« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 8 décembre 2011

"Directive retour" et peine d'emprisonnement

L'arrêt Achughbabian rendu par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) le 6 décembre 2011 était très attendu par tous ceux qui s'intéressent aux droits des étrangers. En l'espèce, l'affaire est parfaitement banale. L'intéressé est interpellé en juin 2011 sur la voie publique, lors d'un contrôle d'identité. Il est placé en garde à vue et fait ensuite l'objet d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière. Il est alors placé en rétention pour une durée de quinze jours, le temps d'organiser concrètement son voyage. 

Le requérant conteste cette procédure en invoquant la non conformité à la "directive retour"* de l'article L 621-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA). Celui-ci punit d'une amende de 3750 € et d'une peine d'emprisonnement d'une année le ressortissant étranger non communautaire qui est entré et/ou a séjourné irrégulièrement sur le territoire. C'est parce qu'il est soupçonné d'avoir commis cette infraction que M. Achughbabian a été placé en garde à vue. 

Les grandes espérances de l'arrêt El Dridi

Comme son nom l'indique, la "directive retour" a pour objet de développer une politique "efficace" d'éloignement des étrangers en situation irrégulière, c'est à dire une politique qui les dissuade de revenir sur le territoire. L'idée est donc d'organiser  une reconduite aussi rapide que possible,"dans des conditions les moins coercitives possibles". L'article 15 de ce texte précise que les autorités "peuvent uniquement placer en rétention", "pour une durée aussi brève que possible" (art. 15), le ressortissant étranger, le temps de préciser sa situation juridique et d'organiser son départ. La question est donc posée de la conformité de l'article L 621-1 CESEDA à la directive, celle ci semblant exclure toute peine d'emprisonnement de nature à retarder la mesure d'éloignement. 

L'argument de l'incompatibilité s'appuie sur la jurisprudence Hassen El Dridi de la CJUE, intervenue le 28 avril 2011, soit moins de deux mois avant l'interpellation de monsieur Achughbabian. Dans une situation à peu près identique, mais intervenue en Italie, la Cour de Luxembourg a considéré que la directive européenne doit être interprétée comme interdisant à un Etat membre de prévoir, dans son système juridique, une peine d'emprisonnement pour le seul motif que le ressortissant demeure sur le territoire en violation d'une mesure lui ordonnant de le quitter. 

Depuis la jurisprudence El Dridi, beaucoup de spécialistes français du droit des étrangers attendaient l'application de cette interprétation au droit français. La décision Achughbabian cristallisait donc leur désir de voir sanctionner directement le principe même de la pénalisation du maintien irrégulier sur le territoire. 

Ces espoirs sont aujourd'hui déçus, car l'arrêt Achughbabian réduit le champ de la jurisprudence El Dridi, comme si la Cour avait le sentiment d'avoir été trop loin. 

Jean Joseph Taillasson. 1745-1809
Timoléon, à qui les Syracusiens amènent des étrangers

Les ambiguïtés de l'arrêt Achughbabian 

La Cour précise en effet que cette interdiction de prévoir une peine d'emprisonnement pour l'irrégularité du séjour ne s'applique que lorsque l'étranger n'a pas fait l'objet d'une procédure d'éloignement. La Cour prévoit ainsi une gradation dans ce domaine : l'Etat doit commencer par organiser le retour de l'étranger. C'est seulement si ce dernier parvient à se maintenir sur le territoire malgré la mesure d'éloignement, ou à y revenir irrégulièrement, qu'une peine d'emprisonnement peut être envisageable. Autrement dit, l'emprisonnement pour séjour irrégulier peut succéder à une mesure d'éloignement, mais jamais la précéder ou s'y substituer.

Par ailleurs, la Cour affirme que la directive de 2008 n'interdit pas le placement en garde à vue, lorsqu'il est nécessaire de s'informer sur la situation de la personne. Cette phase de clarification est en effet indispensable à l'efficacité de la politique de retour, qui est l'objet même de la directive. Cette analyse est réalisée au prix d'une grande ambiguité sur le rôle de la garde à vue. En principe, celle-ci n'est décidée que lorsqu'il y a lieu de croire qu'une personne a commis un crime ou un délit puni d'une peine d'emprisonnement. Or cette infraction n'est encore qu'hypothétique à ce stade, puisque la procédure d'éloignement ne fait que commencer. Et nul n'ignore que, dans la plupart des cas, la garde à vue est surtout utilisée pour organiser la mesure d'éloignement et non pas pour enquêter sur une éventuelle infraction. 

Contrairement à ce qui était attendu, l'arrêt Achughbabian ne déclare pas contraires à la Convention les dispositions prévoyant une peine d'emprisonnement pour séjour illicite, dès lors qu'elle intervient à l'issue d'une procédure d'éloignement qui a échoué. Il n'interdit pas davantage la garde à vue des personnes en situation irrégulière ou soupçonnées de l'être. Il se borne à imposer une réécriture des dispositions en vigueur, pour tenir compte des précisions qu'il apporte. 

Il est vrai que ceux qui espéraient une censure de l'article L 621-1 du CESEDA ont encore quelque espoir, puisqu'une QPC a été soumise au Conseil constitutionnel pour faire reconnaitre son inconstitutionnalité au regard du principe de nécessité des peines pénales posé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Ce n'est pas gagné.  



mardi 6 décembre 2011

Laïcité et neutralité, les suites de "Baby Loup"

Une proposition de loi déposée en octobre par madame Françoise Laborde, sénatrice de Haute-Garonne (parti radical) devrait être discutée devant la Chambre haute dans les jours prochains. Son objet "d'étendre l'obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance et à assurer le respect du principe de laïcité".

