alors que l'attentat contre Charlie Hebdo viole la liberté de presse qui fait l'objet d'une protection spécifique.

Le théâtre et la police générale

Un théâtre est un espace de liberté d'expression, liberté organisée selon le régime répressif. Ce terme, probablement mal choisi, désigne une liberté qui s'exerce librement, son titulaire pouvant éventuellement être condamné a posteriori par le juge pénal, en particulier s'il a usé de sa liberté d'expression de manière attentatoire à l'ordre public. Conformément à ces principes, l'ordonnance du 13 octobre 1945 relative aux spectacles a donc levé la censure qui pesait sur le théâtre. La loi du 18 mars 1999 a ensuite unifié le régime juridique des manifestations artistiques. 

La Cour européenne des droits de l'homme rappelle, dans sa décision Ulusoy c. Turquie du 3 mai 2007 que la liberté d'expression théâtrale est protégée par l'article 10 de la Convention selon lequel "Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière". 

De ces dispositions, on déduit que le régime des théâtres relève de la police générale. Cela signifie que les autorités publiques n'ont pas le droit d'interdire une représentation, et qu'elles doivent mettre en oeuvre tous les moyens à leur disposition pour garantir la liberté d'expression. Depuis le célèbre arrêt Benjamin de 1933, le juge administratif apprécie l'effectivité et la proportionnalité des moyens mis en oeuvre pour permettre l'exercice de la liberté d'expression. Conformément à cette jurisprudence, les représentations théâtrales doivent se dérouler aussi normalement que possible, sous la protection des forces de police si elle s'avère indispensable. 

Rappelons par ailleurs qu'un théâtre est un espace clos auquel on accède en payant sa place. Nul n'est contraint d'assister à une représentation, et la sanction la plus lourde pour une pièce de théâtre inutilement provocante est celle du public qui, dans sa grande sagesse, laisse la salle vide.

La "Une" de Charlie Hebdo du 2 novembre 2011
La liberté de presse et la police spéciale

De la même manière, nul n'est tenu d'acheter Charlie Hebdo, mais ce journal a évidemment le droit d'exprimer ses opinions, même particulièrement caustiques envers une religion. Facette de la liberté d'expression, la liberté de presse est soumise au même régime répressif, et chacun a donc le droit d'exprimer librement son opinion dans un journal. 

A la différence de la liberté d'expression théâtrale, la liberté de presse est cependant une police spéciale. Elle relève de la célèbre loi du 29 juillet 1881, dont on a vu récemment qu'elle s'appliquait également à l'expression sur internet. Sur le fond, elle prévoit des délits de presse limitativement énumérés et contrôlés par le juge pénal. 

Au strict plan juridique, le numéro de "Charia Hebdo" ne pose guère de problème, dans la mesure où la jurisprudence est très nette depuis la célèbre affaire des caricatures de Mahomet. La publication d'une série de douze dessins dans le journal danois Jyllands-Posten le 30 septembre 2005 avait engendré de nombreuses manifestations, dont certaines très violentes, de la part de différents mouvements musulmans. Plusieurs journaux, dont Charlie Hebdo, avaient pris l'iniative de reproduire ces dessins, pour affirmer leur attachement à la liberté de presse, et leur solidarité à l'égard du caricaturiste danois qui était l'objet de menaces.  

A l'époque, certains mouvements musulmans avaient engagé des poursuites pour "injure" envers un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une religion déterminée, délit prévu par l'article 33 al. 3 de la loi de 1881. Le tribunal correctionnel a relaxé les prévenus le 22 mars 2007 après avoir examiné en détail les différents dessins, estimant avec sagesse qu'ils participaient à "un débat d'idées sur les dérives de certains tenant à un Islam intégriste ayant donné lieu à des débordements violents"

La Cour d'appel de Paris, statuant le 12 mars 2008, a confirmé cette argumentation. Contrairement au tribunal de première instance, elle n'examine pas chaque caricature successivement, mais les regroupe dans une même analyse. Elle note que les dessins visent une fraction de la communauté musulmane, et non son ensemble, et qu'ils ne sauraient être qualifiés d'"injure" puisqu'ils ne comportent aucune attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes.

