« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 14 décembre 2024

Conception post mortem : une jurisprudence victorienne

 

Dans un arrêt du 28 novembre 2024, le Conseil d'État rejette le recours d'une veuve contre la décision du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Caen lui refusant de poursuivre son parcours d'assistance médicale à la procréation (AMP) par l'implantation d'un embryon issu de ses gamètes et de celles de son mari. Le tribunal administratif de Caen a rejeté ce recours dans un jugement du 16 août 2024.

Peu de temps après, une seconde procédure a été introduite par la veuve devant le juge des référés de ce même tribunal. Elle lui demandait d'enjoindre à l'Agence de biomédecine de permettre l'exportation de ces embryons vers l'Espagne, pays dans lequel la procédure post mortem est licite, qu'il s'agisse de l'insémination ou de l'implantation d'embryons. 

Les deux requêtes soulevant les mêmes problèmes juridiques, le Conseil d'État décide de les joindre.

Le rejet de ces recours ne surprend pas, son fondement juridique se trouvant à la fois dans la loi bioéthique et dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

 

L'interdiction par la loi bioéthique de 2021


La première lecture de l'arrêt le fait apparaître comme une simple mise en oeuvre des textes en vigueur. La conception post mortem a en effet été formellement interdite dans la dernière loi bioéthique du 2 août 2021. Le législateur s'est en effet refusé à toute modification de l'article L 2141-2 du code de la santé publique. Celui-ci affirme clairement que "lorsqu'il s'agit d'un couple, font obstacle à l'insémination ou au transfert des embryons : (...) Le décès d'un des membres du couple". 

Ces dispositions ont mis une fin brutale à une évolution jurisprudentielle qui se montrait compréhensive. Dans une ordonnance du 31 mai 2016, le juge des référés du Conseil d'État avait ainsi autorisé l'exportation des gamètes du mari décédé de la requérante. Celle-ci vivait certes à Paris, mais elle était de nationalité espagnole et avait épousé un Italien. Les gamètes étaient donc exportés vers le pays d'origine de la veuve qui entendait bénéficier d'une insémination, conformément au droit de son pays. Le juge affirmait certes le caractère exceptionnel de l'autorisation, mais il témoignait tout de même de sa volonté de faire de chaque affaire d'insémination post mortem un cas particulier. 

Quelques mois plus tard, dans une ordonnance de référé du 11 octobre 2016, le tribunal administratif de Rennes avait mis en oeuvre la même analyse en autorisant l'exportation vers l'Espagne des paillettes de sperme du mari défunt de la requérante. Les deux membres du couple étaient pourtant de nationalité française, mais, profitant de l'ouverture offerte par le Conseil d'État, le juge rennais s'était appuyé sur le caractère exceptionnel du dossier. En effet, le projet parental de deux époux s'était concrétisé par une grossesse intervenue sans aucune assistance médicale en novembre 2015. En dépit de sa maladie, l'époux avait suivi cette grossesse et il avait pu connaître le sexe de son enfant le 14 janvier 2016, avant de s'éteindre le 27 janvier. Hélas, à la suite du traumatisme causé à sa mère par le décès de son époux, l'enfant était lui même décédé in utero en avril 2016. La perte de cet enfant témoignait de l'existence d'un véritable projet parental, qui constituait, aux yeux du juge, la "circonstance particulière" de nature à justifier l'exportation des gamètes.

La loi de 2021 ferme la porte à cette évolution, et interdit ainsi d'apprécier la situation au cas par cas. Cette approche restrictive a été validée par la CEDH, dans un arrêt Baret et Caballero c. France du 14 septembre 2023. Les deux refus d'exportation concernant les deux requérantes dataient de 2019, période antérieure à la loi de 2021. Le code de la santé publique précisait alors que, pour bénéficier d'une AMP,  "L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants". 

 

 

Il y en a qui se disent Espagnols. Les Brigands. Offenbach

Opéra National de Paris. Septembre 2024

 

La CEDH, et l'autonomie des États

 

La jurisprudence européenne témoigne d'une volonté de laisser aux États une très large autonomie, dans un domaine où il n'existe pas de consensus européen. Dans sa décision  Pejrilova c. République tchèque du 8 décembre 2022, la CEDH dressait une véritable liste des positions des États, témoignant d'une division sur la conception post mortem. Les uns l'interdisent comme la France, l'Allemagne, la Bulgarie, le Danemark, la Finlande, la Grèce, l'Italie ou le Portugal, les autres l'autorisent selon des modalités variables comme l'Espagne, la Belgique, Chypre, l'Estonie, la Hongrie, la Lituanie, La Lettonie, les Pays Bas, sans oublier la République tchèque qui l'autorise, dans certains cas, à l'étranger.

On pourrait considérer que le seul intérêt de la décision rendue par le Conseil d'État du 28 novembre 2024 réside dans le fait qu'elle prend acte de l'interdiction législative, telle qu'elle a été admise par les juges de Strasbourg. 

