« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 9 juillet 2023

Papy fait de la résistance, devant la CEDH


Un arrêt Calvi c. Italie rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 6 juillet 2023 considère comme disproportionnées des mesures prises par un juge des tutelles italien, conduisant à isoler totalement une personne âgée. Enfermé dans une maison de retraite médicalisée pour personnes dépendantes, M. C. G., né en 1920, s'est trouvé coupé du monde extérieur pendant trois ans, alors même qu'il faisait l'objet d'une mesure de protection, sans avoir été juridiquement déclaré incapable.

En 2017, la soeur de M. C. G. demande sa mise sous tutelle, invoquant sa prodigalité. Le juge des tutelles constate qu'en effet il vit dans la simplicité et distribue son argent à ceux dont il pense qu'ils en ont besoin. Il semble être dans l'incapacité de gérer les limites de sa générosité, ce qui le place en situation de vulnérabilité. Un avocat est donc désigné comme tuteur, chargé notamment de gérer le patrimoine de M. C. G.

Mais rien n'est simple, car les expertises psychologiques sont très divergentes et les décisions du tuteur très radicales. M. Calvi, le cousin de M. C. G. se voit ainsi privé du droit de visite. Après avoir vainement contesté les décisions du tuteur confirmées par le juge des tutelles, M. Calvi saisit la CEDH. Celle-ci accueille sa requête est sanctionne une procédure qui porte une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée de M. C. G.

 

L'intérêt à agir de M. Calvi



Pour parvenir à ce résultat, la CEDH doit, au préalable, admettre la recevabilité du recours déposé par M. Calvi. Or son intérêt pour agir n'est pas évident, car M. Calvi ne dispose d'aucun mandat de M. C. G. pour agir en son nom. En effet, la seule personne juridiquement en mesure de le représenter en justice est précisément son tuteur, celui-là même dont la gestion est contestée.

Dans la célèbre affaire Lambert c. France du 5 juin 2015, la CEDH avait admis qu'un tiers peut, dans des circonstances exceptionnelles, agir au nom et pour le compte d'une personne vulnérable. Encore faut-il qu'il existe un risque que cette dernière soit privée d'une protection effective et que l'auteur de la requête et la victime ne se trouvent pas dans une situation de conflits d'intérêts.

L'absence de pouvoir écrit donné par la victime au requérant ne constitue pas un obstacle infranchissable. La CEDH examine alors deux séries d'éléments. Elle évalue d'abord les facteurs de vulnérabilité, et l'âge en est évidemment un, qui empêchent la victime de soumettre elle-même sa cause à la Cour. Elle s'attache ensuite aux liens entre la victime et l'auteur de la requête. C'est exactement ce qu'elle a fait dans l'affaire Lambert. Elle a alors constaté la recevabilité d'une requête déposée par la compagne de Vincent Lambert et un cousin dont il était proche, alors que l'intéressé était dans un coma profond et irréversible. Face une famille proche animée par des préoccupations religieuses et refusant absolument que les soins dispensés à Vincent Lambert soient interrompus pour que son droit de mourir dans la dignité soit mis en oeuvre, les seuls requérants possibles pour faire valoir ce droit étaient donc sa compagne et son cousin.

Dans le cas de M. C. G., il est évident que l'intéressé, sous tutelle, n'est pas en mesure de saisir la CEDH. Le risque qu'il soit privé d'une protection effective est donc particulièrement élevé. Elle note ensuite que M. Calvi est le cousin de cette personne vulnérable et qu'il n'existe aucun conflit d'intérêts, le recours étant purement altruiste. Surtout, la CEDH ajoute que l'affaire a une importance particulière qui dépasse la simple situation du requérant. Elle soulève en effet "des questions graves relativement aux conditions de vie des personnes âgées dans les maisons de retraite, qui revêtent un caractère d’intérêt général étant donné la vulnérabilité des personnes résidant dans de telles institutions". L'affaire donne ainsi à la Cour l'occasion de préciser sa position sur les protections dont doivent bénéficier ces personnes particulièrement vulnérables.



Astérix et les Jeux olympiques. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

 

L'ingérence disproportionnée dans la vie privée


Dans un arrêt Ivinovic c. Croatie du 18 septembre 2014, la CEDH avait déjà admis que le placement sous tutelle constituait, en soi, une ingérence dans la vie privée, alors même qu'en l'espèce l'intéressé n'avait été que partiellement privé de sa capacité juridique. Dans le cas de M. C. G., il n'est pas contesté que l'ingérence est prévue par la loi, le code civil italien. Il n'est pas davantage contesté que ces dispositions poursuivent un but légitime, puisqu'il s'agit de lutter contre l'affaiblissement physique et mental d'une personne vulnérable.

Certes, mais la question essentielle reste de savoir si la mesure d'internement dont a été victime M. C. G. est "nécessaire dans une société démocratique". La Cour reconnaît que la nécessité de priver une personne de sa capacité juridique doit être réservée à des circonstances exceptionnelles, et que ces dernières doivent être largement laissées à l'appréciation des autorités nationales et des juges internes. Cette marge d'appréciation est toutefois à géométrie variable, car la CEDH a tendance à la réduire lorsque la jouissance des droits essentiels est au coeur de l'affaire. Elle le rappelle notamment dans la décision M. V. c. Finlande du 23 mars 2017.

En l'espèce, la CEDH observe que le droit italien énonce que la personne placée sous tutelle conserve une capacité générale de prendre tous les actes qui ne sont pas expressément attribués au tuteur. Or, le tuteur disposait de tous les droits portant sur la situation de M. C. G., au point qu'il a pu non seulement le placer dans une maison de retraite médicalisée mais encore obtenir qu'il soit placé à l'isolement, ne pouvant recevoir des visites ni même répondre au téléphone sans autorisation. En outre, alors même que des experts avaient préconisé, en 2021, un retour à domicile sous certaines conditions, cette mesure n'a jamais fait l'objet du moindre commencement d'application.

