« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 13 août 2024

Un succès pour Anticor



L'association Anticor vient de remporter une incontestable victoire avec l'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Paris le 12 août 2024. Le juge suspend, sur la base d'un référé suspension, le refus implicite opposé par le Premier ministre à la demande d'agrément formulée par l'association. Il enjoint en même temps au Premier ministre de réexaminer cette demande sous quinzaine, contraignant ainsi l'administration à rendre une décision explicite et surtout motivée.

L'association Anticor est aujourd'hui l'un des acteurs essentiels de la lutte contre les atteintes à la probité, notamment les activités de corruption et de fraude fiscale. Elle s'est fait connaître en 2011, lorsqu'elle a déposé une plainte dans l'affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris. Par la suite, Anticor a dénoncé de nombreux agissements liés à la corruption ou aux conflits d'intérêts. C'est ainsi qu'en juin 2018, l'association a déposé une plainte pour prise illégale d'intérêts contre Alexis Kohler, actuellement Secrétaire général de l'Élysée. Il lui est reproché ses liens familiaux et professionnels avec l'armateur MSC. Une enquête sur cette affaire a été ouverte par le Parquet national financier (PNF).

La procédure d'agrément de ce type d'association est prévue par l'article 2-23 du code de procédure pénale, issu de la loi du 6 décembre 2013. Il précise que cet agrément peut être obtenu par "toute association agréée déclarée depuis au moins cinq ans" dont l'objet social est la lutte contre la corruption, lui permettant d'exercer dans ce domaine les droits reconnus à la partie civile. 

En principe, l'agrément est délivré par le ministre de la Justice. Anticor a ainsi obtenu son premier agrément de Christiane Taubira en mars 2015, puis le second de Nicole Belloubet en février 2018. En 2021, l'agrément a été renouvelé par la Premier ministre. On se souvient en effet que le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti avait fait l'objet d'une plainte déposée en octobre 2020 par Anticor pour prise illégale d'intérêts dans l'affaire des procédures disciplinaires qu'il avait engagées contre des magistrats. La compétence du Premier ministre était donc substituée à celle du ministre et c'est Jean Castex qui décide le renouvellement de l'agrément en 2021. Cette décision est toutefois annulée par le juge administratif le 23 juin 2023 au motif que l'association, alors profondément divisée dans sa gouvernance, ne remplissait pas toutes les conditions requises pour l'obtention de cet agrément. la gouvernance a alors été profondément remaniée, et une nouvelle procédure d'agrément a été engagée. Mais la nouvelle demande s'est heurtée à un mur de silence de l'administration, d'où le recours contre la décision implicite de rejet. 

C'est précisément ce caractère implicite de la décision qui est à l'origine de la suspension par le juge des référés. Le silence de l'administration excluait évidemment toute motivation du refus de renouvellement de l'agrément.

 


 Les Indégivrables. Xavier Gorce. 2 février 2017

 

Absence de motivation et doute sur la légalité des motifs

 

Certes, l'agrément n'est pas un droit, comme en témoigne la rédaction de l'article 2-23 du code de procédure pénale qui affirme que ces associations "peuvent" être agréées, formule reprise dans le décret du 12 mars 2014 qui définit la procédure d'octroi de l'agrément. Une jurisprudence ancienne du Conseil d'État, du 6 mars 1992 affirme donc que l'agrément n'étant pas un droit, il n'a pas à être motivé. Mais il s'agissait alors d'une association d'aide aux entreprises. Un jugement du tribunal administratif de Paris en a décidé tout autrement, en imposant, le 22 mai 2003, la motivation d'une décision portant sur l'agrément d'une association de défense de l'environnement. Cette motivation doit énoncer les motifs de fait et de droit fondant la décision, ce qui signifie que l'administration ne saurait se contenter d'affirmer que l'association remplit, ou non, les conditions émises pour son obtention. Aujourd'hui, la tendance est donc à l'élargissement de l'obligation de motivation aux décisions de refus ou de retrait d'agrément. 

