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« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 14 janvier 2025

Violences sexuelles : enquête sur un consentement.


Au fil de ses décisions, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) construit un droit processuel visant à imposer en Europe un standard de protection des victimes de violences sexuelles. Certes, ces décisions ne semblent pas poser de grands principes et sans doute ne donneront-elles pas lieu à beaucoup de commentaires. Mais elles contraignent les États à agir dans ce domaine, immense progrès si l'on considère que leur inaction est sans doute le plus grand obstacle à la poursuite et la condamnation des auteurs de ces violences. Deux arrêts récents imposent ainsi deux obligations liées à l'enquête, l'une concernant la définition du consentement, l'autre l'étendue des investigations menées à son propos.

 

Le consentement de la victime


Dans sa décision du 12 décembre 2024, Y. c. République tchèque, la Cour sanctionne le défaut de diligence des autorités judiciaires pour poursuivre un prêtre accusé de violences sexuelles. 

En avril 2015, la soeur de la requérante porte plainte pour des agressions sexuelles que cette dernière aurait subies à partir de 2002, de la part d'un prêtre qui se présentait comme son père spirituel. Peu à peu, les viols sont devenus de plus en plus fréquents, le religieux exerçant des pressions sur la jeune femme. En effet, sa famille, vivait dans un appartement loué par la paroisse et bénéficiait de son soutien financier. Le prêtre ne niait pas ces relations sexuelles, mais faisait valoir que la requérante n'avait jamais clairement manifesté son désaccord. De fait, la plainte fut rapidement classée, en décembre 2015. Malgré l'assistance d'un avocat intervenue seulement en 2020, les différents recours intervenus contre ce classement n'ont pas abouti. Devant la CEDH, la requérante invoque une double violation des articles 3 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Le premier interdit les traitements inhumains et dégradants, le second protège la vie privée.

La CEDH applique en l'espèce la jurisprudence issue de sa décision M. C. c. Bulgarie du 4 décembre 2003. La Cour a alors reconnu la non conformité aux articles 3 et 8 du droit bulgare qui exigeait la preuve d'une résistance physique de la victime pour engager des poursuites pour viol. Elle affirme alors que les États doivent adopter des dispositions pénales incriminant et réprimant tout acte sexuel non consenti, y compris en l'absence de résistance physique de la victime. De même, ces affaires doivent donner lieu à une enquête effective. Même si toutes les procédures ne s'achèvent pas par une condamnation, l'autorité judiciaire interne doit montrer qu'elle n'entend pas laisser de tels actes impunis. 

Dans l'affaire Y. c. République tchèque, la requérante ne conteste pas la loi mais la manière dont elle a été appliquée. La question de l'absence de consentement a, en effet, été traitée rapidement et avec une certaine légèreté. La police comme la justice ont simplement considéré que l'intéressée n'avait pas clairement exprimé son désaccord ni opposé une résistance suffisamment intense pour être perçue comme sérieuse. Elles ont estimé qu'elle avait finalement accepté les actes sexuels pour conserver l'aide financière de la paroisse. Or, dans sa décision Z c. République tchèque du 20 juin 2024, la CEDH exige que la réaction psychologique de la victime d'agressions sexuelles soit prise en compte dans l'interprétation des éléments constitutifs de l'infraction.

Tel n'a pas été le cas dans l'affaire Y. Alors même que la plaignante avait fait état de contraintes physiques comme le fait de lui tenir les bras ou de lui mettre un mouchoir dans la bouche, de chantage en la menaçant de mettre fin au soutien dont bénéficiait sa famille, alors même qu'elle mentionnait s'être défendue en pleurant, les autorités ont considéré qu'elle avait consenti... Aucune expertise n'a été effectuée pour mesurer sa vulnérabilité et sa position de dépendance à l'égard d'un prêtre qui se présentait comme son directeur de conscience. Cette lacune de l'enquête suffit à sanctionner le droit tchèque particulièrement rétrograde, si l'on considère que la plupart des États européens reconnaissent que l'absence de consentement formel peut s'expliquer par la sidération de la victime ou sa soumission vis à vis d'une personne habituée à exercer sur elle une certaine forme d'autorité.

 


 Tarquin et Lucrèce. Le Titien. 1575 (détail)

 

L'étendue des investigations


L'arrêt N. O. c. Turquie du 14 janvier 2025 est dans le prolongement de la décision Y c. République tchèque. N. O. a aussi déposé une plainte relativement tardive, en 2012. Dentiste à l'hôpital d'Ankara, elle s'est plainte d'avoir été harcelée, dès 2009, par le Directeur médical de l'établissement. En 2010, il s'était présenté chez elle, avait forcé sa porte, et lui avait imposé une relation sexuelle. De son côté, le défendeur prétend avoir été harcelé par N. O. qui l'aurait suivi jusque chez lui, et il s'étonne qu'elle ait attendu deux années pour porter plainte. Finalement, il fut acquitté par le tribunal d'Ankara qui estima manquer d'éléments probants. Après avoir épuisé les recours internes, N. O. se tourne vers la CEDH. Elle invoque une violation de l'article 8, son intégrité physique et psychologique ayant été atteinte par l'agression sexuelle dont elle a été victime.

