« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 17 juillet 2023

Transferts de données vers les États-Unis : vers un arrêt Schrems III ?


L'Américaine Fiona Scott Morton a été nommée économiste en chef à la Direction générale de la concurrence par la Commission européenne. Elle se trouve directement sous l'autorité de la commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, celle-là même qui a pour mission de combattre les pratiques anti concurrentielles des Gafam. 

Ce choix suscite bon nombre d'interrogations. D'une part, on peut s'étonner qu'une Américaine, fut-elle très compétente, soit nommée haut fonctionnaire de l'Union européenne, surtout à un poste clef. N'existe-t-il pas d'économistes de talent ayant la nationalité d'un État membre ? D'autre part, Mme Morton a consacré une partie de sa riche carrière à défendre les grands groupes du secteur numérique comme Apple, Amazon et Microsoft,  ce qui lui fait courir un gros risque de conflits d'intérêts. Au-delà même de ces éléments, une question plus globale se pose et on peut se demander si les groupes américains, après avoir utilisé tous les instruments de lobbying possibles pour faire prévaloir leurs intérêts auprès des bureaux n'ont pas tout simplement décidé de les occuper. 

Cette malencontreuse nomination contribue évidemment au considérable déclin de l'image de l'Union européenne. Conçue à l'origine comme l'instrument d'une paix durable entre les États européens, elle apparaît aujourd'hui comme un champ de bataille entre les lobbyistes, au plus grand profit des intérêts américains.

L'affaire Morton fait sans doute passer au second plan un autre problème, finalement de même nature. La Commission européenne vient d'annoncer le 10 juillet 2023, une "décision d'adéquation" qui permet l'échange de données personnelles entre l'Union européenne et les États-Unis, à la suite d'un accord "Data Privacy Framework". Cette formule figure dans l'article 45 du Règlement général de protection des données (RGPD). Il est ainsi rédigé : "Un transfert de données à caractère personnel vers un pays tiers ou à une organisation internationale peut avoir lieu lorsque la Commission a constaté par voie de décision que le pays tiers, un territoire ou un ou plusieurs secteurs déterminés dans ce pays tiers, ou l'organisation internationale en question assure un niveau de protection adéquat. Un tel transfert ne nécessite pas d'autorisation spécifique". La récente "décision d'adéquation" est donc celle par laquelle la Commission constate que les systèmes juridiques européens et américains offrent des niveaux de protection des données personnelles jugés équivalents. 

Mais ces niveaux de protection n'ont jamais été équivalents, ne serait-ce que parce que les fondements juridiques de la protection des données personnelles sont bien différents. Elle est régie au plan européen par le RGPD, texte impératif qui n'interdit d'ailleurs pas aux États d'adopter une législation encore plus protectrice. Aux États-Unis, la protection des données personnelles est assurée par un système de certifications et de codes de conduite auxquels les entreprises déclarent se conformer. Quant aux transferts de données effectués au profit des services de renseignement américains, ils sont demeurés très largement incontrôlés. Les citoyens européens sont évidemment victimes de cette situation, notamment ceux installés aux États-Unis qui ne disposent d'aucune voie de recours sérieuse lorsque leurs données personnelles sont captées, au nom de la sécurité nationale américaine.

Cette différence dans les standards de protection est si importante que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a déjà annulé deux décisions d'équation. Elle a été saisie à deux reprises par l'avocat autrichien Maximilian Schrems, l'un des acteurs européens les plus engagés dans la protection des données personnelles. Depuis des lustres, il combat inlassablement ces accords d'équivalence, sans équivalence. Et il a déjà obtenu deux victoires importantes devant la CJUE.

 

Schrems I et le Safe Harbor


Maximilian Schrem a contesté une première décision d'adéquation de la Commission, datée du 26 juillet 2000. A l'époque, elle trouvait son origine dans un premier accord intervenu entre l'UE et les Etats Unis, le Safe Harbor. Maximilian Schrems obtient satisfaction, et la CJUE, dans un premier arrêt du 6 octobre 2015, rendu sur question préjudicielle, déclare cette décision non conforme au droit européen de la protection des données, faisant en quelque sorte exploser le Safe Harbor.

A l'époque, le recours s'appuyait sur la directive du Parlement et du Conseil du 24 octobre 1995, dont l'article 25 précisait que "les Etats membres prévoient que le transfert vers un pays tiers de données à caractère personnel (...) ne peut avoir lieu que si (..) le pays tiers acquiert un niveau de protection adéquat".  

La CJUE remarquait alors que le caractère "adéquat" de la protection américaine relèvait de l'auto-proclamation. Les entreprises américaines déclaraient adhérer aux principes du "Safe Harbor", c'est-à-dire offrir un espace de sécurité aux données personnelles provenant de pays de l'Union européenne. Quant au contrôle, il se faisait par certification. Il ne s'agissait cependant pas d'un système de certification par un organisme indépendant, mais d'un système d'"auto-certification" par laquelle l'entreprise déclarait respecter les principes généraux de protection des données, et se contrôlait elle-même. Enfin, la captation des données par les services de renseignement américains n'était pas même envisagée.

Pas dupe sur l'efficacité du système, la Cour a donc pulvérisé le Safe Harbor. Les lobbys se sont remis au travail, et un nouvel accord a été conclu, le Privacy Shield.



That's Hell Folks. Nathalie Faintouch (née en 1965)

 

Schrems II et le Privacy Shield

 

Entrée en vigueur le 1er août 2016, une seconde décision de la Commission a déclaré l'"adéquation" de la protection des données assurée par l'accord Privacy Shield. Aux termes de cet accord, les firmes américaines pouvaient conduire un nouveau processus d'auto-certification et s'inscrire sur un registre géré par le ministère du commerce américain. Les entreprises européennes étaient alors autorisées à transférer leurs données personnelles aux firmes figurant sur cette liste, une autre décision de la Commission prévoyant des "clauses types" pour ce type d'échanges. C'est ce que faisait Facebook, dont la filiale irlandaise transférait massivement les données des abonnés européens du réseau social à la maison mère américaine.  

Et précisément Maximilian Schrems veillait. Cette fois, il était en conflit ouvert avec Facebook. Invoquant les révélations d'Edward Snowden, il demandait la cessation des transferts de données personnelles de Facebook Irlande à Facebook Etats Unis, dès lors que ces données conservées sur des serveurs américains sont accessibles aux services de renseignements des Etats-Unis, la NSA en particulier. Le requérant s'appuyait une nouvelle fois sur le droit européen de l'époque, c'est-à-dire sur la directive de 1995 sur la protection des données. Quant à Facebook, il invoquait le respect du Privacy Shield.