En témoigne l'ordonnance du 12 août 2024, dans laquelle le juge des référés observe que le Premier ministre n'a pas indiqué, dans son mémoire en défense, les motifs de sa décision de refus d'agrément, se bornant à contester l'urgence à en prononcer la suspension. Alors que l'association Anticor fait valoir qu'elle remplit les conditions posées par la décret de 2014, cette absence de communication des motifs au juge suscite un doute sur la légalité de la décision. Par cette analyse, le juge des référés impose donc la motivation de la future décision expresse concernant l'agrément.

 

La condition d'urgence

 

Reste précisément l'urgence, son absence constituant l'essentiel de la défense des services du Premier ministre. Le juge des référés considère, quant à lui, que la condition d'urgence est remplie et invoque deux éléments essentiels.

Il fait d'abord observer que, du fait de son absence d'agrément, Anticor éprouve de grandes difficultés dans l'exercice de sa mission. Elle ne peut plus porter plainte en se constituant partie civile, ne peut plus intervenir pendant l'instruction ni formuler des demandes indemnitaires devant le tribunal correctionnel. Les conséquences demeurent modestes pour les affaires dans lesquelles Anticor s'était portée partie civile avant le refus d'agrément. Elles deviennent plus graves pour les affaires postérieures, notamment parce que le parquet peut classer une affaire sans suite, en l'absence de constitution de partie civile. L'association cite le cas de la plainte déposée en juin contre X pour des soupçons de favoritisme entre des concessionnaires d'autoroute et le gouvernement Valls en 2015 ou celle visant des opérations immobilières à L'Hay-les-Roses. En d'autres termes, l'absence d'agrément empêche Anticor d'imposer la désignation d'un juge d'instruction, laissant finalement au parquet le contrôle de la procédure. On comprend évidemment que cette situation n'est pas sans intérêt pour l'Exécutif.

Le second élément justifiant l'urgence réside dans une appréciation très concrète de la lutte anti-corruption. Le juge des référés fait observer qu'en l'absence d'Anticor, les associations agréées ne sont plus que deux. Et en effet Transparency et Sherpa semblent bien isolées, cette dernière ayant, elle aussi, éprouvé quelques difficultés à obtenir le renouvellement de son agrément. Certes, le juge ne fait pas de cette appréciation un élément de doute sur la légalité du refus d'agrément, mais se borne à en faire un élément justifiant l'urgence du référé. Le juge affirme en effet que cette situation "porte atteinte de manière suffisamment grave et immédiate à l’intérêt public qui s’attache à la lutte contre la grande délinquance économique et financière". Cette formule peut s'interpréter comme un hommage rendu aux associations actives dans ce domaine. 


L'Exécutif juge et partie


Certes, le Premier ministre peut se pourvoir devant le Conseil d'État, mais dans le cadre d'un recours en cassation, toujours aléatoire. S'il ne le fait pas, il devra prendre une nouvelle décision dans moins de quinze jours, et il faut espérer qu'Anticor retrouvera cet agrément dont l'association n'aurait jamais dû être privée. Cette solution est peut-être même la plus simple pour le gouvernement, car la motivation, cette fois impérative, de la décision de refus risque de se révéler complexe. Les conditions posées par le décret de 2014 sont en effet purement factuelles et il va être difficile de considérer qu'Anticor ne les remplit pas. 

D'une manière plus générale, l'affaire suscite la réflexion sur cette procédure d'agrément. Il semble incroyable que l'activité d'une association anti-corruption soit conditionnée par l'agrément de l'Exécutif. Avouons que la situation est étrange, qui exige que le Premier ministre délivre un agrément à une association qui a permis d'engager des poursuites contre le Secrétaire général de l'Elysée. La tentation de refuser l'agrément pour des motifs politiques n'est pas nécessairement à exclure. La solution passerait sans doute par le transfert de cette compétence à une autorité indépendante ou à un collège de magistrats.

 


samedi 10 août 2024

Les Invités de LLC - Maurice Joly. Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu

 

A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Aujourd'hui, nous invitons Maurice Joly, pamphlétaire exilé à Bruxelles après le coup d'État du 2 décembre 1851. Son Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu a été publié en 1864. Le XIIe Dialogue sur la presse trouve un écho dans le débat actuel sur la liberté de presse et le pluralisme des courants d'opinions.