Laïcité et neutralité, définitions.

Cette formulation présente l'avantage de préciser clairement l'articulation entre la laïcité et la neutralité, deux notions que la plupart des commentateurs emploient indifféremment. 

La laïcité est un principe d'organisation de l'Etat, qui implique la séparation entre la société civile et la société religieuse. Elle suppose à la fois l'indépendance de la société civile à l'égard des institutions religieuses et la neutralité de l'Etat en matière spirituelle. Elle a pour conséquence la liberté entière de l'individu, dont les convictions religieuses, comme d'ailleurs l'absence de convictions, ne relèvent que de lui-même et n'intéressent pas l'Etat. La laïcité consiste donc à faire passer la religion de la sphère publique à la sphère privée. 

La neutralité est une règle d'organisation du service public qui découle du principe d'égalité. Elle ne concerne pas exclusivement les convictions religieuses et a donc un champ d'application plus large que le principe de laïcité. Présentée par le Conseil constitutionnel comme le "corollaire du principe d'égalité" dans sa décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986, le principe de neutralité interdit que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. Il se rattache aux célèbres "Lois de Rolland" qui gouvernent le fonctionnement des services publics, et le juge administratif en assure le respect, quel que soit le service public concerné. 

La conclusion définitive de l'affaire "Baby Loup"

La proposition de loi de madame Laborde n'apporte rien au droit positif, rappelé par des décisions jurisprudentielles récentes. Elle présente cependant l'intérêt de conclure l'affaire connue sous le nom de "Baby Loup". On se souvient qu'en 2008 une employée d'une crèche associative de Chanteloup-les-Vignes avait été licenciée car elle portait le voile islamique durant son activité professionnelle, en violation du règlement intérieur de l'établissement. Le Conseil de Prud'hommes de Mantes la Jolie le 13 décembre 2010, puis la Cour d'appel de Versailles le 27 octobre 2011 avaient alors également considéré que le principe de neutralité s'appliquait aux employés d'une crèche et confirmé la légalité du licenciement. 

Certains commentateurs ont critiqué cette jurisprudence en invoquant des arguments juridiques quelque peu surprenants. A leurs yeux, une employée de droit privée travaillant pour une crèche associative, donc gérée par une personne privée, ne saurait être soumise aux lois qui gouvernent le fonctionnement des services publics, et plus spécialement au principe de neutralité.

Hélas, le droit administratif ignore cette belle simplicité. Tout est malheureusement plus complexe. 

Neutralité et mission de service public

Dans l'affaire Baby Loup, la Cour d'appel de Versailles précise très clairement que l'association qui gère la crèche assure une mission de service public qui consiste notamment à " développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé" et qu'elle "s'efforce de répondre à l'ensemble des besoins collectifs émanant des familles, avec comme objectif la revalorisation de la vie locale (...) sans distinction d'opinion politique ou confessionnelle". C'est donc l'existence d'une mission de service public qui impose le respect du principe de neutralité, d'autant que cette mission s'exerce auprès d'enfants particulièrement vulnérables.

Peu importe la manière dont cette mission est assurée, selon un mode administratif ou un mode qui rapproche le service d'une entreprise commerciale. Dans le premier cas, il s'agit d'un service public administratif, dans le second d'un service public industriel et commercial, mais les deux modes de gestion sont également soumis au principe de neutralité. 

Peu importe aussi la personne qui gère le service, personne publique ou privée. La gestion d'un service public administratif par une personne privée est consacrée depuis l'arrêt Caisse Primaire Aide et Protection rendu par le Conseil d'Etat 1938. Celle d'un service public industriel et commercial est acquise depuis la décision du Tribunal des conflits de 1968 Epoux Barbier contre Air France. Rien ne s'oppose donc à ce qu'une association, personne de droit privé, assume une mission de service public, par exemple la gestion d'une crèche. La Cour de cassation (1ère Chambre civile), dans une décision du 21 juin 2005, considère d'ailleurs que le règlement intérieur d'un établissement d'enseignement privé géré par une association est tout à fait fondé à interdire le port du voile dans l'enceinte du collège. 

Au moment de l'affaire "Baby Loup", la HALDE, saisie de la question, n'avait manifestement pas compris l'articulation de ces différents modes de gestion du service public. Dans une délibération du 1er mars 2010, elle avait estimé que le règlement intérieur de la crèche était discriminatoire, considérant que les salariés d'une crèche gérée par une association ne participaient pas à une mission de service public. Elle s'était ensuite ravisée, peut être après avoir étudié la jurisprudence, dans une autre délibération du 28 mars suivant, demandant cette fois l'adoption de nouvelles règles juridiques précisant "les conditions d'application du principe de neutralité aux établissements chargés d'une ou plusieurs missions de service public". Il est vrai qu'entre-temps la présidence de cette autorité indépendante avait changé, et que c'est finalement la HALDE elle même qui a disparu, peut être victime de cet amateurisme juridique. 

Quoi qu'il en soit, en mentionnant qu'une structure privée chargée de la petite enfance doit respecter le principe de neutralité, la proposition de loi portée par madame Laborde se borne donc à reprendre la jurisprudence existante. 

