La Cour constitutionnelle russe a rendu,
le 14 juillet 2015, une décision autorisant les autorités russes à ne pas appliquer une décision de la Cour européenne des droits de l'homme, lorsque celle-ci est contraire à la constitution. Immédiatement, la luxembourgeoise Anne Brasseur, Présidente de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, l'a
vivement condamnée, en affirmant que "
l'exécution des arrêts de la Cour de Strasbourg est une obligation
juridiquement contraignante pour tous les Etats parties à la Convention
européenne des droits de l’homme".
Un contexte conflictuel
Ces évènements s'inscrivent dans un contexte de grave tension entre la Russie et le Conseil de l'Europe. Dans un
arrêt du 25 juillet 2014 Khodorkovski et Lebedev c. Russie, la Cour européenne a condamné la Russie pour le caractère inéquitable de la condamnation du dirigeant du groupe Ioukos pour fraude fiscale et diverses malversations financières. Le procès avait finalement permis le démantèlement de Ioukos et l'emprisonnement de son dirigeant, l'un des opposants les plus déterminés à Vladimir Poutine mais aussi l'un des oligarques les plus puissants de Russie. En 2014, la Russie est condamnée par la Cour à payer la somme considérable 2, 7 milliards de dollars aux anciens actionnaires de Ioukos. Cette condamnation est très mal perçue en Russie. Elle intervient après que le principal condamné ait été gracié et qu'il ait trouvé asile en Suisse, le démantèlement de Ioukos étant considéré comme un élément positif de la lutte contre les oligarques.
Un second élément contextuel réside évidemment le conflit ukrainien qui s'est imposé dans les relations entre la Russie et le Conseil de l'Europe. En janvier 2015, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) a décidé de suspendre tous les pouvoirs de la délégation russe, y compris le droit de vote. La décision a été prise après un débat assez vif entre ceux qui souhaitaient adopter des sanctions modérées et maintenir le dialogue avec la Russie et les opposants les plus déterminés à ce pays, ukrainiens, géorgiens, polonais, baltes et britanniques. Ce sont ces derniers qui l'ont emporté et la Russie a décidé, en conséquence, de ne plus participer aux travaux de l'APCE jusqu'à fin 2015. Doit-on considérer cette situation comme un succès diplomatique ?
La Belle de Moscou (Silk Stockings). Rouben Mamoulian 1957
Sweet Siberia. Peter Lorre, Joseph Buloff, Jules Mushin
La hiérarchie des normes
L'analyse politique, comme souvent, a surtout pour conséquence d'écarter, voire de disqualifier, l'analyse juridique. L'idée générale est que Poutine et un dictateur, et que l'analyse de la Cour constitutionnelle russe ne mérite pas que l'on s'y attarde. Or force est de constater qu'elle formule seulement un principe de hiérarchie des normes, principe absolument identique à celui qui existe en droit français. La Cour suprême russe affirme en effet que "la Convention européenne des droits de l'homme et les décisions de la CEDH qui se fondent sur cette Convention ne peuvent pas supprimer la primauté de la Constitution russe".
La Russie est liée par
l'alinéa 1 de l'article 46 de la Convention européenne, par laquelle "
les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties". La Présidente de l'APCE se réfère précisément à cet article pour condamner la décision de la Cour constitutionnelle russe.
Il est vrai que les autorités russes sont liées par ces dispositions et la Cour constitutionnelle ne le nie pas. Au regard du droit russe, elles ont valeur conventionnelle, mais uniquement conventionnelle. Comme en droit français, la Convention européenne s'impose à la loi, principe affirmé par l'article 15 § 4 de la
Constitution russe. En revanche, un traité ne saurait s'imposer à la Constitution dont l'article 15 § 1 affirme qu'elle est la norme suprême de la Fédération de Russie. En entrant en fonctions, les juges prêtent ainsi le serment de n'être soumis qu'à la Constitution.
La situation russe est sensiblement identique à celle qui existe en droit français, et pas très éloignée de
celle qui existe au Royaume-Uni. Dans le cas britannique, on sait que la norme suprême est la loi, puisqu'il n'existe pas de constitution, au sens formel du droit. C'est donc une loi, le
Human Rights Act de 1998, qui impose aux juridictions britanniques d'appliquer le droit de la Convention européenne des droits de l'homme. Il suffit donc au Parlement de voter une autre loi pour décider de ne pas appliquer la jurisprudence de la Cour. Etrangement, la menace britannique de voter une loi qui permettrait aux tribunaux d'écarter la jurisprudence de la Cour n'est pas accueillie par la Présidente de l'APCE avec la même sévérité que la décision de la Cour constitutionnelle russe. Et le comique de la situation réside dans le fait que les Britanniques, qui sont les premiers à vouloir se soustraire au système de la Convention européenne, sont aussi les premiers à vouer les Russes aux gémonies pour avoir fait... la même chose.