S'appuyant une nouvelle fois sur l'arrêt M. C. c. Bulgarie de 2003, la CEDH rappelle que la protection de la vie privée des personnes suppose une procédure pénale efficace pour réprimer les violences sexuelles. L'arrêt Y. c. Bulgarie du 20 février 2020 précise que l'enquête doit être effective et objective, à charge et à décharge. Tous les instruments de preuve peuvent être utilisés, témoignages, preuves scientifiques, expertises physiques et psychologiques etc.

Conformément à la jurisprudence Vuckovic c. Croatie du 12 décembre 2023, il appartient donc à la CEDH de s'assurer si les tribunaux internes ont soumis l'affaire à un examen attentif de l'ensemble du dossier. Cette appréciation est très délicate, car la CEDH, rappelons-le, ne peut procéder à une nouvelle appréciation des éléments de preuve disponibles, et encore moins se prononcer sur la culpabilité d'un suspect. En revanche, elle peut apprécier la diligence des autorités en matière d'enquête et de jugement. En l'espèce, la Cour constate de graves lacunes. Des témoignages n'ont pas été vérifiés, des expertises physiques et psychologiques ont été résumées et n'ont pas été discutées devant le juge, les vêtements portés par N. O. le jour de l'agression n'ont fait l'objet d'aucune recherche ADN etc. Surtout, aucune enquête n'a été effectuée à propos du temps mis par la plaignante pour déposer sa plainte, alors même qu'une expertise faisait état d'un traumatisme sévère. De ces éléments accablants, la Cour déduit que l'enquête a été plus qu'insuffisante, entrainant une violation de l'article 8 de la Convention européenne.

Peu à peu, le cadre juridique de l'enquête pénale en matière de violences sexuelles se précise. Le juge européen se montre de plus en plus exigeant, sans doute dans le but d'éviter ce désastre pénal qui consiste à ne pas poursuivre ou à ne pas condamner un auteur qui prétend que la victime était consentante. L'absence de consentement peut désormais être prouvée par de multiples moyens autres que l'existence de traces physiques de violence. Le législateur doit évidemment être attentif à cette évolution, qui hésite actuellement à intégrer le mot "consentement" dans la définition du viol. On observe toutefois que la définition actuelle comme "pénétration sexuelle" commise par "violence, contrainte, menace ou surprise" répond aux exigences de la Cour européenne.




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vendredi 10 janvier 2025

L'entrave à la circulation, limite à la liberté de manifester.


La chambre criminelle de la Cour de cassation, dans son arrêt du 8 janvier 2025, considère comme justifiée la condamnation de manifestants pour entrave à la circulation des usagers des trains et des avions. "La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". Cette belle formule de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen pourrait, à elle seule résumer la situation. Elle n'est pas directement mentionnée dans la décision, car les auteurs du pourvoi se fondent sur la Convention européenne des droits de l'homme et la décision de la chambre criminelle se situe dans la droite ligner de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). 

Le pourvoi est dirigé contre une décision de la cour d'appel de Toulouse du 27 octobre 2022 qui confirme la condamnation d'une quinzaine de manifestants à des amendes de 750 à 2000 €, souvent partiellement ou totalement assorties du sursis, pour entrave à la circulation ou à la navigation d'un aéronef. En octobre 2018, une vingtaine de personnes, dont cinq en fauteuil roulant, avait pris position sur une voie de chemin de fer, bloquant la circulation d'un train pendant 13 heures alors que cinq cents personnes y avaient pris place. Moins de deux mois plus tard, une action similaire avait bloqué les pistes d'un aéroport, provoquant retards et annulations de vol pour presque 2000 passagers. L'objet de ces manifestations étaient de protester contre les difficultés d'accès à ces modes de transport pour les personnes handicapées.


Liberté d'expression et liberté de manifestation


Le délit d'entrave à la circulation d'un train est prévu par l'article L 2242-4, 4° du code des transports. La même infraction, touchant cette fois la navigation des avions, figure dans l'article L 6372-4 de ce même code. Les manifestants condamnés sur ce fondement invoquaient une atteinte à l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui protège la liberté d'expression.

Observons d'emblée que la Convention européenne rattache traditionnellement la liberté de manifestation à la liberté de réunion, c'est-à-dire à l'article 11. Mais elle reconnaît, en particulier dans l'arrêt Women on Waves c. Portugal du 3 février 2009 que la liberté d'expression et la liberté de réunion sont difficilement séparables.

La Cour de cassation peut donc se fonder sur la liberté d'expression, d'autant que le Conseil constitutionnel fait reposer la liberté de manifester sur l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen. Il la considère comme un élément de la "liberté d'expression collective des idées et des opinions", formulation employée dès sa décision du 18 janvier 1995. Sur le plan du contrôle exercé par le juge, cette différence d'approche n'a pas d'incidence réelle. Les ingérences dans la liberté de réunion, comme dans la liberté d'expression, s'apprécient au regard de leur "nécessité dans une société démocratique". Les sanctions prononcées doivent donc être proportionnées aux impératifs de la défense de l'ordre public et des droits d'autrui.



