On songe à la belle formule de Jean Rivero accusant le Conseil de "
filtrer le moustique et laisser passer le chameau", formule employée à propos de la décision du Conseil du 20 juin 1981. A l'époque, il s'agissait de la décision sur la loi Sécurité et Liberté, premier texte résolument sécuritaire. A l'époque déjà, le Conseil avait censuré quelques points de détail et laisser passer quelques atteintes graves aux libertés publiques. La situation est exactement identique.
Le budget de la CNCTR
Le premier de ces points de détail est la disposition relative aux crédits de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), nouvelle autorité administrative indépendante chargée de donner un avis sur les demandes d'accès aux données personnelles formulées par les services de renseignement. La commission est donc plus administrative qu'indépendante, dès lors que l'autorisation est finalement donnée par le Premier ministre.
Que l'on ne s'y trompe pas. Le Conseil ne s'interroge pas sur l'indépendance de l'institution, mais sur son budget. Le programme auquel il est rattaché doit figurer dans la loi de finances et non pas dans la loi ordinaire. Empiétant sur des compétences réservées à la loi de finances, la disposition est donc déclarée non conforme à l'article 34 de la Constitution. On apprend à cette occasion que le budget de cette institution est rattaché au programme "
Protection des droits et libertés" de la mission "
Direction de l'action du gouvernement". S'agirait-il d'une forme particulière d'humour administratif ? En tout cas, il suffira au gouvernement d'intégrer ce budget dans la future loi de finances pour résoudre la question.
La surveillance internationale
Le deuxième élément censuré concerne la surveillance des communications émises ou reçues à l'étranger, surveillance que la loi autorise au nom des "
intérêts fondamentaux de la Nation". Ces interceptions font l'objet d'un régime dérogatoire qui devait figurer dans l'article L 854-1 du Code de la sécurité intérieure (CSI). Contrairement à ce qu'il a fait pour le régime général de surveillance, le législateur n'a pas défini les conditions d'exploitation, de conservation et de destruction des données mais s'est borné à renvoyer ces questions à un décret en Conseil d'Etat.
En déclarant ces dispositions non conformes à la Constitution, le Conseil constitutionnel se borne à appliquer sa jurisprudence sur l'incompétence négative. Dans sa
décision du 13 mars 2003, il affirme ainsi qu'il appartient au législateur, et à lui seul, d'assurer la conciliation entre les nécessités de l'ordre public et le respect de la vie privée. Là encore, il suffira au législateur de réparer cet oubli dans une des nombreuses lois "fourre-tout", portant diverses dispositions sur tout et rien qui sont votées en fin d'année.
La procédure d'urgence opérationnelle
La troisième et dernière disposition déclarée non conforme à la Constitution est présentée comme plus importante par les premiers commentateurs de la décision. Elle porte sur la procédure qualifiée d'"urgence opérationnelle". Elle autorise les services de renseignement à déroger à la procédure d'autorisation du Premier ministre après avis de la CNCTR. Ils peuvent donc utiliser directement les instruments de captation de données, par exemple pose de balises ou interceptions des conversations téléphoniques, "
en cas d'urgence liée à une menace imminente ou à un risque très élevé de ne pouvoir effectuer l'opération ultérieurement". Dans ce cas, la CNCTR et le Premier ministre sont simplement informés de l'opération et la demande d'autorisation sera déposée dans les 48 heures qui suivent.
En l'espèce, le Conseil exerce son contrôle de proportionnalité et considère que cette procédure d'urgence opérationnelle porte une atteinte "
manifestement disproportionnée au droit au respect de la vie privée et au secret des correspondances". Ce contrôle de proportionnalité n'a rien de nouveau et le Conseil l'a, par exemple, exercé dans sa
décision rendue sur QPC le 16 septembre 2010 à propos du fichier des empreintes génétiques.
On ne peut cependant s'empêcher de se demander pourquoi le contrôle de proportionnalité ne fonde qu'une seule déclaration d'inconstitutionnalité dans la loi alors qu'il est utilisé à plusieurs reprises. Le recours à la géolocalisation, la réquisition de données techniques auprès des opérateurs, l'interception des données circulant sur les réseaux téléphoniques par utilisation de l'IMSI Catcher, toutes ces prérogatives sont considérées comme ne portant pas une atteinte "
manifestement disproportionnée" au droit au respect de la vie privée. Seule est sanctionnée la procédure d'urgence opérationnelle, qui pourtant n'était pas mentionnée dans la lettre de saisine des parlementaires.
Certes, cette lacune n'empêche pas le Conseil de se saisir de ce moyen, d'autant que la saisine du Président de la République l'invitait à se pencher sur l'ensemble du texte. Il est néanmoins possible que les parlementaires ne l'aient pas mentionné, tout simplement parce que cette disposition législative était inutile. D'une manière générale, les théories de l'urgence et des circonstances exceptionnelles ont toujours permis à l'autorité administrative d'agir de son propre chef, même sans titre formel de compétence. En l'espèce, rien n'interdit d'ailleurs au Premier ministre de déléguer aux différents responsables des services de renseignement une compétence pour agir en son nom dans l'hypothèse d'une situation d'urgence opérationnelle. Autrement dit, la disposition peut être d'autant plus facilement déclarée inconstitutionnelle que son absence dans la loi n'empêche pas la mise en oeuvre du dispositif d'urgence qu'elle prévoit.
