« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 16 avril 2023

Le RIP repose en paix, et les chances de résurrection sont modestes


Dans la lancée de sa décision sur la loi relative aux retraites du 14 avril 2023, le Conseil constitutionnel a rendu une seconde décision qui déclare irrecevable la proposition de loi introduisant une procédure de référendum d'initiative partagée, déposée par des parlementaires Nupes. Cette seconde décision est apparue comme une sorte d'appendice de la première, tout aussi défavorable aux opposants à la réforme des retraites. On n'y a donc guère prêté attention, comme s'il était déjà entendu que sa motivation politique rendait inutile toute analyse juridique.

 

L'absence de réforme

 

La décision RIP se caractérise par une extrême concision. Le Conseil constitutionnel commence par rappeler le texte de la proposition de loi référendaire. Celui-ci se compose d'un article unique, selon lequel "l’âge d’ouverture du droit à une pension de retraite (...) ne peut être fixé au-delà de soixante-deux ans". Il ajoute ensuite qu'une disposition ainsi rédigée n'entre pas dans le champ de l'article 11 de la Constitution. Celui-ci prévoit que le référendum doit porter "sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent". Pour le Conseil, la proposition, telle qu'elle est rédigée ne porte pas sur une "réforme" car elle "n’emporte pas de changement de l’état du droit".

Toute l'analyse du Conseil tient dans la date de sa saisine. Au moment où la proposition de loi référendaire lui est soumise, il est évident que la loi portant réforme des retraites n'est pas promulguée et que l'âge de 64 ans n'a pas encore pénétré dans le droit positif. L'âge légal de la retraite est donc encore de 62 ans. De fait, aux yeux du Conseil, la proposition ne propose aucune réforme et se borne à reprendre le droit positif. 

Certes, les auteurs de la proposition auraient sans doute dû remarquer que le Conseil constitutionnel avait déjà adopté une interprétation très stricte du champ d'application de l'article 11 dans sa décision RIP du 25 octobre 2022. Il s'agissait alors de susciter un RIP sur une proposition de loi portant création d'une contribution additionnelle sur les bénéfices exceptionnels des grandes entreprises. Le Conseil avait estimé qu'une telle mesure consistait finalement à augmenter l'impôt sur les sociétés, mesure qu'il ne considérait pas comme une "réforme" relative à la politique économique, au sens où l'entend l'article 11. Une proposition de RIP avait donc déjà été balayée sur ce fondement.

Ce précédent permet de mesurer l'énorme marge de subjectivité qui se cache derrière une analyse juridique à l'apparence limpide. Car le Conseil ne dit pas à partir de quel moment une proposition de loi devient une "réforme". Pourquoi l'augmentation de l'impôt sur les sociétés ne serait-il pas considéré comme une réforme ? Fallait-il nécessairement créer un impôt nouveau pour que la mesure soit une "réforme" ? 

La décision RIP du 14 avril 2023 se heurte à une objection identique. La proposition de loi référendaire ne se limite pas à fixer l'âge de la retraite à 62 ans. Elle pose un seuil de 62 ans au-delà duquel l'État ne pourrait interdire à une personne de solliciter une pension. Ce n'est donc pas un âge qui est fixé, comme dans le droit positif, mais un seuil. A ce titre, la proposition modifie le droit positif dans le mesure où elle impose des règles nouvelles dans la mise en oeuvre du droit à la retraite à 62 ans. Mais le Conseil constitutionnel refuse d'examiner ce point qui aurait pourtant mérité un petit effort d'explication.

 


 Requiem. Campra

La Chapelle Royale. Dir : Philippe Herreweghe

 

L'effet boomerang de la promulgation de la loi

 

On ne peut s'empêcher de penser que la question de la date de la promulgation de la loi revient comme une sorte de boomerang juridique pour ruiner les efforts de ceux-là même qui l'avaient utilisée pour déposer la proposition référendaire. 

En l'espèce, celle-ci se heurtait à la condition de recevabilité du RIP, selon laquelle elle ne saurait "avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an". Ce principe avait été rappelé dans la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 9 mai 2019, à propos de la proposition de loi relative au maintien du groupe Aéroport de Paris dans le service public. Le Conseil précisait alors que cette règle doit être appréciée à la date de sa saisine. Dans le cas de la proposition de loi référendaire sur les retraites, les auteurs de la proposition se sont donc hâtés de la voter et de la déposer au Conseil avant la promulgation de la loi sur les retraites par le Président de la République. 

Aujourd'hui, cette même date de promulgation joue, non plus en faveur du RIP, mais en sa défaveur. En effet, dès lors que la loi que l'on veut contester n'est pas promulguée, une proposition visant à remettre en cause les dispositions qu'elle contient sera plus facilement interprétée comme une tentative de maintien du droit positif, ce qui fait sortir la proposition du champ de l'article 11.

 

La seconde proposition de RIP

 

Les auteurs de la proposition ont eu le temps de voter un second texte, censé prévenir l'objection soulevée par le Conseil. Celui-là ne fixe pas de seuil, mais vise à "interdire" un âge légal de départ à la retraite supérieur à 62 ans. Il est assez peu probable que cette modification de rédaction soit suffisante pour changer la position du Conseil. 