Si le numéro spécial de Charlie Hebdo avait fait l'objet d'un recours, on peut penser que la liberté de presse aurait fait l'objet d'une protection identique par les juges... 

Le droit au blasphème

Qu'il s'agisse de l'expression théâtrale ou de la liberté de presse, les deux affaires rappellent que les convictions religieuses ne sauraient en soi fonder une atteinte à la liberté d'expression.

C'est évidemment plus facile d'accepter l'exercice de cette liberté quand elle véhicule des informations ou des idées considérées comme inoffensives, indifférentes, voire bien pensantes. C'est  plus difficile quand elle développe des idées qui heurtent, choquent ou simplement dérangent. Le blasphème est une appréciation, un jugement de valeur reposant sur la foi religieuse. Dans une société laïque, chacun peut librement considérer tel ou tel acte comme blasphématoire, mais ce sentiment relève de l'intimité de la vie privée, et ne saurait être imposé à tous. Le blasphème ne peut pas être pris en considération par le droit, et, d'une certaine manière, le droit au blasphème est un élément de la liberté d'expression.

Ce débat d'aujourd'hui nous ramène deux siècles en arrière, plus précisément sous la Restauration, l'époque de la loi sur le sacrilège (1825) et de la loi dite "de justice et d'amour" (1827). La première prévoyait la condamnation à mort par décapitation de tout profanateur, notamment lorsque la profanation touchait des hosties consacrées. La seconde muselait la presse, en particulier en cas de propos offensants pour la religion.. Veut-on vraiment revenir à cette période d'obscurantisme ?

C'est précisément la force d'une société laïque et pluraliste d'accepter tous les débats, car le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions, quelles qu'elles soient. 


lundi 27 janvier 2020

Le crime de Mila

Mila a seize ans et elle est aujourd'hui insultée, menacée de mort, déscolarisée, obligée de vivre en paria pour avoir osé s'en prendre directement à l'islam. Quel est son crime ? Comme beaucoup d'adolescents de son âge, elle a un compte Instagram, où elle partage sa passion de la musique. Selon le magazine Marianne, un internaute lui a alors fait des avances de plus en plus pressantes, et elle lui a répondu un peu sèchement en se déclarant ouvertement homosexuelle. Il l'a alors accusée de racisme et d'islamophobie, propos repris par bon nombre d'internautes. Elle reçoit bientôt une multitude de messages, l'accusant d'avoir insulté "notre dieu Allah, le seul et l'unique" et lui souhaitant de "brûler en enfer". Ses données personnelles sont diffusées sur les réseaux sociaux, les appels au viol et au meurtre se multiplient.

Excédée, Mila, avec les mots de ses seize ans, finit par répondre : « Je déteste la religion, le Coran il n'y a que de la haine là-dedans, l'islam c'est de la merde, c'est ce que je pense (...) Je ne suis pas raciste, pas du tout. On ne peut pas être raciste envers une religion. Votre religion, c'est de la merde, votre Dieu, je lui mets un doigt dans le trou du cul, merci, au revoir ». 

Ces mots, diffusés sur les réseaux sociaux, constituent tout le crime de Mila. Et elle a bien peu de défenseurs. L'Observatoire de la laïcité fait preuve d'un mutisme remarquable, mais prévisible. De son côté, le délégué du Conseil français du culte musulman (CFCM), déclare à Sud Radio : "Qui sème le vent récolte la tempête". Autrement dit, elle l'a bien cherché, discours qui n'est pas sans rappeler les tristes jours qui ont suivi l'attentat contre Charlie Hebdo. Heureusement, Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l'islam de France, déclare, quant à lui : " La liberté d'expression et d'opinion est un droit absolu dans notre pays. Elle ne souffre aucune tergiversation. Menacer une personne de mort est extrêmement grave, en particulier lorsqu'il s'agit d'une mineure".

Ghaleb Bencheikh se place ainsi sur le terrain du droit, et il convient en effet de se demander quel crime Mila a donc bien pu commettre.


Le blasphème



Ecartons d'emblée le blasphème qui, considéré comme une infraction pénale, apporte la protection judiciaire de l'Etat à une ou plusieurs religions. A cet égard, son incrimination constitue la négation de la séparation des églises et de l'Etat, la négation aussi du principe de laïcité. C'est la raison pour laquelle la dernière tentative pour sanctionner pénalement le blasphème en France remonte à la Restauration, plus précisément sous le règne de Charles X.