Saisie par Maximilian Schrems, la Grande Chambre de la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) a donc invalidé, dans un arrêt du 6 juillet 2020, la nouvelle décision de la Commission déclarant l'"adéquation" de la protection des données assurée par l'accord Privacy Shield.  La seule différence avec l'arrêt Schrems 1 réside dans le fondement juridique retenu par la Cour, puisque, cette fois, le RGPD était en vigueur. Pour le reste, est surtout sanctionnée l'absence de dispositions relatives aux données captées par les services de renseignement américains. Une vague annexe II de la décision d'adéquation se borne à mentionner que des ingérences dans les données personnelles ayant ainsi transité de l'Europe vers les Etats Unis sont possibles, fondées notamment sur "des exigences relatives à la sécurité nationale et à l’intérêt public ou sur la législation interne des États-Unis". Autrement dit, les données des internautes européens pouvaient faire l'objet d'une collecte de masse par l'administration américaine, collecte qui, au regard du droit européen, s'analyse comme une ingérence dans la vie privée.

Toujours pas dupe, la CJUE a donc pulvérisé le Privacy Shield comme elle avait pulvérisé Safe Harbor.

 

Schrems III et le "Data Privacy Framework" ?


La question de la durée de vie de la décision d'adéquation du 10 juillet 2023, et l'on peut supposer que Maximilian Schrems est déjà occupé à peaufiner son recours. 

Il est toujours délicat d'annoncer le succès ou l'échec d'une requête avant qu'elle ait été déposée, et la plus grande prudence s'impose. On s'interroge tout de même sur la manière dont la Commission a géré les échecs des accords successifs, sans finalement tenir compte des observations de la Cour. Car le nouvel accord "Data Privacy Framework"n'est guère plus sérieux que les précédents. Il énonce en toute simplicité que les transferts de données pourront se faire « en toute sécurité de l'UE vers des entreprises américaines participant au cadre », sans nécessité de « mettre en place des garanties supplémentaires en matière de protection des données ».

Quant à l'accès des services de renseignement américains aux données personnelles des internautes européens, la question est régie aux États-Unis par un Executive Order purement cosmétique signé par la Président Biden. Il précise qu'il sera limité à "ce qui est nécessaire et proportionné pour la sécurité nationale". En cas de litige, est prévu "un mécanisme de recours indépendant et impartial". Observons bien qu'il ne s'agit pas d'un tribunal mais d'un "délégué à la protection des libertés civiles" directement issu de la communauté du renseignement. Si celui-ci écarte la requête, l'internaute pourra se tourner vers une "Cour" composée de "membres extérieurs au gouvernement". Observons cette fois qu'il ne s'agit pas nécessairement de magistrats. 

Surtout, et c'est sans doute ce qui fera le plus frémir Maximilian Schrems, l'Exécutive Order énonce que la surveillance de masse prévue par le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA Act) est "proportionnée" en vertu d'une "interprétation américaine" non divulguée. Or le FISA Act permet aux agences américaines de surveiller les communications des étrangers à à l'étranger... Cette "interprétation américaine" non divulguée s'analyse donc comme une gigantesque claque infligée aux Européens qui doivent accepter d'être espionnés au nom des intérêts américains. Bien entendu, la "protection équivalente" ne suppose tout de même pas que les Etats européens puissent espionner les citoyens américains sur leur sol... Il reste à se demander comment la CJUE va apprécier l'insulte.

Evidemment la question essentielle est la suivante : comment la Commission européenne a-t-elle pu accepter le "Data Privacy Framework" . Car il faut qu'il ait été signé, et ceux qui l'ont signé ne pouvaient ignorer qu'il allait à l'encontre des droits les plus élémentaires des citoyens européens en autorisant tout simplement qu'ils soient espionnés par les services américains. La réponse se trouve dans le lobbying, ce qui nous ramène évidemment au cas de Mme Morton. Les États-Unis seraient-ils en traint de faire une OPA hostile sur l'Union européenne ?


jeudi 13 juillet 2023

Sport : Les traitements hormonaux dans les compétitions internationales

Dans un arrêt du 11 juillet 2023 Semenya c. Suisse, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne pour discrimination et atteinte à la vie privée le système judiciaire suisse. Il n'offre pas, en effet, de garanties institutionnelles et procédurales suffisantes à une athlète de haut niveau contestant un règlement de l'International Association of Athletic Federation (IAAF), devenue aujourd'hui World Athletics.

Madame Mogkadi Caster Semenya est une athlète sud-africaine, spécialiste des courses de demi-fond. Elle a remporté deux fois la médaille d'or du 800 mètres féminin au Jeux Olympiques de Londres en 2012 et de Rio de Janeiro en 2016. Après sa victoire aux championnats du monde de Berlin en 2009, elle fut soumise à un test de vérification du sexe, afin de contrôler si elle n'était pas un homme d'un point de vue biologique. L'IAAF admit qu'elle était une femme. Mais, se fondant sur son règlement alors en vigueur, l'informa ensuite qu'elle devrait abaisser son taux de testostérone si elle souhaitait continuer à participer aux compétitions internationales. Elle a donc subi un traitement hormonal contraignant, ce qui lui a permis de s'aligner aux championnats du monde en 2011 et 2012. 

Le 24 juillet 2015, dans une autre affaire Dutee Chand, le Tribunal arbitral du sport (TAS) a suspendu pour deux ans le règlement auquel Mme Semenya avait été soumise. Durant cette période, l'IAAF était invitée à produire la preuve qu'une athlète possédant un taux de testostérone supérieur à la limite imposée par l’IAAF possédait un avantage injuste sur ses concurrentes, situation qui justifiait son exclusion des compétitions réservées aux femmes. A la suite de cette sentence, Mme Semenya a interrompu son traitement. Mais en 2018, un nouveau règlement de l'IAAF renouvela en 2018 l'exigence d'un plafond de testostérone au delà duquel une athlète ne peut participer aux compétitions officielles féminines. 

La requérante, à laquelle s'est jointe la Fédération sud-africaine d'athlétisme, a donc fait un recours devant le TAS, situé à Lausanne. Sa demande d'arbitrage a été écartée, au motif, un peu étrange, que le règlement était discriminatoire, mais qu'il constituait néanmoins un moyen raisonnable et proportionné d'atteindre les buts de l'IAAF, à savoir assurer une compétition équitable. Cette sentence a ensuite été confirmée par le tribunal fédéral suisse. La requérante, ayant épuisé les voies de recours internes, a donc saisi la CEDH.