En revanche, plus intéressant est le second article ajouté au texte. Il modifie le code de la sécurité sociale pour augmenter la part des revenus du capital affectée au financement des retraites. Certes, mais rien ne permet de penser que cette mesure sera perçue comme une "réforme" de l'actuel régime de retraites par le Conseil constitutionnel. Il s'agit en effet de modifier son financement, et le Conseil décidera, absolument comme il l'entend, s'il estime, ou non, que cette mesure modifie le régime des retraites. Disons franchement que ses dernières décisions laissent penser qu'il s'abritera derrière sa décision du 25 octobre 2022 pour affirmer que cette nouvelle proposition n'emporte aucune réforme, seulement une évolution du financement des retraites. 

On doit évidemment noter que les auteurs des propositions de loi référendaires comme ceux des saisines parlementaires de la loi sur les retraites devraient certainement s'entourer de quelques constitutionnalistes compétents. Comme l'a affirmé le professeur Paul Cassia sur les réseaux sociaux, il aurait été possible de rédiger un texte en fixant un âge de la retraite à 62 ans et six mois, par exemple. Et il devenait alors plus difficile pour le Conseil d'invoquer l'absence de réforme. Cette rédaction aurait sans doute eu davantage de chances d'aboutir que le nouveau texte qui, en modifiant le financement des retraites, offre au juge une porte de sortie avec sa décision d'octobre 2022. 

En tout cas, le Président de la République s'est hâté de promulguer la loi sur les retraites, ce qui était son droit le plus strict. Et elle a été publiée au Journal officiel en pleine nuit, car, depuis que le cette publication est en version électronique, elle est diffusée toutes les nuits, précisément entre une heure et trois heures du matin. La rapidité de la procédure interdit qu'une troisième proposition de loi référendaire soit déposée, mais avait-elle la moindre chance d'être déclarée recevable ? On ne doute pas que le Conseil constitutionnel aurait trouvé une motivation juridique pour s'y opposer. En l'état actuel des choses, le RIP repose au paix, et les chances de résurrection sont modestes.



vendredi 14 avril 2023

Le Conseil constitutionnel fait retraite


La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 14 avril portant sur la loi relative aux retraites est certainement l'une des plus attendues et aussi des plus médiatisées de la Ve République. La vision d'un Conseil constitutionnel protégé par des barrières anti-émeutes et des rangs serrés de membres des forces de l'ordre montre que la décision était attendue comme une dernière chance par les opposants à la réforme des retraites. 

Certes, les parlementaires auteurs de la saisine avaient dressé une liste impressionnante de griefs dont la plupart n'avaient pas la moindre chance de prospérer. Ainsi se sont-ils efforcés de démontrer l'inconstitutionnalité du recours à l'article 49 al. 3 pour l'adoption du texte, ou ont-ils estimé que le vote bloqué portait atteinte à la sincérité du débat parlementaire. On est  un peu surpris que les auteurs des saisines ne se soient pas concentrés sur les griefs qui avaient une petite chance d'aboutir. En tout cas, ils ne seront pas satisfaits de la décision.


L'article 47-1

 

Le Conseil constitutionnel écarte le moyen reposant sur le détournement de procédure, c'est-à-dire l'utilisation par le gouvernement de l'article 47-1 de la Constitution pour imposer au parlement un débat législatif réduit dans le temps. Celui-ci doit se dérouler sur une période maximum de cinquante jours, soit vingt jours devant l'Assemblée nationale, puis quinze devant le Sénat. La suite de la procédure se déroule ensuite conformément à l'article 45 de la Constitution qui prévoit, en cas de désaccord persistant, l'intervention d'une commission mixte paritaire chargée de trouver un compromis sur le texte en discussion, avant un dernier vote sur l'ensemble du texte. C'est ce qui s'est produit dans la loi sur les retraites, mais on se souvient que le gouvernement n'a pas voulu affronter ce dernier vote, redoutant de ne pas avoir de majorité. La conséquence a été l'usage de l'article 49 -3 qui a permis de faire adopter la loi, sans qu'elle ait jamais été votée par l'Assemblée nationale.

L'usage de l'article 47-1 dans le cas de la loi sur les retraites pouvait être contesté. Ce texte n'a pas pour objet de rétablir un équilibre financier annuel, mais de réaliser une réforme structurelle des retraites, par hypothèse pluriannuelle. La décision du 20 décembre 2019 sur la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 précise qu'il "appartient au Conseil constitutionnel de déclarer contraires à la Constitution les dispositions législatives adoptées en violation de l'article L.O. 111-3 du code de la sécurité sociale" celui-là même qui énonce que "les lois de financement rectificatives ont le caractère de lois de financement de la sécurité sociale" et sont donc soumises aux mêmes contraintes. Autant dire que le Conseil était compétent pour affirmer l'inconstitutionnalité de la loi sur les retraites.

Le problème est qu'une telle analyse ne pouvait conduire qu'à une déclaration d'inconstitutionnalité touchant l'ensemble du texte, c'est-à-dire concrètement l'annulation totale de la loi retraites censée n'avoir jamais existé. Or une telle annulation globale est rarissime, et l'on ne peut guère citer que la décision du 24 décembre 1979 annulant la loi de finances pour 1980. L'inconstitutionnalité portait alors sur la procédure, les parlementaires ayant été invités à voter les recettes avant de se prononcer sur les dépenses. L'irrégularité était énorme et incontestable.