 

Maurice JOLY

Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu

Dialogue XXII

1864

 


 

MACHIAVEL


Je diviserai en trois ou quatre catégories les feuilles dévouées à mon pouvoir. Au premier rang je mettrai un certain nombre de journaux dont la nuance sera franchement officielle, et qui, en toutes rencontres, défendront mes actes à outrance. Ce ne sont pas ceux-là, je commence par vous le dire, qui auront le plus d’ascendant sur l’opinion. Au second rang je placerai une autre phalange de journaux dont le caractère ne sera déjà plus qu’officieux et dont la mission sera de rallier à mon pouvoir cette masse d’hommes tièdes et indifférents qui acceptent sans scrupule ce qui est constitué, mais ne vont pas au delà dans leur religion politique.


C’est dans les catégories de journaux qui vont suivre que se trouveront les leviers les plus puissants de mon pouvoir. Ici, la nuance officielle ou officieuse se dégrade
complétement, en apparence, bien entendu, car les journaux dont je vais vous parler seront tous rattachés par la même chaîne à mon gouvernement, chaîne visible pour les uns, invisible à l’égard des autres. Je n’entreprends point de vous dire quel en sera le nombre, car je compterai un organe dévoué dans chaque opinion, dans chaque parti ; j’aurai un organe aristocratique dans le parti aristocratique, un organe républicain dans le parti républicain, un organe révolutionnaire dans le parti révolutionnaire, un organe anarchiste, au besoin, dans le parti anarchiste. Comme le dieu Wishnou, ma presse aura cent bras, et ces bras donneront la main à toutes les nuances d’opinion quelconque sur la surface entière du pays. On sera de mon parti sans le savoir. Ceux qui croiront parler leur langue parleront la mienne, ceux qui croiront agiter leur parti agiteront le mien, ceux qui croiront marcher sous leur drapeau marcheront sous le mien.
 

MONTESQUIEU

Sont-ce là des conceptions réalisables ou des fantasmagories ? Cela donne le vertige. (...)  Je me demande seulement, comment vous pourrez dirigeret rallier toutes ces milices de publicité clandestinement embauchées par votre gouvernement.

 

MACHIAVEL

Ce n’est là qu’une affaire d’organisation, vous devez le comprendre ; j’instituerai, par exemple, sous le titre de division de l’imprimerie et de la presse, un centre d’action commun où l’on viendra chercher la consigne et d’où partira le signal. Alors, pour ceux qui ne seront qu’à moitié dans le secret de cette combinaison, il se passera un spectacle bizarre ; on verra des feuilles, dévouées à mon gouvernement, qui m’attaqueront, qui crieront, qui me susciteront une foule de tracas.

MONTESQUIEU

Ceci est au-dessus de ma portée, je ne comprends plus.

MACHIAVEL

Ce n’est cependant pas si difficile à concevoir ; car, remarquez bien que jamais les bases ni les principes de mon gouvernement ne seront attaqués par les journaux dont je vous parle ; ils ne feront jamais qu’une polémique d’escarmouche, qu’une opposition dynastique dans les limites les plus étroites.

MONTESQUIEU

Et quel avantage y trouverez-vous ?

MACHIAVEL

Votre question est assez ingénue. Le résultat, vraiment considérable déjà, sera de faire dire, par le plus grand nombre : Mais vous voyez bien qu’on est libre, qu’on peut parler sous ce régime, qu’il est injustement attaqué, qu’au lieu de comprimer, comme il pourrait le faire, il souffre, il tolère !

MONTESQUIEU

Voilà, je l’avoue, qui est vraiment machiavélique.

MACHIAVEL

Vous me faites beaucoup d’honneur, mais il y a mieux : À l’aide du dévouement occulte de ces feuilles publiques, je puis dire que je dirige à mon gré l’opinion dans toutes les questions de politique intérieure ou extérieure. J’excite ou j’endors les esprits, je les rassure ou je les déconcerte, je plaide le pour et le contre, le vrai et le faux. Je fais annoncer un fait et je le fais démentir suivant les circonstances ; je sonde ainsi la pensée publique, je recueille l’impression produite, j’essaie des combinaisons, des projets, des déterminations soudaines, enfin ce que vous appelez, en France, des ballons d’essai. Je combats à mon gré mes ennemis sans jamais compromettre mon pouvoir, car, après avoir fait parler ces feuilles, je puis leur infliger, au besoin, les désaveux les plus énergiques ; je sollicite l’opinion à de certaines résolutions, je la pousse ou je la retiens, j’ai toujours le doigt sur ses pulsations, elle reflète, sans le savoir, mes impressions personnelles, et elle s’émerveille parfois d’être si constamment d’accord avec son souverain. (...)