Le projet de loi sur le sacrilège, en 1825, prévoyait la condamnation à mort par décapitation, après avoir eu la main coupée, de tout profanateur, notamment lorsque la profanation touchait des hosties consacrées. Après débats, ce châtiment fut finalement adouci en peine de mort, après amende honorable. La loi se heurtait cependant à l'opposition des doctrinaires qui y voyaient une atteinte intolérable à la séparation du temporel et du spirituel. Lanjuinais affirmait que la loi n'a pas à sanctionner les offenses à Dieu, dont lui seul est juge. Quant à Benjamin Constant, de religion protestante, il refusa de la voter au motif qu'elle établissait des incriminations différentes pour le vol d'un vase sacré vide et celui d'un ciboire contenant des hosties consacrées. Il affirmait que ce texte reposait sur une croyance qu'il ne partageait pas, et qu'il avait le droit de ne pas partager. La loi fut finalement votée mais jamais réellement appliquée et elle disparut avec la Révolution de 1830.

Le projet de loi, ironiquement qualifié "de justice et d'amour" de 1827 visait, quant à lui, à museler la presse, en particulier en cas de propos offensants pour la religion. Concrètement, il s'agissait purement et simplement de soumettre toute publication à l'autorisation préalable du ministre de l'intérieur. Il fut voté, mais tellement modifié par la Chambre des pairs que le gouvernement Villèle décida finalement de retirer le texte.  Ce projet de 1827 constitue la dernière tentative du droit français pour sanctionner juridiquement le blasphème.



Les Indégivrables. Xavier Gorce, avril 2019


Le blasphème "modernisé" 



S'il a disparu du droit français, le blasphème semble faire une timide réapparition dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans l'arrêt Murphy c. Irlande du 10 juillet 2003, la CEDH admet la survivance d'une loi sur le blasphème en Irlande, à la condition d'en réserver l'usage aux seuls croyants de la religion chrétienne. Plus récemment, dans son arrêt E.S. c. Autriche du 25 octobre 2018, elle ne voit pas d'atteinte à la liberté d'expression dans l'infraction de "dénigrement de doctrine religieuse", figurant dans l'article 188 du code criminel autrichien et passible d'une peine de six mois d'emprisonnement. Dans les deux cas cependant, la Cour reconnaît qu'il s'agit d'Etats dont la population pratique massivement la religion catholique. Et, heureusement, aucun texte de cette nature n'existe en droit français.

Le principe demeure donc celui posé dans l'arrêt Otto-Preminger Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, qui affirme que les croyants "doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation de doctrines hostiles à leur foi". Bien plus, ils doivent aussi tolérer le discours provocateur. La Cour admet en effet que l'article 10 de la Convention, celui-là même qui consacre la liberté d'expression, protège aussi les propos qui "heurtent, choquent ou inquiètent", quel que soit le message considéré (Par exemple : CEDH, 25 juillet 2001, Perna c. Italie). Il ne fait guère de doute que les propos de Mila peuvent heurter les personnes de confession musulmane, mais elles doivent admettre, comme chacun d'entre nous, que la liberté d'expression ne peut exister que si elle protège précisément les discours que nous n'aimons pas entendre.

Si Mila ne peut pas être poursuivie pour blasphème, il n'en demeure pas moins que le procureur de la République de Vienne annonce l'ouverture de deux enquêtes. L'une concerne les appels au meurtre dont Mila est victime, l'autre, pour provocation à la haine raciale, est dirigée contre Mila.


La provocation à la haine raciale



Mila est-elle coupable de provocation à la haine raciale, délit prévu par l'article 24 al. 7 de la loi du 29 juillet 1881 ? En dépit de la violence des propos tenus, rien n'est moins certain. Selon la Cour de cassation, par exemple dans un arrêt du 7 juin 2017, cette infraction n'est caractérisée que "si les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les propos incriminés tendent à inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence ou un groupe de personnes déterminées". Elle en déduit que le fait de considérer la naturalisation des étrangers présents sur le territoire comme une "invasion", et d'illustrer l'article par la photo d'un buste de Marianne recouvert d'un voile islamique, peut "légitimement heurter les personnes de confession musulmane", mais n'emporte aucune "exhortation à la discrimination, à la haine ou à la violence à leur égard".