Le Conseil a donc choisi la prudence. Il fait observer que la loi sur les retraites comporte les éléments formels d'une loi rectificative de financement de la sécurité sociale, notamment "les prévisions de recettes et des tableaux d’équilibre, des objectifs de dépenses et de leurs sous-objectifs et des objectifs en matière d’amortissement de la dette". Il reconnaît toutefois que certaines dispositions relatives à la réforme des retraites ne doivent pas obligatoirement figurer dans un tel texte, mais "le choix qui a été fait à l’origine par le Gouvernement de les faire figurer au sein d’une loi de financement rectificative ne méconnaît, en lui-même, aucune exigence constitutionnelle".  Tout ce qui n'est pas formellement interdit est donc autorisé, et le Conseil estime que le gouvernement peut élargir à peu près autant qu'il le souhaite le contenu d'une loi rectificative du financement de la sécurité sociale. 

 

Le domaine des dieux. René Goscinny et Albert Uderzo. 1971
 

 

Des cavaliers qui surgissent hors de la nuit


Une fois écartée l'hypothèque de l'article 47-1, le Conseil constitutionnel censure quelques "cavaliers sociaux", ce qui signifie qu'il déclare inconstitutionnelles des dispositions qui n'ont rien à faire dans une loi de financement de la sécurité sociale. En tout, ces déclarations d'inconstitutionnalité concernent six dispositions, la plupart de détail. Les deux plus importantes sont l'article 2 sur l'index senior et l'article 3 sur le contrat de travail senior. Il est intéressant de noter que les parlementaires affiliés au groupe "Les Républicains" avaient exigé la présence de cet "index senior" dans la loi, et qu'aujourd'hui la loi ressemble beaucoup au texte initialement voulu par le gouvernement.

Il est, pour le moment, impossible de prévoir les conséquences de cette décision. Sur le plan juridique, elle ne risque guère de figurer dans un recueil de "grandes décisions" car elle n'apporte aucune évolution jurisprudentielle. Sur le plan politique, elle brise l'espoir de ceux qui espéraient encore que le Conseil allait annuler le texte et qui même l'annonçaient sur les chaînes de radio et de télévision. 
 
Mais finalement, on peut se demander si la principale victime de la décision du 14 avril 2023 n'est pas le Conseil constitutionnel lui-même. Sa composition, avec des membres de droit, anciens présidents de la République était déjà contestée, même si, heureusement, les anciens présidents ont, pour le moment, renoncé à siéger. Le choix des membres nommés et la politisation de ces choix est de plus en plus apparent, et nul n'a oublié les vidéos accablantes des auditions de certains nouveaux membres du Conseil devant les commissions des lois de chaque assemblée parlementaire. L'ignorance du droit constitutionnel n'était-elle pas étalée au grand jour et même présentée comme un élément positif, comme si le fait de ne pas connaître le droit était une condition nécessaire au bon fonctionnement de l'institution ? 
 
Mais la décision du 14 avril 2023 permet de franchir un nouveau pas. Le caractère politique des décisions du Conseil constitutionnel n'est plus un sujet tabou et tout le monde en discute sans aucune gêne. Le débat va sans doute s'amplifier, et on peut espérer que cette évolution conduira un jour à une véritable réforme du Conseil constitutionnel.

lundi 10 avril 2023

Le Conseil d'État terrassant Saint-Michel


Dans une décision du 7 avril 2023, le Conseil d'État écarte le pourvoi déposé par la commune des Sables-d'Olonne, contre l'injonction adressée par le tribunal administratif de Nantes le 16 décembre 2021, puis par la Cour administrative d'appel (CAA Nantes) de cette même ville le 16 septembre 2022. A deux reprises donc, il a a été enjoint au maire de procéder à l'enlèvement d'une statue représentant Saint Michel, érigée irrégulièrement sur le domaine public communal, et de remettre en état la parcelle. 

La décision a suscité une considérable irritation du maire des Sables-d'Olonne, Monsieur Yannick Moreau, qui a publié un communiqué furieux dans laquelle les membres du Conseil d'État se font traiter d'"ayatollahs", auteurs d'un "vandalisme d'État", d'une "inquisition wokiste", complices évidemment des "casseurs laïcards". A cela s'ajoute un tweet non moins réjouissant, qui dénonce la "tempête du wokisme et de la cancelculture qui s'est abattue sur Les Sables d'Olonne". 

Il faut sans doute remercier l'élu d'avoir mis au jour cette apparition du wokisme au Conseil d'État, phénomène si souterrain que personne ne l'avait sérieusement observé. Si cette révélation ne suscitera sans doute pas beaucoup de commentaires de la doctrine administrativiste, il ne fait aucun doute qu'elle introduit un peu de gaîté dans un contentieux habituellement austère. 

Si le maire des Sables-d'Olonne est libre de voir du wokisme partout, il ne lui appartient pas, cependant, de réécrire le droit administratif. La manière dont il présente la décision du Conseil d'État à ses ouailles, ou plutôt à ses électeurs, relève davantage de l'oeuvre d'imagination que des règles du contentieux.

 


 Tempête dans un bénitier. Georges Brassens. 1991

 

Une décision de ne pas examiner le pourvoi

 

L'élu affirme donc que le Conseil d'État a décidé "de ne pas examiner le pourvoi" en cassation qu'il avait déposé pour demander l'annulation du jugement de la CAA Nantes de septembre 2022. Ce n'est pas tout-à-fait vrai. En réalité, le Conseil d'État met en oeuvre l’article L. 822-1 du code de la justice administrative qui énonce que "le pourvoi en cassation devant le Conseil d'État fait l'objet d'une procédure préalable d'admission". Celle-ci peut être fondée "si le pourvoi est irrecevable ou n'est fondé sur aucun moyen sérieux". Cette procédure de filtrage ne pouvait tout de même pas être ignorée par l'élu vendéen, car elle a été initiée par l'article 11 de la loi du 31 décembre 1987, portant réforme du contentieux administratif.