MONTESQUIEU


L’enchaînement de vos idées entraîne tout avec tant de force, que vous me faites perdre le sentiment d’une dernière objection que je voulais vous soumettre. Il demeure constant, malgré ce que vous venez de dire, qu’il reste encore, dans la capitale, un certain nombre de journaux indépendants. Il leur sera à peu près impossible de parler politique, mais ils pourront vous faire une guerre de détails. Votre administration ne sera pas parfaite ; le développement du pouvoir absolu comporte une quantité d’abus dont le souverain même n’est pas cause ; sur tous les actes de vos agents qui toucheront à l’intérêt privé, on vous trouvera vulnérable ; on se plaindra, on attaquera vos agents, vous en serez nécessairement responsable, et votre considération succombera en détail.


MACHIAVEL
 
Je ne crains pas cela. (...) Je ne veux même pas être obligé d’avoir à faire sans cesse de la répression, je veux, sur une simple injonction, avoir la possibilité d’arrêter toute discussion sur un sujet qui touche à l’administration.
 
 MONTESQUIEU
 
Et comment vous y prendrez-vous ?
 
MACHIAVEL
 
J’obligerai les journaux à accueillir en tête de leurs colonnes les rectifications que le gouvernement leur communiquera ; les agents de l’administration leur feront passer des notes dans lesquelles on leur dira catégoriquement : Vous avez avancé tel fait, il n’est pas exact ; vous vous êtes permis telle critique, vous avez été injuste, vous avez été inconvenant, vous avez eu tort, tenez- vous-le pour dit. Ce sera, comme vous le voyez, une censure loyale et à ciel ouvert.
 
MONTESQUIEU
 
Dans laquelle, bien entendu, on n’aura pas la réplique. De cette manière vous aurez toujours le dernier mot, vous l’aurez sans user de violence, c’est très-ingénieux. Comme vous me le disiez très-bien tout à l’heure, votre gouvernement est le journalisme incarné.
 
MACHIAVEL
 
De même que je ne veux pas que le pays puisse être agité par les bruits du dehors, de même je ne veux pas qu’il puisse l’être par les bruits venus du dedans, même par les simples nouvelles privées. Quand il y aura quelque suicide extraordinaire, quelque grosse affaire d’argent trop véreuse, quelque méfait de fonctionnaire public, j’enverrai défendre aux journaux d’en parler. Le silence sur ces choses respecte mieux l’honnêteté publique que le bruit.
 
 MONTESQUIEU
 
Et pendant ce temps, vous, vous ferez du journalisme à outrance ?
 
MACHIAVEL
 
Il le faut bien. User de la presse, en user sous toutes les formes, telle est, aujourd’hui, la loi des pouvoirs qui veulent vivre. C’est fort singulier, mais cela est. Aussi m’engagerais-je dans cette voie bien au delà de ce que vous pouvez imaginer.
 
Pour comprendre l’étendue de mon système, il faut voir comment le langage de ma presse est appelé à concourir avec les actes officiels de ma politique. (...) Chacun de mes journaux, suivant sa nuance, s’efforcera de persuader à chaque parti que la résolution que l’on a prise est celle qui le favorise le plus.  Ce qui ne sera qu’indiqué, les journaux officieux le traduiront plus ouvertement, les journaux démocratiques et révolutionnaires le crieront par dessus les toits ; et tandis qu’on se disputera, qu’on donnera les interprétations les plus diverses à mes actes, mon gouvernement pourra toujours répondre à tous et à chacun : Vous vous trompez sur mes intentions, vous avez mal lu mes déclarations ; je n’ai jamais voulu dire que ceci ou que cela. L’essentiel est de ne jamais se mettre en contradiction avec soi-même.

(...)