 

L'article 8, ou la porte entrouverte

 

Ce n'est pas tout à fait vrai, car le Conseil d'État entrouvre cette porte que la loi bioéthique avait fermée. La requérante invoque en effet une ingérence excessive dans son droit de mener une vie familiale normale, garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Et le Conseil d'État n'écarte pas le moyen mais examine la proportionnalité de cette ingérence au regard de ce droit. Il estime en l'espèce que cette ingérence est proportionnée, dans la mesure où la requérante n'a aucun lien avec l'Espagne. Sa demande d'exportation de ses embryons ou des gamètes de son mari a donc comme unique objet de contourner la loi française. A contrario, doit-on en déduire que si la requérante avait eu la chance de naître espagnole, ou son défunt mari, le juge aurait peut-être statué autrement. Mais hélas, ils n'étaient pas du tout espagnols. Quant à la volonté du mari, elle n'est même pas envisagée.

Quoi qu'il en soit, la porte est donc modestement entrouverte à une future évolution. Le Conseil d'État, dans ce cas, accepterait donc d'écarter la loi interne, en s'appuyant sur les droits garantis par la Convention européenne.

 

Le principe d'égalité

 

Il n'empêche que l'arrêt suscite tout de même des interrogations, au regard du respect du principe d'égalité. Car la même loi bioéthique de 2021 ouvre l'AMP aux femmes seules. Une femme célibataire ou en couple avec une autre femme peut ainsi se faire inséminer librement, en France, avec les gamètes d'un donneur anonyme. En revanche, une veuve dont le défunt mari a pris soin de faire congeler ses gamètes, ou qui a déjà des embryons disponibles pour une réimplantation, n'a pas le droit d'accéder à ses techniques. 

Le Conseil d'État écarte ce moyen de manière relativement désinvolte. Il déduit en effet le respect du principe d'égalité du fait que la proportionnalité de l'ingérence dans la vie familiale. Le raisonnement n'est guère convaincant, si l'on considère que le principe d'égalité a valeur constitutionnelle et que son autonomie est parfaitement reconnue par les juges. Considérer le principe d'égalité comme la conséquence du respect d'une autre norme semble dangereux pour le respect des libertés. 

Le principe d'égalité est ainsi quelque peu malmené. Il en est de même pour le statut de l'enfant à naître. Certes, l'enfant d'une veuve aura une seule filiation maternelle, mais c'est aussi le cas s'il était né de la manière la plus naturelle qui soit, après le décès de son père. C'est aussi évidemment le cas de l'enfant né d'une femme seule, avec ou sans assistance à la procréation. Sur ce point, le Conseil d'État utilise une sorte de pirouette juridique. Il affirme ainsi qu'une femme seule a, dès l'origine de son projet parental, décidé que son enfant aurait une seule filiation maternelle. La veuve, en revanche, n'a certainement pas souhaité le décès de son époux, et il n'est pas douteux qu'elle aurait préféré que l'enfant ait une double filiation paternelle et maternelle. Le droit doit-il la punir pour cela ?

A une époque où l'on affirme volontiers qu'il existe différentes manières de "faire famille", cette jurisprudence apparaît comme le dernier vestige d'une conception victorienne qui n'est plus convaincante aujourd'hui. Une veuve a aussi le droit de "faire famille" comme elle l'entend, et la situation de son enfant ne serait pas différente de celle d'un enfant né d'une femme célibataire. Pourquoi est-elle privée de sa liberté de choix ? Et comme sera-t-il possible de lui expliquer une telle décision ?


L'insémination post mortem  : Chapitre 7, section 3 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet

 

 

 

mardi 10 décembre 2024

Revenge Porn : La CEDH invite les États à durcir leurs textes


Dans une décision du 3 décembre 2024, M. S. D. c. Roumanie, la CEDH sanctionne comme une atteinte au droit au respect de la vie privée, l'absence de cadre juridique permettant de lutter efficacement contre les violences en ligne.

En l'espèce, la violence dont il s'agit est communément appelée Revenge Porn


Le Revenge Porn


Les faits sont toujours à peu près identiques : une jeune femme accepte de poser nue pour celui qui partage sa vie. Des photos dites de charme sont réalisées, avec son consentement. Quelques semaines, quelques mois ou quelques années plus tard, elle décide de rompre. Tout le problème est là : le couple disparaît mais les photos demeurent. Ces clichés peuvent alors devenir une arme redoutable pour un ancien compagnon animé par le désir de vengeance ou l'appât du gain, et dépourvu de toute élégance ou de tout scrupule. Il suffit en effet de les diffuser sur internet pour porter un préjudice considérable à l'intéressée.

