« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 5 avril 2023

CEDH : le transgenre à transformations

Dans son arrêt du 4 avril 2023 O. H. et G. H. c. Allemagne, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) est saisie d'un cas très particulier. Le premier requérant O. H. veut être considéré dans les registres de l'état civil allemand comme le père du second requérant, G. H., né en 2013. Mais les choses ne sont pas simples. En effet, O. H., né de sexe féminin, a donné naissance à l'enfant, au moyen d'un don de gamètes, après avoir interrompu un traitement hormonal et être redevenu fertile. Mais il avait, dès 2011, c'est-à-dire avant la naissance de l'enfant, obtenu de l'état civil la transformation de son identité de genre, et les juges allemands avaient alors reconnu qu'il appartenait au sexe masculin. Aujourd'hui, il veut donc être considéré comme le père de l'enfant dont il accouché en 2013. 

La CEDH estime pourtant que les autorités allemandes n'ont pas porté une atteinte excessive à sa vie privée et familiale, ni à celle de l'enfant, en le mentionnant, dans les registres de l'état civil, comme mère de l'enfant. Un homme transgenre peut donc être indiqué comme mère, du simple fait qu'il a donné naissance. C'est précisément ce point qui est contesté par le requérant, en son nom et en celui de l'enfant mineur. Il y voit en effet une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui garantit le droit à la vie privée et familiale.

 

La jurisprudence Garçon et Nicot c. France

 

Il n'est pas contesté que l'article 8 impose des obligations positives aux État, parmi lesquelles figure le respect de l'identité de genre des individus. Ce principe a été rappelé dans une jurisprudence bien établie, en particulier l'arrêt Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017. La CEDH avait alors sanctionné le droit français qui subordonnait le changement d'état-civil à la preuve du "caractère irréversible du changement de l'apparence physique". Pour la Cour, cette exigence portait une atteinte excessive à la vie privée des intéressés. Cette jurisprudence a donc permis à des personnes d'obtenir plus rapidement un état civil conforme à leur identité de genre.

L'inconvénient de cette jurisprudence réside précisément dans la situation décrite dans l'arrêt O. H. et G. H. c. Allemagne. La transformation physique n'étant pas achevée au moment du changement d'état civil, rien n'empêche celui qui vient d'acquérir l'identité masculine, d'interrompre son traitement pour redevenir une femme, le temps d'une grossesse. On reconnaît toutefois que cet inconvénient est très marginal, car de tels choix sont rarissimes.

 

 

Calvin & Hobbes. Bill Watterson

 

Une large marge d'appréciation des États


Dans le cas présent, l'État bénéficie d'une large marge d'appréciation. La CEDH se montre en effet très respectueuse de l'autonomie des États lorsque des questions morales et éthiques sont en cause, et surtout lorsqu'elles n'ont pas, ou pas encore, suscité de consensus entre les parties signataires de la Convention européenne.

Cette marge d'appréciation ne devient plus étroite que lorsque la question posée porte sur un aspect particulièrement important de l'existence ou de l'identité d'une personne, principe rappelé dans l'arrêt S. H. et autres c. Autriche du 3 novembre 2011. De même, dans la célèbre affaire Mennesson c. France du 26 juin 2014,  la CEDH affirme que l'intérêt supérieur des enfants nés aux Etats-Unis d'une gestation pour autrui (GPA) est d'avoir un état civil français, élément de leur identité au sein de la société de notre pays. Dans son arrêt du 4 avril 2023, la Cour constate que la situation est bien différente. Le premier requérant ne conteste pas les inscriptions d'état civil le concernant mais celles concernant son enfant. Quant au second requérant, l'enfant, son identité de genre n'est pas en cause, mais seulement celle de son parent. En tout état de cause, sa filiation est parfaitement établie, même si elle est maternelle et non pas paternelle.

Enfin, la CEDH observe l'absence de consensus sur ces questions entre les États. Seuls cinq membres du Conseil de l'Europe ont prévu la mention dans les registres d'état civil du sexe reconnu, alors que la majorité des États continuer de considérer la personne ayant accouché d’un enfant comme étant la mère de celui‑ci. 

Cette large marge d'appréciation de l'État n'empêche évidemment pas la CEDH de se pencher sur le moyen essentiel articulé par les requérants. L'éventuelle atteinte à la vie privée et familiale doit être envisagée, dans le respect du principe général de primauté de l'intérêt supérieur de l'enfant.