MONTESQUIEU
 
En vérité, il faut qu’on vous admire ! Quelle force de tête et quelle activité !

 

mardi 6 août 2024

Habilitation secret défense : un lent mouvement vers le contrôle



Les décisions des cours administratives d'appel sont généralement peu connues, car peu accessibles. Celle rendue par la Cour administrative d'appel de Nantes le 2 juillet 2024 fait pourtant figure d'exception, car elle porte sur la question particulièrement sensible du refus d'habilitation secret-défense. 

Le requérant est entré dans la police en 1988 comme gardien de la paix. Il a ensuite gravi les échelons pour travailler dans le renseignement intérieur, avant d'être nommé en 2015 chef des groupes opérationnels de la section de recherche et d'appui de la direction départementale de la sécurité publique. En décembre 2019, alors qu'il est titulaire d'une habilitation secret-défense depuis une vingtaine d'années, il se voit opposer un refus de son renouvellement. Après un recours gracieux demeuré sans réponse, l'intéressé saisit le tribunal administratif de Rennes. Celui-ci lui donne satisfaction par un jugement du 15 juin 2023, jugement confirmé par la Cour administrative d'appel. Le refus du renouvellement de l'habilitation du requérant est donc annulé, et la juridiction administrative amorce ainsi un véritable contrôle de l'usage du secret défense.

 

L'absence de définition du secret de la défense nationale


L'évolution est loin d'être négligeable. Le secret de la défense nationale est en effet le mieux protégé dans le système juridique. Sa meilleure protection réside d'ailleurs dans sa définition, parfaitement tautologique. Aux termes de l'article 413-9 du code pénal, une information est couverte par le secret de la défense nationale, dès lors qu’elle a fait l’objet d’une mesure de protection qui en interdit la diffusion. Autrement dit, l'autorité de classement définit elle-même l'espace du secret. Celui-ci couvre ce qu'elle veut conserver confidentiel. 

L'instruction générale interministérielle, dite IGI 1300 se borne, quant à elle, à énoncer les "fondements" du secret : "Le secret de la défense nationale vise, au travers de mesures de sécurité physiques, logiques ou organisationnelles à protéger les informations et supports dont la divulgation ou auxquels l'accès est de nature à nuire à la défense et à la sécurités nationale". Il s'agit là d'une démarche téléologique, c'est-à-dire définissant une notion par son but. Pour l'IGI, une information est secrète lorsque sa diffusion est de nature à nuire à la défense. 

De ces deux éléments de définition, on déduit qu'une information est classée secret-défense lorsque l'autorité de classement veut assurer sa confidentialité, dans le but de ne pas nuire à la défense et à la sécurité nationale. Le pouvoir discrétionnaire de l'administration se trouve parfaitement protégé.



Le secret défense. Jean Dobritz


L'opposabilité au juge


Dans les tribunaux judiciaires, on admet qu'un juge soit désigné dans une juridiction pour obtenir une habilitation et avoir communication des dossiers classifiés, lorsqu'ils sont indispensables à l'affaire en cours. Le problème est que, dans ce cas, la pièce remise au juge par une partie n'est plus communiquée à l'autre. C'est alors le principe du contradictoire qui est violé. Si on résume la situation, dans un cas le juge instruit une affaire sans avoir accès aux pièces, dans l'autre il a accès aux pièces mais le principe du contradictoire est la principale victime de la procédure. 

Certes, il existe bien une  Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) qui peut être saisie par un juge à des fins de déclassification de certains documents. Mais son rôle demeure modeste. D'une part, l'administration n'est pas tenue de suivre ses avis. D'autre part, la CCSDN a souvent eu davantage tendance à protéger le secret qu'à pratiquer la transparence.

Devant les tribunaux administratifs, aucun juge n'est habilité mais il demeure possible de saisir la CCSDN. Précisément, la CAA de Nantes laisse envisager une évolution. En pratique, le contrôle de la légalité interne d'un acte revient à un contrôle de ses motifs. En opérant une distinction nette entre motivation et contrôle des motifs, la Cour amorce un contrôle réel des refus d'habilitation.

