« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 16 avril 2024

Impartialité : le Conseil d'État protecteur des libertés du Conseil d'État


Le Conseil d'État a rendu le 15 avril 2024 un arrêt qu'il a choisi de largement médiatiser.  Cette décision d'Assemblée ne pouvait manquer d'attirer l'attention des commentateurs. Ils saluent une décision par laquelle le Conseil rappelle que les juges administratifs, et notamment lui-même, sont soumis aux principes d'indépendance et d'impartialité. Cerise sur le contentieux, le Conseil accepterait enfin de se soumettre au principe d'impartialité objective. Les administrés sont ainsi invités à applaudir une nouvelle fois "le-Conseil-d'-État-protecteur-des-libertés-publiques".

En l'espèce, l'Assemblée du contentieux se prononce sur un recours en cassation déposé par le département des Bouches-du-Rhône contre un jugement du tribunal administratif de Marseille. Sur le fond, le contentieux portait sur le refus d'octroi d'une prime de retour à l'emploi, mais il aurait pu porter sur un tout autre sujet, car l'intérêt de la décision est purement procédural. Le département contestait en effet la présence, dans la formation de jugement du tribunal administratif, d'une magistrate antérieurement employée dans ses services.

On penserait volontiers que l'enthousiasme de la doctrine trouve son origine dans un revirement de jurisprudence, le Conseil d'État annulant le jugement du tribunal administratif au motif que la présence d'une magistrate ayant eu des liens avec le requérant s'analysait comme une atteinte à l'impartialité. Mais il n'en est rien. Que l'on se rassure, la décision du tribunal administratif de Marseille est confirmée.

En fait, l'enthousiasme des commentateurs trouve son origine dans le rappel du droit auquel procède le juge. Il énonce en effet que, outre son statut qui le met à l'abri, au moins théoriquement, des pressions et ingérences extérieures, le magistrat administratif doit, de lui-même, "s'abstenir de participer au jugement d'une affaire s'il existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité". 

 


 

 

L'impartialité objective, sans la nommer

 

La formule est intéressante, dans son ambiguïté même, car l'Assemblée semble ainsi se référer à l'impartialité objective, mais choisit de ne pas utiliser cette formulation. Cette notion concerne l’organisation de l’institution et repose sur l’appréciation des « apparences » . Elle se résume très simplement : l’autorité qui prononce une sanction, tribunal ou conseil de discipline, ne doit pas seulement être impartiale, elle doit aussi sembler impartiale et inspirer la confiance.  

La Cour européenne des droits de l'homme sanctionne régulièrement l'absence d'impartialité objective dans les procédures contentieuses. Une juridiction d’exception comportant un juge militaire ne constitue donc pas un « tribunal impartial », principe affirmé par la CEDH dans un arrêt Öcalan c. Turquie du 12 mai 2005. Au-delà de cet exemple caricatural, la Cour européenne vise aussi une procédure française dans l’arrêt Syndicat national des journalistes du 14 décembre 2023. Un pourvoi déposé par un syndicat dans un contentieux social l’opposant à un éditeur juridique avait, en effet, été jugé par la Chambre sociale de la Cour de cassation, dont trois membres avaient des liens financiers avec l’entreprise défenderesse. Cette affaire ne doit pourtant pas laisser oublier que la Cour de cassation applique régulièrement la notion d’impartialité objective, par exemple pour sanctionner une procédure dans laquelle un magistrat a siégé successivement dans deux formations jugeant la même affaire.

 

Précisément, le Conseil d’État se montre plus réticent à l’égard du principe d’impartialité objective. Dans un arrêt M. B. du 13 novembre 2013, il refuse de sanctionner une procédure disciplinaire dans laquelle la même autorité hiérarchique avait suspendu l’intéressé de ses fonctions, nommé son successeur, engagé une enquête disciplinaire, établi le rapport, saisi et présidé le Conseil de discipline qui avait prononcé sa mise à la retraite d’office. La CEDH, saisie de cette affaire et a rendu, neuf ans plus tard, un arrêt du 3novembre 2022. Elle estime alors qu’« il n'est pas nécessaire de rechercher si les autorités administratives en charge de la procédure disciplinaire répondaient aux exigences de l’article 6 § 1", c’est-à-dire du principe d’impartialité. Cette jurisprudence a été confirmée par une décision François Thierry c. France du 2 mars 2023. Cette jurisprudence rend donc impossible tout contrôle du principe d’impartialité objective dans la procédure disciplinaire, ni du Conseil d’État français qui refuse de l’examiner, ni de la CEDH qui renvoie la question au juge français.

 

L'arrêt du 15 avril 2024 remet-il en cause cette jurisprudence ? Non, pas le moins du monde. Le principe d'impartialité objective ne s'applique toujours pas aux procédures disciplinaires, celles dans lesquelles il est pourtant le plus invoqué. Il demeure cantonné au contentieux devant le juge administratif. 


Mais s'agit-il réellement d'impartialité objective, dès lors que cette formule ne figure pas dans l'arrêt ? On peut en douter, car l'Assemblée se borne finalement à affirmer que l'impartialité s'apprécie au cas par cas. Précisément, un principe qui s'apprécie au cas par cas est-il encore un principe ?


Droit et déontologie


Il est intéressant de noter que le Conseil d'État consacre un paragraphe entier aux obligations déontologiques des magistrats de l'ordre administratif. L'article L 131-3 du code de justice administrative, dans sa rédaction issue de la loi du 20 avril 2016, impose aux membres du Conseil d'État de "veiller à prévenir ou à faire cesser immédiatement les situations de conflit d'intérêts". L'article L 231-4 du même code impose une attitude identique aux membres des autres juridictions administratives. La Charte de déontologie de la juridiction administrative et les recommandations du collège de déontologie affirment également ces obligations.


De fait, l'impartialité objective est présentée, dans l'arrêt du 14 avril 2024, comme une obligation déontologique qui repose sur l'appréciation individuelle du magistrat.