L'intérêt supérieur de l'enfant


La CEDH observe que le contentieux relatif à l'enfant concerne son inscription sur le registre des naissances, ce qui signifie que la question de son bien-être n'est pas posée. En revanche, la justice allemande a largement fait référence à son droit de connaître ses origines, et à son éventuel désir de voir reconnaître la paternité de son père biologique. Or, reconnaître la paternité du parent qui a accouché revient à contraindre le père biologique à une action en désaveu de paternité, action qui n'est évidemment pas dans l'intérêt de l'enfant.

Surtout, la CEDH est sensible à l'argument de sécurité juridique invoqué par les autorités allemandes. Le rattachement d'un enfant à ses parents suivant leurs fonctions procréatrices lui permet en effet de bénéficier d'une filiation stable, avec un père et une mère qui ne changeront pas. Or, le risque d'un parent transgenre souhaitant annuler la décision de changement de genre est certes réduit, mais pas pour autant purement théorique. Cette filiation liée à la fonction procréatrice présente enfin l'avantage, aux yeux du droit allemand, d'empêcher la gestation pour autrui, prohibée dans le pays. Et l'on sait que la CEDH, notamment dans son arrêt Paradiso et Campanelli du 24 janvier 2017, estime que les États peuvent légitimement considérer cette interdiction comme relevant de l'intérêt général.

Cette décision ne va certainement pas bouleverser le droit français. La Cour de cassation a déjà été confrontée à une situation comparable et s'est prononcée dans une décision du 16 septembre 2020. A l'époque, elle était saisie du cas d'un couple marié, parents de deux enfants, couple dans lequel le mari avait demandé et obtenu un changement de genre avant d'achever sa conversion sexuelle. Ce couple désormais composé de deux femmes à l'état civil, avait pourtant conçu un troisième enfant. Et celui qui était devenu juridiquement une femme demandait que soit reconnu à on profit un lien de filiation maternelle. La Cour de cassation refuse. A ses yeux, le choix d'une filiation paternelle correspond à la réalité biologique et n'emporte pas de conséquences excessives sur la vie privée du parent transgenre qui n'est évidemment pas contraint de renoncer à sa nouvelle identité sexuelle. Quant à l'enfant, il ne subit aucun dommage particulier et aura, au contraire, la même filiation que les autres membres de sa fratrie.

La CEDH rejoint donc la Cour de cassation dans la recherche, non pas tant d'une vérité biologique reposant sur l'idée qu'un enfant doit avoir un père et mère, mais plutôt d'une sécurité de sa filiation. Dans une situation complexe, il est parfois utile de revenir aux concepts de base.



Le droit à l'identité de genre : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 1.

vendredi 31 mars 2023

Le Fact Checking de LLC : Participer à une manifestation non déclarée ou à une manifestation interdite, c'est différent


"Il faut savoir qu'être dans une manifestation non déclarée est un délit, mérite une interpellation". Ces propos ont été tenus par le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, lors d'une visite aux forces de police, le 21 mars 2023. Il visait, à l'évidence, les rassemblements qui ont eu lieu depuis l'utilisation de l'article 49-3 de la Constitution par la Première ministre. Alors que les manifestations précédentes, initiées par les syndicats, avaient donné lieu à déclaration, conformément au droit commun, ces rassemblements plus ou moins spontanés sont initiés par les réseaux sociaux, sans procédure déclaratoire et sans organisateurs identifiés. Les propos du ministre ont eu un écho supplémentaire après les évènements de Sainte-Soline qui se sont produits alors même que la préfète du département avait pris un arrêté d'interdiction de la manifestation.

On doit constater d'emblée que les deux situations ne sont pas identiques. Dans le premier cas, celui des manifestations contre l'usage de l'article 49-3, la situation qui doit être éclaircie est celle des participants à une manifestation déclarée. Dans le second cas, Sainte-Soline, c'est le cas des participants à une manifestation interdite qui est soulevé. 

 

La participation à une manifestation interdite


Lorsque la manifestation est interdite, le droit positif a le mérite de la clarté. Le décret du 20 mars 2019 introduit dans le code pénal un article R 644-4 qui énonce : "Le fait de participer à une manifestation sur la voie publique interdite sur le fondement des dispositions de l'article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure est puni de l'amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe". Tout participant à une manifestation interdite peut donc se voir condamner à une contravention de 135 €.

Les propos visant à présenter les manifestants de Sainte-Soline comme des jeunes gens pacifiques simplement désireux de faire une marche dans la campagne sont donc sans influence sur l'illicéité de leur participation à la manifestation. L'infraction est constituée par le seul fait de participer à un rassemblement interdit. Bien entendu, d'autres poursuites sont possibles pour sanctionner les violences commises.

 

La participation à une manifestation non déclarée 


La situation est un peu plus compliquée dans le cas d'une manifestation non déclarée. En effet, un principe général du droit pénal affirme qu'il n'y a pas d'infraction sans texte. Et précisément, aucun texte ne prévoit ce cas de figure. 