 

L'absence de garanties procédurales

 

Le secret défense a pour conséquence de réduire considérablement les garanties procédurales offertes à la personne. La décision de refus ou de retrait d'une habilitation est d'abord prise sans aucune procédure contradictoire. Il s'agit là d'une dérogation qui s'applique aux fonctionnaire avec le statut de la fonction publique et aux personnes privées avec l'article L 121-1 du code des relations entre le public et l'administration qui impose une telle procédure pour toutes les décisions individuelles prises en considération de la personne. Dans un arrêt du 9 novembre 2023, le Conseil d'État confirme ainsi la légalité d'un retrait d'habilitation touchant un agent de sécurité de Naval Group. Il présente cette décision comme un acte "purement discrétionnaire" au sens où l'entendait Charles Eisenmann, c'est-à-dire un acte qui peut être pris pour quelque motif que ce soit et retiré à tout moment, aussi pour quelque motif que ce soit.

Une décision de retrait d'habilitation n'a pas davantage à être motivée, pas plus d'ailleurs que l'octroi de cette habilitation, précédée d'une enquête de sécurité dont les résultats ne sont pas communiqués à l'intéressé. Cette absence de motivation a un fondement législatif, et l'article L 311-5 du code des relations entre l'administration et le public affirme : "Ne sont pas communicables (...) les documents administratifs dont la consultation ou la communication porterait atteinte (... ) au secret de la défense nationale". Dans un jugement du 10 mars 2023, le tribunal administratif de Paris déclare donc irrecevable le moyen fondé sur le défaut de motivation du retrait de l'habilitation d'un officier traitant de la DGSI.

 

Motivation et contrôle des motifs

 

La question se pose alors dans les termes suivants : l'absence de motivation doit-elle systématiquement interdire tout contrôle des motifs de la décision par le juge administratif ? 

Le Conseil d'État, s'opposant à deux décisions successives de la CAA de Marseille, en a jugé ainsi le 23 février 2021. Il déclare que "les décisions qui refusent l'habilitation (...) sont au nombre de celles sont la communication des motifs est de nature à porter atteinte au secret de la défense nationale". Et le Conseil de déduire que puisque le contrôle des motifs ne peut être exercé, la décision n'avait pas à être motivée. L'analyse ressemble étrangement à celle que développaient les membres du Conseil d'État avant le vote de la loi du 11 juillet 1979 sur la motivation des actes administratifs. Mais à l'époque, il s'agissait d'affirmer le contraire : la motivation de l'acte était inutile, car le Conseil d'État "protecteur-des-libertés" exerçait le contrôle des motifs. L'administré n'avait pas besoin d'être informé, puisqu'il était protégé par la Haute Juridiction.

La décision du 2 juillet 2024 ouvre une brèche dans ce raisonnement, en détachant le contrôle des motifs de la motivation de l'acte. Saisi d'un moyen portant sur la légalité des motifs d'un refus ou d'un retrait d'habilitation, le juge administratif doit pouvoir prendre "toutes mesures propres à lui procurer, par les voies de droit, les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction, sans porter atteinte au secret de la défense nationale." Au cours de l'instruction, il peut donc demander à l'administration des éléments de nature à lui permettre d'exercer son contrôle. Et la CAA précise l'intensité de ce contrôle en ajoutant qu'elle doit "s’assurer que la décision contestée n’est pas entachée d’une erreur manifeste d’appréciation". 

Certes, nul n'ignore que le contrôle de l'erreur manifeste est un premier degré dans le contrôle des motifs. Mais l'important est dans la procédure, car ce contrôle minimum suffit à justifier des demandes de pièces justificatives. Certes, le Tribunal administratif de Besançon, dans un jugement du 4 mai 2023, avait déjà enjoint un préfet de lui donner des éléments de nature à justifier le retrait d'une habilitation, mais les suites de cette procédure ne sont pas encore connues. 