 

Des obligations individuelles


Trois obligations sont ainsi posées. Tout d'abord, un magistrat administratif doit s'abstenir de participer au jugement des affaires mettant en cause les décisions administratives dont il est l’auteur, qui ont été prises sous son autorité, à l’élaboration ou à la défense en justice desquelles il a pris part. Ensuite, il doit aussi se déporter pour les affaires pour lesquelles il existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité. Enfin, dernière obligation conçue comme une sorte de clause de sauvegarde, le magistrat peut toujours refuser de siéger "s’il estime en conscience devoir se déporter, sans avoir à s’en justifier".

Certes, la seconde obligation, c'est-à-dire l'obligation de se déporter lorsqu'il existe une "raison sérieuse de mettre en doute son impartialité", ressemble à une sanction de l'impartialité objective. Mais le Conseil d'État ne pose pas un principe. Il se borne à formuler une règle de conduite individuelle, qui repose sur l'interprétation individuelle de chacun des membres de la juridiction administrative. Il donne certes quelques éléments susceptibles d'être utilisés comme critères de choix, notamment la nature des fonctions précédemment exercées ou le délai écoulé depuis qu'elles l'ont été.

En l'espèce, la magistrate membre de la formation de jugement du tribunal administratif de Marseille avait quitté ses fonctions auprès du conseil départemental depuis vingt-et-un mois. Le Conseil d'État considère ce délai comme suffisant pour écarter le manquement à l'impartialité. Avouons que l'appréciation est purement subjective, d'autant que ce délai devrait être comparé au temps qu'a mis le tribunal administratif pour statuer sur l'affaire. On parvient ainsi à définir l'impartialité objective par des critères subjectifs.

Le Conseil-d'-État-protecteur-des-libertés réussit ainsi, une nouvelle fois, à présenter sa décision comme une avancée considérable dans le respect des droits du justiciable. En réalité, la décision revient à confier à chaque magistrat le soin de définir lui-même sa propre conception de l'impartialité objective. Le Conseil d'État se montre ainsi un excellent protecteur des libertés... du Conseil d'État.


Droit à un juste procès : Chapitre 4 Section 1 § 2 A du manuel sur internet  


samedi 13 avril 2024

RIP : Pas de session de rattrapage après la loi Immigration.


Le référendum d'initiative partagée (RIP) sur le droit des étrangers n'a pas survécu à son passage devant le Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 11 avril 2024, celui-ci déclare en effet que "la proposition de loi visant à réformer l’accès aux prestations sociales des étrangers ne satisfait pas aux conditions fixées par l’article 11 de la Constitution". La proposition, portée par les présidents des groupes parlementaires Les Républicains à l'Assemblée nationale et au Sénat est donc définitivement enterrée.

A l'origine de ce texte, la frustration des élus républicains après la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 25 janvier 2024 censure une bonne partie des dispositions de la loi immigration. Ils étaient en effet tombés dans un piège soigneusement tendu par la majorité Renaissance. On se souvient qu'en décembre 2023, la commission mixte paritaire avait adopté pêle-mêle la plupart des amendements déposés par les élus républicains. Ils avaient été intégrés aux articles existants, sans aucune préoccupation de cohérence entre l'article et l'amendement. La loi ainsi adoptée avait ensuite été soumise au Conseil constitutionnel. Comme on pouvait s'y attendre, toutes les dispositions ajoutées dans de telles conditions, avaient été considérées comme des cavaliers législatifs par le Conseil constitutionnel qui les avaient donc annulées. 

La proposition de référendum visait ainsi à réintroduire dans le droit positif une partie de ces dispositions annulées. On y trouvait donc la subordination de certaines aides telles que les prestations familiales ou les aides au logement à une condition de résidence régulière en France depuis au moins cinq ans ou à une affiliation à la sécurité sociale depuis au moins trente mois. S'y ajoutait l'exclusion des étrangers en situation irrégulière du bénéfice de la réduction tarifaire dans les transports publics, l'exclusion des demandeurs d'asile déboutés du droit à l'hébergement d'urgence. Enfin, l'idée du remplacement de l'aide médicale d'État par l'aide médicale d'urgence était reprise dans la proposition.

Le Conseil constitutionnel se trouvait donc saisi de dispositions qu'il avait déjà examinées, mais uniquement pour sanctionner leur absence de rapport avec le texte qu'elles modifiaient. Dans sa décision du 11 avril 2024, le Conseil ne juge pas davantage de la conformité de ces dispositions à la constitution. Il se borne à examiner si elles entrent, ou non, dans le champ de l'article 11 de la Constitution. La situation peut sembler étrange, car ces dispositions ont ainsi été appréciées deux fois par le Conseil, mais jamais sur le fond. Il n'est cependant pas responsable de cette situation, née des dispositions de l'article 11 relatives au RIP.


 Danse macabre. La règle du jeu. Marcel Carné. 1939

 

Un "cérémonial chinois"

 

Rappelons les termes de l'alinéa 3 de l'article 11 de la Constitution  : "Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l'initiative d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d'une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an". Ces dispositions ont ensuite été précisées par les textes chargés de leur mise en oeuvre, une loi organique et une loi ordinaire du 6 décembre 2013. On se souvient que si Nicolas Sarkozy avait présenté ce référendum comme un instrument de nature à "redonner la parole au peuple français", sa majorité a malencontreusement oublié de faire voter les textes d'application, finalement adoptés durant le quinquennat de François Hollande.

En l'espèce, la proposition de loi échoue au second obstacle. Le premier avait été pourtant été franchi. Le texte qui devait d'abord obtenir la signature de 185 parlementaires, a réuni 125 sénateurs et 65 députés LR, ainsi que quelques non-inscrits. La marge était étroite, mais enfin la recevabilité de la proposition était acquise.

Le second obstacle est bien plus difficile à franchir, et il est à l'origine de l'échec de la proposition de référendum sur les prestations sociales des étrangers. Dans le délai d'un mois à compter de la transmission de la proposition de loi, le Conseil doit s'assurer que son objet est conforme aux conditions posées par l'article 11 de la Constitution et rendre sur ce point une décision motivée. Ses dispositions précisent qu'un référendum ne peut porter que "sur l'organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent".  Précisément, pour le Conseil, la proposition de référendum déposée par les groupes LR n'entre pas dans le champ de l'article 11.