Certains l'aiment chaud. Billy Wilder.

 

Sportives intersexes ou transgenres

 

L'arrêt Semenya présente l'intérêt essentiel d'opérer une distinction entre les personnes intersexes et transgenres. La requérante n'a pas volontairement souhaité augmenter son taux de testostérone pour gagner des compétitions. C'est plutôt parce qu'elle avait naturellement un taux anormalement élevé qu'elle a pu produire des performances sportives exceptionnelles. En effet, elle est intersexe de naissance, ce qui signifie qu'elle possède des chromosomes XX mais est atteinte d'hyperandrogénie, ce qui signifie qu'elle a naturellement un taux de testostérone bien supérieur à la moyenne. Le fait de lui imposer un traitement constitue donc, à l'évidence, une ingérence dans sa vie privée.

Pour la CEDH, le cas de Mme Semenya ne saurait être confondu avec la situation des personnes trangenres qui ont choisi de changer de sexe, à un moment où à un autre de leur vie, souvent pour exceller dans une activité sportive. Or précisément, à l'époque des faits, l'IAAF comme le tribunal fédéral suisse confondent les deux cas dans une règle unique, en imposant à tout le monde un traitement destiné à faire baisser le taux de testostérone. Depuis cette date, les règles ont toutefois évolué, et les règlements internationaux interdisent désormais l'accès aux compétitions internationales des athlètes devenus transgenres après la puberté.

Si la distinction opérée par la CEDH est intéressante, force est de constater qu'elle ne peut pas aller au bout de son raisonnement. La Suisse n'est pas condamnée pour discrimination, tout simplement parce que le fondement de cette discrimination réside dans un règlement de l'IAAF. Or l'IAAF est une institution de droit monégasque. Le recours étant dirigé contre la Suisse et non pas contre la principauté de Monaco, la Cour se contente de sanctionner la procédure suisse, tout en reconnaissant l'ingérence dans la vie privée de la requérante. Sur le fond, elle préfère se fonder sur le fait que cette dernière n'a pas bénéficié d'un droit de recours effectif.


Le droit de recours effectif


Au termes de l'arrêt de Grande Chambre Al-Dulimi et Montana Management c. Suisse du 21 juin 2016, la CEDH examine les recours internes dans leur ensemble. Même si une large marge d'autonomie est laissée aux États dans l'organisation de leur système judiciaire, il n'en demeure pas moins que la Cour doit s'assurer que la requérante a bénéficié des garanties constituant "l'ordre public européen". Concrètement, il s'agit de garanties institutionnelles et procédurales et, sur ce point, Mme Mme Semenya s'est retrouvée confrontée à un système qui la plaçait dans une situation défavorable.

Les règlements sportifs imposent en effet un recours à l'arbitrage, ce qui interdit à la requérante de saisir les tribunaux. Elle a dû se tourner vers le Tribunal arbitral du sport (TAS) qui a étrangement considéré que le règlement de l'IAAF était discriminatoire, mais que néanmoins il était proportionné aux buts poursuivi par l'organisation. On peut certes s'étonner de voir un arbitrage admettre la discrimination comme un mal nécessaire, et la CEDH sanctionne cette approche, de manière indirecte. Elle fait observer que le TAS n'a pas apprécié la validité du règlement au regard de la convention européenne des droits de l'homme, et notamment de son article 14 qui interdit les discriminations. Il n'a d'ailleurs même pas répondu aux griefs articulés en ce sens par la requérante.

Quant au tribunal fédéral suisse, il n'exerce qu'un contrôle restreint sur un tel arbitrage, limité à la question de savoir si la sentence est contraire à l'ordre public au sens de la loi fédérale. Certes, dans l'affaire Platini c. Suisse du 11 février 2020, la CEDH observe que le contrôle restreint exercé par le tribunal fédéral ne l'a pas empêché, en l'espèce, de faire un examen de la compatibilité de la sentence avec l'article 8 de la Convention. Mais il ne s'agissait pas de la discrimination de l'article 14 et les griefs articulés par le requérant étaient voués à l'échec, en raison du non-épuisement des recours internes.

Dans l'affaire Semenya, les griefs développés devant le TAS et le Tribunal fédéral s'appuient directement sur la Convention européenne. La requérante invoque à la fois la discrimination fondée sur le sexe et l'atteinte à sa dignité par les traitements et examens médicaux qui lui ont été imposés. Or le Tribunal fédéral, limité par l'étroitesse de son contrôle, ne s'est pas prononcé sur ces points et n'a donc pas répondu aux griefs de la requérante. Il est évident qu'elle n'a pas bénéficié d'un droit de recours effectif, puisque, in fine, aucun juge ne s'est reconnu compétent pour apprécier les mesures dont elle a fait l'objet au regard de la Convention.

Au-delà d'une conclusion qui s'imposait, la décision suscite deux interrogations essentielles. 

D'une part, si la Cour opère une distinction claire entre les personnes intersexes et les transgenres, elle oublie quelque peu les femmes que l'on pourrait qualifier d'ordinaires. Elle ne laisse envisager aucune solution sur la seconde discrimination, à peine mentionnée dans l'arrêt. Si les femmes intersexes participent normalement aux compétitions féminines, il est clair que leur taux de testostérone leur procure un avantage manifeste par rapport aux autres qui se trouvent, de facto, discriminées. Dans leur opinion dissidente, les juges Grozev, Roosma et Ktistakis insistent ainsi sur l'égalité des chances dont doivent bénéficier toutes les compétitrices et incitent les instances internationales du sport à se pencher sur cette question.

D'autre part, on doit reconnaître que l'arrêt du 11 juillet 2023 est accablant pour le droit suisse. On doit en effet déduire que, pour accueillir le tribunal arbitral du sport, la Suisse a accepté débrancher son système judiciaire. Elle laisse finalement trois arbitres confortablement installés sur son territoire prendre des sentences qui reconnaissent le caractère discriminatoire d'une décision, sans en tirer la moindre conséquence. Il reste évidemment à se demander si les autorités suisses tiendront compte de cette jurisprudence.

 

Le droit à l'identité sexuelle : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8 section 1 § 2





dimanche 9 juillet 2023

Papy fait de la résistance, devant la CEDH


Un arrêt Calvi c. Italie rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 6 juillet 2023 considère comme disproportionnées des mesures prises par un juge des tutelles italien, conduisant à isoler totalement une personne âgée. Enfermé dans une maison de retraite médicalisée pour personnes dépendantes, M. C. G., né en 1920, s'est trouvé coupé du monde extérieur pendant trois ans, alors même qu'il faisait l'objet d'une mesure de protection, sans avoir été juridiquement déclaré incapable.