La jurisprudence de la Cour européenne n'est guère différente. Elle sanctionne le "discours de haine", dès lors qu'il comporte une incitation réelle et sérieuse à l'extrémisme. Tel est le cas d'un dessin publié dans un hebdomadaire basque le 13 septembre 2001, qui faisait l'apologie des  attentats de New York survenus deux jours auparavant (CEDH, 2 août 2008, Leroy c. France). Tel n'est pas le cas, en revanche, d'un dessin humoristique, simplement provocateur. La Cour estime alors que la liberté d'expression doit s'exercer pleinement, y compris lorsque les propos  tenus risquent de "heurter, choquer ou inquiéter" autrui, lorsqu'ils "comportent une certaine dose d'exagération ou de provocation".

La provocation est donc protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Les idées peuvent circuler librement, y compris celles qui déplaisent ou qui dérangent, et celles que les croyants considèrent comme blasphématoires. Or que dit Mila ? Elle prend bien soin de distinguer la religion musulmane qu'elle critique violemment de ceux qui la pratiquent. Elle affirme clairement : "Je ne suis pas raciste, pas du tout. On ne peut pas être raciste envers une religion". Il n'y a donc aucune provocation, aucune incitation à la haine ou à la violence contre des personnes. Il y a seulement une adolescente de seize ans qui n'en peut plus du harcèlement dont elle est victime et qui en voit la cause dans l'obscurantisme religieux.

Il ne reste plus qu'à espérer que les poursuites dirigées contre les harceleurs, soigneusement cachés derrière des pseudonymes, aboutiront rapidement. Ceux qui ont menacé de mort une jeune femme de seize ans doivent être identifiés et poursuivis. Il est important que la justice passe, pour montrer que nous vivons dans un pays qui reconnaît la liberté d'expression, le droit au blasphème, le droit de critiquer les religions. Mila, du haut de ses seize ans, n'a rien fait d'autre qu'exercer ce droit, comme l'avait fait Charlie-Hebdo en publiant les caricatures de Mahomet. Elle ne doit donc pas être poursuivie, mais protégée.



 


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10, Section 1 du manuel de Libertés publiques sur internet

dimanche 4 novembre 2018

La Cour européenne n'est pas Charlie

Dans son arrêt E.S. c. Autriche du 25 octobre 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ne voit pas d'atteinte à la liberté d'expression dans la condamnation de la requérante pour "dénigrement de doctrine religieuse", infraction figurant dans l'article 188 du code criminel autrichien et passible d'une peine de six mois d'emprisonnement. En l'espèce, la requérante fut seulement condamnée à une amende de 480 € par les juges autrichiens, mais elle estime que cette condamnation viole sa liberté d'expression, garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

E.S. a animé, à partir de janvier 2008, plusieurs séminaires intitulés "Informations de base sur l'Islam", organisés à l'initiative du Parti de la Liberté autrichien (FPÖ). Le séminaire n'est pas seulement ouvert aux membres ou sympathisants du parti, mais est accessible à tous sur simple inscription. C'est ainsi qu'un journaliste assiste incognito à deux séances, durant l'automne 2009. Il est à l'origine de la plainte dirigée contre E.S. Il lui est en effet reproché d'avoir évoqué le mariage entre le prophète Mahomet et la jeune Aïcha âgée de six ans, et le fait que cette union aurait été consommée trois ans plus tard, l'épouse ayant alors neuf ans. E.S. déclare alors que Mahomet "aimait le faire avec des enfants" et s'interroge en ces termes : "Un homme de cinquante-six ans avec une fille de six ans (...). De quoi s'agit-il, si ce n'est de pédophilie ?". Ces propos ont donc été considérés comme un "dénigrement de doctrine religieuse", et ont conduit à sa condamnation.