 

Le champ d'application du référendum

 

Les dispositions de la proposition doivent porter "sur des réformes relatives à la politique économique, social (...)".  Il ne fait aucun doute qu'un texte qui modifie les conditions d'accès à certaines prestations et aides sociales concerne la "politique sociale". Certes, la politique sociale n'est ici qu'un instrument pour limiter l'immigration, mais, en soi, cela ne change rien au fait que les dispositions en cause entrent dans le champ de la politique sociale. Le Conseil constitutionnel affirme donc clairement qu'elles portent "sur une réforme relative à la politique sociale de la nation".

Pour déclarer l'inconstitutionnalité de ces dispositions, le Conseil exerce son contrôle de proportionnalité, dans des conditions absolument identiques à celui qu'il assure dans l'examen de la conformité à la constitution des lois ordinaires. Et précisément, il ne justifie pas ce choix d'unifier deux contentieux pourtant très différents.

 

Le contrôle de proportionnalité

 

La non-conformité à la Constitution repose sur les  alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946. L'alinéa 10 énonce que "la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement". L'article 11, ajoute que "elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence". De ces dispositions, le Conseil déduit la nécessité "d’une politique de solidarité nationale en faveur des personnes défavorisées ».

En l'espèce, le Conseil se borne à affirmer l'inconstitutionnalité de l'article premier de la proposition de loi. Elle suffit en effet à écarter la proposition de référendum, sans qu'il soit utile d'étudier les autres dispositions. Examinant donc les conditions de résidence que le groupe LR veut imposer aux étrangers pour l'obtention de certaines prestations sociales, le Conseil estime qu'elles sont disproportionnées. En un mot, les durées de résidence (cinq ans dans un cas, trente mois dans l'autre) sont trop longues et conduisent à priver l'intéressé des droits constitutionnels figurant dans le Préambule.

La lecture de la décision, quel que soit le jugement personnel que chacun porte sur la proposition LR, suscite une certaine insatisfaction juridique. 

Au premier abord, on ne voit pas exactement pourquoi un délai de cinq ans est trop long en matière de prestations familiales, mais en revanche tout-à-fait acceptable dans le cas du Revenu de solidarité active (RSA). C'est ce qu'avait décidé le Conseil dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) M. Zeljko S., du 17 juin 2011. Certes, le Conseil est libre de faire évoluer sa jurisprudence, mais on apprécierait qu'il explique les motifs de cette évolution. Disons-le franchement, le contrôle de proportionnalité devient un outil permettant au Conseil d'exercice une sorte de censure discrétionnaire sur les textes qui lui sont soumis. Cette pratique est dangereuse, ne serait-ce que parce qu'elle renforce la position de ceux qui critiquent le principe même d'un contrôle de constitutionnalité.

Plus largement, l'exercice du contrôle de proportionnalité dans le cas d'une proposition de référendum d'initiative partagée n'est évidemment pas satisfaisant. N'oublions pas en effet que le Conseil est une autorité non élue composée de membres nommés largement en fonction de leur proximité politique avec l'autorité de nomination. Le fait qu'il s'oppose à la consultation du peuple souverain par le seul exercice d'un contrôle de proportionnalité qui pourrait parfaitement conduire à une solution inverse n'est pas satisfaisant. Cette fois, c'est le principe démocratique qui est en cause. Pourquoi ne pas envisager un contrôle centré sur le respect du champ d'application de l'article 11 ? La décision du Conseil susciterait moins de critiques. N'oublions pas que, si le Conseil avait rendu une décision favorable, les parlementaires LR se seraient trouvés dans l'obligation de réunir 4 700 000 signatures de citoyens dans les six mois, objectif pratiquement impossible à atteindre. Mais dans ce cas, la responsabilité de l'échec incombait aux auteurs de la proposition, pas au Conseil.

 


Le droit des étrangers : Chapitre 5 Section 2  du manuel sur internet   

mercredi 10 avril 2024

Changement climatique : ça chauffe devant la CEDH.


L'arrêt de Grande Chambre Verein Klimaseniorrines en Schweiz et autres c. Suisse rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 9 avril 2024 est remarquable à bien des égards. Attirent d'abord l'attention ses 286 pages, les huit États et la bonne trentaine de réseaux académiques et d'ONG qui ont déposé des observations. Mais c'est évidemment sur le fond que l'arrêt bouleverse le paysage juridique, en consacrant un "droit à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur la vie, la santé, le bien-être et la qualité de vie". De cette formulation audacieuse, on ne doit pas déduire que la Cour impose aux États de garantir immédiatement à leur population une "santé, un bien-être et une qualité de vie" qui seraient totalement protégés des effets négatifs du changement climatique.

 

Le droit à une protection effective 


La consécration de ce "droit à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur la vie, la santé, le bien-être et la qualité de vie" apparaît comme l'apport essentiel de l'arrêt du 9 avril 2024. Cette formulation a été retenue et saluée aussi bien par la presse que par les ONG actives dans la protection de l'environnement. Il n'en demeure pas moins, et la Cour ne manque pas de le préciser, que la lutte contre le changement climatique et ses effets néfastes est de la compétence des États. La CEDH se limite, quant à elle, à apprécier si les mesures prises par l'État garantissent, ou non, ce "droit à une protection effective".

Ce droit repose d'abord sur le droit à la vie, garanti par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. En matière d'environnement, il s'applique lorsque l'inaction de l'État entraine une menace directe sur la vie, par exemple, comme dans l'arrêt Kolyadenko et autres c. Russie du 28 février 2012, lorsque l'État omet de réparer un réservoir d'eaux pluviales déversant des produits polluants dans une rivière qui alimente l'eau d'une ville. En l'espèce, la CEDH reprend cette jurisprudence, car le changement climatique est susceptible de mettre en danger la vie humaine. L'association requérante a d'ailleurs communiqué à la Cour "des données scientifiques incontestables" montrant le lien entre le changement climatique et le risque accru de mortalité, en particulier parmi les personnes âgées particulièrement vulnérables.