En 2017, la soeur de M. C. G. demande sa mise sous tutelle, invoquant sa prodigalité. Le juge des tutelles constate qu'en effet il vit dans la simplicité et distribue son argent à ceux dont il pense qu'ils en ont besoin. Il semble être dans l'incapacité de gérer les limites de sa générosité, ce qui le place en situation de vulnérabilité. Un avocat est donc désigné comme tuteur, chargé notamment de gérer le patrimoine de M. C. G.

Mais rien n'est simple, car les expertises psychologiques sont très divergentes et les décisions du tuteur très radicales. M. Calvi, le cousin de M. C. G. se voit ainsi privé du droit de visite. Après avoir vainement contesté les décisions du tuteur confirmées par le juge des tutelles, M. Calvi saisit la CEDH. Celle-ci accueille sa requête est sanctionne une procédure qui porte une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée de M. C. G.

 

L'intérêt à agir de M. Calvi



Pour parvenir à ce résultat, la CEDH doit, au préalable, admettre la recevabilité du recours déposé par M. Calvi. Or son intérêt pour agir n'est pas évident, car M. Calvi ne dispose d'aucun mandat de M. C. G. pour agir en son nom. En effet, la seule personne juridiquement en mesure de le représenter en justice est précisément son tuteur, celui-là même dont la gestion est contestée.

Dans la célèbre affaire Lambert c. France du 5 juin 2015, la CEDH avait admis qu'un tiers peut, dans des circonstances exceptionnelles, agir au nom et pour le compte d'une personne vulnérable. Encore faut-il qu'il existe un risque que cette dernière soit privée d'une protection effective et que l'auteur de la requête et la victime ne se trouvent pas dans une situation de conflits d'intérêts.

L'absence de pouvoir écrit donné par la victime au requérant ne constitue pas un obstacle infranchissable. La CEDH examine alors deux séries d'éléments. Elle évalue d'abord les facteurs de vulnérabilité, et l'âge en est évidemment un, qui empêchent la victime de soumettre elle-même sa cause à la Cour. Elle s'attache ensuite aux liens entre la victime et l'auteur de la requête. C'est exactement ce qu'elle a fait dans l'affaire Lambert. Elle a alors constaté la recevabilité d'une requête déposée par la compagne de Vincent Lambert et un cousin dont il était proche, alors que l'intéressé était dans un coma profond et irréversible. Face une famille proche animée par des préoccupations religieuses et refusant absolument que les soins dispensés à Vincent Lambert soient interrompus pour que son droit de mourir dans la dignité soit mis en oeuvre, les seuls requérants possibles pour faire valoir ce droit étaient donc sa compagne et son cousin.

Dans le cas de M. C. G., il est évident que l'intéressé, sous tutelle, n'est pas en mesure de saisir la CEDH. Le risque qu'il soit privé d'une protection effective est donc particulièrement élevé. Elle note ensuite que M. Calvi est le cousin de cette personne vulnérable et qu'il n'existe aucun conflit d'intérêts, le recours étant purement altruiste. Surtout, la CEDH ajoute que l'affaire a une importance particulière qui dépasse la simple situation du requérant. Elle soulève en effet "des questions graves relativement aux conditions de vie des personnes âgées dans les maisons de retraite, qui revêtent un caractère d’intérêt général étant donné la vulnérabilité des personnes résidant dans de telles institutions". L'affaire donne ainsi à la Cour l'occasion de préciser sa position sur les protections dont doivent bénéficier ces personnes particulièrement vulnérables.



Astérix et les Jeux olympiques. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

 

L'ingérence disproportionnée dans la vie privée


Dans un arrêt Ivinovic c. Croatie du 18 septembre 2014, la CEDH avait déjà admis que le placement sous tutelle constituait, en soi, une ingérence dans la vie privée, alors même qu'en l'espèce l'intéressé n'avait été que partiellement privé de sa capacité juridique. Dans le cas de M. C. G., il n'est pas contesté que l'ingérence est prévue par la loi, le code civil italien. Il n'est pas davantage contesté que ces dispositions poursuivent un but légitime, puisqu'il s'agit de lutter contre l'affaiblissement physique et mental d'une personne vulnérable.

Certes, mais la question essentielle reste de savoir si la mesure d'internement dont a été victime M. C. G. est "nécessaire dans une société démocratique". La Cour reconnaît que la nécessité de priver une personne de sa capacité juridique doit être réservée à des circonstances exceptionnelles, et que ces dernières doivent être largement laissées à l'appréciation des autorités nationales et des juges internes. Cette marge d'appréciation est toutefois à géométrie variable, car la CEDH a tendance à la réduire lorsque la jouissance des droits essentiels est au coeur de l'affaire. Elle le rappelle notamment dans la décision M. V. c. Finlande du 23 mars 2017.

En l'espèce, la CEDH observe que le droit italien énonce que la personne placée sous tutelle conserve une capacité générale de prendre tous les actes qui ne sont pas expressément attribués au tuteur. Or, le tuteur disposait de tous les droits portant sur la situation de M. C. G., au point qu'il a pu non seulement le placer dans une maison de retraite médicalisée mais encore obtenir qu'il soit placé à l'isolement, ne pouvant recevoir des visites ni même répondre au téléphone sans autorisation. En outre, alors même que des experts avaient préconisé, en 2021, un retour à domicile sous certaines conditions, cette mesure n'a jamais fait l'objet du moindre commencement d'application.

La CEDH pose alors un principe qui devrait guider la pratique des États. Elle affirme en effet que "toute mesure de protection adoptée à l'égard d'une personne capable d'exprimer sa volonté doit autant que possible refléter ses souhaits". Sur ce point, les juges italiens ont failli. S'ils ont évalué sa situation de manière à peu près satisfaisante au moment de son entrée en maison de retraite, ils ont ensuite écarté toute demande ultérieure, visant notamment à maintenir ses relations sociales et à favoriser son retour à domicile. Or, les expertises ont montré que M. C. G. n'a jamais été déclaré incapable et que les experts ont estimé qu'il avait une bonne capacité de socialisation.

Se fondant sur tous ces éléments, la Cour estime qu'un juste équilibre n'a pas été trouvé entre la nécessité de protéger M. C. G. et celle de garantir ses droits. D'une manière plus générale, elle sanctionne un système italien qui ne prévoit pas d'associer l'intéressé aux différents stades de la procédure. A partir du cas de M. C. G., la Cour pose ainsi un certain nombre de principes qui doivent guider le système de protection des personnes âgées. D'une part, il doit garantir le droit de l'intéressé à être entendu pour toutes les décisions qui le concernent. D'autre part, son droit à la dignité et à l'autodétermination doit être garanti, tant il est vrai qu'une personne âgée n'est pas un objet de droit, mais un sujet de droit. Comme tout le monde. 