La serpe d'or. René Goscinny et Albert Uderzo. 1962


L'incrimination pénale, ingérence dans la liberté d'expression


La jurisprudence de la Cour de cassation considère déjà qu'une incrimination pénale peut, dans certaines hypothèses, entrainer une ingérence dans la liberté d'expression, mais elle apprécie avec une relative rigueur son caractère proportionné. Dans une décision du 26 février 2020, elle estime que la condamnation pour dégradation du bien d'autrui d'une Femen qui avait planté un pieu dans la statue de Vladimir Poutine au musée Grévin n'est pas disproportionnée. Il en est de même, dans un arrêt du 18 mai 2022 de la condamnation pour vol en réunion commis par un groupe de militants écologistes. Ils s'étaient emparés du portrait du Président Macron dans une mairie et refusait de le rendre tant que ne serait pas engagée une politique en accord avec les engagements pris lors de la COP 21.  Le caractère disproportionné aurait-il été admis si les auteurs de l'infraction avaient rendu le portrait ?

On pourrait s'étonner du caractère relativement restrictif de cette jurisprudence, mais elle s'inspire directement de celle de la CEDH. La Cour de cassation ne manque pas de la mentionner, et notamment la décision Kudrevicius c. Lituanie du 15 octobre 2015. Le juge européen avait alors considéré que n'était pas disproportionnée la condamnation, par les tribunaux lituaniens, d'agriculteurs qui, dans un mouvement de protestation, avaient bloqué les principaux axes routiers du pays. L'importance de la gêne occasionnée à la libre circulation suffisait à caractériser la nécessité de la sanction, tant au regard de l'ordre public que des droits des personnes.

Les militants condamnés ont sans doute ressenti une certaine amertume à la lecture de la décision de la Cour de cassation. Ils sont déclarés coupables d'entrave à la circulation d'autrui, alors qu'ils manifestaient pour demander que la circulation des personnes handicapées soit facilitée. On peut toutefois comprendre qu'il n'appartient pas à la Cour de cassation de pénétrer dans les motivations des participants à une manifestation. Il lui faudrait alors apprécier le bien-fondé d'une cause plutôt que d'une autre. Est-ce qu'entraver la circulation est plus légitime lorsqu'on est une personne handicapée, un agriculteur, un écologiste ? Le juge reste à l'écart de genre de débat, et c'est la garantie d'une bonne justice.



La liberté de manifester : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1



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lundi 6 janvier 2025

La dissolution de Civitas.


Par un arrêt du 30 décembre 2024, le Conseil d'État confirme la légalité du décret du 4 octobre 2023 prononçant la dissolution du groupement Civitas. Né en 1998 sous la forme d'une association, l'Institut Civitas se définissait lui-même comme un mouvement catholique traditionaliste. En 2016, il s'était transformé en parti politique avec un programme visant à "rechristianiser la France". 

En réalité, l'activité proprement politique du mouvement était demeurée très modeste. On sait que Civitas avait perdu en janvier 2016 son statut d'organisme d'intérêt général obtenu en 2013, statut qui lui permettait de bénéficier de la déductibilité des dons. Prendre la forme d'un parti politique lui offrait surtout l'opportunité de récupérer la même niche fiscale. La participation aux consultations électorales était restée à l'état de projet.

Quoi qu'il en soit, la dissolution d'un groupement emporte, à l'évidence, une ingérence grave dans la liberté d'association, dont on sait qu'elle a valeur constitutionnelle depuis la célèbre décision rendue par le Conseil constitutionnel le 16 juillet 1971.


Les motifs de dissolution

 

La dissolution d’une association peut être prononcée par le juge judiciaire, notamment à la demande du préfet, lorsque le groupe à un objet social non conforme à l’ordre public. Mais des régimes dérogatoires permettent à l’autorité administrative de prononcer directement la dissolution de groupements dont l’activité constitue une menace immédiate pour l’ordre public. Cette dissolution administrative est née après le 6 février 1934, avec la loi du 10 janvier 1936. L’activité de « ligues » armées, souvent violentes et peu respectueuses de l’État de droit, était alors apparue suffisamment dangereuse pour justifier un régime très restrictif. Il est aujourd’hui intégré dans l’article L 212-1 du code de la sécurité intérieure. 

 

Les fils de Pétain. Pierre Dac.

Radio Londres. Entre novembre 1943 et juin 1944
 

La dissolution de Civitas a été prononcé sur le double fondement des alinéas 5 et 6 de cet article.

Sont ainsi concernés, aux termes de l'alinéa 5, les groupements "qui ont pour but soit de rassembler des individus ayant fait l'objet de condamnation du chef de collaboration avec l'ennemi, soit d'exalter cette collaboration". Bien entendu, Civitas, fondée en 1999, ne pouvait être accusé de collaboration et n'avait pas connu le gouvernement de Vichy. Mais, de toute évidence, elle "exaltait cette collaboration". Elle avait ainsi organisé des commémorations à l'occasion de la mort de Philippe Pétain, rendu hommage à des Collaborateurs et utilisé des emblèmes rappelant ceux utilisés par "l'autorité de fait se disant" gouvernement de l'État français". Pour le Conseil d'État, "l'exaltation de la collaboration" est établie.