A l'article 2 s'ajoute l'article 8 qui protège le droit au respect de la vie privée et familiale. Il faut alors démontrer que l'atteinte à l'environnement s'analyse comme une "véritable ingérence" dans la vie privée de la personne. Deux conditions doivent être remplies. D'une part, le grief relatif à l'environnement doit entraîner une "véritable ingérence" dans la vie privée. D'autre part, cette ingérence doit atteindre un seuil de gravité suffisant pour avoir des effets dommageables sur la jouissance du droit au respect de la vie privée. Ce double critère est utilisé dans l'affaire Yevgeniy Dmitriyev c Russie du 1er décembre 2020, à propos du degré de gravité que doit atteindre une pollution pour emporter une violation de l'article 8.

Dans le cas du droit suisse, la CEDH remarque que le législateur suisse n'est guère actif dans ce domaine particulier de la lutte contre le changement climatique. La loi sur le climat de 2011 ne fixe des objectifs d'émission de CO2 que jusqu'en 2024. L'engagement d'adopter "suffisamment tôt" des mesures concrètes est bien imprécis et ne saurait satisfaire à l'obligation de l'État d'offrir à la population une protection effective. D'autres manquements sont d'ailleurs relevés, tels que l'absence totale d'estimation du budget carbone en Suisse. Sont ainsi sanctionnées les lacunes du dispositif suisse de lutte contre le changement climatique.

Ce droit nouveau est certes consacré par un arrêt de Grande Chambre, formation la plus solennelle de la Cour, et il est l'objet d'une communication très importante. Il n'a cependant rien d'absolu et demeure au strictement encadré. C'est ainsi que le requérant doit pouvoir invoquer la qualité de victime.



Un monde nouveau. Feu Chatterton. 2021


La qualité de victime

 

Dans le cas présent, la requête devant la CEDH a été introduite par quatre femmes et une association de femmes "seniors" préoccupée par les effets néfastes du changement climatique et surtout par la passivité des autorités suisses face à ce problème. Si la Cour admet la recevabilité du recours associatif, elle écarte celui porté par les quatre requérantes individuelles. 

Ce choix est confirmé dans l'arrêt du même jour Carême c. France. Le requérant, habitant de Grande-Synthe et ancien maire de la commune, invoque de la même manière, en son nom personnel, les effets néfastes du changement climatique sur sa santé et sa vie privée et familiale. Il demande donc, d'abord devant les juges internes, l'annulation des décisions implicites de rejet qui lui ont été opposées par le Premier ministre et le gouvernement refusant de "prendre toute mesure utile" pour limiter les émissions de gaz à effet de serre à la Grande-Synthe.

La CEDH confirme en l'espèce la position du Conseil d'État qui avait déclaré irrecevables les recours, estimant que M. Carême, élu au parlement européen, avait déménagé à Bruxelles et qu'il n'avait plus de lien avec Grande-Synthe, à l'exception d'un bien en location dans lequel il ne séjournait pas, et d'un frère résidant dans la commune. N'étant plus maire, il n'est plus fondé à intervenir au nom de la commune, et ne saurait pas davantage invoquer les effets négatifs des gaz à effet de serre sur sa santé et sa vie privée.

Dans l'arrêt Verein Klimaseniorrines en Schweiz, la CEDH rappelle que la recevabilité d'une requête est appréciée au regard de l'article 6 § 1 de la Convention européenne. En d'autres termes, le requérant doit soulever un grief portant sur la violation d'un droit de caractère civil dont il peut se prévaloir. La Cour interdit ainsi l'actio popularis qui conduirait à autoriser sa saisine par des individus se plaignant de la simple existence d'une norme juridique applicable à tous ou d'une décision de justice à laquelle ils ne sont pas partie. Ce principe, rappelé dans l'arrêt L'Érablière ASBL c. Belgique du 24 février 2009, s'applique en l'espèce, ce qui conduit à déclarer irrecevables les requêtes individuelles pour accueillir en revanche le recours associatif.

En matière environnementale en effet, la CEDH ne reconnaît la qualité de victime à un requérant que si, et seulement si, les droits de caractère civil invoqués relèvent de l'article 2 de la Convention européenne. Il s'agit donc essentiellement du droit à la vie et à l'intégrité physique, droit qui n'est pas directement menacé dans le cas des requérantes individuelles. Celles-ci en effet ne peuvent démontrer qu'elles subissent un préjudice spécifique trouvant son origine dans le changement climatique. En revanche, et la Cour le rappelle dans l'arrêt Association Burestop 55 du 1er juillet 2021, une association de défense de l'environnement est fondée à défendre les intérêts de ses membres et l'intérêt général qu'elle se propose de protéger. Encore faut-il, évidemment, que l'association ait épuisé les voies de recours internes, principe rappelé dans un troisième arrêt du 9 avril 2024 Duarte Agostinho et autres c. Portugal

 

Le droit d'accès à un tribunal

 

Dans le cas présent, l'association requérante a effectivement épuisé les voies de recours internes. La Cour européenne précise toutefois, notamment dans l'arrêt Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie du 29 novembre 2016, que le droit d'accès à un tribunal doit être "concret et effectif", et non pas théorique ou illusoire.

Précisément, le recours de l'association requérante a d'abord été rejetée par une autorité administrative, puis par deux niveaux de juridiction distincts en Suisse. Mais jamais les griefs invoqués n'ont été examinés au fond. Certes, certains moyens concernaient la procédure législative en Suisse, qui ne saurait être soumis aux exigences du droit au procès équitable. Mais d'autres portaient sur d'éventuels manquements des autorités suisses à leurs obligations, et ceux-là n'ont pas été étudiés par un juge. Aux yeux de la CEDH, cette absence de contrôle de fond emporte une restriction au droit d'accès à un tribunal.