Or, il faut bien reconnaître que les moyens développés à l'appui du pourvoi en cassation sont extrêmement faibles. D'une part, les requérants produisent des extraits de Wikipedia qui n'ont jamais figuré dans les écritures des parties, ce qui entraine une violation du principe du contradictoire. D'autre part, le pourvoi se borne à affirmer que l'installation de la statue de Saint-Michel ne marque pas la reconnaissance d'une culte et d'une préférence religieuse mais constitue un élément culturel lié à l'histoire du quartier et que sa présence est particulièrement discrète. Ces questions de fait n'ont évidemment rien à voir avec le contrôle de cassation. Elles relèvent des juges du fond, et précisément l'illégalité de l'installation de la statue ne fait aucun doute. 

Il n'empêche que pour déclarer l'absence de moyens sérieux, leur examen demeure indispensable. Il y a donc bien un "examen" du pourvoi, même si c'est pour déclarer son irrecevabilité. Au demeurant, l'importance des moyens développés n'exigeait pas une analyse juridique très subtile ni très longue. 


L'illégalité de l'installation


Si la mairie des Sables-d'Olonne a usé de toutes les voies de  recours possibles, cela ne signifie pas qu'elle avait la moindre chance de gagner ce contentieux et d'obtenir l'annulation des injonctions prononcées à son encontre. Peut-être aurait-il pu consulter au préalable son collègue maire de Ploêrmel ? On se souvient que, dans un arrêt du 25 octobre 2017, le Conseil d'État a annulé une décision, d'ailleurs implicite, de cette municipalité bretonne, décidant la mise en place d'une statue monumentale du pape Jean-Paul II, érigée Place Jean-Paul II à Ploërmel. En l'occurence, le juge avait ordonné le retrait de la croix surplombant cette statue, croix évidemment considérée comme un symbole religieux. 

Il s'appuyait sur les termes mêmes de l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 qui interdit "à l'avenir" d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur "quelque emplacement public que ce soit", à l'exception des édifices servant au culte,  des cimetières ainsi que des musées ou expositions. "A l'avenir", cette formule signifie tout simple que peuvent demeurer en place les signes et emblèmes antérieurs à 1905, mais qu'il est est interdit d'en installer de nouveaux. La décision d'installer la statue de Ploërmel sur une place publique avait été prise en 2006. Celle d'installer la statue de Saint Michel aux Sables-d'Olonne était tout aussi implicite que celle de Ploërmel, les élus ayant en commun d'oublier de demander au conseil municipal de délibérer sur ce sujet. En tout cas, il n'est pas contesté que cette décision a été prise en 2018, la statue ayant été placée sur une parcelle du domaine public communal située place Jean Jaurès. Quant au caractère religieux de la statue de Saint-Michel, il a été affirmé dès le jugement du tribunal administratif de Nantes et la CAA a estimé sa motivation convaincante. Cette appréciation relève donc exclusivement des juges du fond.

Le recours devant le Conseil d'État déposé par le maire des Sables d'Olonne n'avait donc aucune chance de prospérer. L'élu ne pouvait l'ignorer, mais il ne fait aucun doute que l'opération était surtout destinée à donner satisfaction à des électeurs vendéens qui feignent souvent, comme leurs élus, d'ignorer l'existence même de la loi de Séparation. 

A cet égard, on peut penser que le Conseil a déclaré l'irrecevabilité, précisément pour sanctionner un pourvoi qui s'analysait finalement comme une posture politique. Et sans doute a-t-il voulu rappeler que la loi de la République s'applique sur le territoire de la République, y compris en Vendée. La statue de Saint Michel sera donc déboulonnée, en raison de l'influence catastrophique du wokisme qui sévit au Palais-Royal. Bien entendu, il ne s'agit en aucun cas de détruire cette statue, mais tout simplement de la déplacer dans un lieu plus conforme à sa vocation, lieu de culte ou école religieuse par exemple. Quant aux électeurs des Sables, ils sont aussi contribuables. Sans doute seront-ils heureux d'apprendre que leurs impôts ont permis de financer trois recours, tous inutiles. 

 


La liberté de culte : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, section 2



samedi 8 avril 2023

Rio ne répond plus


Dans une ordonnance du 5 avril 2023, le juge des référés du Conseil d'État reconnaît le caractère obligatoire du port du numéro d'identification individuelle des forces de l'ordre. Il écarte toutefois une demande de référé-liberté visant à enjoindre au ministre de l'Intérieur de prendre toutes mesures utiles susceptibles de rendre effectif le port de ce numéro par les policiers et les gendarmes.

 

Le RIO

 

Le Référentiel des identités et de l'organisation (RIO) est un matricule à sept chiffres qui doit être arboré de manière visible par tous les agents placés sous l'autorité du ministère de l'Intérieur. Il concerne donc les fonctionnaires du ministère, le corps préfectoral et les agents administratifs en préfecture. Mais il concerne aussi, et c'est ce qui est en cause en l'espèce, les membres des forces de l'ordre, police nationale et Gendarmerie. Ils doivent le porter sur leur uniforme, ou sur un brassard, s'ils n'exercent pas leurs fonctions en uniforme.