Est également établi le comportement visé dans l'alinéa 6 de l'article L 212-1. Il autorise la dissolution d'un groupement qui "provoque ou contribue par ses agissements à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes", notamment en raison de leur appartenance à une religion ou une prétendue race. Le Conseil d'État mentionne alors les pièces du dossier qui montrent que les responsables de Civitas tenaient régulièrement des propos antisémites, appelait aussi à la discrimination à l'égard des personnes de confession musulmane, et plus généralement à celles issues de l'immigration. Enfin, l'homosexualité était présentée "dans des termes à connotation dégradante". 

Ce motif est sans doute l'un des plus utilisés en matière de dissolution d'association. Récemment, dans une  ordonnance du 2 avril 2024, le juge des référés du Conseil d’État refusait ainsi de suspendre la dissolution d’un groupement rattaché à l’ « ultra-droite », car il mettait en œuvre « une idéologie xénophobe et provoquant à la haine et à la discrimination".

En revanche, le troisième fondement invoqué dans le décret de dissolution est écarté. Il repose sur l'alinéa 3 de l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure. Destiné à permettre la dissolution des Ligues du 6 février 1934, il vise les groupements dont l'objet "tend à attenter à la forme républicaine du gouvernement". Le Conseil d'État a toujours fait une lecture restrictive de ce motif. Dans un arrêt d'assemblée Boussel du 21 juillet 1970, il ainsi annulé le décret de dissolution de l'Organisation communiste internationale, dissoute après mai 1968. Aussi contestataire soit-il, le mouvement n'avait engagé aucune action visant à porter atteinte à la forme républicaine du gouvernement. Il en est de même de Civitas, dont les responsables préféraient sans doute le régime de Vichy à la Ve République, et tenaient régulièrement des propos hostiles aux principes républicains. Il n'en demeure pas que, ni dans son objet ni dans son action, le groupement n'avait envisagé de renverser la République.

En tout état de cause, la référence aux alinéas 5 et 6 était suffisante pour dissoudre l'association et il n'était pas nécessaire de rajouter des motifs plus discutables. Sur ce plan, l'arrêt est dans la ligne d'une jurisprudence qui a toujours exercé un contrôle très approfondi sur les motifs de dissolution.

 

La dissolution d'un parti politique


Civitas présente la particularité, par rapport à d'autres groupements, de s'être constitué en parti politique. Certains commentateurs ont immédiatement considéré qu'il était impossible de permettre la dissolution d'un parti par la voie d'un acte administratif. Mais une telle dérogation aurait dû être prévue par la loi, et le code de la sécurité intérieure ne dit rien de tel.

Au contraire, au regard du droit positif, un parti politique est d'abord une association. C'est si vrai que la loi sur les associations du 1er juillet 1901 a marqué le début de la création des partis politiques modernes. Le premier d'entre eux, le parti radical a précisément été fondé en 1901, profitant ainsi de la nouvelle loi. La seule différence, plus récente, a été de contraindre les partis à la création d'une seconde association de financement.

Dans le cas de Civitas, le décret a prononcé la dissolution de l'association de création du groupement, mais pas de l'association de financement. Pour le Conseil d'État, cette omission, qu'elle soit ou non volontaire, est sans incidence sur la dissolution de Civitas. Aucun détournement de procédure ne peut d'ailleurs être constaté, car le décret n'a pas utilisé la dissolution administrative d'une association dans le but de dissoudre un parti politique. Un parti est une association et entre donc dans le champ d'application de l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure.

Le plus surprenant dans l'affaire réside peut être dans les commentaires auxquels elle a donné lieu. Certains ont cru devoir dénoncer une atteinte à la liberté des partis politiques, alors même que Civitas n'a jamais sérieusement exercé l'activité d'un parti politique. De fait, ils se sont retrouvés dans une étrange situation, conduits à défendre un "parti" admirateur d'un gouvernement de Vichy dont le moins que l'on puisse dire est qu'il ne respectait guère la liberté des partis.

Publié par Liberté Libertés Chéries à 19:34 1 commentaire:
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vendredi 3 janvier 2025

La surveillance par drone de l'espace public.


Le cadre juridique de la surveillance par drone de l'espace public est désormais clarifié avec la décision rendue par le Conseil d'État le 30 décembre 2024. Il écarte en effet le recours déposé par la Ligue des droits de l'homme, la Quadrature du net et d'autres associations, contestant la légalité du décret du 19 avril 2023. 

Les opposants au décret avaient placé leur ultime espoir dans cette requête et le Conseil d'État met donc fin aux derniers doutes sur l'usage des drones en matière de sécurité publique.  La loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure autorise ainsi les services de la police et de la gendarmerie nationales à recourir à la captation d’images au moyen de caméras installées sur des aéronefs, drones, hélicoptères, ballons captifs. Le décret du 19 avril 2023 prévoit le régime juridique de cet usage. Le Conseil d'État estime que les garanties juridiques que cet ensemble normatif apporte sont suffisantes pour assurer l'ordre public en protégeant la sécurité des personnes et des biens.