La CEDH pose alors un principe qui devrait guider la pratique des États. Elle affirme en effet que "toute mesure de protection adoptée à l'égard d'une personne capable d'exprimer sa volonté doit autant que possible refléter ses souhaits". Sur ce point, les juges italiens ont failli. S'ils ont évalué sa situation de manière à peu près satisfaisante au moment de son entrée en maison de retraite, ils ont ensuite écarté toute demande ultérieure, visant notamment à maintenir ses relations sociales et à favoriser son retour à domicile. Or, les expertises ont montré que M. C. G. n'a jamais été déclaré incapable et que les experts ont estimé qu'il avait une bonne capacité de socialisation.

Se fondant sur tous ces éléments, la Cour estime qu'un juste équilibre n'a pas été trouvé entre la nécessité de protéger M. C. G. et celle de garantir ses droits. D'une manière plus générale, elle sanctionne un système italien qui ne prévoit pas d'associer l'intéressé aux différents stades de la procédure. A partir du cas de M. C. G., la Cour pose ainsi un certain nombre de principes qui doivent guider le système de protection des personnes âgées. D'une part, il doit garantir le droit de l'intéressé à être entendu pour toutes les décisions qui le concernent. D'autre part, son droit à la dignité et à l'autodétermination doit être garanti, tant il est vrai qu'une personne âgée n'est pas un objet de droit, mais un sujet de droit. Comme tout le monde. 

Il ne reste plus qu'à espérer que le législateur et les juges français sauront lire cette décision. Des affaires récentes ont montré en effet que les droits des personnes étaient allègrement bafoués dans certains établissements accueillant des personnes âgées. De mauvais traitements, souvent inhumains et dégradants, ont été constatés, mais la réponse pénale semble pour le moins modeste.


La vie privée : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8

mercredi 5 juillet 2023

Le droit à l'oubli consacré par la Grande Chambre de la CEDH


Pour la première fois, le droit à l'oubli est consacré par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans un arrêt Hurbain c. Belgique du 4 juillet 2023.

L'affaire soumise à la Grande Chambre de la CEDH porte sur le domaine le plus traditionnel du droit à l'oubli : le passé judiciaire d'une personne. Le requérant, M. Hurbain, est l'éditeur du journal Le Soir, l'un des principaux quotidiens d'information francophone en Belgique. En 1994, ce journal avait consacré un article à un accident de la route causé par M. G., en mentionnant son nom. Conduisant sous l'emprise de l'alcool, celui-ci avait tué deux personnes et blessé trois autres. Condamné par les tribunaux belges, il avait purgé sa peine et obtenu sa réhabilitation en 2006, n'ayant pas commis de nouvelle infraction.

Mais en 2008, Le Soir a rendu ses archives accessibles gratuitement sur internet, y compris l'article concernant M. G. Celui-ci demande donc, non pas son effacement, mais son anonymisation. Il se plaint en effet que lorsque l'on tape son nom sur le site de Le Soir, l'article apparaît en première page, le moteur de recherche Google amplifiant le phénomène. Son activité professionnelle de médecin est fortement entravée par ces données qui, vingt ans après les faits, viennent rappeler une condamnation, alors même qu'il a bénéficié d'une réhabilitation. Devant les refus successifs qui lui sont opposés par l'éditeur du journal, il se tourne vers les tribunaux belges. Ces derniers estiment que "l'archivage en ligne de l'article litigieux constitue une nouvelle divulgation du passé judiciaire du défendeur, pouvant porter atteinte à son droit à l'oubli". Accusé d'avoir laissé subsister une sorte de "casier judiciaire virtuel", Le Soir se voit donc contraint d'anonymiser l'article de 1994. Son éditeur saisit donc la CEDH, car il considère que cette mesure porte atteinte à la liberté d'expression.


Les archives de presse


La décision de Grande Chambre du 4 juillet 2023 n'est guère différente de l'arrêt de chambre intervenu le 22 juin 2021, qui avait déjà imposé le respect du droit à l'oubli. Elle constitue toutefois une décision de principe qui affirme que ce dernier est protégé par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, et relève de la vie privée.

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour se penche de manière très attentive sur le cas particulier des archives de presse. Il existe en effet trois archives de presse. La première est celle du journal papier, évidemment consultable aux archives du journal et dans les bibliothèques. Celle-là ne suscite guère de préjudice au regard du droit à l'oubli car le nombre de consultations est marginal et la recherche par mots-clés inexistante. La seconde est l'"archive-mère" conservée par le journal sur internet dans un souci de conservation, mais inaccessible aux tiers. Enfin, la troisième archive est celle que chacun peut consulter et sur laquelle il est possible de faire une recherche par mots-clés. Dans le cas présent, seule cette troisième archive est concernée par l'anonymisation des données nominatives. La mention du "droit à l'oubli" ne signifie donc pas une disparition des données, mais seulement leur déréférencement sur les sites accessibles au public. 

 


Le bal perdu. Bourvil. 1961


Le nom, élément de la vie privée


Contrairement à d'autres affaires précédemment soumises à la CEDH, la question n'est  pas celle de la diffusion de données relatives à l'intimité de la vie privée, comme dans l'arrêt du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France. A l'époque, il s'agissait de la diffusion de "révélations" sur le "fils caché" du prince de Monaco... Dans le cas de M. G., il s'agit d'informations dont nul ne conteste l'exactitude et qui relevaient de l'actualité judiciaire, vingt ans plus tôt.

Mais cela ne signifie pas que la seule diffusion du patronyme de M. G. ne se rattache pas à sa vie privée. Dans l'arrêt M. L. et W. W. c. Allemagne du 28 juin 2018, la CEDH définit ainsi la vie privée comme une sorte de bulle protectrice enveloppant l'individu, à l'intérieur de laquelle figurent non seulement les éléments liés à l'intimité, mais aussi ceux liés à l'identité, à commencer par le nom. Elle précise, dans une décision Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande du 27 juin 2017, que des données parfaitement neutres peuvent parfois donner lieu à une diffusion attentatoire à la vie privée.

La CEDH se situe dans la ligne de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) qu'elle cite expressément. Dans une décision du 13 mai 2014 Google Spain SL, Google Inc. c. Agencia Espanola de Proteccion de Datos (AEPD), la CJUE exige de Google Espagne le déréférencement d'articles de presse remontant à 1998 et mentionnant la vente sur saisie des biens appartenant au requérant, alors lourdement endetté. Aux yeux de la CJUE, ces données ne sont plus pertinentes quinze ans plus tard et portent désormais atteinte à sa vie privée et à sa réputation.

 

L'équilibre entre la vie privée et la liberté d'expression

 

Après avoir consacré le principe même du droit à l'oubli, la CEDH examine si, dans la présente affaire, les droits des parties ont été évalués selon un juste équilibre. Et précisément, l'intervention de la Grande Chambre est justifiée par l'arrêt Biancardi c. Italie intervenu le 25 novembre 2021, quelques mois à peine après la décision de chambre dans l'affaire Hurbain. La Cour estime alors que la durée du maintien en ligne de l'article en cause ainsi que le caractère sensible des données sont des critères qui doivent être pris en considération dans la pondération des droits en jeu, c'est-à-dire l'appréciation de l'équilibre entre la liberté d'expression et le respect de la vie privée.

La Cour estime que l'anonymisation des données ne menace pas l'intégrité des archives de presses, celles-ci étant conservées dans les "archives-mères". Elle fait observer que l'accident causé par M. G. ne présente aucun intérêt historique et d'ailleurs n'a pas eu d'autre audience que l'article litigieux. En revanche, les données pénales sont toujours considérées comme des données sensibles, principe rappelé dans l'arrêt Biancardi. La Cour ajoute que les faits relatés dans l'article "ne sauraient rentrer dans la catégorie des infractions dont l'importance, en raison de leur gravité, n'est pas affectée par le passage du temps". De fait, l'article, consulté aujourd'hui, ne contribue plus à un débat d'intérêt général, si ce n'est peut-être à une discussion sur les statistiques de la sécurité routière qui peut se développer avec des données anonymisées. Quant à l'atteinte à la liberté d'expression, elle est tout-à-fait bénigne puisque seul le nom de la personne est occulté, ce qui laisse parfaitement intact le reste de la publication.

On pourrait évidemment s'interroger sur la manière dont l'éditeur du journal tente de renvoyer la responsabilité de l'atteinte à la vie privée sur Google. Il fait observer qu'il a demandé au moteur de recherche de déréférencer l'article consacré à M. G., mais qu'il n'a obtenu aucune réponse. M. G., de son côté, fait valoir que, pour obtenir un déréférencement sur Google, il devrait s'adresser à Google.be, ce qui n'apporterait aucune solution à son problème. Les usagers belges du moteur de recherche sont en effet très habitués à utiliser les sites français ou américains de Google. Cette analyse s'appuie sur la décision du 24 septembre 2019 rendue par la CJUE sur question préjudicielle. La Cour de justice reconnaît alors que le respect du droit à l'oubli, exigence purement européenne, ne saurait être imposé à la version américaine du moteur de recherches. 

Dans le cas de l'affaire M. G., Google est utilisé par le journal Le Soir comme une sorte de bouclier lui permettant de se soustraire à son obligation de respect du droit à l'oubli en la renvoyant à quelqu'un d'autre. Mais les juges belges n'ont pas voulu entrer dans ce débat, et ils ont fait remarquer, avec une belle simplicité, que la question du déréférencement sur Google ne se poserait pas si Le Soir avait accepté d'anonymiser les données.


Le droit à l'oubli : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8 section 5 § 1 B

 R. Letteron, Le droit à l'oubli, Revue du droit public, 1996, p. 385 et s.



 

 

dimanche 2 juillet 2023

Le délai de viduité a la vie dure, en Turquie


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans son arrêt Nurcan Bayraktar c. Turquie du 27 juin 2023, sanctionne comme discriminatoire et attentatoire à la vie privée des femmes les dispositions du droit turc qui maintenaient dans l'ordre juridique le délai de viduité. Aujourd'hui considéré comme la survivance d'une période révolue, le délai de viduité peut être défini comme un délai imposé aux femmes veuves ou divorcées avant de pouvoir contracter un nouveau mariage. Elles peuvent parfois y déroger, comme en Turquie, à la condition de se soumettre à un examen médical démontrant l'absence de grossesse.

Le délai de viduité a existé en France. L'ancien article 228 du code civil fixait ainsi à trois cents jours la durée minimum avant un remariage. De telles dispositions avaient pour finalité d'éviter les conflits de filiation paternelle relatifs aux enfants conçus avant la mort ou le divorce. Elles ont évidemment disparu avec le développement des instruments scientifiques permettant la contestation de paternité, et le délai de viduité a ainsi disparu du droit français au 1er janvier 2005.

Mais il est demeuré en Turquie, et c'est précisément l'objet du présent recours. La requérante, divorcée en janvier 2014, a demandé, en juillet 2014, au tribunal des affaires familiales d'Istanbul de lever à son égard le délai de trois cents jours prévu par le code civil turc, sans qu'elle soit tenue de se soumettre à un examen médical pour démontrer qu'elle n'est pas enceinte. Tout l'argumentaire de la requérante reposait sur l'atteinte aux droits de femmes que cette exigence suscitait. Finalement, 2020, la Cour constitutionnelle turque repoussait sa requête, estimant que ses griefs relatifs au respect de la vie privée et au principe d'égalité étaient manifestement mal fondés. Pour les juges turcs, le délai de viduité n'emportait aucune ingérence dans les droits et libertés des femmes. 

La CEDH affirme résolument le contraire. Elle considère que le délai de viduité emporte une ingérence dans la vie privée garantie par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Elle se fonde également sur une double violation de l'article 14 qui impose la non-discrimination et de l'article 12 qui affirme le droit au mariage. 

 

La qualité de victime

 

Les autorités turques considèrent la requête irrecevable, au motif que Nurcan Bayraktar n'aurait pas la qualité de victime devant la CEDH. Il est exact que le projet de mariage dont elle avait fait état en 2014 ne s'est pas concrétisé, mais, pour la Cour, le sujet n'est pas là. Sa jurisprudence considère qu'un requérant peut être considéré comme victime si la législation qu'il conteste l'oblige à changer de comportement sous peine de poursuites ou s'il fait partie d'une catégorie de personne risquant de subir directement ses effets. On se souvient que, tout récemment, dans un arrêt son arrêt du 8 juin 2023 A. M. c. Pologne, la Cour a déclaré irrecevable un recours déposé par huit femmes polonaises contre une loi interdisant l'IVG, même en cas de malformation du foetus. A ses yeux, elles n'étaient pas "victimes", dès lors qu'elles ne risquaient pas des poursuites pénales, mais risquaient seulement d'être contraintes de mener à terme leur grossesse, y compris en cas d'anomalie du foetus.

Dans l'affaire Nurcan Bayraktar, la Cour se montre plus libérale. Elle écarte l'argument des autorités turques selon lequel la requérante ne serait pas une "victime" puisque finalement elle n'avait pas contracté une nouvelle union. La Cour s'appuie au contraire sur la jurisprudence Frasik c. Pologne du 5 janvier 2010. Elle rattache le mariage au droit à la vie privée, en fait une décision personnelle susceptible de changer, sans que l'État soit fondé à juger ces évolutions. Surtout, elle note que le délai de viduité imposait à la requérante une procédure spécifique, en particulier la sollicitation d'un certificat médical, qui suffit à faire d'elle une "victime".

 


 Voutch, novembre 2020


L'ingérence dans la vie privée

 

La CEDH donne une définition large de la notion de vie privée. Elle n'englobe pas seulement les éléments les plus intimes de la vie des individus, mais aussi ce qui concerne son droit à l'épanouissement personnel, son autonomie, son identité sociale, et donc le droit de nouer des relations avec ses semblables. Cette définition large est notamment rappelée dans l'arrêt Barbulescu c. Roumanie du 5 septembre 2017. En l'espèce, elle estime donc que le simple fait que la requérante ait dû introduire une procédure pour obtenir la levée du délai de viduité suffit à caractériser l'atteinte à sa vie privée. Surtout, et l'opinion concordante du juge Krenc le démontre, le fait que la requérante soit contrainte de produire un certificat médical attestant qu'elle n'est pas enceinte suffit à démontrer l'existence d'un préjudice important lié à l'intimité de sa vie privée.


Non-discrimination et droit au mariage


L'intérêt de la décision réside sans doute largement dans l'articulation entre l'article 14 qui consacre le principe de non-discrimination et l'article 12 qui garantit le droit au mariage. Ce rapprochement permet en effet à la Cour de fonder l'arrêt sur le principe de non-discrimmination envers les femmes.

La jurisprudence sur la différence de traitement repose sur des principes simples. La marge d'appréciation des États est étroite lorsque la différence de traitement repose sur une caractéristique personnelle intrinsèque, comme la race ou le sexe, principe affirmé dans les arrêts D. H. et autres c. République tchèque du 13 novembre 2007 et J. D. et A. c. Royaume-Uni du 24 octobre 2019. Cette marge d'appréciation s'élargit en revanche, lorsque la situation considérée est le résultat d'un choix individuel ou d'une situation juridique qui place la personne dans une situation moins favorable, par exemple au regard du droit des étrangers dans l'arrêt Bah c. Royaume-Uni du 27 septembre 2011.

En l'espèce, la législation turque touche au plus intime de la vie privée de Mme Nurcan Bayraktar. La marge d'appréciation de l'État est donc étroite. L'ingérence dans sa vie privée n'est pas contestable, et la CEDH doit donc se demander si elle peut être justifiée, c'est-à-dire si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si elle "nécessaire dans une société démocratique".

Nul ne conteste que le délai de viduité figure dans le code civil turc et qu'il a donc valeur législative. La Cour, peu convaincue, consent à admettre comme "hypothèse" qu'en imposant le délai de viduité, le gouvernement poursuit des buts légitimes, la protection des droits d'autrui et la défense de l'ordre. Cette apparente souplesse n'a toutefois pas d'autre objet que de permettre à la CEDH de s'interroger sur la nécessité de cette ingérence au regard du but poursuivi.

 

La "confusion des sangs"

 

Elle constate alors que le délai de viduité ne répond, en aucun cas, à un "besoin social impérieux". Les autorités turques estiment que le délai de viduité a pour finalités de préserver les intérêts de l'enfant à naître en assurant sa filiation et d'éviter la "confusion des sangs". La Cour observe évidemment qu'une telle formule n'a pas beaucoup de sens. Elle repose en effet sur une confusion entre la paternité biologique et la présomption légale de paternité. Certes, en Turquie comme dans d'autres systèmes juridiques, un enfant né dans le mariage est présumé avoir pour père le mari. Néanmoins, le père biologique d'un enfant, que celui-ci soit dans le cadre d'un mariage ou hors mariage, peut à tout moment reconnaître l'enfant ou revendiquer sa paternité au moyen d'un test ADN. De même, si une femme qui vient de divorcer est enceinte et donne naissance à un enfant pendant le délai de viduité, la situation ne crée qu'une présomption de paternité de l'ex-mari, présomption qui peut être renversée par une action du père biologique ou de la mère. La CEDH parvient à la conclusion que la volonté d'éviter la "confusion des sangs", autrement dit d'assurer la détermination biologique de la paternité, "semble irréaliste dans la société moderne".

La Cour aurait fort bien pu interrompre là son raisonnement, mais elle va plus loin en affirmant que la requérante a subi une discrimination fondée sur le sexe. En effet, son droit au mariage, ou plutôt au remariage, subit une restriction importante du fait du délai de viduité. Or ce délai n'est évidemment imposé qu'aux femmes. La CEDH doit de nouveau se demander si cette discrimination fondée sur le sexe peut être justifiée de manière objective et raisonnable. Même si la Cour est prête à reconnaître que l'institution du mariage et la filiation biologique de l'enfant sont des éléments essentiels dans la société turque, il n'en demeure pas moins que cette filiation peut aujourd'hui être établie par l'ADN. 

De fait, le maintien du délai de viduité dans l'ordre juridique peut être considéré comme un stéréotype sexiste reposant sur l'idée que les femmes auraient un devoir envers la société en raison de leur rôle potentiel de mère et sur leur capacité à donner naissance à des enfants. La Cour en déduit donc que le délai de viduité "constitue un obstacle sérieux à la réalisation d'une véritable égalité matérielle envers les sexes qui est l'un des objectifs majeurs des États membres du Conseil de l'Europe."

La CEDH se situe donc résolument sur le principe d'égalité des sexes et sanctionne une discrimination dans ce domaine. On ne peut que s'en féliciter, d'autant que la survivance d'un délai de viduité dans le code pénal turc apparaît comme un anachronisme juridique. Bien entendu, de mauvais esprits pourraient dire qu'il est plus facile de condamner la Turquie pour son délai de viduité que la Pologne pour son interdiction de l'IVG thérapeutique. Mais les droits des femmes ont toujours avancé à petits pas.

jeudi 29 juin 2023

Neutralité dans le football : le rapporteur public renvoyé dans ses buts


Dans une décision très remarquée du 29 juin 2023, le Conseil d'État écarte le recours déposé par Alliance Citoyenne et la Ligue des droits de l'homme, dirigé contre le refus du président de la Fédération françaises de football (FFF) d'abroger les statuts interdisant le port de tout signe religieux durant les compétitions organisées par la Fédération. 

 

Des espoirs déçus

 

Il est vrai que ceux qui ajoutent des adjectifs au principe de laïcité, qu'elle soit "inclusive" ou "ouverte" et qui pensaient qu'elle doit s'accompagner d’"accommodements raisonnables", avaient déjà commencé à fêter la victoire. Leur satisfaction s'étalait dans tous les réseaux sociaux après les conclusions du rapporteur public, Christian Malverti. Celui-ci avait en effet établi une distinction subtile, expliquant que l'obligation de neutralité peut être imposée aux employés de la FFF et aux joueuses des équipes nationales, mais pas aux simples licenciées de la Fédération. Pour le rapporteur public, les premières sont des agents du service public alors que les secondes sont des usagers que l'on ne saurait contraindre au respect du principe de neutralité. Mais le Conseil d'État a fait voler en éclats cette construction juridique destinée à légitimer le port de signes religieux. 

Ceux qui connaissent mieux le droit de la laïcité se montraient beaucoup plus prudents, peu convaincus par une analyse juridique qui ignore souverainement le principe d'égalité devant la loi.  Or précisément, le Conseil énumère très soigneusement les fondements juridiques de sa décision. Il cite, bien entendu, l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ainsi que l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui consacrent la liberté de conscience et de religion. Il invoque aussi l'article 1er de la loi de Séparation du 9 décembre 1905 qui énonce que "la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées pour des motifs d'ordre public". Enfin, elle mentionne le texte le plus récent, la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République qui affirme que "lorsque la loi ou le règlement confie directement l'exécution d'un service public à un organisme de droit public ou de droit privé, celui-ci est tenu d'assurer l'égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public."

 

Les équipes nationales

 

Il n'est contesté par personne qu'une fédération sportive est une personne privée chargée de gérer un service public. A ce titre, ses agents sont soumis au principe de neutralité. Il en est de même, affirme le Conseil d'État, des joueuses sélectionnées dans les équipes nationales. Elles sont considérées comme étant mises à disposition de la Fédération durant la durée des compétitions, et donc soumises au principe de neutralité.

 

La belle verte. Coline Serreau, 1996
 

Les licenciées

 

En ce qui concerne les licenciées, le Conseil d'État se réfère au pouvoir réglementaire détenu par la FFF. L'article L 131-16 du code du sport énonce ainsi que les fédérations sportives édictent "les règlements relatifs à l'organisation de toute manifestation ouverte à leurs licenciés". Pour le Conseil d'État, depuis un arrêt ancien du 22 novembre 1974, Fédération des industries françaises d'articles de sport, l'organisation des compétitions, nationales ou pas, relève de la mission de service public confiée aux fédérations sportives.

Dans le cas présent, le règlement édicté par la FFF trouve son fondement à la fois dans l'article 1er de la loi de 1905 qui mentionne l'ordre public et dans la loi du 24 août 2021 qui se réfère davantage au service public. 

L'ordre public est mentionné à plusieurs reprises, notamment lorsque le Conseil d'État affirme que la FFF est fondée à interdire "tout acte de prosélytisme ou manoeuvre de propagande", ajoutant qu'ils sont de nature à "faire obstacle au bon déroulement des matchs". Il précise que le respect du principe de neutralité est de nature à prévenir d'éventuels affrontements "sans lien avec le sport".  La notion de service public est également très présente, car la FFF a pour mission d'assurer la sécurité des joueuses et le respect des règles du jeu, la réglementation des équipements et tenues constituant l'exercice normal de ses compétences. De tous ces éléments, le Conseil d'État déduit que la FFF était parfaitement compétente pour imposer le respect de la neutralité aux licenciées, et il juge que la mesure n'était pas disproportionnée au regard des buts poursuivis.

 

Un choeur à l'unisson

 

Si les conclusions du rapporteur public étaient un peu surprenantes, la décision du Conseil d'État ne l'est pas vraiment. Sur ce point, on constate même une convergence jurisprudentielle tout-à-fait remarquable qui fait du dialogue d'un juge un choeur à l'unisson.

L'arrêt du Conseil d'État n'est pas sans rappeler la célèbre affaire Baby-Loup qui a suscité la décision rendue par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation le 25 juin 2014. Une crèche associative, personne privée, est chargée d'une mission de service public sous le contrôle de la collectivité territoriale qui la finance. Elle se dote d'un règlement intérieur qui interdit le port de signes religieux aux employés. Une femme qui a refusé de retirer son voile est donc licenciée pour non-respect de ce règlement. Après bien des péripéties contentieuses, l'Assemblée plénière estime que l'atteinte à la liberté religieuse imposée par ce règlement n'est pas excessive par rapport aux finalités poursuivies par l'établissement. En effet, la crèche était installée dans une ville marquée par l'existence de multiples communautés à la fois nationales et religieuses. La Cour de cassation admettait ainsi que le respect du principe de neutralité soit imposée par le règlement intérieur, dès lors que la mesure est justifiée au regard des missions exercées.

La Cour de justice de l'Union européenne adopte une analyse presque identique dans deux décisions rendues sur question préjudicielle le 14 mars 2017. Saisie du licenciement de deux salariées ayant refusé de retirer leur voile durant leur activité professionnelle, elle rend deux arrêts différents. Dans la décision Asma Bougnaoui et Association de défense des droits de l'homme c. Micropole S.A., elle considère qu’un licenciement motivé par la seule demande d’un client, en l’absence de règlement intérieur, viole la liberté religieuse. En revanche, dans l’affaire Samira Achbita et autres c. G4S Secure Solutions N.V., elle valide le licenciement dès lors qu’existe dans l’entreprise un règlement intérieur interdisant le port de signes religieux pour des motifs clairement identifiés. 

L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 29 juin 2023 s'analyse comme une nouvelle décision visant à permettre le respect du principe de neutralité, sous la seule réserve de l'existence d'un règlement intérieur qui le justifie. 

Il est évident que cette décision va irriter fortement un certain nombre de commentateurs, car le débat dépasse largement la simple question du port du voile par les joueuses de football. 

 

Principe d'égalité v. non-discrimination

 

La lecture de l'arrêt montre que toutes les associations requérantes s'appuient sur le principe de non-discrimination. Alors que devant les caméras, elles invoquent plus volontiers le droit de s'habiller comme on le souhaite, droit qui d'ailleurs n'existe pas, leur requête invoque l'atteinte à la liberté religieuse. Le port du voile est donc bien considéré comme l'affirmation d'une conviction religieuse, et son interdiction comme une discrimination. L'égalité devant le service public et devant la loi n'est pas évoquée, car il s'agit en effet de revendiquer une inégalité devant la loi, une communauté religieuse faisant valoir clairement sa différence.

Le Conseil d'État prend le contrepied de cette analyse et s'appuie directement sur l'égalité devant le service public et la loi. Il s'agit là d'une jurisprudence classique. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 18 septembre 1986 interdisait déjà que le service public soit assuré de manière différenciée selon les convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. Le Conseil d'État avait de même, dans un arrêt du 10 février 2016, confirmé la légalité de la décision d'un directeur d'établissement pénitentiaire refusant de servir régulièrement des menus halal aux détenus. Observant que de tels menus étaient servis lors des fêtes religieuses, le juge estime que le principe d'égalité s'oppose à ce qu'une partie des détenus bénéficie d'un avantage particulier.

Le principe d'égalité devant la loi a donc la vie dure, et on peut s'en réjouir. Il garantit en effet le respect de la liberté de conscience qui repose sur un strict respect des convictions, y compris celle de ne pas en avoir. 



Le principe de neutralité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10 section 1 § 2

dimanche 25 juin 2023

Rapport de la CNCTR : Des services secrets moins secrets ?


La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) figure dans la liste des autorités administratives indépendantes établie par la loi du 20 janvier 2017. Mais ce n'est pas celle dont on parle le plus, et elle demeure largement inconnue du grand public. Chargée du contrôle de l'usage des techniques de renseignement, elle a plutôt l'habitude de travailler dans la discrétion. Sa taille la situe par ailleurs à la limite de la visibilité, avec dix-sept agents et un collège composé de quatre parlementaires, une personnalité qualifiée, deux membres de la Cour de cassation et deux du Conseil d'État, dont le président Serge Lasvignes. 

La CNCTR a été créée par la loi du 24 juillet 2015 qui a fait du renseignement l'objet d'une véritable politique publique. A ce titre, la commission est chargée par le législateur d'une double mission de contrôle a priori et a posteriori.

Le contrôle a priori réside dans une procédure d'autorisation des techniques de renseignement auxquelles les services compétents peuvent recourir. La liste de ces techniques est définie par la loi, dans les articles L 851-1 à L 855-1 du code de la sécurité intérieure. On y trouve les données de connexion, d'identification, les sites consultés, les données d'identification et toutes celles captées par l'IMSI Catcher, ainsi que les dispositifs de repérage, de captation d'images et de sonorisation.

L'autorisation d'utiliser ces techniques est donnée par le Premier ministre. La CNCTR n'intervient que par un avis préalable, dans le cadre d'une procédure consultative ordinaire, ce qui signifie que le Premier ministre demeure libre de ne pas le suivre. Lorsque la procédure est marquée par l'urgence, la CNCTR n'est même pas saisie pour avis mais informée a posteriori. Dans tous les cas, si elle n'est pas d'accord avec une autorisation, elle peut toujours faire au Premier ministre une "recommandation". 

Le contrôle a posteriori concerne que font les services de ces techniques de renseignement. Cette mission conduit la CNCTR a réaliser des contrôles "sur pièces et sur place" dans les locaux des services de renseignement, ainsi qu'à opérer des vérifications "à distance" à l'aide des outils informatiques dont elle dispose. Elle peut ainsi avoir connaissances des données brutes collectées.

Si ces missions sont peu connues, leurs résultats le sont encore moins. Le rapport annuel de la CNCTR offre une information certes filtrée mais c'est la seule dont disposent ceux qui s'intéressent à l'impact de ces techniques de renseignement sur les libertés. Le 7è rapport qui vient d'être publié permet ainsi de dégager quelques lignes directrices, à partir du bilan de la Commission pour l'année 2022.

 

Une diminution du nombre des personnes surveillées


Le premier constat dressé par la Commission est celui de la diminution, pour la première fois depuis 2015, du nombre de personnes surveillées. Il est passé de 22 958 en 2021 à 20 958 en 2022, soit une diminution de presque 9 %. La CNCTR attribue cette évolution à la diminution du nombre de personnes surveillées au titre de la prévention du terrorisme, qui représentent tout de même 38 % des demandes. Elle explique qu'il ne faut pas voir dans ce chiffre un déclin de la vigilance des services dans ce domaine, mais plutôt l'effet d'une nouvelle organisation du terrorisme. Aux mouvements structurés a succédé un terrorisme low cost assumé par des individus isolés et peu socialisés.

 

Parle plus bas. Dalida

Archives INA. 21 novembre 1976
 


Le ciblage des personnes surveillées


Si le nombre de personnes surveillées a diminué, l'intensité de la surveillance a, quant à elle, augmenté. Les demandes d'autorisation ont atteint le nombre de 89 505 en 2022, contre 87 588 en 2021. Cette hausse de 2% en 2022 est très modérée, mais il faut observer que la hausse avait été de 8 % en 2020 et 10 % en 2021. Surtout, ces demandes d'autorisation portent sur les techniques les plus intrusives dans la vie privée. Alors que les demandes d'accès aux données de connexion, technique peu intrusive, ont baissé de 3%, toutes les techniques permettant un accès à des informations en temps réel ont largement augmenté. Ainsi, les demandes d'introduction dans un lieu privé se sont accrues de 40 % en 2022, et les captations de paroles et d'images ont connu une progression de 55 % depuis 2021. L'usage de l'IMSI Catcher a connu, quant à lui, un accroissement de 10 %, alors même qu'il est contingenté.

La CNCTR attribue cette évolution à un meilleur ciblage des personnes surveillées. Les services sélectionnent avec davantage de rigueur leurs cibles, mais mettent tous les moyens à leur disposition pour recueillir des données pertinentes. La Commission évoque aussi la nécessité de s'adapter, à une époque où les personnes surveillées savent parfaitement faire usage des outils de chiffrement. 

Certes, mais le rapport de la CNCTR laisse tout de même entrevoir quelques lacunes dans le système. Le dialogue avec les services n'est pas toujours aussi fluide que la Commission le souhaiterait. Or, elle précise que l'information qui lui est donnée doit lui permettre d'évaluer la dangerosité de la personne, d'apprécier la proportionnalité de la technique envisagée à la menace, notamment lorsqu'il s'agit de pénétrer dans un lieu privé. A défaut d'obtenir ces éléments, la CNCTR affirme "qu'elle sera conduite à émettre un avis défavorable". 

Précisément, ces avis défavorables sont en augmentation de 1, 6 % par rapport à 2021. Cette légère augmentation est attribuée par la Commission à l'augmentation des demandes formulées à propos de menaces de violences collectives. La CNCTR affirme ainsi être attentive particulièrement attentive au respect des libertés d'expression et de manifestation. L'objet de la surveillance est d'entraver des actions violentes, mais pas d'empêcher des activités militantes.


Le contrôle a posteriori

 

La CNCTR se montre beaucoup plus nuancée sur le bilan de ses contrôles, même s'il est présenté comme "globalement positif". Elle observe d'abord que ses contrôles sur place sont fragilisés par l'augmentation des techniques qui entraine l'augmentation du nombre de données captées. Avec une équipe très peu nombreuse, la CNCTR est tout de même parvenue à effectuer 121 contrôles en 2022, chiffre identique à celui de 2021.

Certes, les contrôles montrent parfois des irrégularités, notamment le dépassement de la durée d'autorisation d'une technique de renseignement. Mais ces irrégularités demeurent marginales et la Commission déplore surtout une certaine négligence des services dans l'établissement des "fiches de traçabilité", document qui rend compte de l'exécution d'une autorisation. Sur ce point, la CNCTR ne donne aucun chiffre, mais affirme que "des progrès doivent encore être accomplis", d'autant que les indications consignées dans ces documents sont parfois trop vagues pour permettre à la Commission d'exercer sa mission de contrôle.

De même, la CNCTR reconnaît des difficultés dans l'exercice du contrôle à distance. Elle déplore que le recueil de certaines données ne soit pas encore intégré dans le système centralisé géré par le Groupe interministériel de contrôle (GIP), système qui lui permet l'accès à distance. Dans ce cas, elle procède par une sorte d'échantillonnage et ce procédé lui interdit de mesurer le volume de données recueillies. Enfin, elle déplore que certains agents travaillent encore "à l'ancienne", sans se préoccuper de la traçabilité de leur activité. Dans ce cas, la CNCTR est totalement impuissante, et ne peut même pas mesurer l'ampleur du phénomène.

La lecture du rapport laisse ainsi une impression mitigée. La  loi de 2015 a certes donné un fondement légal à l'activité des services de renseignement, conformément à ce qu'exigeait notamment la Cour européenne des droits de l'homme. Mais la CNCTR n'a guère les moyens de ses ambitions. Constituée d'une petite équipe, dépourvue d'un véritable pouvoir de sanction, ses avis sont suivis par le Premier ministre parce qu'il le veut bien, mais rien ne l'y oblige. De fait, elle ne peut exercer sa mission de contrôle qu'en engageant le dialogue, en s'efforçant de convaincre les services de la nécessité d'appliquer avec rigueur la procédure d'autorisation et d'accepter les contrôles. En fait, la CNCTR demande aux services secrets d'être moins... secrets.

 

Les fichiers de renseignement : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8 section 5 § 3 B

jeudi 22 juin 2023

CBD : Acheter ou conduire, il faut choisir

Dans une décision du 21 juin 2023, la Chambre criminelle de la Cour de cassation affirme que le délit de conduite d'un véhicule en ayant fait usage de stupéfiants est applicable à une personne qui a consommé du cannabidiol, plus connu sous l'acronyme CBD. On rappellera que cette dénomination concerne les fleurs et feuilles de cannabis ayant un taux THC (tétrahydrocannabinol) inférieur à 0, 3%. 

Dans le cas présent, l'auteur du pourvoi est un automobiliste condamné par le tribunal correctionnel du Havre pour un excès de vitesse sous l'emprise de produits stupéfiants, l'expertise toxicologique montrant qu'il avait consommé du tétrahydrocannabinol. En septembre 2022, la cour d'appel de Rouen avait en revanche prononcé la relaxe de l'intéressé du délit de conduite sous l'emprise de stupéfiants, ne conservant que l'infraction d'excès de vitesse. Le présent pourvoi a donc été déposé par le procureur général près la Cour d'appel de Rouen.

En cassant la décision des juges d'appel, la chambre criminelle affirme donc que le CBD est un produit stupéfiant et que sa consommation est une infraction punie par le code de la route. Son article L 235-1 affirme en effet que "toute personne qui conduit un véhicule (...) alors qu'il résulte d'une analyse sanguine ou salivaire qu'elle a fait usage de substances ou plantes classées comme stupéfiants est punie de deux ans d'emprisonnement et de 4 500 euros d'amende". La seule lecture de ces dispositions conduit à constater que le législateur n'a pas entendu imposer un dosage ou préciser une teneur de produit qui serait admise. Il est vrai qu'un arrêté du 13 décembre 2016 fait allusion à un taux de tétrahydrocannabinol supérieur à 15 ng/ml de salive. Mais ces dispositions ne traitent que des modalités de dépistage des produits et non pas des sanctions applicables à ceux qui les ont consommés. Autrement dit, il s'agit d'un seuil de détection et non pas d'un seuil d'incrimination. La seule présence de CBD dans l'analyse toxicologique suffit donc à caractériser l'infraction.

L'analyse de la Cour de cassation ne saurait souffrir de contestation juridique. La Cour applique le principe d'interprétation stricte de la loi pénale. Or, en l'espèce, la loi pénale est uniquement l'article L 231 du code de la route, l'arrêté du 13 décembre 2016 n'étant pas de nature pénale.

Tout cela serait parfait si, comme le dit le procureur général de Rouen dans son pourvoi, la Cour d'appel n'avait pas été sensible à un contexte juridique nouveau en matière de produits stupéfiants. 

 


 Mission Clépatre. Alain Chabat 2002

Jamel Debbouze

 

La vente de CBD


Les industriels du CBD ont poursuivi un combat acharné dans le but de conquérir le marché français, fermé jusqu'à une période récente. A l'issue d'une bataille contentieuse de plusieurs années, ils ont obtenu que cette substance soit en vente libre, à la condition que le taux de THC (tétrahydrocannabinol) contenu dans le produit soit inférieur à 0, 3%.

Leur première victoire a été la décision Kanavape rendue sur question préjudicielle par la Cour de justice de l'Union européenne le 19 novembre 2020. Elle considère que, en l'état des connaissances scientifiques, le CBD n'est pas un produit stupéfiant. Elle en tire pour conséquence que le principe de libre circulation est applicable à cette substance un peu particulière. A ses yeux, la législation français porte donc atteinte à cette libre circulation. Appliquant cette jurisprudence, la Cour de cassation a donc considéré, dans un arrêt du 23 juin 2021, que le CBD pouvait être vendu en France s'il était légalement produit dans un autre État de l'Union européenne. Mais tout cela n'est pas suffisant pour le lobby du CBD. Il ne veut pas seulement acheter le produit à l'étranger. Il veut aussi le produire et le diffuser lui-même.

La seconde victoire a été plus difficile, car le Conseil constitutionnel faisait de la résistance. Dans une décision QPC du 7 janvier 2022, Association des producteurs de cannabinoïdes, il donne, pour la première fois, la définition juridique de la notion de "stupéfiant". Peut-être qualifiée ainsi une "substance psychotrope qui se caractérise par un risque de dépendance et des effets nocif pour la santé". Il considère alors que le législateur pouvait confier au pouvoir réglementaire le soin de dresser la liste de ces substances illicites, écartant ainsi le moyen d'incompétence négative soulevé par les professionnels du CBD. 

Mais les voies du CBD sont impénétrables. Par un heureux hasard, deux mois après le  renvoi de la QPC par le Conseil d'État, le 18 octobre 2021,  survient fort opportunément un nouvel arrêté du 30 décembre 2021 relatif à l'application de l'article R 5121-86 du code de la santé publique. Il accepte que le CBD puisse être cultivé et vendu en France, seconde victoire importante pour les professionnels du secteur. 

Il restait encore à remporter une troisième victoire, permettant de vendre le produit aux particuliers. Ce fut chose faite avec l'arrêt Confédération des buralistes et autres, rendu par le Conseil d'État le 29 décembre 2022. Il déclare illégale l'interdiction générale et absolue de commercialiser les fleurs et feuilles de cannabis ayant un taux THC (tétrahydrocannabinol) inférieur à 0, 3%. Le CBD n'est donc plus considéré comme un produit stupéfiant. Pour en juger ainsi, le Conseil d'État retient qu'il n'est pas établi que ce produit comporterait des risques pour la santé publique, dès lors qu'il n'a pas d'effet psychotrope et ne provoque pas de dépendance. Ce faisant, le juge administratif suit exactement le chemin qui lui avait été montré par le Conseil constitutionnel.

 

La spécificité pénale

 

La décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation rendue le 23 juin 2023 apparaît ainsi en rupture par rapport à une ambiance contextuelle favorable à l'industrie du CBD. Mais cette rupture n'est précisément qu'une apparence, car la Cour de cassation, statuant en matière criminelle, n'est pas liée par des dispositions qui se bornent à autoriser la production et la vente d'un produit, dispositions qui se trouvent essentiellement dans le code de la santé publique.

La Cour de cassation est chargée d'apprécier une infraction qui a pour but de garantir la sécurité routière. Toute son analyse repose ainsi sur une constatation simple, d'ailleurs totalement inspirée de la législation relative à l'alcool : l'autorisation de consommer un produit n'entraine pas nécessairement celle de conduire après l'avoir consommé.

La Cour peut s'appuyer sur la QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 9 décembre 2011. Il considère alors "qu'il est loisible au législateur d'instituer une qualification pénale particulière pour réprimer la conduite lorsque le conducteur a fait usage de stupéfiants". A cette fin, "il a précisé que l'infraction est constituée dès lors que l'usage de produits (...) est établi par une analyse sanguine". Et le Conseil ajoute que le pouvoir réglementaire définit des "seuils de détection", formule très claire qui montre qu'il ne s'agit pas de seuils d'incrimination.

La chambre criminelle refuse ainsi de se laisser entrainer dans une sorte de spirale juridique qui conduirait à déduire la dépénalisation de l'autorisation de mise sur le marché d'un produit. Il ne s'agit pas, à proprement parler, d'un dialogue des juges un peu rugueux, mais plutôt d'une affirmation très claire de la spécificité de la démarche pénale. On peut évidemment s'interroger sur l'éventualité d'une quatrième victoire des professionnels du secteur qui doivent déjà se demander comment ils pourraient obtenir une autorisation générale du produit, y compris au volant.