« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 3 septembre 2023

Métropolite pour être honnête


Les décisions d'irrecevabilité rendues par la Cour européenne des droits de l'homme sont, le plus souvent, sans grand intérêt. Soit le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes, soit il n'invoque aucun moyen de nature à modifier une jurisprudence solidement ancrée, et l'irrecevabilité apparaît comme une évidence. Il en va tout autrement de l'arrêt d'irrecevabilité Lenis c. Grèce rendu le 27 juin 2023, et publié tout récemment sur le site de la Cour.

En 2015, le parlement grec débat d'un projet de loi créant une union civile pour les couples homosexuels. Ce n'est pas encore le mariage pour tous, mais la simple perspective d'un contrat de type Pacs suffit à irriter le requérant, Amvrosios-Athanasios Lenis, métropolite de Kalavryta et d'Égialée au sein de l'Église orthodoxe grecque. Le 4 décembre 2015, il publie sur son blog un article furieux. Il y décrit l'homosexualité comme un "crime social" et un "péché", qualifie les personnes homosexuelles de "lie de la société", de "tarés", de "malades mentaux". Pour faire bonne mesure, il invite ses lecteurs à "cracher sur eux". Évidemment, ce texte a connu une très large diffusion, et les positions du métropolite ont été vivement contestées. Quelques jours plus tard, il publie donc un second texte, sans toutefois retirer le premier ou s'en excuser. Il explique alors qu'il ne voulait pas inciter à la violence et que ses propos visaient essentiellement les politiciens qui tentaient de "régulariser l'immoralité sous sa forme la plus répugnante". 

Quoi qu'il en soit, M. Lenis fut poursuivi pour incitation publique à la violence ou à la haine contre des personnes au motif de leur orientation sexuelle. Il fut finalement condamné à sept mois d'emprisonnement et à trois ans de suspension de fonctions, condamnation confirmée par la Cour de cassation grecque en 2020. Devant la CEDH, le métropolite invoque une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, sa condamnation pénale constituant à ses yeux une atteinte à sa liberté d'expression.

La question posée à la CEDH est finalement assez simple. Peut-on s'abriter derrière la liberté d'expression pour tenir des propos discriminatoires ? En termes juridiques, la question devient : Est-il possible d'invoquer l'article 10 à des fins manifestement contraires à d'autres dispositions de la Convention ? Cela revient à s'interroger sur l'applicabilité en l'espèce de l'article 17 de la Convention qui énonce "qu'aucune des dispositions de la Convention ne peut être interprétée comme impliquant (...) un droit quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la Convention (...)".

Pour écarter le recours, la CEDH s'appuie à la fois sur la conformité du droit grec à la Convention et sur l'article 17. 

 


 On a volé la cuisse de Jupiter. Philippe de Broca. 1980


Le contrôle de proportionnalité


Il est vrai que la Cour a toujours fait preuve de libéralisme dans son appréciation de l'étendue de la liberté d'expression. Elle affirme régulièrement que celle-ci est protégée, quand bien même les propos tenus "offensent, choquent ou dérangent". Le moins que l'on puisse dire est que les écrits du métropolite entrent dans cette catégorie. Mais l'article 10 affirme également que les ingérences dans la liberté d'expression sont possibles, si elles sont prévues par la loi, si elles poursuivent un but légitime et si elles sont nécessaires dans une société démocratique. 

En l'espèce, M. Lenis a été condamné sur le fondement d'infractions pénales figurant dans le droit grec, et le dossier montre que les juges internes se sont posé la question de savoir si les propos proférés visaient les parlementaires discutant du projet de loi, ou les personnes homosexuelles en général. Il ne fait aucun doute, en l'espèce, que le métropolite s'adressait à ces dernières, lorsqu'il les qualifiait de "lie de la société", de "tarés", ou de "malades mentaux". Sa défense, fondée sur le fait qu'il s'adressait aux parlementaires, avait été entendue par les juges de première instance qui l'avaient relaxé. Mais les juges d'appel et de cassation l'ont rapidement mise en pièces, sans doute moins sensibles aux intérêts de l'Église orthodoxe.

D'une manière générale, dans ce type de contentieux, la CEDH se borne à exercer un contrôle relativement modeste, rappelé par exemple dans l'arrêt Dieudonné M'Bala M'Bala c. France du 20 octobre 2015. Il s'assure simplement que les juges internes se sont assurés de l'exactitude des faits reprochés à l'intéressé et que la sanction prononcée était proportionnée par rapport au but poursuivi. Tous les systèmes juridiques européens intègrent dans leur droit pénal une sanction pour des propos discriminatoires liés à l'orientation sexuelle des personnes. En l'espèce, la condamnation n'était pas déraisonnable, et la Cour n'entend pas, sur ce point, se substituer aux juges internes.


L'article 17 de la Convention

 

L'arrêt 'arrêt Perincek c. Suisse du 15 octobre 2015 énonce dans quelles conditions l'article 17 peut permettre d'écarter une requête pour abus de droit. 