En l'espèce, la requérante, M. S. D. était âgée de dix huit ans lors de la rupture, à l'issue d'une relation qui avait duré à peine quelques mois et qui s'est achevée à l'automne 2016. Son ex-compagnon, âgé de vingt ans, a alors envoyé des photos d'elle dénudée à sa famille, à des proches, sans oublier de les mettre sur des sites proposant des services d'escort. Il a même menacé d'accrocher les photos dans l'université qu'elle fréquentait.


Insuffisances du système roumain de protection


M. S. D. a évidemment porté plainte, mais le moins que l'on puisse dire est que les juges roumains n'ont guère fait preuve de célérité, ni de bonne volonté, pour instruire l'affaire. M. S. D. a d'abord été victime d'intimidations de la part de certains membres de la police pour la dissuader de faire appel à un avocat et la persuader de retirer sa plainte. Finalement, à la fin de l'année 2020, l'enquête pour atteinte à la vie privée fut abandonnée, au motifs que les éléments constitutifs de l'infraction n'étaient pas réunis. Pour le procureur, M. S. D. avait consenti à poser pour de telles photos, qui d'ailleurs révélaient, à ses yeux, une "sexualité exacerbée".

C'est donc la décision de classer l'affaire, bientôt suivie par une prescription, que M. S. D. conteste devant la CEDH, en se fondant sur l'atteinte au droit au respect de sa vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention.

A l'évidence, le corps de la personne constitue l'un des aspects les plus intimes de sa vie privée et son image doit donc être protégées sur le fondement de l'article 8. Dans l'arrêt Buturuga c. Roumanie du 11 février 2020, la Cour rappelle ainsi que "le harcèlement en ligne est actuellement reconnu comme un aspect de la violence à l'égard des femmes (...) et peut prendre diverses, telles que (...) la prise, le partage et la manipulation d'informations et d'images, y compris intimes". De fait, les États ont une obligation positive de mettre en place un cadre juridique destiné à réprimer efficacement la cyberviolence, et d'enquêter efficacement sur ce type d'affaire.

Il est exact que la Cour de cassation roumaine, en 2021, a décidé que le motif tiré du consentement de la personne à la captation des photos dénudées ne pouvait être invoqué, en tant que tel, pour faire obstacle aux poursuites. Le code pénal a ensuite été modifié en ce sens en 2023. Mais l'arrêt est intervenu plus d'un an après, et la loi trois ans après que l'enquête concernant M. S. D. ait été abandonnée. Au moment des faits, il est donc clair que le droit roumain n'offrait pas à la requérante une protection adéquate de sa vie privée.

La Cour sanctionne également l'absence de diligence dans l'enquête pénale. La décision Volodina c. Russie du 2 juillet 2019 sanctionne ainsi les carences de l'enquête des autorités russes dans les cas de violences à l'égard des femmes. Dans le cas de M. S. D.,  les autorités roumaines se sont bornées à auditionner la plaignante et son ex-compagnon, sans aller plus loin, et notamment sans saisir l'ordinateur de ce dernier.

Au-delà des carences avérées de l'enquête, la question du consentement constitue un obstacle réel aux poursuites, dès lors qu'il n'est pas contesté que la jeune femme a effectivement accepté de faire des photos. Le droit roumain a évolué pendant la procédure, supprimant cet obstacle.

 


 Nu descendant un escalier. Marcel Duchamp. 1912


La répression du Revenge Porn, en France


La question s'est posée dans les mêmes termes en France. La Cour de cassation, dans un arrêt du 16 mars 2016, avait estimé que le Revenge Porn ne pouvait être sanctionné sur le fondement de l'article 226-1 du code pénal. Celui-ci sanctionne en effet la captation, la conservation et/ou la diffusion de données personnelles sans le consentement de la personne. Or, dans le cas du Revenge Porn, le consentement est établi pour la captation et la conservation. De fait, la jurisprudence de 2016 considérait que le consentement était présumé en matière de diffusion. 

Pour permettre de réprimer le Revenge Porn, la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique vient combler cette lacune du droit. Elle ajoute au code pénal un nouvel article 226-2-1 qui punit d'une peine d'emprisonnement de deux ans et d'une amende de 60 000 € le fait de diffuser sur le net, sans le consentement de l'intéressé, des images "présentant un caractère sexuel". Le droit français est donc parfaitement conforme aux exigences de la CEDH.

Le droit s'est donc modernisé pour tenir compte de pratiques nouvelles faisant des images les plus intimes de la personne l'instrument d'une vengeance personnelle. Le plus navrant est le développement de ces pratiques perverses de Revenge Porn auxquelles le droit n'avait même pas songé. 