En revanche, la CAA de Nantes, le 2 juillet 2024, tire les conséquences de l'insuffisance du dossier qui lui a été transmis. Elle n'a reçu qu'une note des services de renseignement mentionnant que lors de l'enquête de sécurité, le requérant se serait montré "sur la défensive" et aurait apporté des "réponses souvent approximatives", sans plus de précision. De même, lui était-il reproché d'avoir épousé une ressortissante chinoise et d'envoyer à ses beaux-parents chinois les photos de leurs petits-enfants. Mais la Cour fait observer que cette vulnérabilité, si elle existe, n'a guère suscité de réaction, car le requérant est marié depuis plus de dix ans. Au demeurant, les rapports sur la manière de servir du requérant n'ont jamais cessé d'être élogieux. De tous ces éléments, la CAA déduit que les éléments transmis lui permettent de juger que ce refus de renouvellement est entaché d'une erreur manifeste d'appréciation. 

Cette décision témoigne d'une évolution vers la mise en place d'un contrôle des motifs sur les actes liés au secret de la défense, à commencer par les retraits ou refus d'habilitation. A cet égard, le juge français pourrait se rapprocher des systèmes étrangers, notamment anglais et américains, dans lesquels les juges sont eux-mêmes habilités à connaître des éléments indispensables à leur fonction. Il faut toutefois tempérer notre optimisme, car il s'agit d'une décision rendue par une Cour administrative d'appel. On ne doute pas que le Conseil d'État sera saisi en cassation, et il ne ménage généralement pas ses efforts pour protéger les secrets de l'État.


samedi 3 août 2024

Elles courent, elles courent, les affaires courantes


Un gouvernement démissionnaire ou renversé par l'Assemblée nationale est chargé d'"expédier les affaires courantes", jusqu'à la nomination d'un nouveau Premier ministre, chargé de constituer une nouvelle équipe gouvernementale. On comprend aisément qu'il s'agit, dans une période incertaine, d'assurer la continuité de l'État. Certes, mais l'organisation même de cette période demeure mal connue. Des informations contradictoires circulent, alors même que le problème se pose avec une particulière acuité dans le cas du gouvernement Attal. Celui-ci en effet semble appelé à gérer les affaires courantes pendant... un certain temps. 


Le dies a quo

 

La première question est celle du point de départ de cette période. A partir de quand un gouvernement gère-t-il les affaires courantes ? Dans le cas présent, le Premier ministre a présenté sa démission au Président de la République le 8 juillet, au lendemain de l'échec du parti Renaissance aux élections législatives. Cela ne signifie évidemment pas qu'il ait commencé à gérer les affaires courantes à cette date, car le Président de la République a alors refusé cette démission. Le gouvernement Attal est donc demeuré un gouvernement de plein exercice.

Les "affaires courantes" ont commencé le 16 juillet, date à laquelle le Président Macron a finalement accepté la démission du Premier ministre, ce qui s'est traduit par un décret portant cessation des fonctions du gouvernement. Le gouvernement gère donc les affaires courantes depuis ce décret. 

Cette analyse est exactement celle du Conseil d'État, dans un arrêt Commune de Pomerol du 20 janvier 1988. Saisi d'un décret adopté par le gouvernement Mauroy le 17 juillet 1984, soit le jour même de sa démission, le juge administratif constate que ce texte a été signé avant que la fin des fonctions du gouvernement ait été actée par le décret nommant le nouveau Premier ministre.

Certes, l'article 23 de la Constitution,  celui-là même qui énonce que "les fonctions de membre du Gouvernement sont incompatibles avec l'exercice de tout mandat parlementaire (...)", est résolument violé. Le Premier ministre, comme d'autres ministres, est désormais élu au parlement, et il assume même les fonctions de président du groupe Renaissance. Cette inconstitutionnalité pourrait  être invoquée à l'appui d'une motion de censure, voire d'une mise en cause du Président de la République devant la Haute Cour, mais elle n'a pas d'impact sur la notion d'affaires courantes.

 


Le temps ne fait rien à l'affaire. Georges Brassens. 1961

Le dies ad quem

 

Jusqu'à quand les affaire courantes peuvent-elles courir ? La réponse semble simple, car la nomination du Premier ministre est un pouvoir propre du Chef de l'État, selon l'article 8 de la Constitution. Il est parfaitement libre de son choix. Les pressions du Nouveau Front Populaire ne peuvent donc lui imposer le nom de Lucie Castets. Il peut donc rechercher une alternative, par la création d'une autre coalition gouvernementale. Le Président Macron a d'ailleurs fait savoir qu'il souhaitait « laisser un peu de temps aux forces politiques pour bâtir [des] compromis avec sérénité et respect de chacun ».  De fait, il semble que le nom du nouveau Premier ministre sera connu après la fin des Jeux Olympiques.