La CEDH qualifie de "discours de haine" les propos du métropolite. Conformément à sa jurisprudence Özgür Gündem c. Turquie du 16 mars 2000, elle opère cette qualification en se demandant s'ils peuvent être interprétés comme une incitation à la violence. Dans le cas présent, la Cour observe que "le requérant a utilisé des expressions dures qui allaient jusqu'à dénier aux personnes homosexuelles leur nature humaine".  Il a en effet écrit : " Ce ne sont pas des humains ! Ce sont des perversions de la nature !" D'autres extraits sont mentionnés par la Cour, et celle-ci déduit de l'ensemble que le discours va "au-delà de l'expression d'une opinion, même en termes offensants, hostiles ou agressifs", formule déjà employée dans l'arrêt Terentyev c. Russie du 20 janvier 2017

La violence elle-même figure dans les propos du M. Lenis. Celui-ci engage en effet ses lecteurs à "ne pas hésiter" à cracher sur les personnes homosexuelles, discours qui n'a rien de métaphorique, contrairement à ce qu'affirme l'auteur. 

Cette qualification de discours de haine est renforcée par les circonstances particulières de l'affaires. La Cour affirme que les propos du métropolite sont d'autant plus graves qu'il a une influence importante sur les fidèles de sa religion, c'est-à-dire la majorité de la population grecque. Elle note aussi que ce discours très violent a été diffusé sur internet, ce qui lui a conféré une audience très large. Enfin, la Cour observe que les minorités sexuelles doivent bénéficier d'une protection attentive en matière de discours discriminatoire, en raison de la marginalisation qu'elles subissent toujours dans certains États. 

Cette dernière observation laisse penser que la Cour envisage le droit grec dans sa globalité, et pas seulement les propos d'un métropolite plus ou moins sain d'esprit. En affirmant que les personnes homosexuelles subissent toujours une certaine marginalisation dans certains États, la Cour fait peut-être allusion au retard de la Grèce dans ce domaine. Aujourd'hui, huit ans après les propos du métropolite, les homosexuels grecs ne peuvent toujours pas se marier, ni adopter d'enfants.



jeudi 31 août 2023

Bye bye l'abaya ?


Chaque année, les groupements assurant la promotion d'un islam politique testent la résistance de l'État. Après le port du voile au collège, le burkini à la plage, puis plus récemment à la piscine, une nouvelle campagne tend à promouvoir le port de l'abaya dans l'enseignement secondaire. La rentrée des classes est ainsi l'occasion d'une médiatisation de cette campagne.

Le ministre de l'Éducation nationale, Gabriel Attal, répondant à une question au Journal télévisé de TF1, le 27 août 2023, a quelque peu douché les espoirs de ces groupements. Il a en effet déclaré : « J’ai décidé qu’on ne pourrait plus porter l’abaya à l’école ». On est donc dans l'attente d'un texte, et le ministre annonce une note de service qui devrait intervenir avant la Rentrée. On suppose qu'elle fera l'objet d'un recours devant la juridiction administrative déposé par les associations et groupements qui contestent systématiquement le principe de neutralité dans le service public de l'enseignement.

La question est déjà posée de la légalité de ce futur texte. La recevabilité du recours ne fait aucun doute, Depuis l'arrêt Mme Duvignères du 18 décembre 2002, le Conseil d'État estime qu'un recours pour excès de pouvoir peut être déposé pour contester la légalité d'une circulaire impérative, c'est-à-dire qui impose une interprétation du droit applicable avant l'édiction d'une décision. Cette jurisprudence a ensuite été élargie aux notes de service par  un arrêt du 13 octobre 2008.
 
Sur le fond, les moyens invoqués sont déjà esquissés. Certains militants, sans doute les moins informés en matière juridique, comme Clémentine Autain, assènent affirmation selon laquelle l'interdiction de l'abaya serait "inconstitutionnelle". Bien entendu, ils n'appuient cette assertion sur aucune analyse articulée, et il faut les croire sur parole. D'autres, un peu moins maladroits, estiment qu'une telle interdiction ne peut être prise qu'au "cas par cas", en distinguant entre l'abaya portée par prosélytisme et l'abaya portée parce qu'il s'agit d'une "sorte de mode" chez les adolescentes. Bien entendu, il appartiendrait au chef d'établissement d'opérer cette distinction, sous le contrôle final du juge administratif. Cette analyse manque de courage car elle revient à faire peser toute la pression de la situation sur un chef d'établissement qui ne dispose même pas d'une norme claire à mettre en oeuvre. Elle manque aussi de fondement juridique car elle s'appuie sur une interprétation ancienne du droit positif.
 

L'inconstitutionnalité de Clémentine

 

Passons rapidement sur l'inconstitutionnalité. On ignore évidemment l'analyse de Clémentine Autain, mais on peut imaginer qu'elle se place sur le terrain de l'atteinte au principe de laïcité qu'elle interprète d'une manière toute personnelle. Il semble en effet délicat, pour elle, de se placer sur celui de l'atteinte à la liberté religieuse protégée par l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dès lors que l'abaya est un vêtement non religieux à ses yeux, elle peut difficilement voir dans son interdiction une atteinte à la liberté religieuse.
 
L'article 1er de la Constitution énonce que "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Mais le contenu du principe de laïcité n'est pas une auberge espagnole juridique que chacun peut interpréter comme il l'entend. L'alinéa 13 du Préambule de 1946 précise d'abord qu'il s'applique dans l'enseignement public : "L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'État". L'article L 141-1 du code de l'éducation reprend exactement cette formulation.
 