Des décisions au cas par cas


L'article L 242-5 du code de la sécurité intérieure énonce que l'usage de dispositifs de captation d'images est subordonné à une décision écrite et motivée du préfet, ou, à Paris, du préfet de police. Il lui appartient de s'assurer du respect des règles applicables et la demande qui lui est transmise doit être suffisamment complète pour lui permettre d'exercer efficacement de contrôle. Au demeurant, l'autorisation du préfet doit se limiter à ce qui est strictement nécessaire au regard de l'espace géographie concerné et du nombre de caméras procédant aux enregistrements. D'une manière générale, l'autorisation peut être délivrée pour trois mois lorsqu'il s'agit de lutter contre le terrorisme et la grande criminalité, ou d'assurer le contrôle des frontières. En revanche, la surveillance de chaque manifestation suppose une demande spécifique.

En jugeant que ces dispositions n'entrainent pas une atteinte excessive aux droits des personnes, le Conseil d'État se place dans la droite ligne de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 20 janvier 2022, celui-ci avait déjà estimé que la liste des circonstances dans lesquelles l'usage des drones était possible était satisfaisante, comme les garanties apportées par le législateur. Il avait ajouté que l'autorisation préfectorale ne pouvait être accordée qu'après que le préfet se soit assuré de l'impossibilité d'utiliser des moyens intrusifs pour la vie privée. 



Femme à la fenêtre. Jacques Voyet 1926-2010 


Le régime juridique de l'usage des drones


Les associations requérantes contestaient surtout la légalité de la captation et de la conservation de données considérées comme sensibles. Les images captées par un drone pourraient en effet donner lieu à des applications biométriques permettant d'identifier des personnes qui ne constituent, en aucun cas, un menace pour l'ordre public. Les requérants se plaignent donc que les dispositifs embarqués ne donnent pas lieu à une autorisation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).

Sur ce point, le Conseil d'État mentionne que le droit positif est désormais relativement élaboré. Les drones ne peuvent ni capter du son, ni comporter des traitements de reconnaissance faciale, principes rappelés dans l'article L 242-4 du code de la sécurité intérieure. La loi de 2022 a posé cette garantie, et on se souvient que le juge des référés du Conseil d'État, dès une ordonnance du 18 mai 2020, était intervenu sur cette question à propos de la surveillance des rassemblements pendant la période de déconfinement après le Covid. Il avait alors suspendu une autorisation d'usage des drones, car aucun dispositif ne garantissait que le drone volait suffisamment haut pour empêcher l'identification des personnes. Or, s'il volait bas pour précisément capter des images identifiantes, il violait le Règlement général de protection des données (RGPD), puisque l'avis préalable de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) n'avait pas été demandé.

Aujourd'hui, le Conseil d'État rappelle que les systèmes embarqués sur les drones n'ont pas, en tant que tels, pour objet de capter et de conserver des données sensibles. Mais ils peuvent néanmoins en capter, en quelque sorte de manière collatérale. C'est la raison pour laquelle une analyse d'impact "cadre" est exigée par l'article L 242-5 du code de la sécurité intérieure. Cela signifie concrètement que les garanties mises en place par le système sont transmises à la CNIl qui rend un avis à leur sujet.

En pratique, ces données sensibles captées par accident sont essentiellement les images de l'intérieur des domiciles. Les associations requérantes espéraient obtenir du Conseil d'État la reconnaissance d'une illégalité globale de ce type de captation. Mais le Conseil se montre très réaliste sur ce point. en observant qu'une telle interdiction pourrait compromettre une opération en cours, alors même que l'atteinte à la vie privée est modeste. En effet, les données ainsi recueillies doivent être détruites dans un délai de 48 heures, ce qui réduit considérablement la menace pour la vie privée. Cette analyse laisse ainsi ouverte l'appréciation contextuelle de l'opération, en laissant à l'administration une certaine autonomie dans son déroulement. 

La décision du 30 décembre 2024 était hautement prévisible, car on se souvient que le juge des référés du Conseil d'État avait déjà refusé de suspendre le décret du 19 avril 2023 par une ordonnance du 24 mai 2023. La décision de fond du 30 décembre 2024 valide ainsi, définitivement, le dispositif juridique autorisant l'usage des drones dans le domaine sécuritaire. Les requérants le regretteront sans doute. Mais peut-être pourra-t-on leur apporter une consolation,  en leur faisant observer qu'ils ont contribué à fixer un droit positif clair, permettant de sanctionner plus efficacement d'éventuelles violations ?


La liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1 § 2

Publié par Liberté Libertés Chéries à 22:48 1 commentaire:
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mardi 31 décembre 2024

Les Invités de LLC. Voltaire. "Femmes, soyez soumises à vos maris"

Pour la fin de l'année, et pour présenter à ses lecteurs ses meilleurs voeux pour l'année 2025, Liberté Libertés Chéries leur offre un petit cadeau, un bijou voltairien peu connu. "Femmes, soyez soumises à vos maris" est un pamphlet, paru en 1766. Il est suffisamment court pour être publié en intégralité. Une belle langue et une pensée libre... 