Il ne reste plus qu'à espérer que le législateur et les juges français sauront lire cette décision. Des affaires récentes ont montré en effet que les droits des personnes étaient allègrement bafoués dans certains établissements accueillant des personnes âgées. De mauvais traitements, souvent inhumains et dégradants, ont été constatés, mais la réponse pénale semble pour le moins modeste.


La vie privée : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8

mercredi 5 juillet 2023

Le droit à l'oubli consacré par la Grande Chambre de la CEDH


Pour la première fois, le droit à l'oubli est consacré par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans un arrêt Hurbain c. Belgique du 4 juillet 2023.

L'affaire soumise à la Grande Chambre de la CEDH porte sur le domaine le plus traditionnel du droit à l'oubli : le passé judiciaire d'une personne. Le requérant, M. Hurbain, est l'éditeur du journal Le Soir, l'un des principaux quotidiens d'information francophone en Belgique. En 1994, ce journal avait consacré un article à un accident de la route causé par M. G., en mentionnant son nom. Conduisant sous l'emprise de l'alcool, celui-ci avait tué deux personnes et blessé trois autres. Condamné par les tribunaux belges, il avait purgé sa peine et obtenu sa réhabilitation en 2006, n'ayant pas commis de nouvelle infraction.

Mais en 2008, Le Soir a rendu ses archives accessibles gratuitement sur internet, y compris l'article concernant M. G. Celui-ci demande donc, non pas son effacement, mais son anonymisation. Il se plaint en effet que lorsque l'on tape son nom sur le site de Le Soir, l'article apparaît en première page, le moteur de recherche Google amplifiant le phénomène. Son activité professionnelle de médecin est fortement entravée par ces données qui, vingt ans après les faits, viennent rappeler une condamnation, alors même qu'il a bénéficié d'une réhabilitation. Devant les refus successifs qui lui sont opposés par l'éditeur du journal, il se tourne vers les tribunaux belges. Ces derniers estiment que "l'archivage en ligne de l'article litigieux constitue une nouvelle divulgation du passé judiciaire du défendeur, pouvant porter atteinte à son droit à l'oubli". Accusé d'avoir laissé subsister une sorte de "casier judiciaire virtuel", Le Soir se voit donc contraint d'anonymiser l'article de 1994. Son éditeur saisit donc la CEDH, car il considère que cette mesure porte atteinte à la liberté d'expression.


Les archives de presse


La décision de Grande Chambre du 4 juillet 2023 n'est guère différente de l'arrêt de chambre intervenu le 22 juin 2021, qui avait déjà imposé le respect du droit à l'oubli. Elle constitue toutefois une décision de principe qui affirme que ce dernier est protégé par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, et relève de la vie privée.

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour se penche de manière très attentive sur le cas particulier des archives de presse. Il existe en effet trois archives de presse. La première est celle du journal papier, évidemment consultable aux archives du journal et dans les bibliothèques. Celle-là ne suscite guère de préjudice au regard du droit à l'oubli car le nombre de consultations est marginal et la recherche par mots-clés inexistante. La seconde est l'"archive-mère" conservée par le journal sur internet dans un souci de conservation, mais inaccessible aux tiers. Enfin, la troisième archive est celle que chacun peut consulter et sur laquelle il est possible de faire une recherche par mots-clés. Dans le cas présent, seule cette troisième archive est concernée par l'anonymisation des données nominatives. La mention du "droit à l'oubli" ne signifie donc pas une disparition des données, mais seulement leur déréférencement sur les sites accessibles au public. 

 


Le bal perdu. Bourvil. 1961


Le nom, élément de la vie privée


Contrairement à d'autres affaires précédemment soumises à la CEDH, la question n'est  pas celle de la diffusion de données relatives à l'intimité de la vie privée, comme dans l'arrêt du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France. A l'époque, il s'agissait de la diffusion de "révélations" sur le "fils caché" du prince de Monaco... Dans le cas de M. G., il s'agit d'informations dont nul ne conteste l'exactitude et qui relevaient de l'actualité judiciaire, vingt ans plus tôt.

Mais cela ne signifie pas que la seule diffusion du patronyme de M. G. ne se rattache pas à sa vie privée. Dans l'arrêt M. L. et W. W. c. Allemagne du 28 juin 2018, la CEDH définit ainsi la vie privée comme une sorte de bulle protectrice enveloppant l'individu, à l'intérieur de laquelle figurent non seulement les éléments liés à l'intimité, mais aussi ceux liés à l'identité, à commencer par le nom. Elle précise, dans une décision Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande du 27 juin 2017, que des données parfaitement neutres peuvent parfois donner lieu à une diffusion attentatoire à la vie privée.

La CEDH se situe dans la ligne de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) qu'elle cite expressément. Dans une décision du 13 mai 2014 Google Spain SL, Google Inc. c. Agencia Espanola de Proteccion de Datos (AEPD), la CJUE exige de Google Espagne le déréférencement d'articles de presse remontant à 1998 et mentionnant la vente sur saisie des biens appartenant au requérant, alors lourdement endetté. Aux yeux de la CJUE, ces données ne sont plus pertinentes quinze ans plus tard et portent désormais atteinte à sa vie privée et à sa réputation.

 

L'équilibre entre la vie privée et la liberté d'expression

 

Après avoir consacré le principe même du droit à l'oubli, la CEDH examine si, dans la présente affaire, les droits des parties ont été évalués selon un juste équilibre. Et précisément, l'intervention de la Grande Chambre est justifiée par l'arrêt Biancardi c. Italie intervenu le 25 novembre 2021, quelques mois à peine après la décision de chambre dans l'affaire Hurbain. La Cour estime alors que la durée du maintien en ligne de l'article en cause ainsi que le caractère sensible des données sont des critères qui doivent être pris en considération dans la pondération des droits en jeu, c'est-à-dire l'appréciation de l'équilibre entre la liberté d'expression et le respect de la vie privée.

