Gérard Darmanin semble ignorer totalement les règles les plus élémentaires qui organisent les libertés de manifestation et de réunion. Il y a moins d'un mois, il donnait pour instruction aux préfets d'imposer des périmètres de protection à Ganges, Vendôme et La Cluse-et-Mijoux, villes accueillant le Président de la République. Il se fondait alors sur la législation anti-terroriste pour tenter d'empêcher les concerts de casseroles, ou tout au moins de les éloigner des caméras de télévision entourant le Président. Si l'arrêté du préfet de l'Hérault n'a pas été contesté car les opposants n'ont pas eu le temps de saisir le juge, celui du préfet du Loir-et-Cher a été suspendu par le juge des référés du tribunal administratif d'Orléans. Il a sanctionné ce qui constituait de fait un détournement de procédure. Quant à. l'arrêté du préfet du Doubs, il a été retiré en catamini pour ne pas connaître le même sort.
Quelques conseillers ont sans doute dit à Gérard Darmanin qu'il avait un peu trop déplu à la gauche, et qu'il convenait désormais de frapper à droite. Le moment semblait propice, après une manifestation qui, le 6 mai, avait réuni environ 500 militants de la droite la plus extrême, arborant cagoules et croix celtiques. Devant l'Assemblée nationale, le ministre de l'Intérieur déclare donc : "J’ai donné comme instruction aux préfets" de prendre "des arrêtés d'interdiction" lorsque "tout militant d’ultradroite ou d’extrême droite ou toute association ou collectif, à (...) déposera des déclarations de manifestations". A ce moment précis, personne ne l'a cru, tant la violation du droit était flagrante. Mais les préfets sont des gens disciplinés par fonction et l'article 28 du Statut de la fonction publique précise que "tout fonctionnaire doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique". Sans doute ont-il oublié la suite de ce même article 28 qui prend soin de préciser que ce devoir d'obéissance s'exerce "sauf dans le cas où l'ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public".
L'ordre a donc été exécuté par ces fonctionnaires zélés. Parmi les 5 rassemblements interdits figurent notamment celui de "Place d'Armes" contre "le déclassement de la France", et de l'association "Penser la France" Place Saint-Augustin, ainsi qu'un troisième groupe qui s'était joint à l'hommage à Jeanne d'Arc. Ceux-là n'ont pas eu l'idée de saisir le juge administratif, et les militaires retraités de Place d'Armes ont été dispersés avec la douceur adaptée à leur âge. Ils ont trouvé refuge dans un bistrot.
La situation est bien différente pour le colloque organisé le 13 mai par l'Action Française, et l'hommage à Jeanne d'Arc prévu le lendemain par "Les Nationalistes". Ils ont en effet déposé un référé-liberté, et les arrêtés d'interdiction ont été suspendus par le juge des référés du tribunal administratif de Paris. Ces décisions étaient parfaitement prévisibles.
Le colloque et la liberté de réunion
Présentée comme une modalité d’expression collective, la liberté de réunion est exactement contemporaine de la liberté de presse, puisque garantie par une loi du 30 juin 1881. L’évolution vers le libéralisme du régime répressif s’est cependant réalisée en deux étapes. La loi de 1881 met d’abord fin au régime d’autorisation, pour lui substituer un régime de déclaration préalable auprès des autorités publiques. C’est seulement avec la loi du 28 mars 1907 que ce système disparaît, au profit d’un régime répressif : « Les réunions publiques, quel qu’en soit l’objet, pourront être tenues sans déclaration préalable ». Dans une ordonnance du 19 août 2022 Front National et Institut de formation des élus locaux, le juge des référés du Conseil d'État confirme que la liberté de réunion est bien une liberté fondamentale susceptible de donner lieu à un référé-liberté. Il suspendait alors la décision du maire d'Annecy ordonnant aux responsables du Palais des Congrès de refuser au Front national le droit de tenir son université d'été dans ses locaux.
La liberté de réunion n'a pas clairement bénéficié d'une consécration constitutionnelle, et son contrôle demeure dominé par la célèbre jurisprudence Benjamin du 19 mai 1933. A l'époque, le Conseil d'État avait annulé l'interdiction prononcée par le maire de Nevers d'une conférence prononcée par René Benjamin, un membre de l'Action Française, déjà. Était alors posé le principe d'un contrôle dit maximum sur les actes de police administrative. Depuis cette date, le juge apprécie la proportionnalité de la mesure au regard des nécessités de l'ordre public. En pratique, l'interdiction de l'exercice de la liberté ne peut être justifiée que s'il n'existe pas d'autre moyen de garantir l'ordre, si par exemple l'autorité publique ne dispose pas des forces de police nécessaires à cette mission.