Photo de classe 1905

Neutralité et statut de l'agent

Certes, le principe de neutralité s'impose aux fonctionnaires et leur impose de ne pas manifester, même discrètement, leurs convictions politiques ou religieuses lors de leur service. En 1938, dans un arrêt Demoiselle Weiss, le Conseil estime qu'une institutrice stagiaire, donc déjà fonctionnaire, peut organiser des conférences religieuses hors de l'Ecole normale où elle poursuit ses études, à la seule condition de n'en faire aucune mention dans son activité professionnelle. A l'inverse, les convictions anti-religieuses doivent faire l'objet de la même réserve, et un instituteur peut être sanctionné pour avoir tenu des propos très anti-cléricaux à ses élèves (tribunal des conflits 2 juin 1908 Morizot). 

Dès lors qu'il s'agit de respecter l'égalité devant le service et les convictions de chacun, le principe de neutralité s'applique aussi aux agents  contractuels de droit public ou de droit privé. C'est ainsi que, dans un arrêt du 3 mai 2000, le Conseil d'Etat estime qu'une surveillante intérimaire doit le respecter dans les mêmes conditions et ne peut donc être autorisée à porter un signe distinctif de son appartenance à une religion, quelle qu'elle soit. 

De même, une personne qui se borne à encadrer bénévolement une sortie scolaire est soumise à l'obligation de neutralité. On sait que le tribunal administratif de Montreuil, dans une décision du 23 novembre 2011, a validé le règlement intérieur d'une école élémentaire imposant aux parents volontaires pour accompagner ces sorties " de respecter dans leur tenue et leurs propos la neutralité du service public". Cette apparente rigueur est tout à fait conforme au droit positif, dès lors que ces parents sont considérés, pendant qu'ils exercent cette mission bénévole, comme des collaborateurs occasionnels du service public. Ils bénéficient donc de la garantie de l'Etat en cas de dommage, mais sont également soumis aux contraintes qui sont celles du service public. 

Enfin, le droit positif considère même qu'une entreprise purement privée peut imposer certaines restrictions aux droits des personnes de manifester leur appartenance à une religion, dès lors que ces restrictions sont "justifiées par la nature des tâches à accomplir et proportionnées au but recherché". La Cour d'appel de Paris, dans une décision du 16 mars 2001, fait directement référence au principe de neutralité pour reconnaître la légalité du réglement intérieur impose de telles obligations aux salariés en contact avec la clientèle. 

Dans l'affaire "Baby Loup", la Cour d'appel de Versailles n'a donc fait qu'appliquer une jurisprudence déjà ancienne, en considérant qu'une salarié titulaire d'un contrat de droit privé, employée par une association pouvait se voir imposer le strict respect du principe de neutralité. La seule mission de service public assurée par cette association suffit en effet à justifier une telle contrainte.

La proposition de loi déposée par madame Françoise Laborde ne bouleverse certainement pas le droit existant. Mais elle présente l'avantage de mettre noir sur blanc des principes issus d'une jurisprudence qui semble parfois mal comprise, ou mal interprétée. Le fait que la mission d'accueil des enfants soit expressément soumise au principe de neutralité, quelles que soient les conditions de sa mise en oeuvre, mettra fin à des débats stériles et garantira l'égalité devant le service public. 

Souvenons nous que Jules Ferry, dans sa lettre aux instituteurs du 17 novembre 1883, présentait l'obligation de neutralité comme un moyen de garantir le respect de la liberté de conscience : "Parlez à un enfant avec la plus grande réserve dès que vous risquez d'effleurer un sentiment religieux dont vous n'êtes pas juge... Vous ne toucherez jamais sans trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée qu'est la conscience de l'enfant".

La laïcité est un combat que l'on croyait gagné, mais rien n'est jamais acquis. 

dimanche 4 décembre 2011

Les secrets d'Etat en Afrique du Sud, et en France

L'assemblée sud-africaine vient de voter le Protection of State Information Bill qui a connu un grand retentissement dans la presse anglo-saxonne. Adopté par une large majorité de 229 voix pour et 107 contre, ce texte doit encore obtenir un vote positif de la chambre haute, mais celle-ci, comme la chambre basse, est dominée par l'ANC, parti du Président Zuma. Il appartiendra ensuite à ce dernier de ratifier le texte avant son entrée en vigueur. 

Cette législation a évidemment pour objet de museler la presse sud-africaine, l'une des rares sur ce continent à disposer d'un véritable journalisme d'investigation. Ses journalistes n'hésitent pas à dénoncer certains scandales de corruption qui touchent le Président Zuma et ses proches. La nouvelle loi suscite donc une grande hostilité dans la presse sud-africaine, largement relayée dans les médias internationaux, qui dénoncent, à juste titre, une législation de circonstance et particulièrement attentatoire à la liberté d'expression la plus élémentaire. 

L'Afrique du Sud, c'est loin

L'Afrique du Sud c'est bien loin, et nul n'ignore que Jacob Zuma a eu bon nombre de démêlés avec la justice de son pays. Le Protection of State Information Bill est généralement présenté comme l'instrument d'une classe politique corrompue, surtout préoccupée de cacher ses turpitudes au corps électoral. Rien de tel, évidemment, ne pourrait arriver dans nos démocraties occidentales, attachées aux libertés publiques, respectueuses des droits des citoyens, à commencer par la liberté de presse. 