La Cour estime que l'anonymisation des données ne menace pas l'intégrité des archives de presses, celles-ci étant conservées dans les "archives-mères". Elle fait observer que l'accident causé par M. G. ne présente aucun intérêt historique et d'ailleurs n'a pas eu d'autre audience que l'article litigieux. En revanche, les données pénales sont toujours considérées comme des données sensibles, principe rappelé dans l'arrêt Biancardi. La Cour ajoute que les faits relatés dans l'article "ne sauraient rentrer dans la catégorie des infractions dont l'importance, en raison de leur gravité, n'est pas affectée par le passage du temps". De fait, l'article, consulté aujourd'hui, ne contribue plus à un débat d'intérêt général, si ce n'est peut-être à une discussion sur les statistiques de la sécurité routière qui peut se développer avec des données anonymisées. Quant à l'atteinte à la liberté d'expression, elle est tout-à-fait bénigne puisque seul le nom de la personne est occulté, ce qui laisse parfaitement intact le reste de la publication.

On pourrait évidemment s'interroger sur la manière dont l'éditeur du journal tente de renvoyer la responsabilité de l'atteinte à la vie privée sur Google. Il fait observer qu'il a demandé au moteur de recherche de déréférencer l'article consacré à M. G., mais qu'il n'a obtenu aucune réponse. M. G., de son côté, fait valoir que, pour obtenir un déréférencement sur Google, il devrait s'adresser à Google.be, ce qui n'apporterait aucune solution à son problème. Les usagers belges du moteur de recherche sont en effet très habitués à utiliser les sites français ou américains de Google. Cette analyse s'appuie sur la décision du 24 septembre 2019 rendue par la CJUE sur question préjudicielle. La Cour de justice reconnaît alors que le respect du droit à l'oubli, exigence purement européenne, ne saurait être imposé à la version américaine du moteur de recherches. 

Dans le cas de l'affaire M. G., Google est utilisé par le journal Le Soir comme une sorte de bouclier lui permettant de se soustraire à son obligation de respect du droit à l'oubli en la renvoyant à quelqu'un d'autre. Mais les juges belges n'ont pas voulu entrer dans ce débat, et ils ont fait remarquer, avec une belle simplicité, que la question du déréférencement sur Google ne se poserait pas si Le Soir avait accepté d'anonymiser les données.


Le droit à l'oubli : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8 section 5 § 1 B

 R. Letteron, Le droit à l'oubli, Revue du droit public, 1996, p. 385 et s.



 

 

dimanche 2 juillet 2023

Le délai de viduité a la vie dure, en Turquie


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans son arrêt Nurcan Bayraktar c. Turquie du 27 juin 2023, sanctionne comme discriminatoire et attentatoire à la vie privée des femmes les dispositions du droit turc qui maintenaient dans l'ordre juridique le délai de viduité. Aujourd'hui considéré comme la survivance d'une période révolue, le délai de viduité peut être défini comme un délai imposé aux femmes veuves ou divorcées avant de pouvoir contracter un nouveau mariage. Elles peuvent parfois y déroger, comme en Turquie, à la condition de se soumettre à un examen médical démontrant l'absence de grossesse.

Le délai de viduité a existé en France. L'ancien article 228 du code civil fixait ainsi à trois cents jours la durée minimum avant un remariage. De telles dispositions avaient pour finalité d'éviter les conflits de filiation paternelle relatifs aux enfants conçus avant la mort ou le divorce. Elles ont évidemment disparu avec le développement des instruments scientifiques permettant la contestation de paternité, et le délai de viduité a ainsi disparu du droit français au 1er janvier 2005.

Mais il est demeuré en Turquie, et c'est précisément l'objet du présent recours. La requérante, divorcée en janvier 2014, a demandé, en juillet 2014, au tribunal des affaires familiales d'Istanbul de lever à son égard le délai de trois cents jours prévu par le code civil turc, sans qu'elle soit tenue de se soumettre à un examen médical pour démontrer qu'elle n'est pas enceinte. Tout l'argumentaire de la requérante reposait sur l'atteinte aux droits de femmes que cette exigence suscitait. Finalement, 2020, la Cour constitutionnelle turque repoussait sa requête, estimant que ses griefs relatifs au respect de la vie privée et au principe d'égalité étaient manifestement mal fondés. Pour les juges turcs, le délai de viduité n'emportait aucune ingérence dans les droits et libertés des femmes. 

La CEDH affirme résolument le contraire. Elle considère que le délai de viduité emporte une ingérence dans la vie privée garantie par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Elle se fonde également sur une double violation de l'article 14 qui impose la non-discrimination et de l'article 12 qui affirme le droit au mariage. 

 

La qualité de victime

 

Les autorités turques considèrent la requête irrecevable, au motif que Nurcan Bayraktar n'aurait pas la qualité de victime devant la CEDH. Il est exact que le projet de mariage dont elle avait fait état en 2014 ne s'est pas concrétisé, mais, pour la Cour, le sujet n'est pas là. Sa jurisprudence considère qu'un requérant peut être considéré comme victime si la législation qu'il conteste l'oblige à changer de comportement sous peine de poursuites ou s'il fait partie d'une catégorie de personne risquant de subir directement ses effets. On se souvient que, tout récemment, dans un arrêt son arrêt du 8 juin 2023 A. M. c. Pologne, la Cour a déclaré irrecevable un recours déposé par huit femmes polonaises contre une loi interdisant l'IVG, même en cas de malformation du foetus. A ses yeux, elles n'étaient pas "victimes", dès lors qu'elles ne risquaient pas des poursuites pénales, mais risquaient seulement d'être contraintes de mener à terme leur grossesse, y compris en cas d'anomalie du foetus.

Dans l'affaire Nurcan Bayraktar, la Cour se montre plus libérale. Elle écarte l'argument des autorités turques selon lequel la requérante ne serait pas une "victime" puisque finalement elle n'avait pas contracté une nouvelle union. La Cour s'appuie au contraire sur la jurisprudence Frasik c. Pologne du 5 janvier 2010. Elle rattache le mariage au droit à la vie privée, en fait une décision personnelle susceptible de changer, sans que l'État soit fondé à juger ces évolutions. Surtout, elle note que le délai de viduité imposait à la requérante une procédure spécifique, en particulier la sollicitation d'un certificat médical, qui suffit à faire d'elle une "victime".

 


 Voutch, novembre 2020


L'ingérence dans la vie privée

 

La CEDH donne une définition large de la notion de vie privée. Elle n'englobe pas seulement les éléments les plus intimes de la vie des individus, mais aussi ce qui concerne son droit à l'épanouissement personnel, son autonomie, son identité sociale, et donc le droit de nouer des relations avec ses semblables. Cette définition large est notamment rappelée dans l'arrêt Barbulescu c. Roumanie du 5 septembre 2017. En l'espèce, elle estime donc que le simple fait que la requérante ait dû introduire une procédure pour obtenir la levée du délai de viduité suffit à caractériser l'atteinte à sa vie privée. Surtout, et l'opinion concordante du juge Krenc le démontre, le fait que la requérante soit contrainte de produire un certificat médical attestant qu'elle n'est pas enceinte suffit à démontrer l'existence d'un préjudice important lié à l'intimité de sa vie privée.


