Le professeur Samuel Paty a été assassiné avec la barbarie la plus extrême parce qu’il avait fait son métier de professeur. Usant de sa liberté d’expression, il l’avait enseignée à ses élèves et c’est précisément parce que sa leçon portait sur le droit de chacun de s’exprimer qu’il a été tué. Un acte aussi horrible a toujours quelque chose d’impensable et donc d’imprévisible, même si les faits révèlent un certain abandon d’un professeur dont le nom a été jeté en pâture aux extrémistes et qui n’a pas trouvé de soutien efficace chez les autorités chargées de le protéger. Sur un plan plus général, l’acte d’Abdoulakh Anzorov et de ceux qui l’ont incité à agir, s’inscrit dans un mouvement inquiétant pour les libertés : le retour du blasphème, considéré par certains comme une limite admissible de la liberté d’expression.
La leçon du professeur Samuel Paty
Prenant l’exemple des « caricatures de Mahomet », le professeur Samuel Paty a montré à ses élèves l’étendue de la liberté d’expression. Elle n’est pas seulement un droit qui permet à chacun d’entre nous d’exposer ses opinions, c’est aussi un devoir d’entendre celle des autres.
C’est ce qu’affirme la Cour européenne des droits de l’homme. Si elle reconnaît, dans son arrêt Otto-Preminger Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, l’existence d’un "droit à la jouissance paisible de la liberté de religion", elle ajoute que les croyants "doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation de doctrines hostiles à leur foi". Le discours provocateur est lui-même protégé par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme qui garantit la liberté d’expression. La Cour précise donc que la liberté d’expression doit être garantie avec d’autant plus de rigueur que les propos contestés "heurtent, choquent ou inquiètent". En montrant à ses élèves les caricatures de Mohamet, Samuel Paty leur enseignait que la liberté d’expression n’existe que dans le respect des opinions et convictions d’autrui.
L’assassinat du professeur Samuel Paty intervient durant le procès Charlie, et l’on se souvient qu’il y a quelques jours à peine, quelques journaux, dont L’Express et Marianne, publiaient une nouvelle fois les Caricatures de Mahomet. Comme lors de la première publication, des voix se s’élevaient alors pour protester, appeler à l’auto-censure au nom du respect des convictions religieuses de la communauté musulmane. Derrière ces appels à l’auto-censure apparaît le spectre du blasphème, notion qui devrait pourtant avoir disparu dans un État qui fait figurer le principe de laïcité dans l’article premier de sa constitution.
Le blasphème, une notion ignorée du droit positif
Le blasphème ne saurait exister, comme règle juridique, que dans un État apportant une protection judiciaire à une ou plusieurs religions, négation même du droit français qui repose sur la séparation des églises et de l’État. En d’autres termes, le blasphème n’existe pas dans notre système juridique. Lors de l’affaire « Mila », le président Macron, en déclarant que « la loi est claire, nous avons droit au blasphème », faisait ainsi un contresens juridique. Dès lors que le blasphème n’a pas de contenu juridique, le droit au blasphème n’en a pas davantage.
Pour trouver une référence au blasphème dans le droit positif, on doit remonter à la Restauration, précisément au règne de Charles X. En 1825, fut votée une loi sur le sacrilège. Le projet prévoyait la condamnation à mort par décapitation, après avoir eu la main coupée, de tout profanateur, notamment lorsque la profanation touchait des hosties consacrées. Après débats, ce châtiment fut finalement « adouci » en peine de mort, après amende honorable. La loi se heurtait cependant à l'opposition des doctrinaires, partisans d’une séparation du temporel et du spirituel. Lanjuinais déclarait que la loi n'a pas à sanctionner les offenses à Dieu, dont lui seul est juge. Benjamin Constant, de religion protestante, affirmait que ce texte reposait sur une croyance qu'il ne partageait pas, et qu'il avait le droit de ne pas partager. La loi fut finalement votée mais jamais appliquée et elle disparut avec la Révolution de 1830.
La loi ironiquement qualifiée "de justice et d'amour" de 1827 visait, quant à elle, à museler la presse en cas de propos offensants pour la religion. Il s'agissait de soumettre toute publication à l'autorisation préalable du ministre de l'intérieur, et donc d’instaurer un régime de censure de la presse. La loi fut votée après bien des difficultés, et tellement modifiée par la Chambre des pairs que le gouvernement Villèle décida finalement de la retirer. Ce texte est la dernière tentative du droit français pour sanctionner juridiquement le blasphème.
La lapidation pour blasphème du fils de Chelomit. Marin de Vos (école). XVIIe s.