Sur le fond, Clémentine Autain invoque donc sans doute le principe de laïcité pour affirmer qu'il ne trouve pas à s'appliquer au port de l'abaya, puisqu'il ne s'agit pas d'un vêtement religieux. Il est vrai que la loi du 15 mars 2004 interdisait "le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit". Mais l'interprétation de ce texte a donné lieu à une jurisprudence constructive. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) elle-même, dans un arrêt Ghazal c. France du 30 juin 2009 confirme la légalité d'une sanction touchant une élève qui ne voulait pas retirer un "couvre-chef", qui n'avait, selon elle "aucune connotation religieuse". Sur ce point, la décision mérite d'être citée : 
"La Cour réitère qu'une telle appréciation relève pleinement de la marge d'appréciation de l'Etat. En effet, les autorités internes ont pu estimer, dans les circonstances de l'espèce, que le fait de porter un tel accessoire vestimentaire en permanence constituait également la manifestation ostensible d'une appartenance religieuse, et que la requérante avait ainsi contrevenu à la réglementation. La Cour souscrit à cette analyse et relève qu'eu égard aux termes de la législation en vigueur qui prévoit que la loi doit permettre de répondre à l'apparition de nouveaux signes voire à d'éventuelles tentatives de contournement de la loi, le raisonnement adopté par les autorités internes n'est pas déraisonnable".

La CEDH confirme ainsi l'analyse des autorités françaises, parfaitement exprimée dans la circulaire du 18 mai 2004. Il y est précisé que la loi est rédigée de manière à pouvoir s'appliquer à toutes les religions et à "répondre à l'apparition de nouveaux signes, voire à d'éventuelles tentatives de contournement de la loi". Sur le fondement de la jurisprudence Ghazal c. France, le port de l'abaya peut être considéré comme une "tentative de contournement de la loi".

Cette analyse est confortée par la législation récente. L'article 10 de la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance rappelle que l'État a pour mission de protéger la liberté de conscience des élèves. Il prononce ainsi une interdiction des "comportements constitutifs de pressions sur les croyances des élèves ou de tentatives d'endoctrinement de ceux-ci. Cette prohibition s'applique dans tous les établissements publics d'enseignement et à leurs abords immédiats (art. L 141-5-2 du code de l'éducation). On peut déduire de ces dispositions que l'abaya, même si elle n'est pas considérée comme un vêtement proprement religieux, peut être vue comme l'affirmation d'une démarche identitaire qui vise à faire pression sur les croyances des élèves, en incitant notamment les jeunes musulmanes à le porter. 

 


 

 

Le "droit constant", tel que l'on voudrait qu'il soit


Une série de juristes vole au secours des porteuses d'abayas, avec des arguments parfois surprenants. Ce vêtement est ainsi comparé à la "toge" du magistrat que l'on ne peut "tout de même pas lui demander d'abandonner". L'amalgame est étrange, à moins que l'auteur considère que la jeune porteuse de l'abaya est, comme un magistrat, contrainte de porter un uniforme ? Il y aurait donc une contrainte qui s'exercerait sur ces jeunes élèves ?... Avouons que l'argument manque d'habileté si l'on veut précisément invoquer la liberté de se vêtir comme on le souhaite. A moins que l'auteur souhaite l'adoption d'un uniforme à l'école ?

Au-delà de ces réjouissantes fantaisies, la plupart des auteurs s'appuient sur le "droit constant" ou, plus exactement, sur ce qu'ils considèrent comme étant le droit positif. Pour eux, il se ramène à la seule loi de 2004 qui ne concerne que les "signes religieux". L'abaya n'est pas un "signe religieux" et ne peut donc pas figurer dans une circulaire d'application de cette loi. 

L'analyse présente une séduisante simplicité. Elle oublie toutefois la formulation de la circulaire du 18 mai 2004 qui envisage l'hypothèse du "contournement" de la loi par le port d'autres vêtements à connotation religieuse. Elle oublie aussi la loi de 2019 qui, quant à elle, prévoit la possibilité d'une interdiction lorsqu'une démarche identitaire vise à faire pression sur les autres élèves. La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République dite "loi séparatisme" repose sur cette analyse. Son article premier impose au gestionnaire d'un service public l'obligation de "veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public". La neutralité ne concerne pas seulement les convictions religieuses, mais aussi l'ensemble des prises de position, notamment politiques ou identitaires. Certes, on objectera que ce texte rappelle les contraintes qui sont celles des agents des services publics, mais la loi de 2004 confère au chef d'établissement le soin de faire respecter la neutralité aux usagers du service public de l'enseignement et on ne voit pas pourquoi la définition de la neutralité y serait différente.

Le "droit constant" n'est donc pas tout à fait celui qui est présenté par ces juristes remplis de certitudes un peu courtes. De même affirment-ils qu'une note de service ne saurait poser un principe général d'interdiction, puisque les sanctions d'exclusion doivent être prises au "cas par cas" par le chef d'établissement. Il s'agit là d'une confusion un peu fâcheuse entre l'acte administratif et son fondement juridique. Le fait d'interdire l'abaya de manière générale dans l'enseignement public n'emporte aucune atteinte au principe selon lequel une sanction disciplinaire est toujours prise par une décision individuelle. Elle est d'ailleurs précédée d'une procédure contradictoire, notamment pour inciter l'élève concernée, et surtout ses parents, à accepter de retirer ce vêtement. C'est seulement en cas de refus que la sanction, individuelle, peut être prononcée. Le "cas par cas" ne s'applique donc pas au principe de la prohibition de l'abaya, mais à la procédure disciplinaire éventuelle ainsi qu'aux recours qu'elle peut susciter. 