 

 

Voltaire

Femmes, soyez soumises à vos maris

1766


 

L’abbé de Châteauneuf me contait un jour que Mme la maréchale de Grancey était fort impérieuse ; elle avait d’ailleurs de très-grandes qualités. Sa plus grande fierté consistait à se respecter soi-même, à ne rien faire dont elle pût rougir en secret ; elle ne s’abaissa jamais à dire un mensonge : elle aimait mieux avouer une vérité dangereuse que d’user d’une dissimulation utile ; elle disait que la dissimulation marque toujours de la timidité. Mille actions généreuses signalèrent sa vie ; mais quand on l’en louait, elle se croyait méprisée ; elle disait : « Vous pensez donc que ces actions m’ont coûté des efforts ? » Ses amants l’adoraient, ses amis la chérissaient, et son mari la respectait.

Elle passa quarante années dans cette dissipation, et dans ce cercle d’amusements qui occupent sérieusement les femmes ; n’ayant jamais rien lu que les lettres qu’on lui écrivait, n’ayant jamais mis dans sa tête que les nouvelles du jour, les ridicules de son prochain, et les intérêts de son cœur. Enfin, quand elle se vit à cet âge où l’on dit que les belles femmes qui ont de l’esprit passent d’un trône à l’autre, elle voulut lire. Elle commença par les tragédies de Racine, et fut étonnée de sentir en les lisant encore plus de plaisir qu’elle n’en avait éprouvé à la représentation : le bon goût qui se déployait en elle lui faisait discerner que cet homme ne disait jamais que des choses vraies et intéressantes, qu’elles étaient toutes à leur place ; qu’il était simple et noble, sans déclamation, sans rien de forcé, sans courir après l’esprit ; que ses intrigues, ainsi que ses pensées, étaient toutes fondées sur la nature : elle retrouvait dans cette lecture l’histoire de ses sentiments, et le tableau de sa vie.

On lui fit lire Montaigne : elle fut charmée d’un homme qui faisait conversation avec elle, et qui doutait de tout. On lui donna ensuite les grands hommes de Plutarque : elle demanda pourquoi il n’avait pas écrit l’histoire des grandes femmes.

L’abbé de Châteauneuf la rencontra un jour toute rouge de colère. « Qu’avez-vous donc, madame ? » lui dit-il.

— J’ai ouvert par hasard, répondit-elle, un livre qui traînait dans mon cabinet ; c’est, je crois, quelque recueil de lettres ; j’y ai vu ces paroles : Femmes, soyez soumises à vos maris ; j’ai jeté le livre.

— Comment, madame ! Savez-vous bien que ce sont les Épîtres de saint Paul ?

— Il ne m’importe de qui elles sont ; l’auteur est très-impoli. Jamais Monsieur le maréchal ne m’a écrit dans ce style ; je suis persuadée que votre saint Paul était un homme très-difficile à vivre. Était-il marié ?

— Oui, madame.

— Il fallait que sa femme fût une bien bonne créature : si j’avais été la femme d’un pareil homme, je lui aurais fait voir du pays. Soyez soumises à vos maris ! Encore s’il s’était contenté de dire : Soyez douces, complaisantes, attentives, économes, je dirais : Voilà un homme qui sait vivre ; et pourquoi soumises, s’il vous plaît ? Quand j’épousai M. de Grancey, nous nous promîmes d’être fidèles : je n’ai pas trop gardé ma parole, ni lui la sienne ; mais ni lui ni moi ne promîmes d’obéir. Sommes-nous donc des esclaves ? N’est-ce pas assez qu’un homme, après m’avoir épousée, ait le droit de me donner une maladie de neuf mois, qui quelquefois est mortelle ? N’est-ce pas assez que je mette au jour avec de très-grandes douleurs un enfant qui pourra me plaider quand il sera majeur ? Ne suffit-il pas que je sois sujette tous les mois à des incommodités très-désagréables pour une femme de qualité, et que, pour comble, la suppression d’une de ces douze maladies par an soit capable de me donner la mort sans qu’on vienne me dire encore : Obéissez ?

« Certainement la nature ne l’a pas dit ; elle nous a fait des organes différents de ceux des hommes ; mais en nous rendant nécessaires les uns aux autres, elle n’a pas prétendu que l’union formât un esclavage. Je me souviens bien que Molière a dit :


Du côté de la barbe est la toute-puissance.


Mais voilà une plaisante raison pour que j’aie un maître ! Quoi ! Parce qu’un homme a le menton couvert d’un vilain poil rude, qu’il est obligé de tondre de fort près, et que mon menton est né rasé, il faudra que je lui obéisse très-humblement ? Je sais bien qu’en général les hommes ont les muscles plus forts que les nôtres, et qu’ils peuvent donner un coup de poing mieux appliqué : j’ai peur que ce ne soit là l’origine de leur supériorité.

« Ils prétendent avoir aussi la tête mieux organisée, et, en conséquence, ils se vantent d’être plus capables de gouverner ; mais je leur montrerai des reines qui valent bien des rois. On me parlait ces jours passés d’une princesse allemande qui se lève à cinq heures du matin pour travailler à rendre ses sujets heureux, qui dirige toutes les affaires, répond à toutes les lettres, encourage tous les arts, et qui répand autant de bienfaits qu’elle a de lumières. Son courage égale ses connaissances ; aussi n’a-t-elle pas été élevée dans un couvent par des imbéciles qui nous apprennent ce qu’il faut ignorer, et qui nous laissent ignorer ce qu’il faut apprendre. Pour moi, si j’avais un État à gouverner, je me sens capable d’oser suivre ce modèle. »

L’abbé de Châteauneuf, qui était fort poli, n’eut garde de contredire madame la maréchale.