Le colloque de l'Action française doit être qualifié de réunion publique, au sens de la loi de 1881. Après des hésitations qui ont duré tout le XIXe siècle, le juge utilise comme critère essentiel le caractère ouvert ou fermé de la réunion. Est donc publique une réunion ouverte à tous, alors que demeure privée une réunion qui se tient sur invitation nominative. Dans une ordonnance du 7 mars 2011, le juge des référés du Conseil d'État considère ainsi comme publique une réunion tenue dans les locaux de l'École normale supérieure et ouverte à tous, et non pas aux seuls élèves de l'établissement. Dans le cas du colloque de l'Action française, toute personne intéressée pouvait s'inscrire à partir du site de cette organisation, la réunion ayant lieu dans un espace privé ouvert à la location.
Devant le juge des référés, le préfet de police de Paris, M. Nunez, a justifié l'interdiction de cette réunion par le « contexte particulièrement tendu » après « la polémique suscitée par la manifestation organisée par le Comité du 9-Mai ». Il a aussi invoqué les "risques de troubles à l'ordre public", disant que des organisations "proches de la gauche radicale" envisageaient des contre-manifestations. Ces justifications embarrassées ne répondent évidemment pas aux exigences de la jurisprudence Benjamin. En tout état de cause, le colloque de l'Action française pouvait facilement être protégé par les forces de police. En témoigne d'ailleurs le fait qu'il s'est finalement déroulé sans aucun incident.
Jeanne d'Arc et la liberté de manifester
A propos de la manifestation d'hommage à Jeanne d'Arc, le préfet de police a tout simplement repris les mêmes justifications, sans plus de succès. Son arrêté a été suspendu, exactement sur le même fondement de la jurisprudence Benjamin. De toute évidence, le préfet disposait des moyens nécessaires pour assurer la sécurité du rassemblement, et garantir ainsi la liberté de manifester.
Le plus surprenant dans les mésaventures de Gérald Darmanin et des préfets qui exécutent ses ordres, est qu'ils n'ont rien appris de l'histoire récente. Souvenons-nous en effet de la célèbre affaire Dieudonné. En 2014, Manuel Valls, ministre de l'Intérieur de l'époque, avait pris une circulaire ressemblant étrangement aux instructions données par l'actuel ministre. Il invitait les préfets et les maires à interdire un spectacle de Dieudonné, au motif que l'intéressé pourrait y tenir des propos incitant ou faisant l'apologie de l'antisémitisme. Rappelant que le principe de dignité est un élément de l'ordre public depuis le célèbre arrêt Commune de Morsang-sur-Orge de 1995, il voulait que soit prononcée l'interdiction préalable d'un spectacle, autrement dit la censure. C'est sensiblement la situation de Gérald Darmanin qui demande aux préfets d'interdire des manifestations sur le fondement d'atteintes à l'ordre public qui ne sont alors que des hypothèses, d'ailleurs peu probables.
Or l'affaire Dieudonné s'est révélée une catastrophe pour le ministre de l'Intérieur de l'époque. Certes, il avait obtenu une première ordonnance du juge des référés du Conseil d'État, le 9 janvier 2014, refusant de suspendre l'interdiction du spectacle donné à Saint-Herblain, au nom du principe de dignité. Celui-ci était interprété de manière surprenante, la dignité n'étant pas celle de la personne participant au spectacle comme dans l'affaire Morsang-sur-Orge où la victime d'un "lancer de nain" était particulièrement maltraitée, mais celles d'hypothétiques spectateurs choqués par les propos de Dieudonné. Cette manipulation de la notion d'ordre public a été vivement contestée par une partie de la doctrine juridique, qui y a vu, à juste titre, une attaque directe contre la jurisprudence libérale de l'arrêt Benjamin.
Peut-être Gérald Darmanin et ses conseillers n'ont-ils pas vu que le Conseil d'État a procédé ensuite à un revirement rapide, mais peu médiatisé ? En effet, dans une seconde ordonnance du 6 février 2015, il confirme cette fois la suspension de l'arrêté du maire de Cournon d'Auvergne, estimant que la mesure d'interdiction préalable était disproportionnée, l'ordre public pouvant facilement être protégé en l'espèce. Ce faisant, le juge des référés ressuscitait une jurisprudence Benjamin qui n'aurait jamais dû disparaître.
Le ministre de l'Intérieur pensait-il sérieusement que le Conseil d'État accepterait une nouvelle attaque contre la jurisprudence Benjamin ? A moins qu'il vive dans un univers exclusivement politique, dans lequel la règle de droit n'a pas de place ? On peut le croire quand on lit ses propos visant les "militants d’ultradroite ou d’extrême droite". Une telle formule est totalement dépourvue de contenu juridique. Quelle est la différence entre l'ultradroite ou l'extrême droite ? Qui sont les personnes concernées ? De toute évidence, les propos de M. Darmanin étaient improvisés, comme l'ont été les arrêtés préfectoraux qui ont mis en oeuvre ce programme d'interdictions et de censures. En tout cas, le ministre de l'Intérieur a réussi à présenter l'Action française comme la malheureuse victime d'un régime autoritaire. On pensait que le ministre de l'Intérieur avait pour fonction d'assurer le respect des libertés, conformément aux lois qui les réglementent. Hélas, il ignore la loi et il porte atteinte aux principes essentiels qui sont ceux de notre République.