Cette obligation a un fondement réglementaire, avec l'article R434-15 du Code de la sécurité intérieure, qui précise que l'agent, "sauf exception justifiée par le service auquel il appartient ou la nature des missions qui lui sont confiées, se conforme aux prescriptions relatives à son identification individuelle". Seuls en sont dispensés les personnels travaillant dans les services de renseignement ou ceux chargés de la sécurité des services diplomatiques à l'étranger.

On observe toutefois une réelle répugnance des personnels de police à arborer le RIO, et nul n'ignore que les syndicats de police ne sont pas sans influence au ministère de l'Intérieur. Le juge des référés affirme clairement l'existence de cette contrainte, et reconnaît volontiers que "l'obligation de port du numéro d'identification n'a pas été respectée en différentes occasions par des agents de la police nationale pendant l'exécution de leurs missions, en particulier lors d'opérations de maintien de l'ordre (...)". Son refus d'injonction ne repose cependant pas, comme certains commentateurs ont fait semblant de le penser, sur une volonté délibérée de dispenser les forces de l'ordre du port du RIO. Les motifs doivent en être recherchés dans d'autres directions.

 

 

Si tu vas à Rio. Dario Moreno

24 février 1966. Archives de l'INA

 

Les libertés invoquées

 

D'abord, il faut bien reconnaître que le recours en référé aurait sans doute mérité une analyse juridique préalable un peu plus substantielle. La demande a été déposée par l'Association des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), la Ligue des droits de l’homme (LDH), le Syndicat des avocats de France, et le Syndicat de la magistrature. Elle intervient immédiatement après les violences intervenues lors de la manifestation Sainte-Soline contre les "méga-bassines". La requête énumère pêle-mêle un certains nombre de "libertés fondamentales" auxquelles l'absence de port du RIO porterait une "atteinte grave et immédiate". Cette formulation est celle de l'article L. 521-2 du code de justice administrative qui énonce ainsi les conditions du référé-liberté.

En l'espèce, les associations requérantes affirment que l'absence de RIO porte atteinte à "la liberté de manifester, à la liberté de réunion, au droit au respect de la vie, à la prohibition des tortures et traitements inhumains ou dégradants et au droit de chacun de pouvoir identifier ou de faire identifier les agents des autorités publiques dans l'exercice de leurs fonction".  

Observons d'emblée que la liberté de réunion n'est pas réellement en cause dans le cas de violences intervenues lors de rassemblements dans l'espace public et sur les voies publiques, comme à Sainte-Soline. La loi du 30 juin 1881 limite en effet le champ d'application de cette liberté aux rassemblements se déroulant hors des voies publiques. La liberté de manifestation est en revanche pleinement en cause. Mais il est tout de même délicat d'affirmer que le port du RIO entrave le libre exercice de la liberté de manifester. Le fait qu'un policier ne porte pas le RIO n'a jamais empêché personne de manifester, heureusement. De même, le droit à la vie et la prohibition des traitements inhumains et dégradants sont certainement des "libertés fondamentales", mais le lien de causalité entre l'absence de RIO et de telles violations des droits de l'homme ne saute pas aux yeux. Serait-il possible de considérer que le port de cet accessoire suffirait à supprimer toute violence lors des opérations de maintien de l'ordre ? 

Enfin, le "droit de chacun de pouvoir identifier ou de faire identifier les agents des autorités publiques dans l'exercice de leurs fonction" a quelque chose d'extrêmement sympathique, et on aimerait qu'il existe. Hélas, il ne figure pas dans la liste de 39 "libertés fondamentales" susceptibles de donner lieu à un référé-liberté, liste dressée par le Conseil d'État lui-même et qu'il s'est donné la peine de publier sur son site. N'y figure pas davantage, même si c'est sans doute regrettable, le droit de demander des comptes à l'administration. Il est dommage que le juge des référés n'ait pas profité de l'occasion qui lui était offerte de consacrer ce droit comme "liberté fondamentale", dès lors qu'il peut être déduit de l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Cette reconnaissance n'aurait sans doute pas empêché le rejet de la demande de référé, mais aurait permis une avancée jurisprudentielle non négligeable.

 

Les lacunes du dossier

 

Le juge des référés refuse pourtant d'entrer dans ce débat, et se borne à faire état des lacunes, non pas juridiques mais matérielles du dossier. Il note que les pièces qui ont été versées sont des photos et des vidéos montrant des agents de la police nationale qui, pendant des opérations de maintien de l'ordre, n'arborent pas le RIO, du moins pas de manière visible. Nul ne conteste l'authenticité de ces documents, ni le fait que ces policiers ne respectaient pas le cadre réglementaire qui leur est imposé.

Le problème n'est pas tant l'exactitude des faits que l'ampleur du phénomène. Il est évident que les manifestants de Sainte-Soline ne se sont pas précipités pour photographier policiers et gendarmes portant le RIO. Il est donc matériellement impossible de connaître l'ampleur réelle de ces manquements. Par ailleurs, les éléments fournis par le ministère de l'Intérieur témoignent d'instructions régulières données par l'autorité hiérarchique demandant aux agents de porter leur numéro d'identification. Le juge des référés a donc pris acte du fait qu'il ne connaissait pas l'ampleur du phénomène et que la responsabilité du ministère de l'Intérieur ne semble pas clairement engagée, puisqu'il rappelle régulièrement aux agents l'obligation à laquelle ils sont astreints. 