« À propos, dit-elle, est-il vrai que Mahomet avait pour nous tant de mépris qu’il prétendait que nous n’étions pas dignes d’entrer en paradis, et que nous ne serions admises qu’à l’entrée ?

— En ce cas, dit l’abbé, les hommes se tiendront toujours à la porte ; mais consolez-vous, il n’y a pas un mot de vrai dans tout ce qu’on dit ici de la religion mahométane. Nos moines ignorants et méchants nous ont bien trompés, comme le dit mon frère, qui a été douze ans ambassadeur à la Porte.

— Quoi ! il n’est pas vrai, monsieur, que Mahomet ait inventé la pluralité des femmes pour mieux s’attacher les hommes ? Il n’est pas vrai que nous soyons esclaves en Turquie, et qu’il nous soit défendu de prier Dieu dans une mosquée ?

— Pas un mot de tout cela, madame ; Mahomet, loin d’avoir imaginé la polygamie, l’a réprimée et restreinte. Le sage Salomon possédait sept cents épouses. Mahomet a réduit ce nombre à quatre seulement. Mesdames iront en paradis tout comme messieurs, et sans doute on y fera l’amour, mais d’une autre manière qu’on ne le fait ici : car vous sentez bien que nous ne connaissons l’amour dans ce monde que très-imparfaitement.

— Hélas ! vous avez raison, dit la maréchale : l’homme est bien peu de chose. Mais, dites-moi ; votre Mahomet a-t-il ordonné que les femmes fussent soumises à leurs maris ?

— Non, madame, cela ne se trouve point dans l’Alcoran.

— Pourquoi donc sont-elles esclaves en Turquie ?

— Elles ne sont point esclaves, elles ont leurs biens, elles peuvent tester, elles peuvent demander un divorce dans l’occasion ; elles vont à la mosquée à leurs heures, et à leurs rendez-vous à d’autres heures : on les voit dans les rues avec leurs voiles sur le nez, comme vous aviez votre masque il y a quelques années. Il est vrai qu’elles ne paraissent ni à l’Opéra ni à la comédie ; mais c’est parce qu’il n’y en a point. Doutez-vous que si jamais dans Constantinople, qui est la patrie d’Orphée, il y avait un Opéra, les dames turques ne remplissent les premières loges ?

— Femmes, soyez soumises à vos maris ! disait toujours la maréchale entre ses dents. Ce Paul était bien brutal.

— Il était un peu dur, repartit l’abbé, et il aimait fort à être le maître : il traita du haut en bas saint Pierre, qui était un assez bonhomme. D’ailleurs, il ne faut pas prendre au pied de la lettre tout ce qu’il dit. On lui reproche d’avoir eu beaucoup de penchant pour le jansénisme.

— Je me doutais bien que c’était un hérétique, dit la maréchale ; et elle se remit à sa toilette.


 

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samedi 28 décembre 2024

Il est défendu d'injurier son patron avec son téléphone professionnel.


Quelles sont les limites à la liberté d'expression du salarié ? La chambre sociale de la Cour de cassation, dans une décision du 11 décembre 2024, donne un exemple d'abus de cette liberté. 

M. K., le requérant, estime que son licenciement entraîne une violation de son droit à la liberté d'expression. En l'espèce, il a été licencié pour faute lourde à l'issue d'une procédure disciplinaire. Depuis sept ans, il exerçait les fonctions de business unit manager dans l'entreprise, et était même devenu l'un des conseillers écoutés de son employeurs. Mais les relations entre le salarié et l'entreprise se sont détériorées après l'arrivée d'une nouvelle équipe dirigeante. M. K. n'a alors pas hésité à dénigrer l'entreprise et à traiter le patron de "PD" dans des SMS envoyés à différents salariés. 

Devant les juges du fond, Prud'hommes et cour d'appel, M. K. n'a obtenu qu'une satisfaction modeste. La faute lourde a en effet été requalifiée en faute grave. Il a ainsi pu échapper à l'engagement de sa responsabilité civile personnelle, les juges ayant considéré que l'intention de nuire n'était pas clairement établie. La régularité du licenciement a toutefois été admise, ce qui prive l'intéressé de ses indemnités, et ce qui l'a incité à se pourvoir en cassation. 

Il invoque une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantir la liberté d'expression, ainsi que de l'article L 1121-1 du code du travail. Celui-ci énonce que "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". 


La liberté d'expression du salarié


La jurisprudence considère en effet que l'article L 1121-1 permet au salarié de bénéficier de la liberté d'expression dans l'entreprise. Dans une décision du 11 octobre 2023, la chambre sociale avait même estimé que les courriels d'une salariée à son employeur, témoignant d'un désaccord sur les conditions de report des congés ne pouvaient être considérés comme abusifs, alors même que l'intéressée avait refusé d'appliquer l'accord d'entreprise et avait écrit à son patron que "s'il refusait le report des congés, c'était certainement car sa femme ne travaillait pas". Auparavant, dans un arrêt du 16 février 2022, la Cour avait déjà annulé le licenciement  pour insuffisance professionnelle du directeur fiscal d'une entreprise qui s'était élevé contre une opération de fusion-acquisition. Il est vrai qu'en l'espèce, l'intéressé pouvait être considéré comme un lanceur d'alerte, car l'opération en question avait pour but principal la fraude fiscale.