La chambre criminelle de la Cour de cassation s'est prononcée sur cette question dans un arrêt du 14 juin 2022. Elle est alors saisie par un requérant qui a été condamné, sur le fondement de l'article R 644-4 du code de procédure pénale, à une amende de 135 € pour avoir participé à une manifestation non déclarée. Cela signifie que les juges du fond ont considéré qu'une manifestation qui n'était pas déclarée était interdite. Or, il n'en est rien. Sur le plan juridique, une manifestation interdite est celle qui a fait l'objet d'un arrêté d'interdiction. Une manifestation qui n'est pas déclarée n'est donc pas officiellement interdite. En l'état actuel du droit, aucune disposition légale ou réglementaire n'incrimine le seul fait de participer à une manifestation non déclarée.

En cassant la condamnation du requérant, la Cour de cassation applique le principe classique nullem crimen nulla poena sine lege. Il n'y a pas d'infraction sans texte, et la Cour de cassation sanctionne les juges du fond qui avaient assimilé deux situations juridiquement distinctes, l'interdiction et l'absence de déclaration. 

On pourrait s'étonner dans ce vide normatif dans un domaine pourtant particulièrement sensible. Son motif réside d'abord dans les difficultés de preuve. Une fois devant le juge, les participants à une manifestation non déclarée racontent avoir été sollicités pour se joindre au cortège en ignorant que les organisateurs ne s'étaient pas pliés à la procédure déclaration. Ils ne sont certes pas toujours de très bonne foi, mais comment le prouver ? 

Est-il pour autant impossible de poursuivre les participants à une manifestation non déclarée ? Il faut alors distinguer deux hypothèses. 

 

 

Manifestation devant le journal Le Gaulois. Jules Le Natur (né en 1851)
 

 

La manifestation sans violences

 

La première est l'hypothèse optimiste. Tout se passe bien, et la manifestation non déclarée ressemble étrangement à une manifestation déclarée, pacifique et parfaitement encadrée. L'article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme protège la liberté de réunion « pacifique », et elle le rappelle dans son arrêt du 2 octobre 2001, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie. Peu importe la gêne occasionnée par le rassemblement, dès lors qu'il n'est pas violent. Dans l'arrêt de Grande Chambre du 15 octobre 2015, Kudrevicius et autres c. Lituanie, la CEDH estime ainsi que le blocage total par des agriculteurs des trois axes routiers les plus importants du pays, « au mépris flagrant des ordres de la police et des intérêts et droits des usages de la route » constitue un comportement répréhensible mais pas violent. Dès lors que le caractère pacifique est maintenu, la manifestation non déclarée est finalement gérée comme une manifestation déclarée, et ses participants ne seront pas poursuivis du seul fait de cette absence de déclaration.

 

La manifestation avec violences 

 

Hélas, il y a aussi une seconde hypothèse, pessimiste. Tout se passe mal, la manifestation non déclarée se traduit pas des violences et n'est donc plus "pacifique" au sens de l'article 11 de la Convention européenne. La protection offerte par ces dispositions ne couvre pas, en effet, les manifestations dont les organisateurs et participants sont animés par des intentions violentes ou incitent à la violence. Le droit français est conforme à ces dispositions.

Si une manifestation trouble l’ordre public ou est seulement susceptible de le troubler, elle est alors qualifiée d’attroupement et peut être dissipée par la force publique après deux sommations, sur le fondement de l'article 431-3 du code pénal. A ce stade, le fait de continuer volontairement de participer au rassemblement après les sommations est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Cette condamnation peut s'accompagner de circonstances aggravantes lorsque le manifestant est porteur d’une arme ou dissimule son visage pour ne pas être identifié (art. 431-4 et art. 431-5 c. pén.).

A ces infractions éventuelles, s'en ajoutent d'autres, connexes à la manifestation. Elles sont le fait de ceux qui profitent du rassemblement pour se livrer à des infractions de droit commun, violences volontaires, pillages, incendies etc. Elles sont donc réprimées selon ce même droit commun, avec la circonstance aggravante qu’elles sont généralement commises en réunion.

Finalement, le critère essentiel utilisé par le droit positif en matière de droit pénal des manifestations n'est pas la distinction en manifestations déclarées, non déclarées ou interdites. C'est plutôt celui de la violence, car une manifestation parfaitement déclarée peut aussi s'achever dans le chaos et susciter des condamnations sévères. La phrase prononcée par Gérald Darmanin est donc parfaitement fausse et ne rend pas compte du droit positif. 