La situation identique du droit français
Quoi qu'il en soit, la question posée par la Cour constitutionnelle russe mérite mieux que le désormais traditionnel "Poutine Bashing". Elle devrait surtout intéresser les juristes français. Car le droit français risque de se trouver dans une situation comparable de non conformité d'une décision de la Cour européenne avec la Constitution française.
Prenons un exemple au hasard, celui de la composition du Conseil constitutionnel. L'article 56 al. 2 de la Constitution prévoit expressément l'existence en son sein de membres de droit, c'est-à-dire des anciens Présidents de la République. Imaginons qu'un requérant dont la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a été écartée par le Conseil constitutionnel saisisse la Cour européenne après avoir épuisé les recours possibles en droit interne. Il existe alors de fortes chances que la Cour estime que la décision viole le droit à un juste procès. La composition du Conseil constitutionnel porte en effet atteinte au principe d'impartialité "objective". Il signifie que l'organisation même de la juridiction doit apparaître impartiale afin d'inspirer la confiance. Il est clair que la présence des anciens Présidents de la République dans une institution chargée de juger des lois auxquels ils ont apporté un soutien politique durant leurs fonctions ne semble guère conforme à ce principe d'impartialité "objective".
Imaginons donc que la Cour européenne sanctionne la composition du Conseil constitutionnel, telle qu'elle est organisée par la Constitution elle-même. Rien n'oblige, dans ce cas, les autorités françaises à se plier à la décision de la Cour, dès lors que la composition du Conseil est fixée par la norme suprême. La modification de la Constitution ne saurait d'ailleurs intervenir par la seule volonté de la Cour européenne. Elle ne peut être le fruit que d'un consensus politique, puisqu'elle ne peut être acquise que par une majorité des 3/5è du Congrès après une vote en termes identiques de chaque assemblée parlementaire, ou un référendum. On sait que le Président Hollande a essayé d'initier une telle réforme. Il s'est alors heurté à une opposition farouche de l'UMP qui ne voulait surtout pas empêcher Nicolas Sarkozy de siéger au Conseil, à sa convenance, s'il le souhaite, quand il le souhaite, et sans se plier à l'obligation de réserve qui a précisément pour fonction d'assurer le respect du principe d'impartialité.
L'hypothèse d'une contradiction entre la jurisprudence de la Cour européenne et la Constitution ne relève pas de la fiction. Elle peut se produire aujourd'hui, ou demain, sur la composition du Conseil constitutionnel, ou sur un autre sujet. Elle peut se produire au Royaume-Uni, en France, et dans d'autres pays. La Cour constitutionnelle russe a osé affirmer la supériorité de la Constitution sur un traité, situation qui existe dans bon nombre de pays membres du Conseil de l'Europe.
En revanche, on ne peut qu'être surpris de la vivacité des réactions, y compris au sein du Conseil de l'Europe et notamment de l'Assemblée parlementaire. On pensait que le Conseil de l'Europe avait pour mission d'établir un standard européen des libertés, chaque pays progressant sur ce point à un rythme différent. La Russie a ratifié la Convention en 1998, c'est-à-dire tout récemment si l'on considère qu'elle est entrée en vigueur en 1953 pour les membres fondateurs. Des progrès ont été faits, d'autres doivent encore être faits.
Pense-t-on sérieusement que les droits de l'homme progresseront plus rapidement en Russie si ce pays est stigmatisé, mis à l'écart du Conseil de l'Europe, tout simplement parce que sa Cour constitutionnelle affirme la primauté de la Constitution sur le traité ? On a certes le droit de ne pas aimer Vladimir Poutine, et il faut bien reconnaître qu'il ne fait pas toujours tout pour attirer la sympathie, mais, en l'occurrence, il s'agit de sanctionner un Etat, pas son dirigeant. La situation a quelque chose d'étrangement régressif. Comme si le Conseil de l'Europe, né en 1949 pour
affirmer un modèle européen libéral face à à ce qui était en train de
devenir le "Rideau de fer" n'avait qu'une seule idée : revenir à la Guerre Froide.
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