L'Afrique du Sud, c'est loin, sans doute. Mais le renforcement de la sphère de secret qui entoure l'activité des autorités publiques est un mouvement général que l'on retrouve dans les démocraties occidentales. La vigueur des attaques américaines contre Wikileaks, tant sur le plan judiciaire que financier, montre le souci de protéger la confidentialité des activités militaires et diplomatiques. En France, une décision du Conseil constitutionnel  du 10 novembre 2011, a sanctionné sur QPC les dispositions législatives prévoyant que des sites et des bâtiments entiers pouvaient être protégés par le secret de la défense nationale. Là encore, la législation sanctionnée révélait une volonté très affirmée des autorités de l'Etat de renforcer le secret, quitte à malmener fortement le principe de séparation des pouvoirs.  

Cette censure du Conseil constitutionnel a évidemment quelque chose de rassurant, même si on ne comprend pas très bien pourquoi il n'est pas allé au bout de son raisonnement en déclarant inconstitutionnelle l'opposabilité aux juges du secret défense. La loi sud-africaine a peu de chances d'être sanctionnée de la même manière, le Président Jacob Zuma venant de nommer à la présidence de la Cour constitutionnelle l'un de ses proches, le pasteur évangélique Mogoeng Mogoeng. 

Quoi qu'il en soit, la comparaison entre le texte sud africain et le droit français fait certes apparaître des différences, mais également des points communs qui peuvent sembler inquiétants. 


Bouclier Zoulou

La définition du secret

La première différence qui saute aux yeux réside dans les termes employés pour désigner les secrets que la loi se propose de protéger. Contrairement à ce qui a été évoqué dans les médias français, la loi sud-africaine ne se réfère pas au "secret de la défense nationale" mais plus largement à la 'l'"information d'Etat (State information)". Cette notion semble plus englobante, plus proche de l'obscure "raison d'Etat", alors que le "secret de la défense nationale" à la française semble plus orienté vers la seule protection des intérêts stratégiques. 

En réalité, la différence entre les deux notions est loin d'être aussi nette, dès lors qu'elles sont également définies de manière tautologique. Pour le législateur sud-africain (Chap. 2 art. 5), "l'information d'Etat" est précisément celle qui "peut être protégée comme toute divulgation, altération, destruction ou perte". Cette formulation est bien proche de celle du droit français qui considère comme "secret de la défense nationale", l'information, quel que soit son support, "qui a fait l'objet de mesures de protection destinées à restreindre sa diffusion" (art. 413-9 c. pén.). En clair, une information est classifiée parce que l'Exécutif a décidé de la classifier. 

Les peines encourues

Les deux systèmes, sud-africain comme français, prévoient trois niveaux de classification, confidentiel, secret et très secret.  De la même manière, ils organisent une procédure d'accès reposant à la fois sur une habilitation accordée par les autorités publiques et sur l'intérêt à en connaître, c'est à dire le besoin qui justifie la communication du document classifié. Une autorité "indépendante" est chargée de répondre aux demandes des tiers, et notamment des juges, visant à obtenir la déclassification de pièces couvertes par le secret (Classification Review Panel en Afrique du Sud, Commission consultative du secret défense en France).

Lorsqu'une information classifiée est divulguée à une personne qui n'a pas "intérêt à en connaître", cette divulgation est une infraction, tant pour celui qui communique l'information que pour celui qui en a communication. Les journaux occidentaux insistent beaucoup sur le fait que la divulgation d'une "information d'Etat" en Afrique du Sud fait désormais encourir à son auteur une peine pouvant aller jusqu'à vingt-cinq années d'emprisonnement. 

La lecture de la loi sud-africaine conduit cependant à nuancer le propos, car elle a pour ambition de sanctionner toutes les activités illicites en matière de circulation de l'information officielle. De fait, l'auteur d'activités d'espionnage encourt vingt-cinq années d'emprisonnement, celui qui divulgue des informations à des mouvements terroristes quinze années, et celui enfin qui communique des "informations d'Etat" cinq années (chapitre 11 de la loi). Certes, les critères de distinction entre ces différentes activités sont peu précis, et cette marge d'interprétation laisse ouverte la possibilité de nombreux abus en ce domaine. Il n'empêche que les peines encourues sont à peu près identiques à celles prévues par le droit positif français. Aux termes des articles 413-10 et 11 du code pénal, la peine encourue est de sept années d'emprisonnement pour l'auteur de la divulgation, et de cinq années pour le destinataire. Lorsque ces informations sont livrées à une puissance étrangère, la peine peut s'élever jusqu'à quinze années de prison  (art. 411-6 c. pén.). Les peines sont donc sensiblement identiques, même si les incriminations sont définies avec davantage de précision dans le droit français. 

Secret et lutte contre la corruption

Bien sur, le droit français du secret n'a pas pour objet immédiat de museler la presse, heureusement. Il n'empêche que le secret de la défense nationale est opposable aux journalistes. On se souvient qu'à la fin de l'année 2007, le journaliste Guillaume Dasquié a été mis en examen pour avoir divulgué sur un site internet une "note de synthèse" de la DGSE modestement classifiée "confidentiel-défense".  En revanche, les cibles de la loi française sont les juges, et plus particulièrement les juges d'instruction. La législation française considère ainsi que laisser un juge accéder à des pièces classifiées le rend automatiquement coupable d'une compromission du secret défense. Cette analyse repose sur une conception objective du secret défense, en l'absence de tout élément moral de l'infraction. Dans les deux cas, ce sont les acteurs de la lutte contre la corruption qui sont visés, d'un côté la presse, de l'autre la magistrature

D'une façon générale, la nécessité de protéger les informations les plus sensibles de l'Etat, notamment celles relatives à la défense ou à la politique étrangère n'est guère contestable. Mais l'analyse comparée, en dépit des limites qui lui sont attachées et tenant aux différences des systèmes juridiques, voire des mentalités, montre que ces législations ne visent pas seulement à protéger l'Etat mais ont aussi pour objet de garantir la confidentialité des activités de ceux qui exercent le pouvoir exécutif. Le danger n'est donc pas la législation en elle même, mais bien davantage son détournement à des fins partisanes. 

vendredi 2 décembre 2011

La rétention de sûreté, chronique d'une mort annoncée ?