La protection des données : chapitre 8, section 5, du manuel de libertés publiques sur Amazon   

vendredi 6 décembre 2024

Esclavage domestique et traite des êtres humains


La chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu, le 26 novembre 2024, une décision qui va certainement faciliter les poursuites pour esclavage domestique. La Cour décide en effet que le délit de traite des êtres humains peut être constitué, sans qu'il soit besoin d'établir que son auteur a agi contre rémunération. Autrement dit, la traite ne consiste pas seulement à organiser des réseaux de prostitution ou d'esclavage. Le fait de faire venir une personne pour exploiter sa force de travail suffit à la caractériser.

L'esclavage domestique est une forme d'asservissement qui, malheureusement, demeure pratiquée aujourd'hui. De jeunes étrangères, attirées par la perspective d’un emploi convenablement rémunéré, pénètrent sur le territoire pour y séjourner de manière irrégulière et entrer au service d'une famille, soit comme employée de maison, soit comme garde d'enfants. Une fois installées, elles se font confisquer leurs papiers, sont généralement séquestrées pour effectuer des tâches domestiques, sans rémunération ou avec une rémunération dérisoire. Bien entendu, les dispositions sur la durée du travail, et le droit au repos hebdomadaire sont, le plus souvent, ignorées.

L’ampleur de ces pratiques est difficile à évaluer, les enquêtes sur ce sujet faisant cruellement défaut. Elles sont également difficiles à réprimer car la réponse pénale se heurte à de sérieux obstacles. Peu à peu cependant, les normes juridiques se font plus précises et parviennent à améliorer l'efficacité de la répression. A cet égard, l'arrêt du 26 novembre 2024 peut s'analyser comme la dernière étape, du moins pour le moment, d'une évolution positive dans ce domaine.


L'application du droit français


Le premier obstacle à la répression se trouve l'application du droit français. L’ « employeur » est souvent un ressortissant étranger qui estime ne pas être lié par le droit français. La chambre sociale de la Cour de cassation, dans un arrêt du 10 mai 2006, a toutefois réagi en estimant que « l’ordre public international français s’oppose à ce qu’un employeur puisse se prévaloir des règles d’un conflit de juridictions (…) pour décliner la compétence des juridictions françaises ». Une jeune Nigériane exploitée comme esclave par un ressortissant britannique résidant au Nigeria a ainsi pu saisir le Conseil de prud’hommes français, après avoir profité d’un séjour de son « employeur » à Paris pour se soustraire à son emprise. De même, dans un arrêt du3 avril 2019, cette même chambre sociale a-t-elle refusé de considérer que l’adoption (Kefala) d’une enfant de onze ans selon le droit marocain permettait ensuite de l’employer comme esclave pendant les sept années suivantes, dans la région parisienne. 

Cette jurisprudence n'a évidemment pas pu résoudre tous les problèmes. Les auteurs de tels actes s'enfuient trop souvent à l’étranger lorsqu’ils sont découverts, d'autant qu'ils bénéficient souvent d'un statut diplomatique qui leur permet d'échapper aux poursuites.

 



 Le Domaine des Dieux. René Goscinny et Albert Uderzo. 1971

 

La légèreté des peines 


Le deuxième obstacle réside dans le système juridique lui-même qui ne parvenait à sortir l'esclavage domestique du cadre du droit du travail pour le faire pénétrer dans celui des traitements inhumains ou dégradants. Traditionnellement, il était poursuivi pour défaut de contrat de travail ou pour exploitation du travail d’une personne,  au mieux pour abus de vulnérabilité et de dépendance, infractions qui ne donnaient lieu qu’à des peines légères. 

Cette mansuétude a été sanctionnée par la CEDH. Dans son arrêt Siliadin c. France du 25 juillet 2005 rendu à propos d’une jeune togolaise de quinze ans, contrainte de travailler dans une famille sans aucun jour de congé, elle fait une distinction entre l'esclavage et l'asservissement. Il n'y a pas esclavage quand les employeurs n’exercent pas sur la personne un véritable droit de propriété, et c'était le cas en l'espèce. En revanche, ne relation de « servitude » lui était imposée, et  la Cour a estimé que la législation française n’était pas suffisamment protectrice au regard de la gravité de cette atteinte aux droits de la personne. En droit français, cette distinction n'existe pas réellement, et la France a appliqué cette jurisprudence en conservant son droit positif. Les peines attachées à la réduction en esclavage et à l'exploitation de la personne réduite en esclavage ont donc été portées, par la législation de 2013, à vingt années de prison, voire trente en cas de circonstances aggravantes, par exemple lorsque ce comportement concerne des mineurs ou des personnes vulnérables, ou encore s'accompagne d'actes de torture. La criminalisation de l'esclavage domestique est désormais imposée par la CEDH, depuis son arrêt Chowdury c. Grèce du 30 mars 2017.