Guy Béart. Allo tu m'entends ? 9 février 1967
Le mépris du juge judiciaire
Evoquant le chameau que le Conseil constitutionnel laisse passer, on ne reviendra pas sur tous les points validés par le Conseil constitutionnel, mais seulement sur le plus grave d'entre eux : le mépris affiché à l'égard du juge judiciaire.
L'
article 66 de la Constitution énonce que l'autorité judiciaire est "
gardienne de la liberté individuelle". Or, le juge judiciaire est totalement absent de la loi renseignement.
Pour encadrer les pratiques des services, elle
prévoit la double intervention de
la CNCTR et du Conseil d'Etat.
La première n'intervient que pour faire des "
recommandations" sur les demandes
de captation de données personnelles et le pouvoir de décision
appartient au ministre compétent. Le second peut certes être saisi par une personne qui craint que ses données personnelles fassent l'objet d'une captation, mais il se borne à faire des "
vérifications" dont l'intéressé ignore le contenu.
Depuis la
décision rendue par le Conseil constitutionnel le 23 janvier 1987, il n'est pas impossible d'établir un bloc de compétence au profit du juge administratif, à la condition toutefois qu'il soit justifié par une préoccupation de "
bonne administration de la justice". En écartant l'intervention du juge judiciaire, le Conseil fait donc une lecture extensive de cette jurisprudence, mais aussi, et c'est plus grave, une interprétation étroite du principe de sûreté.
Le refus de l'Habeas Data
L'article 66 énonce que "
nul ne peut être arrêté ni détenu", et la lecture qui en est faite conduite à limiter l'intervention du juge judiciaire aux cas d'arrestation et d'internement abusifs. Le Conseil constitutionnel, dans sa
décision QPC du 17 décembre 2010 impose ainsi l'intervention du juge judiciaire dans le cas d'une détention arbitraire. Il en fait de même dans sa
décision sur la géolocalisation du 25 mars 2014,
affirmant ainsi que le recours à ce procédé de repérage doit être décidé
par le juge judiciaire. Il s'agit cependant d'une géolocalisation utilisée lors d'une enquête judiciaire visant à arrêter les auteurs d'une infraction, et non pas d'une géolocalisation utilisée par les services de renseignements pour surveiller des personnes considérées comme dangereuses pour la sécurité publique.
Reste que, dans un cas le recours à la géolocalisation bénéficie de la garantie du juge judiciaire, alors que dans l'autre cas il est soumis à un contrôle, d'ailleurs modeste, du Conseil d'Etat. On avait espéré que le Conseil profiterait de l'occasion qui lui était donnée par cette saisine pour consacrer le principe d'Habeas Data et affirmer ainsi que la protection des données personnelles est, en soi, un élément de la sûreté, justifiant l'intervention du juge judiciaire. Le Conseil a refusé de saisir cette opportunité et la grande décision attendue n'est pas intervenue. Au contraire, la décision se caractérise par sa sécheresse, sa tendance à privilégier l'affirmation sur l'explication, son absence totale de réserve d'interprétation qui aurait pu guider l'application de la loi.
A dire vrai, on pouvait s'y attendre. Cette décision doit aussi être lue à travers l'influence qu'exerce le Conseil d'Etat sur le Conseil constitutionnel. Il ne s'agit pas seulement d'une influence liée à des relations de proximité que personne n'ignore. Il s'agit aussi d'une influence dans ce que l'on pourrait qualifier d'ingénierie contentieuse. Les méthodes du revirement sont à peu près identiques, ce qui signifie que les changements de jurisprudence se produisent généralement en deux temps. Le juge commence par faire référence à un principe nouveau pour l'écarter dans une première décision. C'est seulement dans une seconde décision qu'il l'applique de manière positive. En l'espèce, il était peu probable que le Conseil constitutionnel déclare inconstitutionnelles des dispositions donnant lieu à un débat fortement médiatisé, sur le fondement d'une nouvelle interprétation du contenu du principe de sûreté.
Cette frilosité est d'autant plus fâcheuse que, deux jours avant la décision, le Comité des droits de l'homme des Nations Unies avait publié ses "
Observations finales" concernant le 5è rapport périodique remis par la France pour dresser le bilan de sa mise en oeuvre du Pacte de 1966 sur les droits civils et politiques. Il faut reconnaître que le Comité use d'un discours un peu rugueux. Il se montre "
préoccupé" des pouvoirs conférés aux services de renseignement par la loi qui vient d'être votée. A ses yeux, elle octroie "
des pouvoirs excessivement larges de surveillance très intrusive aux services de renseignement sur la base d'objectifs vastes et peu définis, sans autorisation d'un juge et sans mécanisme de contrôle adéquat et indépendant". Ne rêvons pas, ces propos n'ont pas été tenus par le Conseil constitutionnel...mais il pourraient, dans un avenir plus ou moins proche, être mentionnés devant la Cour européenne des droits de l'homme.