Non-discrimination et droit au mariage


L'intérêt de la décision réside sans doute largement dans l'articulation entre l'article 14 qui consacre le principe de non-discrimination et l'article 12 qui garantit le droit au mariage. Ce rapprochement permet en effet à la Cour de fonder l'arrêt sur le principe de non-discrimmination envers les femmes.

La jurisprudence sur la différence de traitement repose sur des principes simples. La marge d'appréciation des États est étroite lorsque la différence de traitement repose sur une caractéristique personnelle intrinsèque, comme la race ou le sexe, principe affirmé dans les arrêts D. H. et autres c. République tchèque du 13 novembre 2007 et J. D. et A. c. Royaume-Uni du 24 octobre 2019. Cette marge d'appréciation s'élargit en revanche, lorsque la situation considérée est le résultat d'un choix individuel ou d'une situation juridique qui place la personne dans une situation moins favorable, par exemple au regard du droit des étrangers dans l'arrêt Bah c. Royaume-Uni du 27 septembre 2011.

En l'espèce, la législation turque touche au plus intime de la vie privée de Mme Nurcan Bayraktar. La marge d'appréciation de l'État est donc étroite. L'ingérence dans sa vie privée n'est pas contestable, et la CEDH doit donc se demander si elle peut être justifiée, c'est-à-dire si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si elle "nécessaire dans une société démocratique".

Nul ne conteste que le délai de viduité figure dans le code civil turc et qu'il a donc valeur législative. La Cour, peu convaincue, consent à admettre comme "hypothèse" qu'en imposant le délai de viduité, le gouvernement poursuit des buts légitimes, la protection des droits d'autrui et la défense de l'ordre. Cette apparente souplesse n'a toutefois pas d'autre objet que de permettre à la CEDH de s'interroger sur la nécessité de cette ingérence au regard du but poursuivi.

 

La "confusion des sangs"

 

Elle constate alors que le délai de viduité ne répond, en aucun cas, à un "besoin social impérieux". Les autorités turques estiment que le délai de viduité a pour finalités de préserver les intérêts de l'enfant à naître en assurant sa filiation et d'éviter la "confusion des sangs". La Cour observe évidemment qu'une telle formule n'a pas beaucoup de sens. Elle repose en effet sur une confusion entre la paternité biologique et la présomption légale de paternité. Certes, en Turquie comme dans d'autres systèmes juridiques, un enfant né dans le mariage est présumé avoir pour père le mari. Néanmoins, le père biologique d'un enfant, que celui-ci soit dans le cadre d'un mariage ou hors mariage, peut à tout moment reconnaître l'enfant ou revendiquer sa paternité au moyen d'un test ADN. De même, si une femme qui vient de divorcer est enceinte et donne naissance à un enfant pendant le délai de viduité, la situation ne crée qu'une présomption de paternité de l'ex-mari, présomption qui peut être renversée par une action du père biologique ou de la mère. La CEDH parvient à la conclusion que la volonté d'éviter la "confusion des sangs", autrement dit d'assurer la détermination biologique de la paternité, "semble irréaliste dans la société moderne".

La Cour aurait fort bien pu interrompre là son raisonnement, mais elle va plus loin en affirmant que la requérante a subi une discrimination fondée sur le sexe. En effet, son droit au mariage, ou plutôt au remariage, subit une restriction importante du fait du délai de viduité. Or ce délai n'est évidemment imposé qu'aux femmes. La CEDH doit de nouveau se demander si cette discrimination fondée sur le sexe peut être justifiée de manière objective et raisonnable. Même si la Cour est prête à reconnaître que l'institution du mariage et la filiation biologique de l'enfant sont des éléments essentiels dans la société turque, il n'en demeure pas moins que cette filiation peut aujourd'hui être établie par l'ADN. 

De fait, le maintien du délai de viduité dans l'ordre juridique peut être considéré comme un stéréotype sexiste reposant sur l'idée que les femmes auraient un devoir envers la société en raison de leur rôle potentiel de mère et sur leur capacité à donner naissance à des enfants. La Cour en déduit donc que le délai de viduité "constitue un obstacle sérieux à la réalisation d'une véritable égalité matérielle envers les sexes qui est l'un des objectifs majeurs des États membres du Conseil de l'Europe."

La CEDH se situe donc résolument sur le principe d'égalité des sexes et sanctionne une discrimination dans ce domaine. On ne peut que s'en féliciter, d'autant que la survivance d'un délai de viduité dans le code pénal turc apparaît comme un anachronisme juridique. Bien entendu, de mauvais esprits pourraient dire qu'il est plus facile de condamner la Turquie pour son délai de viduité que la Pologne pour son interdiction de l'IVG thérapeutique. Mais les droits des femmes ont toujours avancé à petits pas.

jeudi 29 juin 2023

Neutralité dans le football : le rapporteur public renvoyé dans ses buts


Dans une décision très remarquée du 29 juin 2023, le Conseil d'État écarte le recours déposé par Alliance Citoyenne et la Ligue des droits de l'homme, dirigé contre le refus du président de la Fédération françaises de football (FFF) d'abroger les statuts interdisant le port de tout signe religieux durant les compétitions organisées par la Fédération. 

 

Des espoirs déçus

 

Il est vrai que ceux qui ajoutent des adjectifs au principe de laïcité, qu'elle soit "inclusive" ou "ouverte" et qui pensaient qu'elle doit s'accompagner d’"accommodements raisonnables", avaient déjà commencé à fêter la victoire. Leur satisfaction s'étalait dans tous les réseaux sociaux après les conclusions du rapporteur public, Christian Malverti. Celui-ci avait en effet établi une distinction subtile, expliquant que l'obligation de neutralité peut être imposée aux employés de la FFF et aux joueuses des équipes nationales, mais pas aux simples licenciées de la Fédération. Pour le rapporteur public, les premières sont des agents du service public alors que les secondes sont des usagers que l'on ne saurait contraindre au respect du principe de neutralité. Mais le Conseil d'État a fait voler en éclats cette construction juridique destinée à légitimer le port de signes religieux. 

