La loi immigration sortie de la Commission mixte paritaire et adoptée par le Parlement reprend très largement le texte du Sénat. Le paradoxe de l'histoire est que la Première ministre a produit tout son effort afin que ce texte soit adopté et a désormais "le sentiment du devoir accompli", tout en reconnaissant qu'il "peut y avoir des dispositions" sur lesquelles "on a fait part de nos doutes aux Républicains" sur leur constitutionnalité. Quant à Emmanuel Macron, il déclare « Est-ce parce qu’il y avait des articles qui n’étaient pas conformes à notre Constitution qu’il fallait dire : “on ne fait pas d’accord et donc il n’y a pas de texte ? Ma réponse est non ». Il semble tout de même étrange de voir le Président de la République "gardien de la Constitution" au sens de l'article 5 de la Constitution accepter avec autant de légèreté l'idée de soutenir un texte alors qu'il doute de sa constitutionnalité. Ces propos laissent entendre que la Première ministre comme le Président de la République ont appuyé le vote d'un texte dont ils souhaitent qu'il soit ensuite déclaré inconstitutionnel par le Conseil.
Les dispositions concernées
Selon la presse, le ministère de l'Intérieur dénombrerait une dizaine de dispositions de la loi susceptibles d'être déclarées non conformes à la Constitution.
En dehors de quelques cavaliers législatifs, on doit reconnaître que l'inconstitutionnalité des dispositions les plus contestées ne saute pas toujours aux yeux. Le Conseil constitutionnel peut ainsi conclure à la conformité des mesures les plus contestées, ou au contraire, à leur inconstitutionnalité. Sa jurisprudence est suffisamment souple pour lui laisser le choix.
Raymond Savignac. 1963
Le principe d'égalité devant la loi est ainsi invoqué pour contester le système de quotas figurant dans la loi. Celle-ci donne au parlement une compétence générale pour fixer le nombre d'étrangers autorisés à venir s'installer en France. Ces quotas sont fixés par catégories d'étrangers, immigration de travail, regroupement familial, visas étudiants etc. En revanche, le droit d'asile n'est pas concerné par ces quotas, puisque l'octroi de la qualité de réfugié est de droit si l'étranger rempli les conditions posées notamment par la Convention de Genève de 1951. De cette diversité, les uns étant soumis à des quotas et pas les autres, certains déduisent une rupture d'égalité. Mais ce n'est pas si simple car le Conseil constitutionnel, dans une jurisprudence constante, énonce que "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général". Il est clair que les demandeurs d'asile sont dans une situation différente par rapport aux autres étrangers désireux de s'installer sur le territoire, ce qui laisse penser que la violation du principe d'égalité ne conduira pas nécessairement à une déclaration d'inconstitutionnalité, sauf, bien entendu, si le Conseil en juge autrement.
Le problème se pose en termes différents en ce qui concerne le droit au regroupement familial. Outre que cette immigration familiale donne elle-même lieu à quotas, sa mise en oeuvre est rendue plus difficile. C'est ainsi que le délai de dix-huit mois existant pour faire venir la famille de l'immigré est désormais porté à vingt-quatre mois. Cette fois, le fondement d'une éventuelle déclaration d'inconstitutionnalité pourrait se trouver dans le "droit de mener une vie familiale normale", qui a valeur constitutionnelle depuis la décision du 13 août 1993. Et dans une décision du 22 avril 1997, le Conseil rappelle que "les étrangers dont la résidence en France est stable et régulière ont, comme les nationaux, le droit de mener une vie familiale normale". Cette fois, le risque d'inconstitutionnalité est bien réel, même si le Conseil constitutionnel reste compétent pour définir si un délai de vingt-quatre mois est excessif, ou pas.