La question essentielle est donc celle de la conformité à la Convention européenne de cette infraction de "dénigrement de doctrine religieuse". Il n'est pas contesté qu'il s'agit d'une ingérence dans la liberté d'expression, mais l'article 10 autorise les États à une telle ingérence si elle est "prévue par la loi, si elle poursuite un but légitime et si elle nécessaire dans une société démocratique". Nul doute qu'elle soit en l'espèce prévue par la loi, puisque l'infraction figure dans le code criminel. Les deux autres éléments reconnus par la Cour sont, en revanche, plus discutables.


La paix religieuse



La "paix religieuse" invoquée par les autorités autrichiennes peut certes être considérée comme un "but légitime", La Cour l'a même reconnu ainsi dans son arrêt Kokkinakis de 1993, affirmant qu'un État peut légitimement prendre des mesures destinées à réprimer certains comportements jugés "incompatibles avec le respect de la liberté de pensée, de conscience et de religion d'autrui". Mais cette décision s'inscrivait dans le contexte de l'article 9 de la Convention sur la liberté religieuse et portait sur des activités de prosélytisme agressif, en particulier lorsqu'il s'exerce en abusant de la confiance des personnes. La Cour n'envisageait pas, à cette époque, que de telles restrictions puissent porter atteinte à la liberté d'expression, et elle précisait d'ailleurs qu'il n'y avait pas lieu d'examiner l'affaire au regard de l'article 10.

Aujourd'hui, la Cour autorise les États à s'abriter derrière la "paix religieuse" pour limiter la liberté d'expression des individus. Autrement dit, il suffit qu'une communauté religieuse, qu'elle soit majoritaire ou minoritaire, s'indigne des propos tenus par telle ou telle personne, formule des menaces suffisamment crédibles, qu'elle annonce des manifestations ou que les autorités redoutent des émeutes, pour que la condamnation de celui ou de celle qui est accusé de troubler cette paix soit jugée conforme à l'article 10 de la Convention.

Bien entendu, il appartient à la Cour d'apprécier la "nécessité", d'une telle mesure, "dans une société démocratique", c'est-à-dire de sa proportionnalité au regard de la liberté d'expression. Une jurisprudence constante affirme, depuis l'affaire Handyside de 1976, que la liberté d'expression protège aussi bien les informations et opinions considérées comme neutres ou indifférentes que celles qui "heurtent, choquent ou inquiètent", quel que soit le type de message considéré. Dans un arrêt Aydin Tatlav c. Turquie du 2 mai 2006, la Cour précise que les adeptes d'une religion, qu'elle soit majoritaire ou minoritaire, ne peuvent espérer qu'elle soit tenue à l'écart de toute critique. Ils doivent tolérer que des tiers portent atteinte à leurs convictions religieuses, et même propagent des doctrines hostiles à leur foi. Il importe peu que les faits rapportés soient exacts ou erronés et la Cour n'a donc, fort heureusement, pas à s'interroger sur l'âge du mariage du prophète et pas davantage sur celui de la jeune Aïcha. La "vérité" des textes sacrés ne réside en effet que dans les convictions des adeptes et l'on imagine mal de tels débats devant des instances juridictionnelles.


Hommage à Siné. Dessin paru dans l'Évènement du Jeudi, 1988


Du dénigrement au blasphème


Pour apprécier cette nécessité de l'infraction de "dénigrement de doctrine religieuse",  la CEDH se fonde sur sa jurisprudence Otto-Preminger-institut c. Autriche du 29 septembre 1994. Elle y affirme que, dans un contexte religieux, un État peut légitimement interdire des expressions gratuitement offensantes pour autrui et notamment au regard des convictions religieuses. Elle consacre même "le droit pour les citoyens de ne pas être insultés dans leurs sentiments religieux par l’expression publique des vues d’autres personnes ». A l'époque, il s'agissait d'une plainte déposée, sur le même fondement du "dénigrement de doctrine religieuse" par le diocèse d'Innsbrück contre la diffusion d'un film jugé blasphématoire.