On imagine bien que la fin des Jeux n'est pas une date imposée par le droit positif. La Constitution n'impose en effet aucun délai pour la nomination du futur Premier ministre. Cela ne signifie pas que le Président Macron puisse faire durer les affaires courantes aussi longtemps qu'il le souhaite, car précisément, la notion d'affaires courantes a un contenu, et il réduit de manière très substantielle le champ de compétence du gouvernement démissionnaire. 

 

Un "principe traditionnel du droit public"

 

Il n'est pas contesté que la notion d'affaires courantes ne figure pas dans la Constitution de 1958. Elle figurait, en revanche, dans l'article 52 de celle de 1946 : " En cas de dissolution, le Cabinet, à l'exception du président du Conseil et du ministre de l'intérieur, reste en fonction pour expédier les affaires courantes". Cette disposition est aujourd'hui bien oubliée, car le droit de dissolution était extrêmement difficile à mettre en oeuvre sous la IVe République.

Le Conseil d'État, dans un arrêt d'Assemblée du 4 avril 1952, Syndicat régional des quotidiens d'Algérie et autres, considérait que la gestion des affaires courantes par un gouvernement démissionnaire était un "principe traditionnel du droit public". La jurisprudence sur ce sujet n'est évidemment pas nombreuse, mais elle a tout de même été réaffirmée sous la Ve République. A propos de la dissolution de 1962, l'arrêt Brocas du 19 octobre 1962 écarte un recours dirigé contre deux décrets du 6 octobre, relatifs à l'organisation du référendum du . Le Conseil d'État affirme alors que "selon un principe traditionnel du droit public, le gouvernement démissionnaire garde compétence, jusqu'à ce que le président de la République ait pourvu par une décision officielle à son remplacement, pour procéder à l'expédition des affaires courantes". Une formule exactement identique sera reprise dans l'arrêt du 22 avril 1966, Fédération nationale des syndicats de police de France, à propos d'un décret pris par un gouvernement démissionnaire, et organisant une élection professionnelle. Une telle mesure entre, aux yeux du juge, dans le champ des "affaires courantes".

 

L'espace des affaires courantes

 

Il y a donc un "espace des affaires courantes". Dans ses conclusions sous l'arrêt de 1952, le commissaire du gouvernement  (dénommé aujourd'hui rapporteur public) Jean Delvolvé, faisait figurer dans les affaires courantes deux types de décisions. D'une part, celles touchant aux affaires quotidiennes nécessaires aux fonctionnement de l'Etat. En principe, un ministre en affaires courantes peut payer les factures de son ministère, mais n'a pas le droit de lancer un appel d'offres et de choisir le vainqueur. D'autre par, les affaires urgentes, qui doivent impérativement être traitées pour assurer la sécurité de la population et la vie du pays, lorsqu'il est confronté à des difficultés graves. On imagine ainsi l'hypothèse d'une attaque terroriste ou d'une catastrophe naturelle. A cela s'ajoutent les affaires en cours et considérées comme presque terminées au moment de la démission du gouvernement.

Bien entendu, le champ d'application des affaires courantes n'est pas clairement établi, tout simplement parce que la Ve République n'a pas vraiment connu, jusqu'à aujourd'hui, de gouvernement démissionnaire réglant les affaires courantes plus de quelques jours. Mais le Conseil d'État est précisément chargé d'en définir les contours, au fil des contestations. On sait que des recours ont déjà été déposés ou annoncés contre des décrets pris le gouvernement Attal démissionnaire. Tel est le cas du décret du 10 juillet 2024 autorisant les "vendanges sept jours sur sept", supprimant le repos hebdomadaire dans certaines activités agricoles, ou du décret du 8 juillet 2024 modifiant la répartition du produit d'une taxe payée par les étudiants, pour le plus grand profit de l'enseignement supérieur privé. 

Il appartient donc au Conseil d'État de définir les limites des affaires courantes, jusqu'à ce que le Président de la République remplisse son obligation de nommer un nouveau Premier ministre.