La définition des infractions


Le dernier obstacle, enfin, doit être recherché dans la définition des infractions. C'est ainsi que l'article 212-1 du code pénal mentionne la réduction en esclavage dans la liste des crimes contre l'humanité. Mais le crime contre l’humanité implique « un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population » et les victimes des nouvelles formes d’esclavage sont essentiellement individuelles. Pour combler cette lacune, la loi du 5 août 2013 punit désormais de vingt ans d'emprisonnement la réduction en esclavage, définie comme le fait d’exercer à l’encontre d’une seule personne l’un des attributs du droit de propriété. La loi ajoute un crime « d’exploitation d’une personne réduite en esclavage », qui vise à la fois le travail forcé, l’esclavage domestique et l’exploitation de la prostitution d’autrui.

L'arrêt du 26 novembre 2024 définit, quant à lui, le délit de traite des êtres humains, afin de le rendre applicable à l'esclavage domestique. L'article 225-4-1 du code pénal énonce que la traite est "le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l'héberger ou de l'accueillir à des fins d'exploitation". Suivent un certain nombre de critères, alternatifs, liés aux circonstances de la traite, qui peut être réalisé soit par la menace ou la contrainte, soit par un abus d'autorité d'un proche, soit par un abus de vulnérabilité, soit par l'octroi ou la promesse d'une rémunération. 

Dans l'affaire jugée le 26 novembre, la Cour d'appel s'était penchée précisément sur la définition de la traite, estimant que le délit était constitué du fait de la rémunération dérisoire qui lui était versée. Pour les auteurs du pourvoi, ce critère financier concernait, non pas la victime, mais les personnes condamnées. Or, précisément, celles-ci n'ont pas agi en échange d'une rémunération, comme pourrait le faire l'auteur d'un trafic d'êtres humains dans le but de nourrir un réseau de prostitution. En l'espèce, les condamnés se sont bornés à faire venir une personne pour exploiter sa force de travail. Mais la Cour de cassation écarte ce moyen. Elle rappelle que l'infraction est constituée par le seul fait de recruter, transporter, héberger une personne à des fins d'exploitation. Le fait que l'auteur ait agi sans percevoir de rémunération est donc sans influence. 

La décision est discrète et la presse n'en a pas parlé. Mais elle est essentielle pour garantir l'efficacité des poursuites pour esclavage domestique. Il est évident en effet que les auteurs de l'infraction n'ont pas pour but de créer un réseau, moyennant finances. Leur seule finalité est purement égoïste, et consiste à s'offrir une main d'oeuvre gratuite en l'important comme une simple marchandise et en la maintenant prisonnière pour qu'elle n'aille pas se plaindre. Des pratiques d'un autre âge qui peuvent désormais être efficacement réprimées, à la condition toutefois que les auteurs ne puissent pas s'enfuir en s'appuyant sur un statut diplomatique.



lundi 2 décembre 2024

Sciences Po : La conférence de Rima Hassan n'aura pas lieu


Les décisions se suivent et ne se ressemblent pas. Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 29 novembre 2024 Institut d'études politiques de Paris, annule en effet une précédente ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris, datée, elle, du 21 novembre 2024. On se souvient que ce dernier avait suspendu la décision du nouveau directeur de l'Institut politique de Paris, Luis Vassy qui, le 18 novembre 2024, refusait à l'association Students for justice in Palestine Sciences Po l'autorisation de tenir une conférence prononcée par Rima Hassan. 

L'intervenante, franco-palestinienne et membre de La France Insoumise, tient souvent des propos polémiques sur la politique israélienne et le conflit à Gaza. Si l'instruction pénale est toujours en cours,  il n'en demeure pas moins que la personnalité de l'intervenante la rapproche davantage du monde politique que des cercles académiques.


La liberté d'expression et d'information des étudiants


Le juge des référés du tribunal administratif de Paris avait suspendu le refus du directeur de donner une salle à l'association, en estimant que l'ingérence dans la liberté d'expression et d'information des étudiants de Sciences Po était excessive, en l'absence de menace avérée pour l'ordre public. 

Insistons sur le fait qu'il s'agissait bien de la protection de la liberté d'expression et d'information des étudiants, pas de celle de l'intervenante. La loi du 26 janvier 1984 énonce que "le service public de l'enseignement supérieur (...) respecte la diversité des opinions" (art. L 141-6 c. éduc.). L'article L 811-1 de ce même code de l'éducation précise que les usagers de l'enseignement supérieur "disposent de la liberté d'information et d'expression à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels. Ils exercent cette liberté à titre individuel et collectif dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités d'enseignement et de recherche et qui ne troublent pas l'ordre public". Les usagers du service public sont donc bien les étudiants. 

L'intervenante, quant à elle, peut user de sa liberté d'expression dans d'autres espaces, et Rima Hassan ne s'en prive pas. De fait, comme en première instance, sa demande est jugée irrecevable.



