Le 31 août 2023, le ministre de l'Éducation nationale, Gabriel Attal, signait une circulaire intitulée "Principe de laïcité à l'École - Respect des valeurs de la République". Elle indiquait aux professeurs et aux responsables d'établissement la conduite à tenir face à "la montée en puissance du port de tenues de type abaya ou qamis". Elle se fondait sur l'article L 141-5-1 du code de l'éducation qui reprend la loi du 15 mars 2004. Ces dispositions affirment que "le port de signes ou tenues par lesquelles les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit".
Les partisans de l'abaya ont fait ce qu'ils ont pu pour obtenir la suspension de la mise en oeuvre de la circulaire par deux actions successives en référé. La première, du 7 septembre 2023, reposait sur le référé-liberté, la seconde du 25 septembre suivant était un référé-suspension. Dans les deux cas, le juge a écarté la requête, au motif que le ministre avait pu fonder la circulaire sur la loi du 15 mars 2024 interdisant le port de signes religieux dans les établissements scolaires publics.
Le Conseil d'État, intervenant au fond le le 27 septembre 2024, confirme la légalité des dispositions de la circulaire qui interdit le port de ce type de vêtement et organise une procédure de dialogue avec l'élève. C'est seulement lorsque celle-ci refuse de retirer son abaya qu'une procédure d'exclusion peut être engagée. Cette exclusion éventuelle n'interdit pas à l'intéressée de poursuivre ces études dans un établissement privé religieux.
Une manifestation ostensible d'une appartenance religieuse
Le moyen essentiel développé par les associations requérantes était déjà celui utilisé en référé. Aux yeux des associations requérantes, l'abaya n'est pas un vêtement religieux et ne saurait donc être interdite sur le fondement de la loi du 15 mars 2004. Beaucoup de commentateurs continuent d'ailleurs d'affirmer que cette tenue n'est pas "intrinsèquement religieuse".
Sans doute n'ont-ils pas bien lu la loi de 2004, car le législateur s'est bien gardé de qualifier de "religieux" tel ou tel vêtement. Il se borne à interdire les signes ou tenues "par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse". L'appréciation du caractère religieux repose finalement sur deux critères.
La perception des tiers
Le premier réside dans la perception des tiers qui voient la tenue comme religieuse. Dans un arrêt M. Singh du 5 décembre 2007, le Conseil d'État, saisi du cas d'un élève portant le turban sikh, écartait déjà le moyen reposant sur le caractère traditionnel et non pas religieux de cette coiffure. Pour le juge, le jeune lycéen "adoptait une tenue le faisant reconnaître immédiatement comme appartenant à la religion sikhe (...)". Et il ajoutait que, dans ces conditions, "l'administration n'avait pas à s'interroger sur la volonté de l'intéressé d'adopter une attitude de revendication de sa croyance ou de prosélytisme". Autrement dit, il suffit que le vêtement soit perçu comme religieux par les tiers, tout simplement parce qu'il n'est porté que par les fidèles d'une religion clairement identifiée.
La situation est clairement celle de nos porteuses d'abaya. Il n'est guère douteux en effet que seules les élèves musulmanes portent l'abaya dans une volonté d'affirmation clairement affichée.
T'as plus ton voile. Les Goguettes. 2018
L'affirmation religieuse
Le second critère repose précisément sur cette affirmation religieuse. Pour le Conseil d'État, elle ressort clairement des "remontées académiques", c'est à dire des informations provenant des établissements eux-mêmes. Alors que les signalements d'atteintes à la laïcité s'élevaient à un peu plus de 2000 en 2020-2021 et 2021-2022, ils connaissaient une forte augmentation à plus de 4700 pour l'année 2022-2023. Et le dialogue engagé avec les élèves faisait ressortir "des discours en grande partie stéréotypés, inspirés d'argumentaires diffusés sur les réseaux sociaux, élaborés pour contourner l'interdiction (...)". Le Conseil d'État montre ainsi que l'abaya n'était pas exactement un choix libre de ces jeunes élèves, mais plutôt un vêtement imposé, comme étaient imposés les éléments de langage destinés à justifier son port.
De ces éléments, le juge tire la conclusion que le ministre a exactement qualifié la situation, en affirmant que la porteuse de l'abaya "manifeste ostensiblement une appartenance religieuse".
L'ingérence dans la vie privée
Le moyen fondé sur l'atteinte à l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ne mérite pas que l'on s'y attarde, et le juge ne s'y est pas attardé. Il s'est borné à mentionner que "à supposer même que la liberté des élèves de choisir les vêtements qu'ils entendent porter en milieu scolaire", ce qui est loin d'être évident si l'on considère que beaucoup de membres du Conseil de l'Europe imposent le port de l'uniforme, il apparait évident que cette éventuelle ingérence poursuit un but d'intérêt général. Il s'agit en effet d'assurer la neutralité de l'enseignement. Et l'interdiction d'un vêtement ne saurait être considérée comme disproportionnée au regard de cette finalité.
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme n'a d'ailleurs jamais désavoué la conception française de la laïcité dans l'enseignement. Dans un arrêt du 4 décembre 2008 Dogru et Kervanci c. France, elle affirme ainsi que la laïcité est en France un "principe constitutionnel (...) auquel l'ensemble de la population adhère, et donc la défense paraît primordiale, en particulier à l'école". Dans une décision du 30 juin 2009 Aktas c. France, elle affirme ensuite que la loi du 15 mars 2004 vise précisément à garantir cette sanctuarisation de l'école.
Soulevé à propos de l'abaya, le moyen était donc faible et le Conseil d'État l'écarte rapidement.
Comme bien souvent, les associations musulmanes, et les divers groupements qui les soutiennent, sont ainsi victimes d'un effort boomerang. En voulant nier le principe de laïcité, elles obtiennent sa réaffirmation, clairement énoncée dans l'arrêt. Malgré les coups de butoir infligés par différentes associations, le principe de laïcité résiste donc avec vaillance, et avec le soutien, une nouvelle fois affirmé, du Conseil d'État.