Une violation de l'article 6 § 1 est donc constatée et, sur ce point, la CEDH souligne le rôle essentiel des juges internes dans les litiges relatifs au changement climatique. En vertu du principe de subsidiarité, les États ont une compétence de droit commun dans ce domaine, et leurs juridictions doivent donc être en mesure de sanctionner d'éventuels manquements des États. La Suisse est donc victime de son inertie dans le domaine du changement climatique. Après les débats scientifiques, après les mobilisations militantes, on entre ainsi dans une nouvelle phase, résolument contentieuse, de la protection de l'environnement et de la lutte contre les dérèglements climatiques. L'approche contentieuse fera sans doute le bonheur des ONG et des avocats, mais sera-t-elle plus efficace pour protéger les personnes ? A ce stade, il est bien difficile de répondre à cette question.



samedi 6 avril 2024

Harkis : petite victoire devant la CEDH.

 

Le 4 avril 2024, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu un arrêt Tamazount et autres c. France, dans lequel elle reconnaît que les conditions de vie des requérants dans un camp d'accueil des Harkis en France étaient incompatibles avec le respect de la dignité humaine.

Les requérants sont des enfants de harkis, nom donné aux auxiliaires d'origine algérienne qui ont combattu aux côtés de l'armée française durant le conflit algérien. Après l'indépendance de l'Algérie en juillet 1962, les conditions de leur démobilisation reposaient sur un choix. Soit ils s'engageaient dans l'armée française, soit ils retournaient dans leur foyer avec une prime de démobilisation, soit ils pouvaient souscrire dans les six mois un contrat pour servir, à titre civil, en qualité d'agent contractuel des armées.

Mais les choses se sont passées bien différemment. Après l'indépendance, des représailles massives ont visé les Harkis. Le nombre des victimes demeure mal connu, et les historiens l'évaluent, sans certitude, autour de 80 000. Devant une telle situation, les Harkis ont demandé à être rapatriés en France, et ceux qui y sont parvenus ont été immédiatement internés dans des camps qui, officiellement, devaient offrir un hébergement d'urgence provisoire, en attendant que les Harkis et leurs familles puissent être installés ailleurs. Hélas, les requérants, tous issus d'une même fratrie, ont eu une expérience bien différente. D'abord internés avec leurs parents au camp de Rivesaltes en 1962, ils ont ensuite été transférés au camp de Bias, où ils sont restés jusqu'à sa fermeture, en 1975. 

Après de multiples procédures destinées à obtenir une indemnisation, ils saisissent la CEDH sur un double fondement. D'abord, ils estiment que le droit d'accès à un tribunal, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, a été violé, car le Conseil d'État a écarté leur requête en indemnisation. S'appuyant sur la théorie des actes du gouvernement, il refusé de voir dans ces internements une faute de l'État. Ensuite, ils invoquent une violation de l'article 3 qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants, combiné évidemment à l'article 8 qui pose le principe de non-discrimination.

Les requérants n'obtiennent satisfaction que sur le second point.  

 


 Alger, La Casbah. Louis Valtat. 1905


Le droit au juge

 

Devant le Conseil d'État qui a statué le 3 octobre 2018, les requérants avaient engagé une action invoquant la responsabilité pour faute de l'État. Ils s'étaient vu opposer une décision d'incompétence, fondée sur la théorie des actes du gouvernement. Celle-ci impose au juge administratif de se déclarer incompétent lorsqu'il est confronté à des actes portant sur la politique intérieure ou internationale de la France. Les Harkis étaient ainsi traités de la même manière que les autres rapatriés d'Algérie. Dans une décision du 27 juin 2016, le Conseil d'État s'était en effet déjà déclaré incompétent pour connaître de l'action en responsabilité pour faute engagée par des Français d'Algérie dont les biens avaient été spoliés lors de l'indépendance.

La CEDH reconnaît fort justement "qu’il n’existe pas de définition précise des actes de gouvernement et que cette doctrine peut évoluer avec le temps". Elle admet pourtant qu'elle soit invoquée en l'espèce. Elle examine donc si la restriction ainsi imposée au droit au recours des requérants poursuit un but légitime et est proportionnée à ce but.

Dans le cas présent, la CEDH considère que la théorie de l'acte de gouvernement a pour finalité de garantir la "séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire", formulation étrange si l'on considère que le droit constitutionnel français ignore la notion de "pouvoir judiciaire", la Constitution n'utilisant que celle d'"autorité judiciaire". On aurait pu espérer que la CEDH se montre un peu plus critique à l'égard d'une théorie qui vise à exclure tout contrôle du juge sur certains actes de l'Exécutif. Quoi qu'il en soit, ce principe de non-ingérence est notamment rappelé dans l'arrêt de Grande Chambre Stafford c. Royaume-Uni du 28 mai 2002.

Certes, la jurisprudence a plutôt eu tendance à réduire le champ des actes de gouvernement, en admettant notamment qu'un acte peut être soumis à son contrôle s'il est détachable des relations internationales. Mais en l'espèce, le Conseil d'État n'a pas considéré que le refus d'indemniser les requérants sur le fondement d'une responsabilité pour faute n'était pas détachable des relations internationales. A ses yeux en effet, la question des Harkis était un sujet qui concernait les relations entre la France et l'Algérie et qui s'inscrivait dans un contexte diplomatique. On note d'ailleurs que ces relations diplomatiques commencent non pas aux Accords d'Évian et à l'accession de l'Algérie à l'indépendance, mais dès l'ouverture de leur négociation, époque où l'Algérie est un "État en devenir". 

Dans ces domaines très politiques, la CEDH n'exerce qu'un contrôle fort modeste, se bornant à s'assurer que l'interprétation donnée par les juges internes n'emporte pas une violation directe de la Convention. Elle a ainsi jugé, dans un arrêt H. F. c. France du 14 septembre 2022, que le refus opposé à des demandes de rapatriement formulées par des ressortissantes françaises détenues en Syrie avaient pu valablement être considéré par le Conseil d'État comme un acte de gouvernement. De la même manière, dans le cas de l'action en responsabilité des Harkis, la CEDH ne voit aucun élément lui permettant de substituer sa propre appréciation à celles des juges français.