Au bal des étudiants. Henri de Toulouse Lautrec


Devant le tribunal administratif : l'absence d'éléments circonstanciés


De manière très classique, le juge apprécie la proportionnalité de l'ingérence dans les droits des étudiants au regard de la menace pour l'ordre public que la conférence peut constituer. Le 21 novembre, le tribunal administratif avait jugé le refus de donner une salle à l'association comme emportant une l'ingérence excessive dans la liberté d'expression des étudiants. Il avait donc suspendu la décision de Luis Vassy, ajoutant même une injonction imposant l'organisation de la conférence dans une délai aussi bref que possible.

En l'espèce, le tribunal administratif s'appuyait sur la décision rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 6 mai 2024. à propos du refus d'autorisation d'une conférence organisée par le Comité Palestine de Paris-Dauphine, faisant également intervenir Rima Hassan. A l'époque, le président de l'Université avait allégué de menaces à l'ordre public, sans davantage de précisions, ajoutant qu'il était difficile d'y faire face... car il y avait des travaux dans la cour d'honneur. Le juge affirmait alors que ces arguments n'étaient pas suffisamment circonstanciés pour fonder l'interdiction de la réunion. 

A Sciences Po Paris, la situation était à peu près identique, et le nouveau directeur ne s'était guère donné la peine de fournir au juge des référés du tribunal administratif des "éléments circonstanciés" démontrant l'existence d'une menace pour l'ordre public. Il avait alors fait état d'actions illégales, occupations ou blocages intervenus au printemps et à l'automne 2024, du fait d'"étudiants pro-palestiniens", sans davantage de précisions ni sur les faits, ni sur les associations responsables. De même, le directeur n'avait-t-il pu faire état de réelles violences, se limitant à mentionner, au conditionnel, que des "altercations se seraient produites aux alentours des bâtiments".  Les faits n'étaient donc pas clairement établis, et il n'est pas surprenant que la mesure de refus de salle ait été jugée disproportionnée en première instance.


Le retour des éléments circonstanciés devant le Conseil d'État


En choisissant de faire un recours devant le juge des référés du Conseil d'État, le directeur de Sciences Po a choisi de muscler son dossier. Il a donc entrepris de trouver des "éléments circonstanciés", au sens de la décision du 6 mai 2024. D'autres éléments ont donc été versés au dossier, et certains ont même été développés durant l'audience. 

Les désordres intervenus au printemps et à l'automne 2024 sont désormais clairement documentés. L'ordonnance de référés dresse ainsi la liste des "dégradations intimidations" qui ont porté préjudice à la "réputation de l'établissement", fait état des blocages et occupations qui ont suscité l'intervention des forces de police. Le conditionnel a bel et bien disparu.

L'ordonnance note aussi la menace pour l'ordre public que constitue la présence de Rima Hassan (Madame D. pour répondre aux exigences d'anonymisation). Lors d'une occupation de Sciences Po, celle-ci a affirmé que "l'heure était au soulèvement" et elle a toujours apporté son soutien aux étudiants lorsque les forces de l'ordre intervenaient pour rétablir les accès à l'établissement.

De même a-t-il été établi que le Directeur avait accepté l'organisation de "leçons pluridisciplinaires" sur le conflit au Proche Orient, permettant aux étudiants de débattre sur cette question.

Les "éléments circonstanciés" sont donc cette fois présents, et le juge des référés en déduit que le refus d'accorder une salle à l'association était une mesure proportionnée à la menace pour l'ordre public. On pourrait penser que la jurisprudence administrative se caractérise par des fluctuations entre les juges, ce qui ne serait pas si surprenant si l'on considère qu'il s'agit, avant tout, d'apprécier la gravité des faits et la menace pour l'ordre public. Mais, dans le cas de la conférence de Rima Hassan à Sciences Po, il n'y a pas vraiment d'opposition entre les deux décisions. Il y a plutôt une différence dans la gestion du contentieux par le Direction de l'Institut. Dans le premier cas, le Directeur n'a pas donné au juge un dossier substantiel, dans le second il s'est donné la peine de communiquer les motifs de droit et de fait qui ont fondé sa décision. 

Le juge permet ainsi de répondre aux exigences posées par la circulaire du ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, Patrick Hetzel, publiée le 4 octobre 2024.  Elle met en garde les présidents d'Université contre les "manifestations de nature politique en lien avec le conflit au Proche-Orient" et les incite à user de leur pouvoir de police. Mais elle ne les incite pas à entraver la liberté d'expression des étudiants par des décisions à l'emporte-pièce. Tout acte portant atteinte à une liberté doit être soigneusement motivé. Un principe général du droit administratif, et une belle leçon à dispenser aux étudiants de Science Po. 




La liberté d'expression : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9

samedi 30 novembre 2024

Les citations de LLC : Delphine Horvilleur. Définition de la laïcité

 

Delphine Horvilleur est rabbin. Elle est membre de Judaïsme en mouvement, organisation issue du Mouvement juif libéral de France et de l'Union libérale israélite de France.