Il ne fait aucun doute que la note de service de Gabriel Attal fera l'objet d'un recours, et Manuel Bompard a déjà déclaré s'y associer. L'articulation des moyens sera intéressante. Car, pour le moment, les partisans de l'abaya se trouvent dans une situation quelque peu absurde. D'un côté, ils prétendent que ce vêtement n'est pas le moins du monde religieux. De l'autre, ils invoquent une atteinte à la liberté religieuse. Le communiqué du Conseil français du culte musulman (CFCM) révèle cette contradiction. Il affirme d'abord que "l'abaya n'est pas un vêtement religieux. Aucun texte référentiel de l'Islam n'évoque une quelconque abaya". Mais c'est pour ajouter, trois lignes plus tard, que "Bien que ce vêtement n'est pas religieux (...) les risques de stigmatisation et de discrimination pour les jeunes filles présumées musulmanes sont très élevés". Le vêtement n'est pas religieux, mais la discrimination invoquée est religieuse. Et si le vêtement n'est pas religieux, s'il n'a rien de spécifique au culte musulman, pourquoi une association prétendant représenter les personnes de confession musulman intervient-elle dans le débat ?

 


 
 

dimanche 27 août 2023

Les Invités de LLC. Albert Londres. Au Bagne, 1923

 

A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Nous recevons aujourd'hui Albert Londres. Son ouvrage "Au bagne" parait en 1923 et suscite de vives réactions dans l'opinion. Cette enquête sera à l'origine d'une amélioration du sort des condamnés, mouvement qui aboutira finalement à la suppression du bagne de Cayenne en 1937.



Albert Londres

Au bagne, 1923

XII - "Au Diable"

 


 

« Il faut vous dire que nous nous trompons en France. Quand quelqu'un – de notre connaissance parfois – est envoyé aux travaux forcés, on dit : il va à Cayenne. Le bagne n'est plus à Cayenne, mais à Saint-Laurent-du-Maroni d'abord et aux îles du Salut ensuite. Je demande, en passant, que l'on débaptise ces îles. Ce n'est pas le salut, là-bas, mais le châtiment. La loi nous permet de couper la tête des assassins, non de nous la payer.

Cayenne est bien cependant la capitale du bagne. (...) Enfin, me voici au camp ; là, c'est le bagne. Le bagne n'est pas une machine à châtiment bien définie, réglée, invariable. C'est une usine à malheur qui travaille sans plan ni matrice. On y chercherait vainement le gabarit qui sert à façonner le forçat. Elle les broie, c'est tout, et les morceaux vont où ils peuvent. »

Les condamnés appellent l’île du Diable : le Rocher noir.

On croirait n’avoir qu’à enjamber pour passer. C’est une tout autre affaire.

Naguère, un câble aérien réunissait les deux îles. Ainsi, chaque matin, dans un petit wagonnet, partait le ravitaillement. Il est difficile d’aller chez les déportés. Un goulet sépare les deux terres. Le courant est impératif. Aucun bateau ne s’y aventure. La mer ici semble un mur hérissé de tessons de bouteilles !

Au pied de l’abattoir, le canot nous attendait.

Les requins connaissent les jours de tuerie. Ils accourent dans l’anse dont l’eau se rougit. On les voit à la surface se réjouir du sang des bœufs. Le forçat boucher accroche un paquet d’intestins à un harpon. Il va nous sortir un squale. Le monstre mord à la minute. Le forçat ferre trop tôt. La bête retombe à l’eau, gueule déchirée.

Nous embarquons.

Pour franchir à pied la distance de Royale au Diable, trois minutes suffiraient. Nous voici en route depuis un quart d’heure. Six rameurs. Nous n’avons presque pas décollé de Royale.

Ce sont six rudes galériens pourtant ! Ils serrent les dents. On dirait que c’est leur mâchoire qui tire le canot. Mais chaque fois qu’ils gagnent un mètre, les rouleaux nous repoussent de deux.

Avec eux, nous sommes neuf dans le canot. Aucun ne parle. Le hasard de ces minutes nous impose. Un orage s’abat à droite : rideau de fer qui descend sur l’horizon. L’orage fonce sur nous comme une charge de cavalerie.

Nous ne parlons pas. Dans un suprême effort, les forçats enlèvent le canot et sortent du tourbillon.

— C’est fait ! dit Seigle.

Nous sautons sur le « Diable ». Ouvrez les bras et vous tiendrez l’île contre votre cœur. C’est tout son volume.

Dreyfus l’inaugura. Il y resta cinq ans, seul. Voici son carbet. Il est abandonné. Je le regarde et c’est comme une très ancienne histoire que l’on me conterait. Voici son banc. Chaque jour, le capitaine venait s’y asseoir, les yeux fixés, dit la légende, sur la France, à quatre milles par l’Atlantique.

Vint Ullmo. Là est sa case. Il y reçut le baptême, la communion. Voici sa lampe, son cocotier.