L'élément essentiel du raisonnement de la Cour est donc contextuel. Le caractère plus ou moins religieux de la société, la vivacité des débats entre les représentants des différents cultes sont autant d'éléments à prendre en compte, et la CEDH accorde aux États une large autonomie pour interdire certains comportements jugés incompatibles avec la liberté de pensée ou la liberté religieuse d'autrui. La Cour n'évalue donc pas seulement les propos tenus, mais aussi le contexte dans lequel ils ont été tenus. Autrement dit, la proportionnalité de l'atteinte à la liberté d'expression s'apprécie à l'aune de la capacité des différentes religions d'exprimer leur mécontentement. Face à un catholicisme intégriste, à un islam rigoriste, ou à toute autre religion revendicative, l'État est, aux yeux de la Cour, fondé à limiter la liberté d'expression. 

La Convention européenne des droits de l'homme n'a certes pas pour objet d'imposer aux États partie le respect du principe de laïcité, mais elle n'a pas non plus pour objet d'autoriser des restrictions à la liberté d'expression au nom de la religion. Qu'on le veuille ou non, cette limitation de l'expression dans le but de ne pas heurter la foi religieuse répond exactement à la définition du blasphème donnée par le Dictionnaire Robert : " Parole qui outrage la Divinité, la religion". Or, le droit au blasphème est un élément de la liberté d'expression.

On pourrait se borner à affirmer que cette jurisprudence nous ramène deux siècles en arrière, plus précisément sous la Restauration, l'époque de la loi sur le sacrilège (1825) et de la loi dite "de justice et d'amour" (1827). La première prévoyait la condamnation à mort par décapitation de tout profanateur, notamment lorsque la profanation touchait des hosties consacrées. La seconde muselait la presse, en particulier en cas de propos offensants pour la religion.

Mais le débat est bien actuel. En témoigne les efforts des pays de l'Organisation de la coopération islamique (OCI), qui ont tenu en juin 2018 une conférence à Bruxelles pour "promouvoir la distinction entre la liberté d'expression et la diffamation des religions". Cette notion de "diffamation des religions", cheval de bataille de l'OCI, depuis bien des années ne semble pas très éloignée du "dénigrement des religions" admis dans la décision E.S. c. Autriche,.. Il ne fait guère de doute que l'OCI va désormais se prévaloir du soutien de la CEDH pour faire avancer sa revendication.

Les journalistes de Charlie Hebdo ont payé de leur vie cette revendication du droit au blasphème, et la Cour européenne ajoute aujourd'hui une pelletée de terre sur leur tombe. Quel dessin Siné aurait-il imaginé pour illustrer une décision de justice qui ouvre la porte à toutes les lâchetés, qui permet aux États de s'abriter derrière la paix religieuse pour interdire tout débat, toute discussion, voire pour interdire de rire ? De toute évidence, la Cour européenne n'est pas Charlie...


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.





vendredi 12 août 2022

Le juge Alito ou la réaction religieuse en pleine lumière


Un article signé de Linda Greenhouse dans le New York Times du 12 août mentionne, et commente, une conférence prononcée par le juge Samuel Alito, membre de la Cour Suprême américaine. Cette causerie était organisée par la faculté de droit de l'Université Notre Dame, à Rome. Elle ne peut qu'intéresser un lecteur français, car nul n'ignore que notre pays connaît actuellement un retour des querelles religieuses. 

Deux mouvements bien distincts s'affrontent en Europe et dans notre pays, parfois ouvertement, le plus souvent de manière plus larvée. L'un, le plus ancré historiquement dans notre histoire, s'est construit autour du principe de laïcité, incarné dans la loi du 9 décembre 1905. Afin de mettre fin aux querelles religieuses, il entend placer l'État à l'abri de l'influence des religions, et le principe de neutralité constitue l'instrument essentiel de sa mise en oeuvre. L'autre, beaucoup plus récent, est le fruit d'un entrisme du "sécularisme" américain. Initié par des colons souvent persécutés dans leur pays d'origine, il vise, dans une perspective contraire, à protéger les religions des ingérences de l'État. Celui-ci doit se garder de toute mesure qui pourrait être perçue comme hostile à l'égard d'une religion, au point de tolérer des "accommodements" qui autorisent les croyants à afficher leur religion dans l'espace public et  leur milieu professionnel.