La laïcité française n'oppose pas la foi à l'incroyance. Elle ne sépare pas ceux qui croient que Dieu veille, et ceux qui croient aussi ferme qu'il est mort ou inventé. Elle n'a rien à voir avec cela. Elle n'est ni fondée sur la conviction que le ciel est vide ni sur celle qu'il est habité, mais sur la défense d'une terre jamais pleine, la conscience qu'il y reste toujours une place qui n'est pas la nôtre. 


La laïcité dit que l'espace de nos vies n'est jamais saturé de convictions, et elle garantit toujours une place laissée vide de certitudes. Elle empêche une foi ou une espérance de saturer tout l'espace. En cela, à sa manière, la laïcité est une transcendance. Elle affirme qu'il existe toujours en elle un territoire plus grand que ma croyance, qui peut accueillir celle d'un autre venu y respirer.



Delphine Horvilleur. Vivre avec nos morts. Grasset 2021.

mardi 26 novembre 2024

L'apologie du terrorisme : vrais problèmes et mauvaises solutions


La proposition de loi déposée le 19 novembre 2024 par Ugo Benalicis et les membres du groupe parlementaire La France Insoumise (LFI) suscite une tempête médiatique. Beaucoup feignent de croire qu'il s'agit d'abroger purement et simplement le délit d'apologie du terrorisme. En réalité, l'intitulé de la proposition apporte un autre éclairage. La proposition en effet vise "à abroger le délit d'apologie du terrorisme du code pénal", ce qui n'a pas tout à fait le même sens. Les signataires veulent non pas supprimer le délit, mais, plus simplement, le réintégrer dans la loi du 29 juillet 1881, c'est à dire dans le droit de la presse. 

Or ce délit a figuré dans l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 jusqu'en 2014. Il y avait été introduit par la loi du 12 décembre 1893, l'une des "lois scélérates" destinées à lutter contre les menées anarchistes. Cette réintégration dans la loi de 1881 constitue ainsi un élément de langage essentiel pour les députés LFI qui se répandent dans les médias pour endiguer le flot des critiques. 


L'étrange rédaction de la proposition de loi


Certes, mais la rédaction de la proposition de loi manque pour le moins de clarté car elle ne mentionne aucunement une réintégration de l'infraction dans le droit de la presse. L'article 1er énonce clairement que "l'article 421-2-5 du code pénal est abrogé".

Ces dispositions, introduites dans le code par la loi Cazeneuve du 13 novembre 2014 répriment "le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publique l'apologie de ces actes". La peine de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 € d'amende est portée à sept ans d'emprisonnement et 100 000 d'amende lorsque les faits sont commis sur internet. Enfin, le dernier paragraphe de cet article précise que les dispositions particulières du droit de la presse s'appliquent en ce qui concerne la détermination des personnes responsables, lorsque ces faits sont précisément commis par voie de presse ou de communication audiovisuelle.

La proposition LFI abroge pourtant l'ensemble de l'article 421-2-5 du code pénal, y compris son dernier paragraphe. Si les membres du groupe affirment vouloir réintégrer l'infraction dans la loi sur la presse, le texte de la proposition n'en laisse rien deviner. Il ne compte que trois articles, et les articles 2 et 3 se bornent à prévoir la remise de deux rapports du gouvernement au parlement, l'un dressant un bilan judiciaire du délit d'apologie du terrorisme, l'autre sur les infractions commises "en lien avec les attaques terroristes subies par Israël depuis le 7 octobre 2023". 

Politiquement, ces dispositions permettent à LFI d'affirmer clairement le caractère terroriste des meurtres de masse commis le 7 octobre 2023. Juridiquement, ces dispositions surprennent. S'il est d'usage de rédiger de demander des rapports sur la mise en oeuvre des normes juridiques par les juges dans le but de les modifier par une proposition de loi, il est moins fréquent d'utiliser la loi modificatrice pour demander des rapports. On a un peu le sentiment que les parlementaires LFI font les choses à l'envers, d'autant que l'on peut se demander si le fait de demander un rapport au gouvernement sur la mise en oeuvre du droit pénal relève bien du domaine de la loi.

Cette proposition, mal rédigée, a donc bien peu de chances de prospérer, d'autant qu'elle ne risque guère d'avoir l'appui du Parti Socialiste, la loi de 2014 ayant été initiée par Bernard Cazeneuve.



Apologie du terrorisme

Tintin au pays de l'or noir. Hergé. 1950


Les questions restent posées


Cela ne signifie pas que cette proposition LFI ne soulève pas des questions intéressantes. En sortant le délit d'apologie du terrorisme du droit de la presse, la loi de 2014 l'a intégré dans le droit commun du code pénal. Les conséquences sont loin d'être négligeables.

Sur le plan très concret, les règles protectrices du droit de la presse sont désormais écartées. Il en est ainsi de la durée de prescription qui est de trois mois pour les délits de presse. La sortie de l'apologie du terrorisme du champ d'application de la loi de 1881 allonge ainsi la prescription à la durée de droit commun de six ans (article 8 du code de procédure pénale). De même devient-il possible de juger les personnes poursuivies en comparution immédiate, ou en comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. 