Un blasphème insidieux
Ceux qui appellent aujourd’hui à la censure ou à l’auto-censure sont les dignes successeurs des parlementaires de 1827. Comme eux, ils souhaitent porter atteinte à la liberté d’expression, dans le but de protéger la paix religieuse. Mais peut-on parvenir à ce résultat, au prix d’une atteinte à "la libre communication des pensées et des opinions » consacrée dans l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ?
Le blasphème est pourtant de retour, de manière relativement marginale sur le plan strictement juridique. La Cour européenne des droits de l’homme n’interdit pas aux États de le conserver dans leur système juridique. Dans son arrêt E.S. c. Autriche du 25 octobre 2018, elle ne voit pas d'atteinte à la liberté d'expression dans l'infraction de "dénigrement de doctrine religieuse", figurant dans le code criminel autrichien et passible d'une peine de six mois d'emprisonnement. La Cour affirme toutefois le caractère particulier d’une jurisprudence qui s’applique dans États dont la population pratique massivement la religion catholique. Elle laisse ainsi subsister, étrangement le blasphème comme instrument de puissance d’une communauté religieuse ultra-majoritaire.
Mais le retour du blasphème se manifeste surtout de manière insidieuse. Sa sanction n’est alors pas organisée par la loi mais par l’opinion, ou plutôt par une frange particulièrement militante de l’opinion et qui entend bien imposer son point de vue en saturant l’espace médiatique. L’analyse, purement rhétorique, consiste à invoquer le principe de non-discrimination pour porter atteinte à l’égalité devant la loi. C’est ainsi que l’on s’appuie sur la liberté religieuse pour justifier la soumission des femmes imposée par un islam rigoriste qui leur interdit de s’habiller comme elles le souhaitent ou de sortir seules. Toute mise en cause de ces prohibitions formulée au nom de l’égalité devant la loi est alors présentée comme une atteinte intolérable à la liberté religieuse, et donc comme une discrimination. Le blasphème est donc latent, car toute atteinte aux convictions religieuses, quelles qu’elles soient, est présenté comme discriminatoire. Cette rhétorique est admirablement résumée par Elisabeth Badinter : « « On ferme le bec de toute discussion sur l'islam en particulier ou sur d'autres religions avec la condamnation absolue que personne ne supporte : "Vous êtes raciste ou vous êtes islamophobe, taisez-vous !" Et c'est cela que les gens ne supportent plus : la peur, pour des gens de bonne foi, qu'on puisse penser que vous êtes raciste ou anti-musulman fait que vous vous taisez".
Les pompiers pyromanes
Cette rhétorique de la non-discrimination a connu un large succès, notamment au sein d’instances comme l’Observatoire de la laïcité, pourtant chargé de garantir le respect du principe de laïcité. Ses travaux en témoignent largement, par exemple l’ « étude » dans laquelle l’Observatoire affirme que les jeunes participant au service national universel peuvent arborer des signes religieux, exiger dans les menus des internats " des plats contenant de la nourriture confessionnelle", invoquer le jeûne religieux pour être dispensé d'activités physiques etc. Il s’agit donc d’écarter le principe de laïcité, et la neutralité qui en est le mode d’organisation, dans une politique publique pourtant destinée à former des citoyens républicains. Confier la protection de la laïcité à l’Observatoire revient ainsi, concrètement, à nommer un pyromane à la tête des pompiers.
Ce discours cherche sa légitimité dans des exemples étrangers. Il s’inspire du droit américain, tout d’abord, dont l’objet est de protéger les religions des ingérences de l’État, et qui affirme une liberté de culte quasiment absolue. Le droit français est pourtant bien différent, car il poursuit la finalité inverse qui est de protéger l’État des ingérences de la religion. Surtout, cette vision absolutiste de la liberté de culte est prônée par certaines organisations internationales, dont le Conseil des droits de l’homme, rattaché aux Nations Unies. En 2008, il votait une résolution "relative à la lutte contre la diffamation des religions" invitant les États à intégrer dans leur droit positif des dispositions destinées à lutter contre une telle diffamation, c’est-à-dire concrètement, à sanctionner pénalement le blasphème. La France n’a évidemment pas voté ce texte, d’ailleurs dépourvu de toute puissance juridique.
Le blasphème est donc de retour, fruit d’un travail de véritables apprentis-sorciers. Derrière un discours en apparence libéral prônant le respect de la liberté religieuse, se cache la recherche d'une segmentation communautaire de la société. Derrière ce respect affiché des communautés religieuses se cache finalement le refus de tout discours déviant ou simplement ironique. C’est exactement ce que le Professeur Samuel Paty s’efforçait d’expliquer à ses élèves, et c’est pour cela qu’il est mort.
Sur le principe de laïcité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, sections 1 et 2.