Le juge Alito assume pleinement cette approche américaine qu'il pousse à son paroxysme, tout simplement parce qu'il vit dans la peur. Il dénonce le déclin de la pratique religieuse aux États-Unis et l'arrivée de nouvelles valeurs qui n'ont rien à voir avec les valeurs traditionnelles portées par les religions. C'est ainsi qu'il a fulminé une opinion dissidente sous l'arrêt de la Cour Suprême Obergefell v. Hodges, qui reconnaissait, le 26 juin 2015 un droit constitutionnel au mariage des couples de même sexe. Il regrettait alors que ceux qui étaient hostiles à une telle évolution ne puissent que "chuchoter leurs pensées dans le sanctuaire de leur domicile, mais qu'ils ne puissent exprimer leur opinion en public, par crainte d'être traités de bigots et traités comme tels".

On pourrait évidemment s'abstenir d'aller plus loin dans l'analyse et considérer le juge Alito comme prodigieusement réactionnaire, malheureux dans son époque et nostalgique d'une autre, celle où précisément on pouvait punir pour blasphème, voire faire monter sur le bûcher, celles et ceux qui n'étaient pas en harmonie avec la religion dominante. Mais ce serait trop simple car on trouve des échos du propos du juge Alito jusqu'en Europe et dans notre pays.

 

La liberté religieuse

 

Pour le juge Alito, la liberté religieuse est la plus fondamentale des libertés, et elle est menacée. Observons qu'il ne mentionne jamais la liberté de conscience, se référant uniquement au libre exercice du culte. Le droit français, quant à lui, opère une distinction claire entre la liberté de conscience et la liberté de culte. Or la liberté de conscience, celle qu'ignore souverainement le juge Alito, a un champ très large. La croyance en Dieu, quel qu'il soit, n'est qu'une des convictions protégées. Font également l'objet d'une protection, avec la même vigueur, l'agnosticisme et l'athéisme, le droit d'avoir des convictions, et celui de ne pas en avoir. Le libre exercice des cultes est également protégé, mais il s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent, c'est-à-dire, en France, dans le respect du principe de laïcité.

Précisément l'influence américaine conduit à écarter la liberté de conscience pour se concentrer sur la liberté de culte souvent qualifiée de "liberté de religion" ou "liberté religieuse". Ceux qui n'ont pas de convictions sont alors purement et simplement exclus de l'analyse. Ils sortent de l'écran radar. Lors de la toute récente affaire du burkini de Grenoble, le maire, Éric Piolle (EELV) a ainsi justifié la délibération du conseil municipal autorisant le port de ce vêtement dans les piscines par la volonté de respecter la "liberté religieuse", sans se soucier des citoyens grenoblois qui préfèrent le principe de laïcité. La formule était d'ailleurs pour le moins malheureuse puisqu'elle a offert au juge des référés la preuve de l'atteinte au principe de laïcité. Il n'empêche que le maire invoquait la "liberté religieuse", notion englobante d'inspiration américaine, alors que le juge des référés s'appuyait sur le principe de laïcité, issu de la législation française. On pourrait s'amuser de voir un élu écologiste développer une analyse proche de celle d'un juge américain particulièrement réactionnaire, mais c'est ainsi.

 


Pas de Boogie Woogie. Eddy Mitchell. 1977

Archives de l'INA


La supériorité de la liberté religieuse


Le juge Alito ne se limite pas à évoquer la liberté religieuse, il affirme aussi sa supériorité par rapport à toutes les autres libertés protégées par le droit américain. Pour lui, la religion mérite un "traitement spécial" qui ne saurait se satisfaire d'une simple protection par le Premier Amendement. Ainsi dénonce-t-il un système qui traite la religion "comme n'importe quel attachement personnel, par exemple encourager son équipe sportive préférée, pratiquer un hobby ou suivre un artiste ou un groupe populaire".  

Le juge Alito affirme clairement la supériorité de la liberté religieuse, et même de la liberté de culte sur toutes les autres. Il affirme ainsi que la liberté religieuse ne s'exerce pas seulement dans l'espace de la vie privée, "dans votre église, votre temple ou votre synagogue, mais lorsque vous êtes dehors, dans l'espace public, en plein jour, quand vous avez mieux à faire que vous conduire comme un bon citoyen séculier". A ce titre, la supériorité de la liberté de culte doit être protégée contre les atteintes dont elle pourrait être victime. 