 

Les conséquences de l'absence de port du RIO


L'un des éléments essentiels de l'analyse du juge des référés se trouve dans un refus de considérer que l'absence de RIO entraine nécessairement une impossibilité totale d'identifier les agents de la police et de la gendarmerie intervenant dans le cadre d'opérations de maintien de l'ordre. Il fait ainsi observer que l'équipement des agents indique clairement leur unité, ce qui permet de faire des enquêtes et, le cas échéant, d'engager des poursuites. L'absence de RIO n'empêche donc pas l'identification d'éventuels auteurs de violences policières. Certes, mais elle ne les facilite pas davantage.

Convenons que le juge des référés ne pouvait pas réellement statuer autrement. Il lui appartient  de prendre des décisions pour empêcher des manquements graves et immédiats à des libertés fondamentales, pas d'imposer aux agents publics, de manière générale, le respect de leurs obligations hiérarchiques. Ce rôle incombe au ministère de l'Intérieur et, sur ce point, on peut évidemment regretter qu'il n'ait pas été en mesure d'imposer efficacement le port du RIO. Le juge administratif n'a pas pour fonction de se substituer au pouvoir hiérarchique, et c'est au ministre, pour une fois, d'imposer sa volonté à des syndicats de police peut-être un peu trop puissants. Saura-t-il entendre ce message ? En l'absence de réponse ferme, la jurisprudence pourrait peut-être évoluer.


La liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1§ 2


mercredi 5 avril 2023

CEDH : le transgenre à transformations

Dans son arrêt du 4 avril 2023 O. H. et G. H. c. Allemagne, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) est saisie d'un cas très particulier. Le premier requérant O. H. veut être considéré dans les registres de l'état civil allemand comme le père du second requérant, G. H., né en 2013. Mais les choses ne sont pas simples. En effet, O. H., né de sexe féminin, a donné naissance à l'enfant, au moyen d'un don de gamètes, après avoir interrompu un traitement hormonal et être redevenu fertile. Mais il avait, dès 2011, c'est-à-dire avant la naissance de l'enfant, obtenu de l'état civil la transformation de son identité de genre, et les juges allemands avaient alors reconnu qu'il appartenait au sexe masculin. Aujourd'hui, il veut donc être considéré comme le père de l'enfant dont il accouché en 2013. 

La CEDH estime pourtant que les autorités allemandes n'ont pas porté une atteinte excessive à sa vie privée et familiale, ni à celle de l'enfant, en le mentionnant, dans les registres de l'état civil, comme mère de l'enfant. Un homme transgenre peut donc être indiqué comme mère, du simple fait qu'il a donné naissance. C'est précisément ce point qui est contesté par le requérant, en son nom et en celui de l'enfant mineur. Il y voit en effet une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui garantit le droit à la vie privée et familiale.

 

La jurisprudence Garçon et Nicot c. France

 

Il n'est pas contesté que l'article 8 impose des obligations positives aux État, parmi lesquelles figure le respect de l'identité de genre des individus. Ce principe a été rappelé dans une jurisprudence bien établie, en particulier l'arrêt Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017. La CEDH avait alors sanctionné le droit français qui subordonnait le changement d'état-civil à la preuve du "caractère irréversible du changement de l'apparence physique". Pour la Cour, cette exigence portait une atteinte excessive à la vie privée des intéressés. Cette jurisprudence a donc permis à des personnes d'obtenir plus rapidement un état civil conforme à leur identité de genre.

L'inconvénient de cette jurisprudence réside précisément dans la situation décrite dans l'arrêt O. H. et G. H. c. Allemagne. La transformation physique n'étant pas achevée au moment du changement d'état civil, rien n'empêche celui qui vient d'acquérir l'identité masculine, d'interrompre son traitement pour redevenir une femme, le temps d'une grossesse. On reconnaît toutefois que cet inconvénient est très marginal, car de tels choix sont rarissimes.

 

 

Calvin & Hobbes. Bill Watterson

 

Une large marge d'appréciation des États


Dans le cas présent, l'État bénéficie d'une large marge d'appréciation. La CEDH se montre en effet très respectueuse de l'autonomie des États lorsque des questions morales et éthiques sont en cause, et surtout lorsqu'elles n'ont pas, ou pas encore, suscité de consensus entre les parties signataires de la Convention européenne.

Cette marge d'appréciation ne devient plus étroite que lorsque la question posée porte sur un aspect particulièrement important de l'existence ou de l'identité d'une personne, principe rappelé dans l'arrêt S. H. et autres c. Autriche du 3 novembre 2011. De même, dans la célèbre affaire Mennesson c. France du 26 juin 2014,  la CEDH affirme que l'intérêt supérieur des enfants nés aux Etats-Unis d'une gestation pour autrui (GPA) est d'avoir un état civil français, élément de leur identité au sein de la société de notre pays. Dans son arrêt du 4 avril 2023, la Cour constate que la situation est bien différente. Le premier requérant ne conteste pas les inscriptions d'état civil le concernant mais celles concernant son enfant. Quant au second requérant, l'enfant, son identité de genre n'est pas en cause, mais seulement celle de son parent. En tout état de cause, sa filiation est parfaitement établie, même si elle est maternelle et non pas paternelle.

Enfin, la CEDH observe l'absence de consensus sur ces questions entre les États. Seuls cinq membres du Conseil de l'Europe ont prévu la mention dans les registres d'état civil du sexe reconnu, alors que la majorité des États continuer de considérer la personne ayant accouché d’un enfant comme étant la mère de celui‑ci. 