Ceux qui connaissent mieux le droit de la laïcité se montraient beaucoup plus prudents, peu convaincus par une analyse juridique qui ignore souverainement le principe d'égalité devant la loi.  Or précisément, le Conseil énumère très soigneusement les fondements juridiques de sa décision. Il cite, bien entendu, l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ainsi que l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui consacrent la liberté de conscience et de religion. Il invoque aussi l'article 1er de la loi de Séparation du 9 décembre 1905 qui énonce que "la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées pour des motifs d'ordre public". Enfin, elle mentionne le texte le plus récent, la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République qui affirme que "lorsque la loi ou le règlement confie directement l'exécution d'un service public à un organisme de droit public ou de droit privé, celui-ci est tenu d'assurer l'égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public."

 

Les équipes nationales

 

Il n'est contesté par personne qu'une fédération sportive est une personne privée chargée de gérer un service public. A ce titre, ses agents sont soumis au principe de neutralité. Il en est de même, affirme le Conseil d'État, des joueuses sélectionnées dans les équipes nationales. Elles sont considérées comme étant mises à disposition de la Fédération durant la durée des compétitions, et donc soumises au principe de neutralité.

 

La belle verte. Coline Serreau, 1996
 

Les licenciées

 

En ce qui concerne les licenciées, le Conseil d'État se réfère au pouvoir réglementaire détenu par la FFF. L'article L 131-16 du code du sport énonce ainsi que les fédérations sportives édictent "les règlements relatifs à l'organisation de toute manifestation ouverte à leurs licenciés". Pour le Conseil d'État, depuis un arrêt ancien du 22 novembre 1974, Fédération des industries françaises d'articles de sport, l'organisation des compétitions, nationales ou pas, relève de la mission de service public confiée aux fédérations sportives.

Dans le cas présent, le règlement édicté par la FFF trouve son fondement à la fois dans l'article 1er de la loi de 1905 qui mentionne l'ordre public et dans la loi du 24 août 2021 qui se réfère davantage au service public. 

L'ordre public est mentionné à plusieurs reprises, notamment lorsque le Conseil d'État affirme que la FFF est fondée à interdire "tout acte de prosélytisme ou manoeuvre de propagande", ajoutant qu'ils sont de nature à "faire obstacle au bon déroulement des matchs". Il précise que le respect du principe de neutralité est de nature à prévenir d'éventuels affrontements "sans lien avec le sport".  La notion de service public est également très présente, car la FFF a pour mission d'assurer la sécurité des joueuses et le respect des règles du jeu, la réglementation des équipements et tenues constituant l'exercice normal de ses compétences. De tous ces éléments, le Conseil d'État déduit que la FFF était parfaitement compétente pour imposer le respect de la neutralité aux licenciées, et il juge que la mesure n'était pas disproportionnée au regard des buts poursuivis.

 

Un choeur à l'unisson

 

Si les conclusions du rapporteur public étaient un peu surprenantes, la décision du Conseil d'État ne l'est pas vraiment. Sur ce point, on constate même une convergence jurisprudentielle tout-à-fait remarquable qui fait du dialogue d'un juge un choeur à l'unisson.

L'arrêt du Conseil d'État n'est pas sans rappeler la célèbre affaire Baby-Loup qui a suscité la décision rendue par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation le 25 juin 2014. Une crèche associative, personne privée, est chargée d'une mission de service public sous le contrôle de la collectivité territoriale qui la finance. Elle se dote d'un règlement intérieur qui interdit le port de signes religieux aux employés. Une femme qui a refusé de retirer son voile est donc licenciée pour non-respect de ce règlement. Après bien des péripéties contentieuses, l'Assemblée plénière estime que l'atteinte à la liberté religieuse imposée par ce règlement n'est pas excessive par rapport aux finalités poursuivies par l'établissement. En effet, la crèche était installée dans une ville marquée par l'existence de multiples communautés à la fois nationales et religieuses. La Cour de cassation admettait ainsi que le respect du principe de neutralité soit imposée par le règlement intérieur, dès lors que la mesure est justifiée au regard des missions exercées.

La Cour de justice de l'Union européenne adopte une analyse presque identique dans deux décisions rendues sur question préjudicielle le 14 mars 2017. Saisie du licenciement de deux salariées ayant refusé de retirer leur voile durant leur activité professionnelle, elle rend deux arrêts différents. Dans la décision Asma Bougnaoui et Association de défense des droits de l'homme c. Micropole S.A., elle considère qu’un licenciement motivé par la seule demande d’un client, en l’absence de règlement intérieur, viole la liberté religieuse. En revanche, dans l’affaire Samira Achbita et autres c. G4S Secure Solutions N.V., elle valide le licenciement dès lors qu’existe dans l’entreprise un règlement intérieur interdisant le port de signes religieux pour des motifs clairement identifiés. 

L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 29 juin 2023 s'analyse comme une nouvelle décision visant à permettre le respect du principe de neutralité, sous la seule réserve de l'existence d'un règlement intérieur qui le justifie. 

Il est évident que cette décision va irriter fortement un certain nombre de commentateurs, car le débat dépasse largement la simple question du port du voile par les joueuses de football. 

 

Principe d'égalité v. non-discrimination

 

La lecture de l'arrêt montre que toutes les associations requérantes s'appuient sur le principe de non-discrimination. Alors que devant les caméras, elles invoquent plus volontiers le droit de s'habiller comme on le souhaite, droit qui d'ailleurs n'existe pas, leur requête invoque l'atteinte à la liberté religieuse. Le port du voile est donc bien considéré comme l'affirmation d'une conviction religieuse, et son interdiction comme une discrimination. L'égalité devant le service public et devant la loi n'est pas évoquée, car il s'agit en effet de revendiquer une inégalité devant la loi, une communauté religieuse faisant valoir clairement sa différence.

Le Conseil d'État prend le contrepied de cette analyse et s'appuie directement sur l'égalité devant le service public et la loi. Il s'agit là d'une jurisprudence classique. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 18 septembre 1986 interdisait déjà que le service public soit assuré de manière différenciée selon les convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. Le Conseil d'État avait de même, dans un arrêt du 10 février 2016, confirmé la légalité de la décision d'un directeur d'établissement pénitentiaire refusant de servir régulièrement des menus halal aux détenus. Observant que de tels menus étaient servis lors des fêtes religieuses, le juge estime que le principe d'égalité s'oppose à ce qu'une partie des détenus bénéficie d'un avantage particulier.

Le principe d'égalité devant la loi a donc la vie dure, et on peut s'en réjouir. Il garantit en effet le respect de la liberté de conscience qui repose sur un strict respect des convictions, y compris celle de ne pas en avoir. 



Le principe de neutralité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10 section 1 § 2