La position du juge Alito n'est finalement pas très éloignée de celle de monseigneur Barbarin, alors archevêque de Lyon qui déclarait en août 2012 : "Notre désir est que la loi n'entre pas dans des domaines qui dépassent sa compétence. Un parlement est là pour trouver du travail à tout le monde, pour s'occuper de la sécurité, de la santé ou de la paix. Mais un parlement, ce n'est pas Dieu le Père". La supériorité de la liberté religieuse ne saurait en effet reposer que sur l'idée que la loi de Dieu est supérieure à celle de l'État. En France, cette conviction est celle d'un archevêque isolé et qui a d'ailleurs connu bien des malheurs après avoir prononcé ces propos malencontreux. Elle ne trouve aucun écho dans le droit positif.

 

La "clause de la religion la plus favorisée"

 

Précisément, comment faire pour affirmer juridiquement la supériorité de la liberté religieuse sur les autres libertés également protégées par le Premier Amendement ? Le juge Alito trouve la solution dans la "clause de la religion la plus favorisée".  L'idée est inspirée de la clause de la nation la plus favorisée qui existe dans les traités commerciaux, clause par laquelle chaque État signataire s'engage à accorder à l'autre partie tout avantage qu'il accorderait à un État tiers. Pour Alito, la "clause de la religion la plus favorisée" signifie que chaque fois que le gouvernement, pour quelque motif que ce soit, accorde à un groupement laïque un avantage quelconque, le fait de ne pas offrir le même avantage à un groupe religieux serait présumé inconstitutionnel. On imagine évidemment les avantages, notamment fiscaux, dont pourraient ainsi bénéficier les groupements religieux, surtout à une époque où la majorité de la Cour Suprême est conservatrice.

 

La tentation du blasphème

 

Cette supériorité accordée à la liberté religieuse conduit à envisager sérieusement la sanction du blasphème. En effet, le simple principe d'égalité devant la loi n'apparaît alors plus suffisant pour protéger cette liberté. Il devient nécessaire d'invoquer systématiquement le principe de non-discrimination pour obtenir le respect de la "clause de la religion la plus favorisée". Et, de fait, tout mouvement religieux pourrait invoquer la non-discrimination lorsqu'il estime avoir été victime de diffamation. On en vient alors, doucement, à admettre que des propos anti-religieux, ou simplement a-religieux soient sanctionnés au nom de la supériorité de la liberté religieuse.

Cette tentation existe en Europe. Il est vrai que la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirmait, depuis son arrêt Otto-Preminger Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, que les croyants "doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation de doctrines hostiles à leur foi", formulation qui devrait faire frémir le juge Alito. Mais sans doute apprécie-t-il davantage l'arrêt E.S. c. Autriche du 25 octobre 2018, par lequel la CEDH ne voit pas d'atteinte à la liberté d'expression dans l'infraction de "dénigrement de doctrine religieuse", figurant dans le code criminel autrichien et passible d'une peine de six mois d'emprisonnement.  La Cour affirme certes le caractère particulier d’une jurisprudence qui s’applique dans un État dont la population pratique massivement la religion catholique. Il n'empêche qu'elle laisse ainsi subsister, étrangement le blasphème comme instrument de puissance d’une communauté religieuse ultra-majoritaire. 

Cette tentation du blasphème ne concerne pas vraiment le droit français, du moins en l'état actuel des choses. On ne peut s'empêcher de penser, toutefois, qu'elle reprend de la vigueur dans l'opinion. On pourrait multiplier les exemples, avec les propos de ceux qui pensent que les journalistes de Charlie Hebdo ou Samuel Paty l'avaient "bien cherché". Même une Garde des Sceaux déclarait en 2020, alors que Mila était harcelée pour avoir tenus des propos hostiles à l'islam, que l’insulte contre une religion constituait « évidemment une atteinte à la liberté de conscience ». Cette Garde des Sceaux avait-elle conscience de ressusciter le blasphème ? Peut-être, si l'on considère qu'elle est ensuite revenue sur ses propos. Aujourd'hui Salman Rushdie est victime de ce retour du blasphème, de cette affirmation de la supériorité de la liberté religieuse sur toutes les autres libertés, y compris le droit à la vie ? Qu'en pense le juge Alito ?

 

 Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du Manuel