La guerre a peuplé le rocher. Maintenant ils sont vingt-huit, deux par baraque.

— Ne rappelez pas mon nom, supplie celui-là portant barbe noire.

— Qu’avez-vous fait ?

— En 14, j’ai écrit à la Gazette de Cologne pour lui dire que je pourrais lui fournir des renseignements.

Il est l’infirmier de ses camarades.

Ils ont un peu débroussé et cultivent d’étroits jardins.

Voici un Annamite qui ne parle qu’annamite.

Voici un Chilien.

C’est tout.

Île du Diable ! tombeau de vivants, tu dévores des vies entières. Mais ton silence est tel que pour le passant tu n’es qu’une page !

jeudi 24 août 2023

Les Invités de LLC. Voltaire. Traité sur la tolérance, 1763


A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Nous recevons aujourd'hui Voltaire, le Voltaire qui, à l'occasion de l'affaire Calas, publie son célèbre "traité sur la tolérance". En ce 24 août, date anniversaire du massacre de la Saint-Barthélémy, ce texte s'impose.



VOLTAIRE

Traité sur la tolérance, 1763

Chapitre XXII

De la Tolérance universelle

 

 


 


Il ne faut pas un grand art, une éloquence bien recherchée, pour prouver que des Chrétiens doivent se tolérer les uns les autres. Je vais plus loin ; je vous dis qu’il faut regarder tous les hommes comme nos frères. Quoi ! mon frère le Turc ? mon frère le Chinois ? le Juif ? le Siamois ? Oui, sans doute ; ne sommes-nous pas tous enfants du même Père, et créatures du même Dieu ?

Mais ces Peuples nous méprisent ; mais ils nous traitent d’idolâtres ! Eh bien ! je leur dirai qu’ils ont grand tort. Il me ſemble que je pourrais étonner au moins l’orgueilleuſe opiniâtreté d’un Iman, ou d’un Talapoin, si je leur parlais à peu près ainsi.

Ce petit globe, qui n’est qu’un point, roule dans l’espace, ainsi que tant d’autres globes ; nous sommes perdus dans cette immensité. L’homme, haut d’environ cinq pieds, est assurément peu de chose dans la création. Un de ces êtres imperceptibles dit à quelques-uns de ses voisins, dans l’Arabie, ou dans la Cafrerie : « Écoutez-moi ; car le Dieu de tous ces mondes m’a éclairé : il y a neuf cents millions de petites fourmis comme nous sur la terre ; mais il n’y a que ma fourmilière qui soit chère à Dieu, toutes les autres lui ſont en horreur de toute éternité ; elle sera seule heureuse, et toutes les autres seront éternellement infortunées. »

Ils m’arrêteraient alors, et me demanderaient, quel est le fou qui a dit cette sottise ? Je serais obligé de leur répondre : C’est vous-mêmes. Je tâcherais ensuite de les adoucir, mais cela serait bien difficile.

Je parlerais maintenant aux Chrétiens, et j’oserais dire, par exemple, à un Dominicain Inquisiteur pour la Foi : « Mon Frère, vous savez que chaque Province d’Italie a son jargon, et qu’on ne parle point à Venise et à Bergame comme à Florence. L’Académie de la Crusca a fixé la Langue ; son Dictionnaire est une règle dont on ne doit pas s’écarter (...).  Mais, croyez-vous que le Consul de l’Académie (...) aurait pu en conscience faire couper la langue à tous les Vénitiens et à tous les Bergamasques qui auraient persisté dans leur patois ? »

L’inquisiteur me répond ; « Il y a bien de la différence, il s’agit ici du salut de votre âme ; c’est pour votre bien que le Directoire de l’Inquisition ordonne qu’on vous saisisse ſur la déposition d’une seule personne, fût-elle infâme et reprise de Justice ; que vous n’ayez point d’Avocat pour vous défendre, que le nom de votre accusateur ne vous soit pas seulement connu ; que l’Inquisiteur vous promette grâce, et ensuite vous condamne ; qu’il vous applique à cinq tortures différentes, et qu’ensuite vous soyez ou fouetté, ou mis aux galères, ou brûlé en cérémonie[ : Le Père Ivonet, le Docteur Chucalon, Zanchinus, Campegius, Royas, Felinus, Gomarus, Diabarus, Gemelinus, y ſont formels, et cette pieuse pratique ne peut souffrir de contradiction. »

Je prendrais la liberté de lui répondre : « Mon Frère, peut-être avez-vous raison, je suis convaincu du bien que vous voulez me faire, mais ne pourrais-je pas être sauvé sans tout cela ? »

Il est vrai que ces horreurs absurdes ne souillent pas tous les jours la face de la terre ; mais elles ont été fréquentes, et on en composerait aisément un volume beaucoup plus gros que les Évangiles qui les réprouvent. Non seulement il est bien cruel de persécuter, dans cette courte vie, ceux qui ne pensent pas comme nous ; mais je ne sais s’il n’est pas bien hardi de prononcer leur damnation éternelle. Il me semble qu’il n’appartient guère à des atomes d’un moment, tels que nous sommes, de prévenir ainsi les arrêts du Créateur. Je suis bien loin de combattre cette sentence, hors de l’Église point de salut : je la respecte, ainsi que tout ce qu’elle enseigne ; mais en vérité, connaissons-nous toutes les voies de Dieu, et toute l’étendue de ses miséricordes ? N’est-il pas permis d’espérer en lui autant que de le craindre ? N’est-ce pas assez d’être fidèles à l’Église ? Faudra-t-il que chaque Particulier usurpe les droits de la Divinité, et décide avant elle du sort éternel de tous les hommes ?