Enfin, la détention provisoire est possible. La chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 26 juillet 2023, reconnaît que le délit d'apologie du terrorisme entraine une ingérence dans la liberté d'expression. Elle rappelle ainsi que les juges du fond doivent apprécier la nécessité de la détention provisoire, notamment au regard de l'ordre public. La détention provisoire n'est donc pas exclue, si elle se révèle proportionnée.

Sur le fond, l'objet du transfert du droit de la presse au droit pénal général a été présentée comme une nécessité de la "réponse pénale", notion globalisante qui n'est pas sans danger pour les libertés. En effet, l'apologie du terrorisme est ainsi considérée comme un maillon de l'entreprise terroriste dont elle n'est pas dissociée. Cette position peut se défendre si l'on considère que le terrorisme emporte une menace directe contre l'État de droit, mais il n'empêche qu'un bilan serait effectivement nécessaire pour mesurer les conséquences de cette intégration de l'apologie du terrorisme dans le droit commun.


Le rôle des juges


D'une manière générale, cette intégration dans le droit commun a surtout eu pour conséquence de faciliter le dépôt de plaintes. On sait qu'il est particulièrement délicat en matière de presse, l'article 65 de la loi de 1881 précise en effet que la prescription de trois mois n'est interrompue que par des réquisitions aux fins d'enquête en bonne et due forme. Désormais, il suffit d'une plainte ordinaire que chacun peut déposer à sa guise. 

Et l'on ne s'en prive pas, l'apologie de terrorisme devenant une modalité du débat politique. On dépose une plainte, on agite les médias, et cela suffit à faire considérer l'auteur des propos litigieux comme un délinquant. C'est d'autant plus vrai que le caractère public est un élément essentiel du délit d'apologie.

A y regarder de plus près, on constate cependant que la plupart de ces plaintes ne prospèrent pas. Les propos incriminés ne font généralement pas la moindre apologie, qu'il s'agisse du terrorisme ou d'une autre infraction. Car le problème trouve son origine dans la définition, quelque peu laborieuse, de ce délit.

Le code pénal donne une définition purement tautologique, l'apologie de terrorisme consistant à "faire publiquement l'apologie de ces actes".  En voulant faire mieux, le Conseil constitutionnel, dans sa décision  QPC du 16 octobre 2015,  la définit comme "le fait de décrire, présenter ou commenter une infraction en invitant à porter sur elle un jugement moral favorable". Cette intrusion de la morale dans le droit n'a, à l'évidence, pas pour effet de clarifier l'incrimination.

De fait, les juges se montrent prudents et adoptent plutôt une définition étroite de la notion d'apologie. Ils exigent que les propos "manifestent une égale considération pour les victimes et les auteurs d'un acte de terrorisme" , principe formulé dans un arrêt de la Cour de cassation du 25 avril 2017 et qu'ils se livrent à des rapprochements "tendant à justifier le crime commis".  On observe toutefois que les juges du fond se montrent moins prudents. 

Le tribunal correctionnel de Lille, dans un jugement du 18 avril 2024, considère ainsi comme une apologie du terrorisme un tract d'un responsable de la CGT ainsi rédigé, trois jours après les attentats du 7 octobre : "les horreurs de l'occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi, elles reçoivent les réponses qu'elles ont provoquées (...) En France (...) la propagande médiatique, totalitaire, nous présente scandaleusement les conséquences comme des causes, les occupés comme terroristes, et l'occupant comme victime. Cette propagande indécente vise à empêcher toute expression contradictoire". Le tract déclarait "s'incliner devant toutes les victimes civiles". Si l'on peut en effet considérer le tract comme inopportun, son caractère apologétique ne semble pas clairement établi. L'auteur considère en effet que l'attentat du 7 octobre est "provoqué" par une situation politique, il ne s'y associe pas moralement. Il voit les évènements, conformément à une vision historique marxiste chère à la CGT, comme le produit de rapports de force. Certes, il ne condamne pas, mais se livre-t-il pour autant à une apologie ? On ne peut qu'attendre sur ce point la décision de la Cour d'appel. 

Le délit d'apologie apparaît ainsi comme un outil utilisé pour instrumentaliser la justice en la plaçant au coeur des conflits politiques. Une simple plainte, relayée par les médias, suffit à condamner médiatiquement une personne. Sans doute, mais la proposition LFI n'apporte aucune solution au problème. De fait, LFI donne l'impression détestable d'agir dans son propre intérêt. Nous savons que Rima Hassan et Mathilde Panot sont actuellement poursuivies sur ce fondement. La suppression du délit mettrait fin aux poursuites, évidemment.



La liberté d'expression : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9