La rétention de sûreté est présentée comme l'une des réformes marquant le quinquennat. Il s'agit de maintenir enfermés, à l'issue de leur peine, des criminels présentant un risque très élevé de récidive, en raison notamment de leur état psychiatrique. Elle se distingue donc de la "période de sûreté" qui peut être associée à l'emprisonnement à perpétuité et qui empêche le condamné d'obtenir un aménagement de peine pendant une durée fixée par le jury d'assises. 

Créée par la loi du 25 février 2008, la rétention de sûreté s'applique aux personnes condamnées à un emprisonnement d'une durée égale ou supérieure à quinze ans,  pour des crimes particulièrement odieux, ceux qui sont commis sur une victime mineure, mais aussi l'assassinat ou le meurtre, les actes de torture ou de barbarie, l'enlèvement ou la séquestration. 

Dans un contexte marqué par un certain nombre de faits divers dans lesquels de dangereux récidivistes avaient commis des crimes particulièrement atroces, la réforme a été accueillie de manière positive par l'opinion publique. N'est-elle pas un moyen de lutter efficacement contre le risque de récidive ? Le Conseil constitutionnel lui-même n'a-t-il pas validé ses dispositions, se bornant à sanctionner le caractère rétroactif du dispositif ? 

L'impossible critique

Quelques voix discordantes se sont cependant élevées, dont celle de Robert Badinter dénonçant "une justice de sûreté basée sur la dangerosité diagnostiquée de l'auteur potentiel d'un crime virtuel" ou encore la Commission nationale consultative des droits de l'homme, que le gouvernement s'était bien gardé de saisir sur le projet, qui a publié une note rappelant "que le système judiciaire français se base sur un fait prouvé et non pas sur la prédiction aléatoire d'un comportement futur".  Ces critiques sont évidemment demeurées confidentielles et isolées, leurs auteurs risquant d'être considérés comme les complices des pédophiles. Les problèmes juridiques posés par la rétention de sûreté ont été écartés et oubliés, comme la poussière sous un tapis. 

Intervention de la Cour européenne des droits de l'homme

Aujourd'hui ces questions prennent une acuité nouvelle avec un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme O.H. c. Allemagne du 24 novembre 2011. Un citoyen allemand a été poursuivi pour deux tentatives de meurtre devant le tribunal régional de Münich en 1987. Les experts ont alors estimé qu'il souffrait de différents troubles de la personnalité, mais qu'ils ne pouvaient être considérés comme pathologiques au point d'atténuer sa responsabilité. Il a donc été condamné à neuf ans d'emprisonnement et a purgé l'intégralité de sa peine. A son issue, en 1996, il a été placé en rétention de sûreté dans un hôpital psychiatrique, par une décision du tribunal. Comme il refusait de se soumettre au traitement médical, il a été décidé, en 1999, qu'il effectuerait désormais sa rétention de sûreté dans un établissement pénitentiaire. En 2006, le juge a ensuite ordonné le maintien de l'intéressé en détention, au motif que les risques de récidive étaient importants s'il était libéré. 

Après épuisement des recours internes, M. O.H. a donc saisi la Cour européenne, en invoquant l'irrégularité de sa détention au regard des articles 7 § 1 et 5  § 1 de la Convention. Dans les deux cas, les solutions apportées par la Cour sanctionnent le droit allemand, et font peser une grave menace sur la loi française de 2008. 

La rétention de sûreté est une peine

La Cour européenne estime que la prorogation de la rétention de M. O.H., intervenue en 2006, emporte violation de l'article 7 § 1 qui garantit le principe de non rétroactivité en matière pénale. La décision du Tribunal de Münich a en effet été prise pour des faits antérieurs à la modification de la loi intervenue en 1998. C'est à partir de cette date, en effet, que le droit allemand a autorisé cet internement pour une durée dépassant dix années. M. O.H. aurait donc dû être libéré en 2006, à l'issue de ces dix années de rétention. 

Pour parvenir à cette conclusion, en soi guère surprenante, la Cour est obligée de s'interroger sur la nature juridique de la décision du Tribunal. Elle observe à ce propos qu'en dépit de quelques différences dans le régime de détention,  la rétention de sûreté emporte privation de la liberté et ne présente pas de différence substantielle par rapport à un emprisonnement, d'autant qu'elle est, en l'espèce, effectuée dans un établissement pénitentiaire. La Cour estime donc qu'il s'agit d'une "peine" au sens pénal du terme, et que le principe de non rétroactivité est applicable. 

Cette analyse s'oppose à celle du droit français, qui s'efforce de marquer une différence de substance entre l'emprisonnement et la rétention de sûreté. Très récemment, dans un arrêt du 21 octobre 2011, le Conseil d'Etat, saisi par la section française de l'observatoire international des prisons, a ainsi annulé pour incompétence le règlement intérieur du "centre socio-médico-judiciaire" de Fresnes qui alignait le régime des personnes retenues sur celui des prisonniers, en particulier au regard du contrôle des correspondances et des limitations du droit de visite. Pour le juge administratif, ce règlement intérieur est entaché d'incompétence, car il impose aux droits des intéressés des contraintes qui ne figurent pas dans la loi du 27 février 2008.