Quand nous portons le deuil d’un Roi de Suède, ou de Danemark, ou d’Angleterre, ou de Prusse, disons-nous que nous portons le deuil d’un Réprouvé qui brûle éternellement en Enfer ? Il y a dans l’Europe quarante millions d’habitants qui ne sont pas de l’Église de Rome : dirons-nous à chacun d’eux, « Monsieur, attendu que vous êtes infailliblement damné, je ne veux ni manger, ni contracter, ni converser avec vous ? »

(...)

Ô sectateurs d’un Dieu clément ! Si vous aviez un cœur cruel, si en adorant celui dont toute la Loi consistait en ces paroles, Aimez Dieu et votre Prochain, vous aviez surchargé cette Loi pure et sainte, de sophismes et de disputes incompréhensibles ; si vous aviez allumé la discorde, tantôt pour un mot nouveau, tantôt pour une seule lettre de l’alphabet ; si vous aviez attaché des peines éternelles à l’omission de quelques paroles, de quelques cérémonies que d’autres Peuples ne pouvaient connaître, je vous dirais, en répandant des larmes sur le Genre humain : « Transportez-vous avec moi au jour où tous les hommes seront jugés, et où Dieu rendra à chacun selon ſes œuvres. »

« Je vois tous les morts des siècles passés et du nôtre, comparaître en sa préſence. Êtes-vous bien sûrs que notre Créateur et notre Père dira au sage et vertueux Confucius, au Législateur Solon, à Pythagore, à Zaleucus, à Socrate, à Platon, aux divins Antonins, au bon Trajan, à Titus les délices du genre humain, à Épictète, à tant d’autres hommes, les modèles des hommes : Allez, monstres ! allez subir des châtiments infinis, en intensité et en durée ; que votre supplice soit éternel comme moi. Et vous, mes bien-aimés, Jean Chatel, Ravaillac, Damiens, Cartouche, etc. qui êtes morts avec les formules prescrites, partagez à jamais à ma droite mon Empire et ma félicité ? »

Vous reculez d’horreur à ces paroles ; Et après qu’elles me ſont échappées, je n’ai plus rien à vous dire.

 

dimanche 20 août 2023

Les Invitées de LLC . Olympe de Gouges : Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne


A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Nous recevons aujourd'hui Olympe de Gouges et sa célèbre Déclaration des droits des femmes et de la citoyenne de 1791. Ce texte ne fut guère diffusé en son temps, et si Olympe de Gouges fut guillotinée sous la Terreur, c'est plutôt parce qu'elle était Girondine que parce qu'elle était féministe.

 

Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne

Olympe de Gouges. 1791

 


 

 

À décréter par l'Assemblée nationale dans ses dernières séances ou dans celle de la prochaine législature.
 
Préambule

 

Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la nation, demandent d'être constituées en Assemblée nationale.


Considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de la femme, sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer dans une déclaration solennelle, les droits naturels inaliénables et sacrés de la femme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs, afin que les actes du pouvoir des femmes, et ceux du pouvoir des hommes, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés, afin que les réclamations des citoyennes, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution, des bonnes mœurs, et au bonheur de tous.


En conséquence, le sexe supérieur, en beauté comme en courage, dans les souffrances maternelles, reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Être suprême, les Droits suivants de la Femme et de la Citoyenne.


 
Article premier. La Femme naît libre et demeure égale à l'homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.
 
Article 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de la Femme et de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et surtout la résistance à l'oppression.

 
Article 3.
 Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation, qui n'est que la réunion de la Femme et de l'Homme : nul corps, nul individu, ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément.
 
Article 4.
 La liberté et la justice consistent à rendre tout ce qui appartient à autrui ; ainsi l'exercice des droits naturels de la femme n'a de bornes que la tyrannie perpétuelle que l'homme lui oppose ; ces bornes doivent être réformées par les lois de la nature et de la raison.
 
Article 5.
 Les lois de la nature et de la raison défendent toutes actions nuisibles à la société ; tout ce qui n'est pas défendu pas ces lois, sages et divines, ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elles n'ordonnent pas.
 
Article 6. 
La loi doit être l'expression de la volonté générale ; toutes les Citoyennes et Citoyens doivent concourir personnellement ou par leurs représentants, à sa formation ; elle doit être la même pour tous : toutes les Citoyennes et tous les Citoyens, étant égaux à ses yeux, doivent être également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leurs capacités, et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents.


 
Article 7.
 Nulle femme n'est exceptée ; elle est accusée, arrêtée, et détenue dans les cas déterminés par la loi : les femmes obéissent comme les hommes à cette loi rigoureuse.
 
Article 8.
 La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée aux femmes.
 
Article 9.
 Toute femme étant déclarée coupable ; toute rigueur est exercée par la Loi.
 
Article 10.
 Nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes fondamentales, la femme a le droit de monter sur l'échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune ; pourvu que ses manifestations ne troublent pas l'ordre public établi par la loi.