 

Le traitement inhumain ou dégradant

 

Pour les autorités françaises, les requérants ne devraient pas se plaindre devant la CEDH, car ils ont déjà été indemnisés pour les conditions indignes de leur séjour dans le camp de Bias. La loi du 23 février 2022 mentionne ainsi que "La Nation exprime sa reconnaissance envers les Harkis (...) qui ont servi la France en Algérie et qu'elle a abandonnés". Ce texte la responsabilité de l'État du fait de l'indignité des conditions d'accueil et de vie sur le territoire et elle prévoit donc un mécanisme d'indemnisation. De fait, le droit français fait un constat de violation de l'article 3 de la Convention, ce qui est positif en soi.

Mais la CEDH constate que les réparations accordées ne sont ni adéquates ni suffisantes. Le barème en vigueur a conduit en effet à accorder à chacun des requérant une somme maximum de 15 000 € pour avoir passé entre sept et quatorze ans enfermés dans le camp de Bias. La CEDH constate l'insuffisance de cette indemnité qui d'ailleurs n'envisage même pas l'existence d'un préjudice moral. Renvoyant notamment à l'arrêt Mursic c. Croatie du 20 octobre 2016, elle en déduit que l'indemnisation accordée à la famille Tamazount était grossièrement inférieure à ce qu'ils étaient en droit d'attendre.

Il n'empêche que l'arrêt n'emportera aucune conséquence grave pour les finances de l'État. Car la Convention européenne ne s'applique qu'aux faits postérieurs au 3 mai 1974, date de l’entrée en vigueur de ces instruments juridiques à l’égard de la France. De fait, les conditions de vie des requérants dans le camp de Bias entre 1963 et le 2 mai 1974 ne sont pas couvertes par la compétence ratione temporis de la Cour.

Il s'agit là d'une application des règles générales du droit international, selon lesquelles les dispositions d'une convention ne sauraient lier une partie contractante pour des faits ou actes antérieurs la date d'entrée en vigueur de la convention à l'égard de cette partie. 

L'indemnisation des requérants n'est donc jugée insuffisante que pour la période allant du 3 mai 1974 à la date de fermeture du camp, à l'été 1875. Modeste victoire donc, même s'ils sont certainement satisfaits que le traitement qu'ils ont subi soit clairement qualifié d'inhumain et dégradant. Mais les conséquences en termes d'indemnisation sont quasi-inexistantes, d'autant qu'ils n'ont pas obtenu la mise en oeuvre de la responsabilité pour faute de l'État. Observons tout de même que, sur ce plan, ils n'ont peut être pas été très bien conseillés. En tentant de faire reconnaître la faute de l'État, les requérants ont écarté une autre voie de droit, celle de la responsabilité sans faute. La décision de les interner au camp de Bias est un acte administratif qui engageait sans faute la responsabilité de l'État.

Les traitements inhumains ou dégradants : Chapitre 7 Section 1 § 2 du manuel sur internet 

 


lundi 1 avril 2024

CETA : les parlementaires à la niche.


Le groupe communiste de l'Assemblée nationale annonce aujourd'hui sa décision d'inscrire la ratification du Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) à l'ordre du jour, dans le cadre de la "niche parlementaire" dont dispose ce groupe. Rappelons que le CETA est un traité de libre-échange entre l'Union européenne et le Canada et qu'il fait l'objet d'une vive contestation, au moins dans notre pays, ce qui ne l'empêche d'ailleurs pas d'être déjà appliqué à titre provisoire. Les oppositions accusent le gouvernement de tenir un double langage, d'un côté rassurer le monde agricole en affirmant que le marché français ne sera pas inondé de produits étrangers, de l'autre côté accepter le CETA qui diminue considérablement les droits de douane et confère aux produits canadiens le même privilège de libre circulation que les produits européens. 

Le débat est donc vif, mais ce n'est pas exactement lui qui nous intéresse. La ratification du CETA pose un problème plus général et peut-être encore plus grave, d'atteinte aux fondements mêmes de la démocratie parlementaire. Le gouvernement en effet refuse le débat parlementaire et utilise tous les moyens de procédure à sa disposition pour l'empêcher.

 

La "niche parlementaire" devant le Sénat


Il y a quelques jours, le 21 mars 2024, le Sénat a voté contre la ratification du CETA à une écrasante majorité de 211 voix, seulement 44 sénateurs ayant émis un vote favorable.

Rappelons que le CETA a été conclu en 2014, mais que l'accord des chefs d'État et des députés européens n'est intervenu qu'en 2017. Toutefois, dès lors que certaines clauses de l'accord empiètent sur les compétences des États membres, les parlements nationaux doivent en principe voter le texte, condition pour qu'il puisse entrer complètement en vigueur. En 2024, seulement dix-sept parlements des États membres ont donné leur accord. Pour les autres, dont la France, la peur d'un rejet est si grande que les gouvernements ont plus ou moins abandonné la procédure parlementaire. Il faut dire que la tentation était d'autant plus grande que, comme souvent dans l'Union européenne, on a appliqué le CEA avant qu'il ait été ratifié par les parlements nationaux. On considère aujourd'hui que 95 % des mesures qu'il prévoit, en particulier la réduction des droits de douane, sont déjà en vigueur, sans que les peuples des États membres, ou les parlements qui les représentent aient émis le moindre vote.

En France, le gouvernement a commencé par soumettre le CETA au vote de l'Assemblée nationale le 23 juillet 2019. Et précisément, le vote a été acquis par 265 voix pour, 211 contre et 77 abstentions. Si le vote contre a réuni l'ensemble des oppositions, force est de constatée que la majorité s'est divisée. A l'intérieur du groupe LaRem de l'époque, 8 députés ont émis un vote défavorable, et 77 se sont abstenus. A partir de cette date, le gouvernement a tout fait pour ne pas soumettre le traité au vote du Sénat. Si le texte a bien été renvoyé à la Chambre haute, il n'a tout simplement pas été inscrit à l'ordre du jour.