Vol au dessus d'un nid de coucou. Milos Forman. 1976
Jack Nicholson, Dany de Vito, Brad Dourif

Liens de causalité

Pour apprécier la conformité de la rétention de M. O.H. à l'article 5 de la Convention, la Cour examine deux liens de causalité successifs. 

L'article 5 § 1 (e) de la Convention européenne autorise la détention d'un "aliéné"pour que des soins lui soient dispensés. La Cour européenne se penche donc sur le lien de causalité entre les troubles de la personnalité attestés par les experts psychiatres lors du procès pénal et la décision d'internement. Constatant qu'un délai de plus de dix ans s'est écoulé entre le jugement et la décision de prorogation de la rétention, la Cour estime que le lien de causalité n'est plus établi. Sur ce point, elle ne fait qu'appliquer sa jurisprudence M. c. Allemagne du 17 décembre 2009. 

Dès lors que la loi précise que cette rétention ne peut reposer que sur un motif psychiatrique, la Cour déduit que celle-ci ne peut avoir lieu que dans un service hospitalier. Le fait que le requérant ait refusé les soins qui lui étaient prodigués lorsqu'un traitement lui avait effectivement été proposé dans un établissement spécialisé n'a pas pour effet de lever la contrainte qui pèse sur les autorités. Pour la Cour, une prison n'est pas un milieu thérapeutique qui permette le traitement d'une personne atteinte de troubles psychiatriques si graves qu'il est impossible de le réintégrer dans la société, une fois sa peine purgée. Sur ce plan, la décision des juges allemands viole l'article 5 (e) de la Convention qui autorise la détention d'un "aliéné", à la condition évidemment qu'il fasse l'objet d'un traitement médical. 

Un second lien de causalité est également étudié par la Cour, celui qui fait reposer la décision de rétention sur un second motif : le risque de récidive. Sur ce point, elle souligne que la Convention européenne n'autorise par les Etats à protéger les victimes potentielles d'infractions graves par des mesures qui, en elles-mêmes, violent les droits de leur auteur putatif. Autrement dit, une décision privant complètement une personne de sa liberté ne peut reposer sur des motifs hypothétiques pour écarter un risque tout aussi hypothétique. C'est évidemment ce dernier point qui condamne, à terme, la loi française, dès lors que cette dernière se veut, avant tout, un instrument de lutter contre la récidive.  

La décision O.H. c. Allemagne se présente donc comme une sorte de bombe à retardement pour le droit français. Il n'y a plus qu'à attendre qu'une personne détenue en rétention de sûreté ait épuisé les voies de recours internes. 


mercredi 30 novembre 2011

La liberté d'entreprendre entre droit et rhétorique

La "Commission entrepreneuriat" du MEDEF, présidée par monsieur Charles Beigbeder, diffuse un Livre Blanc allègrement intitulé "Tous entrepreneurs". Son objet est de "planter la graine de l'entrepreneuriat en France", de diffuser la "passion d'entreprendre" parmi nos concitoyens, surtout les plus jeunes d'entre eux. Ce discours ambitieux trouve sa conclusion dans des propositions concrètes énoncées dans le Livre Blanc.

L'une vise à obtenir des marchés, notamment par l'externalisation des activités non régaliennes de l'Etat. Autant dire que l'entrepreneuriat consiste d'abord à privatiser les missions service public, solution sans doute plus simple que la recherche de l'innovation dans des secteurs soumis à la concurrence. L'autre suggère une "évaluation indépendante des politiques publiques", préoccupation certes louable, mais qui conduit à proposer la notation des services publics par les entreprises elles-mêmes. En clair, pour le MEDEF, l' "évaluation indépendante" est celle qui est effectuée par l'entreprise. 

Quoi qu'il en soit, la proposition essentielle, celle qui figure en premier dans la rapport est d'"inscrire la liberté d'entreprendre dans notre Constitution". L'audace de la proposition ferait presque frémir. Un véritablement bouleversement de la norme fondamentale est annoncé, et nul doute que l'on va réunir rapidement le Congrès, voire organiser un referendum pour adopter cette révision.

La liberté d'entreprendre a valeur constitutionnelle

Hélas, la liberté d'entreprendre a déjà valeur constitutionnelle.  

Pour certains auteurs attachés aux traditions, la liberté d'entreprendre n'est qu'une facette de la liberté du commerce et de l'industrie, qui ne figure pas formellement dans le texte constitutionnel. En revanche, le Conseil constitutionnel en a fait un "principe constitutionnel", notamment dans sa décision du 17 juillet. 2003. Le refus d'en faire un "principe fondamental reconnu par les lois de la République" trouve vraisemblablement son origine dans l'ancienneté du décret d'Allarde des 2-17 mars 1791*. Il est en effet un peu délicat de considérer comme "loi de la République" un texte voté sous une monarchie constitutionnelle. La seule qualification de "principe constitutionnel" suffit cependant à l'intégrer dans le bloc de constitutionnalité.

S'appuyant sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel, la doctrine plus récente considère que la liberté d'entreprendre est autonome, c'est à dire distincte de la liberté du commerce et de l'industrie. Dans sa décision du 10 juin 1998, confirmée ensuite à de multiples reprises, le Conseil précise que la liberté d'entreprendre "découle" de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui énonce que la liberté "consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui".

S'il est vrai que la liberté d'entreprendre ne figure pas, comme telle, dans la Constitution, sa valeur constitutionnelle ne fait donc aujourd'hui aucun doute, qu'elle soit considérée comme une facette de la liberté du commerce ou comme une liberté autonome.