 
Article 11.
 La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de la femme, puisque cette liberté assure la légitimité des pères envers les enfants. Toute Citoyenne peut donc dire librement, je suis mère d'un enfant qui vous appartient, sans qu'un préjugé barbare la force à dissimuler la vérité ; sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.
 
Article 12. 
La garantie des droits de la femme et de la Citoyenne nécessite une utilité majeure ; cette garantie doit être instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de celles à qui elle est confiée.
 
Article 13.
 Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, les contributions de la femme et de l'homme sont égales ; elle a part à toutes les corvées, à toutes les tâches pénibles ; elle doit donc avoir de même part à la distribution des places, des emplois, des charges, des dignités et de l'industrie.
 
Article 14.
 Les Citoyennes et Citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique. Les Citoyennes ne peuvent y adhérer que par l'admission d'un partage égal, non seulement dans la fortune, mais encore dans l'administration publique, et de déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée de l'impôt.
 
Article 15.
 La masse des femmes, coalisée pour la contribution à celle des hommes, a le droit de demander compte, à tout agent public, de son administration.
 
Article 16.
 Toute société, dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution; la constitution est nulle, si la majorité des individus qui composent la Nation, n'a pas coopéré à sa rédaction.
 
Article 17.
 Les propriétés sont à tous les sexes réunis ou séparés : elles ont pour chacun un droit lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité.
 
Postambule

 
Femme, réveille-toi ; le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l'univers ; reconnais tes droits. Le puissant empire de la nature n'est plus environné de préjugés, de fanatisme, de superstition et de mensonges. Le flambeau de la vérité a dissipé tous les nuages de la sottise et de l'usurpation. L'homme esclave a multiplié ses forces, a eu besoin de recourir aux tiennes pour briser ses fers. Devenu libre, il est devenu injuste envers sa compagne.

Ô femmes ! Femmes, quand cesserez-vous d'être aveugles ? Quels sont les avantages que vous recueillis dans la révolution ? Un mépris plus marqué, un dédain plus signalé. Dans les siècles de corruption vous n'avez régné que sur la faiblesse des hommes. Votre empire est détruit ; que vous reste t-il donc ? La conviction des injustices de l'homme. La réclamation de votre patrimoine, fondée sur les sages décrets de la nature ; qu'auriez-vous à redouter pour une si belle entreprise ? Le bon mot du Législateur des noces de Cana ? Craignez-vous que nos Législateurs français, correcteurs de cette morale, longtemps accrochée aux branches de la politique, mais qui n'est plus de saison, ne vous répètent : femmes, qu'y a-t-il de commun entre vous et nous ? Tout, auriez-vous à répondre. 

S'ils s'obstinent, dans leur faiblesse, à mettre cette inconséquence en contradiction avec leurs principes ; opposez courageusement la force de la raison aux vaines prétentions de supériorité ; réunissez-vous sous les étendards de la philosophie ; déployez toute l'énergie de votre caractère, et vous verrez bientôt ces orgueilleux, non serviles adorateurs rampants à vos pieds, mais fiers de partager avec vous les trésors de l'Être Suprême. Quelles que soient les barrières que l'on vous oppose, il est en votre pouvoir de les affranchir ; vous n'avez qu'à le vouloir. Passons maintenant à l'effroyable tableau de ce que vous avez été dans la société ; et puisqu'il est question, en ce moment, d'une éducation nationale, voyons si nos sages Législateurs penseront sainement sur l'éducation des femmes. 

Les femmes ont fait plus de mal que de bien. La contrainte et la dissimulation ont été leur partage. Ce que la force leur avait ravi, la ruse leur a rendu ; elles ont eu recours à toutes les ressources de leurs charmes, et le plus irréprochable ne leur résistait pas. Le poison, le fer, tout leur était soumis ; elles commandaient au crime comme à la vertu. Le gouvernement français, surtout, a dépendu, pendant des siècles, de l'administration nocturne des femmes ; le cabinet n'avait point de secret pour leur indiscrétion ; ambassade, commandement, ministère, présidence, pontificat, cardinalat; enfin tout ce qui caractérise la sottise des hommes, profane et sacré, tout a été soumis à la cupidité et à l'ambition de ce sexe autrefois méprisable et respecté, et depuis la révolution, respectable et méprisé.
 

jeudi 17 août 2023

Les libertés à l'école : les choses bougent


Le décret du 16 août 2023 n'a guère attiré l'attention des médias. La lecture du Journal officiel n'est pas précisément une lecture de plage et il est plus facile de centrer l'information sur la météo, trop chaude pour les uns, trop froide pour les autres. Et pourtant ce décret témoigne d'une évolution au sein du ministère de l'Éducation nationale. 

Son objet est de "conforter le respect des principes de la République" au sein du service public de l'enseignement. La formulation montre qu'il s'agit d'étendre à ce domaine les principes posés par la loi du 24 août 2021, elle-même "confortant les principes de la République". L'article 1er de ce texte rappelle ainsi que "lorsque la loi ou le règlement confie directement l'exécution d'un service public à un organisme de droit public ou de droit privé, celui-ci est tenu d'assurer l'égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public". Depuis cette date, des décrets d'application sont intervenus, notamment pour imposer le "Contrat d'engagement républicain" au secteur associatif. 