Mais c'était compter sans la niche parlementaire que les sénateurs ont astucieusement utilisée. Cette procédure, également appelée "séance d'initiative parlementaire", est issue de la révision de 2008. Elle figure dans l'article 48 de la Constitution : "Un jour de séance par mois est réservé à un ordre du jour arrêté par chaque assemblée à l'initiative des groupes d'opposition de l'assemblée intéressée ainsi qu'à celle des groupes minoritaires". Dans la plupart des cas, cette journée est réservée aux propositions initiées par les membres du groupe. Mais cette fois, les sénateurs communistes ont eu l'idée d'inscrire à l'ordre du jour de la "niche" dont ils disposent le projet de loi de ratification du CETA. Et aucune disposition constitutionnelle n'interdit de débattre d'un projet de loi gouvernemental dans une niche parlementaire, surtout lorsque le gouvernement a tout simplement oublié pendant presque cinq ans de soumettre le texte au vote du Sénat.

 

Parlementaire rédigeant une proposition de loi pour sa niche parlementaire

Peanuts. Charles M. Schulz.
 

 

La "niche parlementaire" devant l'Assemblée nationale

 

Le système à si bien fonctionné au Sénat que le groupe parlementaire communiste tente aujourd'hui de reproduire la même procédure devant l'Assemblée nationale, avec cette fois le soutien affirmé des Républicains (LR). L'idée est d'imposer le débat au gouvernement et d'obtenir un vote négatif qui, de fait, interviendrait peu de temps avant les élections européennes.

Mais la situation est plus délicate. Alors que le texte avait été transmis au Sénat après le vote de 2019, sans avoir été inscrit à l'ordre du jour,  le gouvernement s'abstient aujourd'hui de transmettre le texte à l'Assemblée nationale. Autrement dit, le groupe communiste ne peut juridiquement pas imposer un débat à l'occasion de sa niche parlementaire, puisque le texte n'est pas officiellement transmis à l'Assemblée nationale.

On ne peut qu'être surpris que le gouvernement ne soit pas tenu de poursuivre la navette parlementaire, telle qu'elle est prévue par la Constitution. Certes, aucune disposition n'affirme qu'il dispose d'un pouvoir discrétionnaire lui permettant d'interrompre le débat, mais aucune disposition n'affirme à l'inverse qu'il a compétence liée pour transmettre le texte afin de continuer le débat. Chose rarissime, le gouvernement a tout simplement décidé de faire taire l'Assemblée nationale, en refusant de lui transmettre le texte et en l'empêchant de voter sur la ratification du CETA.

Les rédacteurs de la Constitution n'avaient évidemment pas imaginé qu'un gouvernement puisse ainsi utiliser le silence des textes pour empêcher le débat. A leurs yeux, la navette parlementaire était une procédure normale, et le respect des droits du parlement n'était pas contesté. Inutile donc, pensaient-ils, de prévoir une procédure qui aurait pu être perçue comme entachée d'une complexité excessive.

Que peut faire le groupe communiste ? D'ores et déjà, il annonce que s'il ne peut inscrire le projet de loi dans sa niche parlementaire, il déposera une proposition de loi mentionnant le refus de ratifier le CETA. Mais ce vote, même négatif, n'aura qu'un intérêt symbolique. Juridiquement en effet, la proposition sera adoptée en première lecture, et ne saurait être considérée comme la poursuite de la navette parlementaire. Même s'il permet de rassembler les oppositions, ce vote n'aura aucune conséquence sur le CETA. 

André Chassaigne, président du groupe communiste, dénonce un "déni de démocratie" et on doit bien reconnaître qu'il a raison. Le refus de soumettre le CETA à un vote de ratification, puis l'interruption de la navette parlementaire témoignent, à l'évidence, d'une certaine forme de mépris à l'égard de la représentation nationale. Certes, le gouvernement annonce aujourd'hui que le texte sera soumis un jour à l'Assemblée, après les élections européennes, peut être même très longtemps après. De toute manière, pour le gouvernement, la question ne se pose pas réellement. Le traité CETA est déjà en vigueur sans que personne ait songé à le faire ratifier. Le parlement est ainsi dépossédé de sa compétence. 

Mais a t on songé que de telles pratiques vont dans le sens de ceux qui dénoncent le déficit démocratique de l'Union européenne ? Un bon argument de campagne avant les élections européennes. Surtout, cette manière d'empêcher l'Assemblée de voter pourrait avoir pour conséquence de rassembler les oppositions sur le thème de l'atteinte aux droits du parlement, un bon sujet pour une motion de censure.


jeudi 28 mars 2024

Les arrêtés anti-mendicité fleurissent au printemps.


Comme chaque année, le printemps voit refleurir les arrêtés anti-mendicité. Le premier de l'année a été annoncé par la maire d'Amiens, Brigitte Fouré (UDI) qui a déclaré à France Bleue Picardie : "Soit les personnes sans domicile «restent sur place et se comportent correctement, soit elles doivent aller voir ailleurs ». Sur ce motif qui ne manque pas de clarté, la maire annonce une "mesure expérimentale" d'interdiction de la circulation des personnes sans domicile fixe dans le centre ville, de mai à août prochain, soit pendant quatre mois. La maire reconnaît volontiers répondre à une "volonté forte exprimée par les commerçants" de la ville qui considèrent que le nombre trop important de personnes se livrant à la mendicité entrave leur activité.

Pour le moment, l'arrêté n'est pas encore signé, et on ne saurait trop conseiller à l'élue de s'entourer de sérieux conseils juridiques. La légalité d'une telle décision est en effet loin d'être acquise.

La manière d'appréhender la mendicité a profondément évolué, passant d'une approche pénale à une gestion par des mesures de police administrative reposant sur l'ordre public.