Cette large marge d'appréciation de l'État n'empêche évidemment pas la CEDH de se pencher sur le moyen essentiel articulé par les requérants. L'éventuelle atteinte à la vie privée et familiale doit être envisagée, dans le respect du principe général de primauté de l'intérêt supérieur de l'enfant.


L'intérêt supérieur de l'enfant


La CEDH observe que le contentieux relatif à l'enfant concerne son inscription sur le registre des naissances, ce qui signifie que la question de son bien-être n'est pas posée. En revanche, la justice allemande a largement fait référence à son droit de connaître ses origines, et à son éventuel désir de voir reconnaître la paternité de son père biologique. Or, reconnaître la paternité du parent qui a accouché revient à contraindre le père biologique à une action en désaveu de paternité, action qui n'est évidemment pas dans l'intérêt de l'enfant.

Surtout, la CEDH est sensible à l'argument de sécurité juridique invoqué par les autorités allemandes. Le rattachement d'un enfant à ses parents suivant leurs fonctions procréatrices lui permet en effet de bénéficier d'une filiation stable, avec un père et une mère qui ne changeront pas. Or, le risque d'un parent transgenre souhaitant annuler la décision de changement de genre est certes réduit, mais pas pour autant purement théorique. Cette filiation liée à la fonction procréatrice présente enfin l'avantage, aux yeux du droit allemand, d'empêcher la gestation pour autrui, prohibée dans le pays. Et l'on sait que la CEDH, notamment dans son arrêt Paradiso et Campanelli du 24 janvier 2017, estime que les États peuvent légitimement considérer cette interdiction comme relevant de l'intérêt général.

Cette décision ne va certainement pas bouleverser le droit français. La Cour de cassation a déjà été confrontée à une situation comparable et s'est prononcée dans une décision du 16 septembre 2020. A l'époque, elle était saisie du cas d'un couple marié, parents de deux enfants, couple dans lequel le mari avait demandé et obtenu un changement de genre avant d'achever sa conversion sexuelle. Ce couple désormais composé de deux femmes à l'état civil, avait pourtant conçu un troisième enfant. Et celui qui était devenu juridiquement une femme demandait que soit reconnu à on profit un lien de filiation maternelle. La Cour de cassation refuse. A ses yeux, le choix d'une filiation paternelle correspond à la réalité biologique et n'emporte pas de conséquences excessives sur la vie privée du parent transgenre qui n'est évidemment pas contraint de renoncer à sa nouvelle identité sexuelle. Quant à l'enfant, il ne subit aucun dommage particulier et aura, au contraire, la même filiation que les autres membres de sa fratrie.

La CEDH rejoint donc la Cour de cassation dans la recherche, non pas tant d'une vérité biologique reposant sur l'idée qu'un enfant doit avoir un père et mère, mais plutôt d'une sécurité de sa filiation. Dans une situation complexe, il est parfois utile de revenir aux concepts de base.



Le droit à l'identité de genre : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 1.

vendredi 31 mars 2023

Le Fact Checking de LLC : Participer à une manifestation non déclarée ou à une manifestation interdite, c'est différent


"Il faut savoir qu'être dans une manifestation non déclarée est un délit, mérite une interpellation". Ces propos ont été tenus par le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, lors d'une visite aux forces de police, le 21 mars 2023. Il visait, à l'évidence, les rassemblements qui ont eu lieu depuis l'utilisation de l'article 49-3 de la Constitution par la Première ministre. Alors que les manifestations précédentes, initiées par les syndicats, avaient donné lieu à déclaration, conformément au droit commun, ces rassemblements plus ou moins spontanés sont initiés par les réseaux sociaux, sans procédure déclaratoire et sans organisateurs identifiés. Les propos du ministre ont eu un écho supplémentaire après les évènements de Sainte-Soline qui se sont produits alors même que la préfète du département avait pris un arrêté d'interdiction de la manifestation.

On doit constater d'emblée que les deux situations ne sont pas identiques. Dans le premier cas, celui des manifestations contre l'usage de l'article 49-3, la situation qui doit être éclaircie est celle des participants à une manifestation déclarée. Dans le second cas, Sainte-Soline, c'est le cas des participants à une manifestation interdite qui est soulevé. 

 

La participation à une manifestation interdite


Lorsque la manifestation est interdite, le droit positif a le mérite de la clarté. Le décret du 20 mars 2019 introduit dans le code pénal un article R 644-4 qui énonce : "Le fait de participer à une manifestation sur la voie publique interdite sur le fondement des dispositions de l'article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure est puni de l'amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe". Tout participant à une manifestation interdite peut donc se voir condamner à une contravention de 135 €.

Les propos visant à présenter les manifestants de Sainte-Soline comme des jeunes gens pacifiques simplement désireux de faire une marche dans la campagne sont donc sans influence sur l'illicéité de leur participation à la manifestation. L'infraction est constituée par le seul fait de participer à un rassemblement interdit. Bien entendu, d'autres poursuites sont possibles pour sanctionner les violences commises.

 

La participation à une manifestation non déclarée 


La situation est un peu plus compliquée dans le cas d'une manifestation non déclarée. En effet, un principe général du droit pénal affirme qu'il n'y a pas d'infraction sans texte. Et précisément, aucun texte ne prévoit ce cas de figure. 