Les auteurs du rapport souhaitent cependant son intégration formelle dans la norme fondamentale et appuient cette revendication sur deux motifs.

Une liberté à laquelle le législateur peut apporter des restrictions

Le premier se veut juridique et énonce que "la jurisprudence sur la liberté d'entreprendre a fluctué ces vingt dernières années". Les auteurs du rapport voient cependant des "fluctuations" dans une jurisprudence qui admet en réalité assez facilement des restrictions à la liberté d'entreprendre. Dès la décision du 16 janvier 1982 sur les nationalisations, le Conseil estime que cette liberté ne saurait être préservée si elle fait l'objet de restrictions "arbitraires". On doit en déduire que les restrictions non arbitraires sont parfaitement licites, dès lors qu'elles sont définies par la loi, principe d'ailleurs énoncé dans la décision du 27 juillet 1982. Le Conseil autorise donc le législateur à apporter des limitations à la liberté d'entreprendre pour des motifs d'intérêt général, à la condition qu'elles n'aient pas pour conséquence d'en dénaturer la portée. Ces principes, énoncés dans la décision du 4 juillet 1989 sur les privatisations n'ont guère évolué depuis maintenant trente-deux ans.

Si les auteurs du rapport espèrent qu'une intégration formelle dans la Constitution aura pour conséquence  de transformer la liberté d'entreprendre en une liberté absolue, ils se trompent lourdement. Les libertés consacrées dans la Constitution s'exercent, de la même manière, dans le cadre des lois qui les réglementent. A moins que cet argument juridique ne soit qu'un écran de fumée pour cacher les véritables motifs de leur revendication.

Nathaniel Jocelyn. Portrait de Cornelius Vanderbilt. 1846.

La Constitution, comme support de communication

Le second argument des auteurs du rapport repose sur l'idée que l'inscription de la liberté d'entreprendre dans la Constitution serait un "extraordinaire encouragement pour de nombreux Français doutant encore de la confiance de leur pays dans leur talent". La Constitution est alors utilisée comme le support d'une profession de foi libérale. La norme constitutionnelle est alors purement et simplement mise au service d'une campagne de communication.

Ce n'est évidemment pas la première fois, et les auteurs du rapport peuvent invoquer quelques précédents. L'intégration de la Charte de l'environnement de 2004 dans le bloc de constitutionnalité a ainsi conféré valeur constitutionnelle au principe selon lequel "chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé", formule d'un flou si artistique qu'il ne viendrait à l'idée de personne de l'invoquer devant un tribunal. Dans le même texte, on apprend que "les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable", ce qui n'engage à rien. Ces dispositions sont destinées à donner une satisfaction morale aux écologistes sans imposer la moindre contrainte aux autorités. 

Cette utilisation de la Constitution à des fins rhétoriques offre des avantages politiques certains. Mais ils ne sont acquis qu'au prix d'une instrumentalisation de la Constitution, mise ainsi au service d'intérêts conjoncturels, voire de lobbies. 

Au lieu de demander l'intégration de la liberté d'entreprendre dans la Constitution et de rechercher des rentes de situation dans les activités de l'Etat, nos chefs d'entreprises seraient peut être mieux inspirés s'ils cherchaient à innover et à être compétitifs. 


Un "décret" en 1791 désigné un texte voté en forme législative, mais qui n'a pas demandé, ou obtenu, la sanction royale. Il a donc valeur législative. 

lundi 28 novembre 2011

1er rapport du Défenseur des droits : les droits des enfants


La loi organique du 29 mars 2011 créant le Défenseur des droits confie à cette institution, parmi d'autres missions, celles précédemment attribuées au Défenseur des enfants. Il lui appartient en effet de "défendre et de promouvoir l'intérêt supérieur et les droits de l'enfant consacrés par la loi ou par un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France". Au sein de l'institution nouvelle, cette mission a été attribuée à Madame Marie Derain, adjointe de Monsieur Dominique Baudis, et auteur du rapport remis au Président de la République le 21 novembre 2011. Ce document suscite aujourd'hui un intérêt quelque peu inattendu, au moment où plusieurs faits divers tragiques relancent les débats sur la délinquance des mineurs. Il permet d'envisager l'enfant, à la fois comme le destinataire et comme le titulaire de droits. 

L'enfant destinataire de droits 

S'il est vrai que les services de l'aide sociale à l'enfance (ASE) ont d'abord pour préoccupation de maintenir l'enfant dans son milieu familial, voire de recréer un milieu familial avec les familles d'accueil, ce n'est pas toujours possible, et il doit quelquefois faire l'objet d'une mesure de placement dans différents établissements (maisons d'enfants, foyers de l'enfance, pouponnières). Le rapport évalue à 45 280 mineurs le nombre de mineurs placés en établissement à la fin 2008 (contre 67 200 en famille d'accueil), ce choix étant justifié par le caractère en principe provisoire du séjour de l'enfant. 

Dans tous les cas, fait observer le Défenseur des droits,  ces enfants sont issus de familles ébranlées par des difficultés graves que le placement ne fait qu'amplifier en créant ruptures et traumatismes supplémentaires. 