 

L'approche pénale de la mendicité

 

La mendicité a longtemps été considérée comme une forme de délinquance. Dès 1351, une ordonnance de Jean II le Bon ordonnait à « tous ceux qui ne veulent exposer leurs corps à faire aucune besogne » de "se mettre au travail ou de quitter la ville de Paris", propos étrangement très proches de ceux tenus aujourd'hui par la maire d'Amiens. Heureusement, la comparaison trouve ses limites dans les mesures prises pour sanctionner la mendicité. En 1351, ceux qui refusaient de se plier à l'injonction de Jean Le Bon étaient emprisonnés puis mis au pilori, marqués au fer rouge et bannis en cas de récidive. 

Aujourd’hui, la mendicité n’est plus une infraction, même si certains comportements qui lui sont rattachés demeurent répréhensibles. Il en est ainsi de l’exploitation de la mendicité d’autrui ou de la mendicité agressive, sanctionnée depuis la loi du 18 mars 2003. Défini comme une « demande de fonds sous contrainte », le délit est constitué lorsque la mendicité est faite « en réunion » ou « sous la menace d’un animal dangereux ». 

L’approche pénale est toutefois désormais supplantée par la police administrative générale exercée par les maires pour réglementer, voire interdire, l’activité des mendiants sur tout ou partie du territoire de leur commune. Une telle réglementation n'est pas, en soi, illicite, mais elle fait l'objet d'un contrôle maximum du juge administratif.

 


 
Reiser. 1941-1983

 

L'absence de "liberté fondamentale de mendier"

 

Observons d'abord que nul ne peut se prévaloir d'une "liberté fondamentale de mendier". Une ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Besançon rendue le 28 août 2018 en a jugé ainsi, en refusant de suspendre l'arrêté du maire de Besançon interdisant la mendicité dans le centre ville durant la période de Noël. 

La décision a été remarquée, car il s'agissait alors de la première référence d'une juridiction du fond au principe de fraternité, reconnu comme ayant valeur constitutionnelle par une décision QPC du Conseil constitutionnel rendue le 6 juillet 2018. On se souvient que le Conseil s'était alors fondé sur le principe de fraternité pour déclarer inconstitutionnelles les dispositions législatives sanctionnant l'aide au séjour irrégulier des étrangers en France.

Comme bien souvent devant la juridiction administrative , la décision du 28 août 2018 se caractérise par un double mouvement. D'abord une audace affichée, ensuite, une application à l'espèce qui fait en sorte que l'innovation ne soit pas applicable. Audace, car le juge des référés admet que le principe de fraternité peut être applicable dans le cas de la mendicité, estimant que si les sans domicile fixe ne disposent pas d'un droit de mendier, les passants, quant à eux, disposent de " la liberté fondamentale d'aider autrui dans un but humanitaire". 

 

Le pouvoir de police

 

Mais l'innovation a seulement séduit la doctrine, et n'a eu aucune conséquence concrète. Le juge des référés s'est aussitôt replié sur son contrôle des mesures de police. Il observe que l'atteinte à la liberté d'aider autrui n'est pas excessive par rapport aux nécessités d'ordre public invoquées par la mairie de Besançon, en particulier les désordres engendrés par les rassemblements et la consommation d'alcool. Au demeurant, l'interdiction de Besançon était limitée à certaines rues et à certaines périodes. Et le juge d'ajouter que les personnes charitables pouvaient toujours donner de l'argent aux associations, ou se rendre dans les rues non concernées par l'arrêté.

Le juge administratif n'est donc pas hostile à cet usage particulier du pouvoir de police du maire. La Cour administrative d’appel de Douai, dans une décisiondu 13 novembre 2008, a ainsi admis les « risques d’atteinte à l’ordre public liées à la pratique de la mendicité » Les élus peuvent ainsi adopter une posture sécuritaire, notamment lorsqu’ils sont confrontés à une mendicité agressive. 

 

Le contrôle maximum

 

Mais la licéité de cet usage du pouvoir de police n'empêche pas l'exercice du contrôle maximum par le juge administratif, dans le but de garantir un équilibre satisfaisant entre la liberté de circulation et la protection de l’ordre public

La menace pour l’ordre public doit ainsi être clairement identifiée et le maire est contraint d’indiquer dans son arrêté les circonstances précises susceptibles de la caractériser, protestations des passants importunés, rixes entre les mendiants etc . Appliquant ensuite la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, le juge administratif vérifie si la mesure de police est strictement proportionnée à la gravité du trouble à l’ordre public qu’il s’agit de prévenir. 

De fait, la jurisprudence est nuancée, et le juge administratif n'admet pas tous les arrêtés anti-mendicité. Un arrêt interdisant la mendicité durant la seule période estivale dans un village très touristique, et dans un espace très limité en son centre est légal. Si la maire d'Amiens envisage, elle aussi une interdiction estivale, il ne fait aucun doute que le centre ville d'Amiens et plus grand que celui de Prades.

Une interdiction de six mois, quant à elle, est jugée excessive par la décision de la CAA de Douai du 13 novembre 2008, même dans une commune touristique. Quant au « maintien en position allongée » interdit aux personnes se livrant à la mendicité par un arrêté municipal du maire de Tarbes, la Cour administrative d’appel de Bordeaux, dans son arrêt du 26 avril 1999, fait observer, non sans malice, qu'« il ne ressort pas des pièces du dossier que l'éventualité des troubles occasionnés par (cette) attitude présentait un degré de gravité tel que son interdiction s'avérait nécessaire ».

Les arrêtés anti-mendicité sont aujourd'hui de plus en plus nombreux, mais la jurisprudence est remarquablement stable. Ceux qui ne sont pas soigneusement motivés sont, le plus souvent, suspendus par le juge des référés. La maire d'Amiens va devoir construire une motivation convaincante et ce ne sera pas facile. En effet, elle envisage une durée d'interdiction relativement longue, dans un espace très largement défini, le centre d'une grande ville. Enfin, sa ville n'est pas un très grand centre touristique, contrairement à la plupart des villes qui adoptent ce type de mesure. L'exercice est donc périlleux pour l'élue, mais l'arrêté anti-mendicité présente tellement d'avantages, en particulier électoraux.

 

Les arrêtés anti-mendicité : Chapitre 5 Section 1 § 1 A du manuel sur internet