La chambre criminelle de la Cour de cassation s'est prononcée sur cette question dans un arrêt du 14 juin 2022. Elle est alors saisie par un requérant qui a été condamné, sur le fondement de l'article R 644-4 du code de procédure pénale, à une amende de 135 € pour avoir participé à une manifestation non déclarée. Cela signifie que les juges du fond ont considéré qu'une manifestation qui n'était pas déclarée était interdite. Or, il n'en est rien. Sur le plan juridique, une manifestation interdite est celle qui a fait l'objet d'un arrêté d'interdiction. Une manifestation qui n'est pas déclarée n'est donc pas officiellement interdite. En l'état actuel du droit, aucune disposition légale ou réglementaire n'incrimine le seul fait de participer à une manifestation non déclarée.

En cassant la condamnation du requérant, la Cour de cassation applique le principe classique nullem crimen nulla poena sine lege. Il n'y a pas d'infraction sans texte, et la Cour de cassation sanctionne les juges du fond qui avaient assimilé deux situations juridiquement distinctes, l'interdiction et l'absence de déclaration. 

On pourrait s'étonner dans ce vide normatif dans un domaine pourtant particulièrement sensible. Son motif réside d'abord dans les difficultés de preuve. Une fois devant le juge, les participants à une manifestation non déclarée racontent avoir été sollicités pour se joindre au cortège en ignorant que les organisateurs ne s'étaient pas pliés à la procédure déclaration. Ils ne sont certes pas toujours de très bonne foi, mais comment le prouver ? 

Est-il pour autant impossible de poursuivre les participants à une manifestation non déclarée ? Il faut alors distinguer deux hypothèses. 

 

 

Manifestation devant le journal Le Gaulois. Jules Le Natur (né en 1851)
 

 

La manifestation sans violences

 

La première est l'hypothèse optimiste. Tout se passe bien, et la manifestation non déclarée ressemble étrangement à une manifestation déclarée, pacifique et parfaitement encadrée. L'article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme protège la liberté de réunion « pacifique », et elle le rappelle dans son arrêt du 2 octobre 2001, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie. Peu importe la gêne occasionnée par le rassemblement, dès lors qu'il n'est pas violent. Dans l'arrêt de Grande Chambre du 15 octobre 2015, Kudrevicius et autres c. Lituanie, la CEDH estime ainsi que le blocage total par des agriculteurs des trois axes routiers les plus importants du pays, « au mépris flagrant des ordres de la police et des intérêts et droits des usages de la route » constitue un comportement répréhensible mais pas violent. Dès lors que le caractère pacifique est maintenu, la manifestation non déclarée est finalement gérée comme une manifestation déclarée, et ses participants ne seront pas poursuivis du seul fait de cette absence de déclaration.

 

La manifestation avec violences 

 

Hélas, il y a aussi une seconde hypothèse, pessimiste. Tout se passe mal, la manifestation non déclarée se traduit pas des violences et n'est donc plus "pacifique" au sens de l'article 11 de la Convention européenne. La protection offerte par ces dispositions ne couvre pas, en effet, les manifestations dont les organisateurs et participants sont animés par des intentions violentes ou incitent à la violence. Le droit français est conforme à ces dispositions.

Si une manifestation trouble l’ordre public ou est seulement susceptible de le troubler, elle est alors qualifiée d’attroupement et peut être dissipée par la force publique après deux sommations, sur le fondement de l'article 431-3 du code pénal. A ce stade, le fait de continuer volontairement de participer au rassemblement après les sommations est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Cette condamnation peut s'accompagner de circonstances aggravantes lorsque le manifestant est porteur d’une arme ou dissimule son visage pour ne pas être identifié (art. 431-4 et art. 431-5 c. pén.).

A ces infractions éventuelles, s'en ajoutent d'autres, connexes à la manifestation. Elles sont le fait de ceux qui profitent du rassemblement pour se livrer à des infractions de droit commun, violences volontaires, pillages, incendies etc. Elles sont donc réprimées selon ce même droit commun, avec la circonstance aggravante qu’elles sont généralement commises en réunion.

Finalement, le critère essentiel utilisé par le droit positif en matière de droit pénal des manifestations n'est pas la distinction en manifestations déclarées, non déclarées ou interdites. C'est plutôt celui de la violence, car une manifestation parfaitement déclarée peut aussi s'achever dans le chaos et susciter des condamnations sévères. La phrase prononcée par Gérald Darmanin est donc parfaitement fausse et ne rend pas compte du droit positif. 

De manière un peu surprenante, ces propos ont donné lieu à une demande de référé-liberté déposée par un ancien élu de Grenoble, Raymond Avrillier. Sans doute s'agissait-il d'un recours destiné uniquement à l'opinion publique, invoquant à la fois une atteinte à la liberté de circulation et à la liberté de manifestation. Mais il n'avait guère d'espoir de prospérer, sauf à considérer que le requérant était aussi ignorant du droit positif que le ministre de l'Intérieur qu'il attaquait. Il était en effet pour le moins étrange de demander au juge de référé de suspendre un acte qui n'existait pas, la déclaration du ministre n'ayant donné lieu à aucune décision administrative. L'irrecevabilité était donc certaine. Mais précisément parce qu'il n'y avait aucun enjeu contentieux, la décision offre au juge des référé l'occasion de déclarer  que "pour regrettables qu'elles soient en raison de leur caractère erroné", les déclarations du ministre "ne sont pas susceptibles d'avoir par elles-mêmes des effets notables sur l'exercice de la liberté de manifester et de se réunir". Espérons que cette petite pichenette du juge administratif incitera Gérald Darmanin à s'informer sur le droit positif. Cela peut se révéler utile au regard des fonctions qu'il exerce.

 

Sur la liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 1, section 1 § 2.