De la même manière, peuvent être contestées les dispositions qui rendent plus difficiles l'accès des étrangers à certaines aides sociales, l'aide personnalisée au logement (APL) et les allocations familiales notamment. La loi opère en effet une révolution en ce domaine, en portant directement atteinte au principe selon lequel les étrangers régulièrement installés sur le territoire sont placés, dans ce domaine, dans une stricte situation d'égalité par rapport aux nationaux. Or la jurisprudence du Conseil constitutionnel est relativement claire sur ce point. Dans la même décision du 13 août 1993, il affirme que le bénéfice des aides sociales doit s'appliquer aux étrangers, dans le respect du onzième alinéa du Préambule de 1946. Précisément, cette disposition "garantit à tous (....) la protection de la santé, de la sécurité matérielle (...)". En revanche, pour les étrangers en situation irrégulière, le Conseil admet, dans une décision du 29 décembre 2003, la conformité à la Constitution de dispositions subordonnant le bénéficie de l'aide médicale à une condition de séjour ininterrompue d'au moins trois mois. Mais, comme d'habitude, le Conseil s'octroie une large marge de manoeuvre, puisqu'il doit apprécier si ces restrictions législatives "ne privent pas de garantie légale les exigences constitutionnelles", c'est-à-dire concrètement celle qui figurent dans l'alinéa 11 du Préambule de 1946.
Reste enfin à évoquer un éventuel cas d'incompétence négative. Le sujet sensible de la régularisation des étrangers travaillant dans les "métiers en tension" a été discrètement évacué. La négociation a, en effet, conduit à un système dans lequel les préfets seront compétents pour apprécier cas par cas ces régularisations. Il est évident que ce choix laisse intact le pouvoir discrétionnaire du gouvernement dans ce domaine, et il suffira de donner aux préfets des instructions pour mettre en place une véritable politique de régularisation dans les métiers en tension. Alors que les quotas sont de la compétence législative selon la loi elle-même, ces régularisations sont renvoyées au pouvoir réglementaire. Pourrait-on y voir un cas d'incompétence négative ? Peut-être, car il est clair que cette question porte sur les libertés publiques, au sens de l'article 34 de la Constitution.
D'autres risques d'inconstitutionnalité pourraient sans doute être relevés, mais l'imprécision même de la loi les rend délicats à déceler. Ainsi de la caution demandée aux étudiants, initialement annoncée à sept milles €, et dont le montant pourrait être ramené à "dix ou vingt euros" selon la Première ministre. Là encore, le renvoi au pouvoir réglementaire pose une difficultés réelle.
L'instrumentalisation du Conseil constitutionnel
Le plus grave, dans cette loi immigration, ne réside peut-être pas dans ses cas d'inconstitutionnalité, mais dans l'instrumentalisation qui est faite du Conseil constitutionnel. Le Président de la République et la Première ministre ont fait un choix très clair. Ils ont préféré l'adoption d'une loi mal écrite, issue d'une négociation hâtive et à la constitutionnalité douteuse au retrait d'un texte qui avait pourtant fait l'objet d'une motion de rejet à l'Assemblée nationale. Ils ont globalement accepté la mouture du texte sortie du Sénat, même si son contenu allait radicalement à l'encontre du projet initial, à l'encontre des convictions que le gouvernement prétendait avoir.
Face à une telle situation, le Conseil constitutionnel se trouve chargé de faire le ménage et la saisine par le Président de la République lui-même témoigne de cette stratégie. Puisque nous avons perdu le contrôle de ce texte, demandons au Conseil de nous rendre un petit service. C'est là une mission tout à fait inédite qui est confiée au Conseil et qui révèle une sorte de déliquescence dans la pratique des institutions. Que penser d'un Président, gardien de la Constitution, qui déclare avec satisfaction qu'il juge "honnête" de soutenir la loi immigration même si elle n'est pas conforme à la Constitution ? Se rend-il compte que cette instrumentalisation du Conseil constitutionnel est un argument excellent pour ceux qui, comme le Rassemblement national, estiment que seule une révision constitutionnelle peut modifier le droit existant ?