Mais ces difficultés ne doivent pas faire oublier que l'article 375-2 du code civil énonce que "chaque fois qu'il est possible, le mineur doit être maintenu dans son milieu actuel". Le fait de le retirer de  son milieu habituel est donc une solution extrême, qui ne s'applique que lorsqu'il n'est pas en mesure de garantir sa sécurité, sa santé ou sa moralité, ou encore pour des motifs judiciaires. Le Défenseur des droits rappelle que "l'intérêt de l'enfant" signifie d'abord son maintien au sein de sa famille, avec un accompagnement par des mesures d'aide adaptées à sa situation familiale et sociale. 

La Convention internationale des droits de l'enfant de 1989 énonce elle aussi, dans son article 3, que "dans toutes les décisions qui concernent les enfants (...) l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale". Le Conseil d'Etat a considéré cette disposition comme suffisamment précise pour être d'applicabilité directe dans l'ordre interne, dans un arrêt Mlle C. du 22 septembre 1997. Il a été suivi, d'ailleurs très tardivement, par la Cour de cassation, dans deux décisions du 18 mai 2005. Ces jurisprudences ont finalement été reprises dans la loi du 5 mars 2007, réformant la protection de l'enfance.

La fleur de l'âge. Marcel Carné. 1947

L'enfant titulaire de droits

Le rapport du Défenseur des droits n'apporterait rien de bien nouveau à cette analyse, s'il ne s'intéressait à la mise en oeuvre concrète de ces principes. La recherche de l'intérêt supérieur de l'enfant passe en effet par une évaluation de ses conditions de vie, de la protection dont il bénéficie, et aussi de sa vie affective. Elle impose la mise en oeuvre de certains droits.

Le premier d'entre eux est le droit à la parole. Dans son rapport 2009, le Comité des droits de l'enfants de l'ONU, chargé de la mise en oeuvre de la convention de 1989, recommandait d'ailleurs "que la France prenne en compte les opinions des enfants et mette à leur disposition des mécanismes de plaintes accessibles". 

Chaque enfant doit ainsi pouvoir être informé sur sa situation et s'exprimer à propos des décisions qui le concernent, qu'elles soient prises au niveau administratif ou judiciaire. Bien entendu, cet échange ne peut se développer que lorsque l'enfant est capable de discernement, appréciation laissée à l'appréciation de son interlocuteur. Ce droit d'être entendu n'est guère contesté, car l'explication d'une mesure d'assistance éducative est considérée comme la première condition de son succès. 

En revanche, le droit français ne mentionne pas très clairement quel poids est accordé à cette parole de l'enfant, question que semble poser la référence par le Comité de l'ONU aux "mécanismes de plaintes accessibles". Il est vrai que le décret du 15 mars 2002 accorde au "mineur capable de discernement" la possibilité de se faire assister d'un conseil pendant la procédure d'assistance éducative, au même titre que ses parents ou les personnes chargées de sa tutelle ou de sa garde (art. L 1186 du code de procédure civile). De la même manière, il peut faire appel de toute décision prise par le juge des enfants en matière d'assistance éducative. On peut s'interroger sur l'efficacité de telles dispositions pour un mineur qui éprouve parfois des difficultés à comprendre l'objet même des mesures d'assistance éducative dont il fait l'objet. 

La loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale prévoit en outre que "l'exercice des droits et libertés individuels est garanti à toute personne prises en charge par des établissements (...) et notamment le respect de sa dignité, de son intégrité, de sa vie privée, de son intimité et de sa sécurité" Ces dispositions, codifiées dans l'article L 311-13 du code de l'action sociale et des familles, pourraient sembler superfétatoires. Ces droits n'appartiennent-ils pas à l'ensemble des individus, majeurs ou mineurs ? Le fait qu'un enfant bénéficie d'une mesure d'assistance éducative n'a évidemment pas pour effet de le priver de ses droits. Leur mise en oeuvre reste cependant délicate et le législateur a cru bon de rappeler cette exigence aux services concernés.

Le Défenseur des droits note qu'il est parfois difficile d'obtenir qu'un établissement d'accueil assure un espace d'intimité aux enfants et adolescents. De la même manière, le filtrage des correspondances et communications, même s'il trouve généralement son origine dans une décision du juge visant à le mettre à l'écart d'une situation familiale dégradée, est souvent mal perçu par l'intéressé. 

Le rapport montre ainsi que les droits des enfants placés dans des établissements d'accueil sont effectivement consacrés, mais que les contraintes matérielles entravent leur mise en oeuvre. L'enfant est écouté lorsqu'il s'agit de choisir l'établissement, mais, in fine, il sera placé là où on trouvera une place. L'enfant a droit au respect de sa vie privée, mais il ne comprend pas pourquoi on lui interdit d'appeler au téléphone la famille d'accueil à laquelle il a été retiré dans des conditions qui lui échappent encore plus.. 

Ces dysfonctionnements incitent le Défenseur des droits à formuler des propositions qui n'ont rien d'original mais qui méritaient sans doute d'être rappelées. La première est d'engager un dialogue systématique et de longue durée avec la famille de l'enfant, à chaque fois que c'est possible. La seconde est de mieux préparer ces jeunes à la fin des mesures d'aide sociale à l'enfance, qui s'achèvent nécessairement à leur dix-huitième anniversaire. Le "contrat jeune majeur" doit donc être développé pour mieux anticiper la sortie du placement. 

La nécessité d'assurer ce passage à l'âge adulte semble être la préoccupation essentielle du Défenseur des droits. A cet égard, son rapport a quelque chose de rassurant. A ceux qui aujourd'hui veulent aligner la justice des mineurs sur celle des majeurs, il nous rappelle que l'enfant a des droits comme n'importe quel citoyen, mais que sa protection impose à la société des devoirs particuliers.