Mais l'Éducation nationale restait à l'écart, comme si elle n'était pas concernée par la loi. Au contraire, le ministre placé à la tête de ce département ministériel s'efforçait de détruire les outils existants destinés à soutenir les enseignants confrontés à de nombreuses atteintes au principe de laïcité. C'est ainsi que le "Conseil des sages de la laïcité" mis en oeuvre par J.M. Blanquer se voyait privé de sa fonction d'interlocuteur des enseignants. Considérablement élargi, il était "enrichi" de nouveaux membres, pour la plupart assez peu favorables au principe de laïcité.

Heureusement, le ministre a finalement été renvoyé à ses chères études, et son successeur semble se préoccuper davantage de ces questions. Le décret du 16 août 2023 se présente, avant tout, comme un texte qui met en oeuvre une procédure disciplinaire, en distinguant les faits de harcèlement et les atteintes aux valeurs de la République, et notamment la laïcité. Dans les deux cas, il s'agit donner les moyens aux directeurs d'école et aux chefs d'établissement d'apporter une réponse appropriée à certains comportements de la part des élèves.

 


 Calvin & Hobbes. Bill Watterson

 

Le harcèlement

 

A l'école primaire, une procédure ne peut être engagée que si "le comportement intentionnel et répété d'un élève fait peser un risque caractérisé sur la sécurité ou la santé d'un autre élève de l'école". Cette formulation se rapproche de la définition du harcèlement moral, dans le domaine des relations de travail. L'article L 1152-1 du code du travail dispose ainsi qu'"aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel". A l'école, comme au travail, le caractère répété du harcèlement est un élément de sa définition, comme l'a rappelé la Chambre sociale de la Cour de cassation le 13 février 2013. 

Bien entendu, des actes commis par des enfants de l'école primaire ne sauraient susciter des poursuites, au sens traditionnel du terme. Le décret prévoit une réaction de l'institution en plusieurs étapes. Dans un premier temps, des mesures éducatives destinées à faire cesser le comportement de l'enfant harceleur sont envisagées par l'équipe, en concertation avec les parents. Le directeur de l'école peut alors suspendre l'accès à l'établissement de l'élève pour une durée maximum de cinq jours.

Si le harceleur persiste dans son comportement, le directeur académique, saisi par le directeur de l'école, peut demander au maire de procéder à la radiation de l'élève et de procéder à son inscription dans un autre établissement rattaché à la commune ou l'établissement public de coopération intercommunale. Dans sa nouvelle école, l'enfant bénéficiera d'un suivi pédagogique renforcé jusqu'à la fin de l'année scolaire. Là encore, le directeur de l'école peut suspendre l'accès de l'enfant à l'établissement jusqu'à la fin de la procédure. 

Ces dispositions présentent l'avantage d'associer tous les acteurs concernés, y compris les parents de l'élève harceleur, à la procédure. Sa mise en oeuvre risque toutefois d'être délicate dans les petites communes, où il n'existe qu'une seule école. L'inscription de l'enfant dans un établissement d'une commune voisine est en effet subordonnée à l'accord de l'élu qui risque de voir d'un mauvais oeil l'arrivée d'un jeune harceleur en cours d'année.

Dans les établissements secondaires, collèges et lycées, la procédure est identique mais le décret étend la procédure aux actes de harcèlement commis à l'encontre d'élèves d'autres établissements. Le texte permet ainsi de s'attaquer aux phénomènes collectifs de harcèlement, plus fréquents dans l'enseignement secondaire que dans l'enseignement primaire.


Valeurs de la République et laïcité


Le décret prévoit une procédure disciplinaire applicable aux élèves pour les faits portant une atteinte aux valeurs de la République ou au principe de laïcité. L'essentiel du décret réside sans doute dans le fait que le chef d'établissement a compétence liée, ce qui signifie qu'il est tenu d'engager des poursuites disciplinaires en cas d'atteinte au principe de laïcité. C'est évidemment un gros progrès, dans la mesure où le chef d'établissement est désormais protégé par la règle juridique impérative. 

Il est aussi protégé par sa hiérarchie. Il a ainsi le choix entre deux procédures. Il peut saisir le conseil de discipline de l'établissement compétent pour prononcer la sanction. Pour se protéger et montrer le soutien de son administration, ce conseil peut être présidé par le Directeur académique des services de l'Éducation nationale (DASEN) ou son représentant. Mais s'il estime que la sérénité du conseil de discipline n'est pas assurée, ou que l'ordre et la sécurité dans l'établissement risquent d'être compromis, il peut, en quelque sorte, délocaliser la procédure. C'est alors le conseil de discipline départemental qui se prononce, à l'abri de l'agitation.

On ne peut que se réjouir de voir enfin un texte témoignant du soutien de la hiérarchie de l'Éducation nationale envers des enseignants qui se sentaient totalement abandonnés. Sur ce point, le décret est aussi un message envoyé par le nouveau ministre Gabriel Attal, témoignant d'une rupture totale avec la politique de son prédécesseur.

On attend, bien entendu, de voir comment ces dispositions seront appliquées. Il s'agit maintenant de les mettre en oeuvre, sans crainte des différents lobbies, sans crainte des parents d'élèves.

 

 Laïcité dans l'enseignement : Chapitre 11, section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet