Un arrêt Calvi c. Italie rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 6 juillet 2023 considère comme disproportionnées des mesures prises par un juge des tutelles italien, conduisant à isoler totalement une personne âgée. Enfermé dans une maison de retraite médicalisée pour personnes dépendantes, M. C. G., né en 1920, s'est trouvé coupé du monde extérieur pendant trois ans, alors même qu'il faisait l'objet d'une mesure de protection, sans avoir été juridiquement déclaré incapable.
En 2017, la soeur de M. C. G. demande sa mise sous tutelle, invoquant sa prodigalité. Le juge des tutelles constate qu'en effet il vit dans la simplicité et distribue son argent à ceux dont il pense qu'ils en ont besoin. Il semble être dans l'incapacité de gérer les limites de sa générosité, ce qui le place en situation de vulnérabilité. Un avocat est donc désigné comme tuteur, chargé notamment de gérer le patrimoine de M. C. G.
Mais rien n'est simple, car les expertises psychologiques sont très divergentes et les décisions du tuteur très radicales. M. Calvi, le cousin de M. C. G. se voit ainsi privé du droit de visite. Après avoir vainement contesté les décisions du tuteur confirmées par le juge des tutelles, M. Calvi saisit la CEDH. Celle-ci accueille sa requête est sanctionne une procédure qui porte une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée de M. C. G.
L'intérêt à agir de M. Calvi
Pour parvenir à ce résultat, la CEDH doit, au préalable, admettre la recevabilité du recours déposé par M. Calvi. Or son intérêt pour agir n'est pas évident, car M. Calvi ne dispose d'aucun mandat de M. C. G. pour agir en son nom. En effet, la seule personne juridiquement en mesure de le représenter en justice est précisément son tuteur, celui-là même dont la gestion est contestée.
Dans la célèbre affaire Lambert c. France du 5 juin 2015, la CEDH avait admis qu'un tiers peut, dans des circonstances exceptionnelles, agir au nom et pour le compte d'une personne vulnérable. Encore faut-il qu'il existe un risque que cette dernière soit privée d'une protection effective et que l'auteur de la requête et la victime ne se trouvent pas dans une situation de conflits d'intérêts.
L'absence de pouvoir écrit donné par la victime au requérant ne constitue pas un obstacle infranchissable. La CEDH examine alors deux séries d'éléments. Elle évalue d'abord les facteurs de vulnérabilité, et l'âge en est évidemment un, qui empêchent la victime de soumettre elle-même sa cause à la Cour. Elle s'attache ensuite aux liens entre la victime et l'auteur de la requête. C'est exactement ce qu'elle a fait dans l'affaire Lambert. Elle a alors constaté la recevabilité d'une requête déposée par la compagne de Vincent Lambert et un cousin dont il était proche, alors que l'intéressé était dans un coma profond et irréversible. Face une famille proche animée par des préoccupations religieuses et refusant absolument que les soins dispensés à Vincent Lambert soient interrompus pour que son droit de mourir dans la dignité soit mis en oeuvre, les seuls requérants possibles pour faire valoir ce droit étaient donc sa compagne et son cousin.
Dans le cas de M. C. G., il est évident que l'intéressé, sous tutelle, n'est pas en mesure de saisir la CEDH. Le risque qu'il soit privé d'une protection effective est donc particulièrement élevé. Elle note ensuite que M. Calvi est le cousin de cette personne vulnérable et qu'il n'existe aucun conflit d'intérêts, le recours étant purement altruiste. Surtout, la CEDH ajoute que l'affaire a une importance particulière qui dépasse la simple situation du requérant. Elle soulève en effet "des questions graves relativement aux conditions de vie des personnes âgées dans les maisons de retraite, qui revêtent un caractère d’intérêt général étant donné la vulnérabilité des personnes résidant dans de telles institutions". L'affaire donne ainsi à la Cour l'occasion de préciser sa position sur les protections dont doivent bénéficier ces personnes particulièrement vulnérables.
Astérix et les Jeux olympiques. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968
L'ingérence disproportionnée dans la vie privée
Dans un arrêt Ivinovic c. Croatie du 18 septembre 2014, la CEDH avait déjà admis que le placement sous tutelle constituait, en soi, une ingérence dans la vie privée, alors même qu'en l'espèce l'intéressé n'avait été que partiellement privé de sa capacité juridique. Dans le cas de M. C. G., il n'est pas contesté que l'ingérence est prévue par la loi, le code civil italien. Il n'est pas davantage contesté que ces dispositions poursuivent un but légitime, puisqu'il s'agit de lutter contre l'affaiblissement physique et mental d'une personne vulnérable.
Certes, mais la question essentielle reste de savoir si la mesure d'internement dont a été victime M. C. G. est "nécessaire dans une société démocratique". La Cour reconnaît que la nécessité de priver une personne de sa capacité juridique doit être réservée à des circonstances exceptionnelles, et que ces dernières doivent être largement laissées à l'appréciation des autorités nationales et des juges internes. Cette marge d'appréciation est toutefois à géométrie variable, car la CEDH a tendance à la réduire lorsque la jouissance des droits essentiels est au coeur de l'affaire. Elle le rappelle notamment dans la décision M. V. c. Finlande du 23 mars 2017.
En l'espèce, la CEDH observe que le droit italien énonce que la personne placée sous tutelle conserve une capacité générale de prendre tous les actes qui ne sont pas expressément attribués au tuteur. Or, le tuteur disposait de tous les droits portant sur la situation de M. C. G., au point qu'il a pu non seulement le placer dans une maison de retraite médicalisée mais encore obtenir qu'il soit placé à l'isolement, ne pouvant recevoir des visites ni même répondre au téléphone sans autorisation. En outre, alors même que des experts avaient préconisé, en 2021, un retour à domicile sous certaines conditions, cette mesure n'a jamais fait l'objet du moindre commencement d'application.
La CEDH pose alors un principe qui devrait guider la pratique des États. Elle affirme en effet que "toute mesure de protection adoptée à l'égard d'une personne capable d'exprimer sa volonté doit autant que possible refléter ses souhaits". Sur ce point, les juges italiens ont failli. S'ils ont évalué sa situation de manière à peu près satisfaisante au moment de son entrée en maison de retraite, ils ont ensuite écarté toute demande ultérieure, visant notamment à maintenir ses relations sociales et à favoriser son retour à domicile. Or, les expertises ont montré que M. C. G. n'a jamais été déclaré incapable et que les experts ont estimé qu'il avait une bonne capacité de socialisation.
Se fondant sur tous ces éléments, la Cour estime qu'un juste équilibre n'a pas été trouvé entre la nécessité de protéger M. C. G. et celle de garantir ses droits. D'une manière plus générale, elle sanctionne un système italien qui ne prévoit pas d'associer l'intéressé aux différents stades de la procédure. A partir du cas de M. C. G., la Cour pose ainsi un certain nombre de principes qui doivent guider le système de protection des personnes âgées. D'une part, il doit garantir le droit de l'intéressé à être entendu pour toutes les décisions qui le concernent. D'autre part, son droit à la dignité et à l'autodétermination doit être garanti, tant il est vrai qu'une personne âgée n'est pas un objet de droit, mais un sujet de droit. Comme tout le monde.
Il ne reste plus qu'à espérer que le législateur et les juges français sauront lire cette décision. Des affaires récentes ont montré en effet que les droits des personnes étaient allègrement bafoués dans certains établissements accueillant des personnes âgées. De mauvais traitements, souvent inhumains et dégradants, ont été constatés, mais la réponse pénale semble pour le moins modeste.