Merci Macron. Les Goguettes. 2015


Les propos injurieux


La liberté d'expression, qu'elle s'exerce dans l'entreprise ou ailleurs n'est cependant pas sans limites. Le caractère injurieux des propos tenus constitue ainsi une cause réelle et sérieuse de licenciement. La chambre sociale, dans une décision de 2011, admet ainsi la régularité du licenciement du gardien d'une propriété viticole révélant des informations pour le moins désobligeantes sur la vie privée d'un mandataire social. Le caractère à la fois injurieux et diffamatoire des propos est d'autant mieux caractérisé qu'ils portent sur des éléments qui n'ont rien à voir avec la vie professionnelle.

Dans un arrêt du 12 février 2016, la chambre sociale sanctionne au contraire la décision de la cour d'appel qui avait admis le licenciement d'un salarié du bâtiment. Ce dernier avait envoyé à son employeur un courriel dont le ton était particulièrement agressif. Il l'accusait, pêle-mêle, de "faux et usage de faux en écriture comptable, de fausse déclaration de bilan annuel", d'avoir "toujours fait travailler des sans-papiers". Accusé de "magouille concernant le chômage partiel", de "non-paiement des cotisations patronales et salariales", le patron avait finalement licencié le requérant. Malgré le caractère injurieux des propos, qu'elle reconnaît d'ailleurs, la chambre sociale reproche aux juges du fond de n'avoir pas envisagé le contexte de l'affaire. D'abord, le fait que cette diatribe était rédigée sur un unique courriel adressé au seul employeur. Ensuite, qu'elle était liée à trois avertissements et une mise à pied reconnue comme infondée et ayant abusivement privé l'intéressé de sa rémunération. Finalement, la cassation est prononcée parce que la cour d'appel a oublié de prendre en considération le fait que l'employé était au bord du burn-out.

C'est donc l'ensemble de la situation qui doit être pris en compte. La CEDH se réfère ainsi au critère de la bonne foi pour apprécier l'étendue de la liberté d'expression des travailleurs, et plus particulièrement des syndicats de travailleurs. Ces derniers bénéficient d'une large liberté d'expression, garantie, en droit français, par l'article L 2142-5 du code du travail.

Cela ne signifie pas qu'ils jouissent d'une liberté absolue, et, là encore, la limite de la liberté d'expression se trouve dans le caractère injurieux des propos. Dans son arrêt Palomo Sanchez et a. c. Espagne du 12 septembre 2011, la CEDH admet certes que la liberté d'expression syndicale est garantie par l'article 10 de la Convention européenne. Mais elle refuse de sanctionner le licenciement de représentants syndicaux qui avaient publié, dans le bulletin mensuel du syndicat, la caricature particulièrement injurieuse du DRH. 

Dans le cas de M. K., les propos tenus sont particulièrement violents, et les textos ont été largement diffusés à bon nombre de salariés de l'entreprise. Il s'agit donc clairement d'une injure publique.


Le téléphone de l'entreprise


La situation de M. K. est aggravée par l'usage de son téléphone professionnel. Sur le plan strictement juridique, les propos sont alors présumés professionnels et perdent donc leur caractère privé. L'arrêt du 11 décembre 2024 écarte ainsi le moyen selon lequel les propos injurieux relèveraient d'une expression purement privée, car ils n'étaient pas destinés à être largement diffusés. Dès lors qu'ils s'expriment par le vecteur d'un téléphone professionnel, ils relèvent de la vie de l'entreprise, et sont donc susceptibles de donner lieu à des poursuites disciplinaires.

On pourrait évidemment déplorer la maladresse de M. K. S'il avait utilisé une page Facebook accessible à un petit nombre d'"amis", il aurait pu invoquer le caractère privé de ses échanges. On se souvient en effet qu'en 2013, la Cour de cassation - mais il s'agissait alors de la première chambre civile - avait eu à connaître de propos postés par une salariée sur son "mur". Elle appelait alors à "l'extermination des directrices chieuses" et ajoutait sans beaucoup de nuance : "Éliminons nos patrons et surtout nos patronnes (mal baisées) qui nous pourrissent la vie".  Ladite patronne, informée, n'avait pas pu réagir car les propos étaient tenus au sein d'un petit cercle d'"amis" réunis par une "communauté d'intérêts". Concrètement, cela signifie que les propos ne sont pas publics, mais diffusés à l'intérieur d'une entité fermée. 

M. K. aura appris qu'il est difficile d'invoquer le caractère privée d'un message envoyé par le téléphone de l'entreprise. Plus généralement, force est de constater que la prudence exige de ne pas confondre la vie privée et la vie professionnelle, règle d'or des relations de travail.


Les libertés dans le travail : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 13, section 2 


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