De manière un peu surprenante, ces propos ont donné lieu à une demande de référé-liberté déposée par un ancien élu de Grenoble, Raymond Avrillier. Sans doute s'agissait-il d'un recours destiné uniquement à l'opinion publique, invoquant à la fois une atteinte à la liberté de circulation et à la liberté de manifestation. Mais il n'avait guère d'espoir de prospérer, sauf à considérer que le requérant était aussi ignorant du droit positif que le ministre de l'Intérieur qu'il attaquait. Il était en effet pour le moins étrange de demander au juge de référé de suspendre un acte qui n'existait pas, la déclaration du ministre n'ayant donné lieu à aucune décision administrative. L'irrecevabilité était donc certaine. Mais précisément parce qu'il n'y avait aucun enjeu contentieux, la décision offre au juge des référé l'occasion de déclarer  que "pour regrettables qu'elles soient en raison de leur caractère erroné", les déclarations du ministre "ne sont pas susceptibles d'avoir par elles-mêmes des effets notables sur l'exercice de la liberté de manifester et de se réunir". Espérons que cette petite pichenette du juge administratif incitera Gérald Darmanin à s'informer sur le droit positif. Cela peut se révéler utile au regard des fonctions qu'il exerce.

 

Sur la liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 1, section 1 § 2.

 

 

mardi 28 mars 2023

Années de plomb : le refus d'extrader les Italiens


La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 28 mars 2023, confirme l'avis défavorable donné à l'extradition d'une dizaine de ressortissants italiens vivant en France depuis une durée s'échelonnant, selon les cas, entre vingt-cinq et quarante ans.Tous avaient été condamnés par la justice italienne, le plus souvent par contumace, pour des attentats terroristes commis par les Brigades Rouges en Italie durant les années de plomb, entre 1972 et 1981. Leur profil est très comparable, et pour simplifier la compréhension de la procédure, le commentaire portera donc essentiellement sur l'arrêt publié sur le site de la Cour de cassation. Les pourvois ont été déposés par le Procureur générale près la Cour d'appel de Paris.

En l'espèce, le requérant, M. A. X., a fait l'objet d'une demande d'extradition formulée par les autorités italiennes le 20 janvier 2020. Le but était l'exécution d'une peine d'emprisonnement à perpétuité prononcée par la Cour d'assises d'appel de Milan, le 28 novembre 1985 pour des faits remontant à 1980. Remis en liberté en 1982 en attendant son procès, M. A. X a rejoint la France. Il alors obtenu la qualité de réfugié, sur la base d'une doctrine initiée par le Président François Mitterrand, selon laquelle le droit d'asile pouvait être accordé aux personnes condamnées ou recherchées pour actes de nature violente, mais "d'inspiration politique".  


Un instrument d'entraide judiciaire internationale

 

Rappelons que l'extradition est un mécanisme de coopération internationale destiné à empêcher qu’une personne poursuivie puisse s’assurer l’impunité en s’enfuyant à l’étranger. Elle est définie par l’ancienne loi du 10 mars 1927 comme la « remise par le Gouvernement français, sur leur demande, aux gouvernements étrangers de tout individu, non français, qui étant l’objet d’une poursuite intentée au nom de l’État requérant ou d’une condamnation par ses tribunaux est trouvé sur le territoire de la République ». Cette définition demeure en vigueur, alors même que la loi de 1927 a été abrogée par celle du 9 mars 2004 désormais codifiée dans le code de procédure pénale. La loi ne constitue plus cependant qu’un fondement résiduel du droit de l’extradition, largement organisé par des conventions internationales. Les premières furent bilatérales comme les Conventions franco-italienne du 12 mai 1810 ou franco-espagnole du 14 décembre 1877. Le multilatéralisme s’est ensuite développé avec la Convention européenne d’extradition du 13 décembre 1957 et son deuxième protocole, la Convention de Dublin du 27 septembre 1996 qui organise l'extradition entre les États membres de l'Union européenne. C'est précisément sur ce double fondement que se placent les autorités italiennes.

 

Buongiorno, notte. Marco Belloochio. 2003

 

Originalité de la procédure


L’extradition présente l’originalité de faire intervenir les deux ordres de juridiction. Une procédure pénale précède en effet une procédure administrative, incarnée dans un décret d’extradition. Dans le cas de M. A. X., il n'y aura pas de décret d'extradition, et le Conseil d'État ne sera pas saisi. En effet, après l'arrestation et l'interrogatoire de l'intéressé, la Chambre de l’instruction de la Cour d’Appel rend un avis sur l’extradition. Lorsqu’il est défavorable à l’extradition, il a autorité de chose jugée, et le ministre de la Justice ne peut proposer le décret d’extradition à la signature du Premier ministre. La Cour de cassation est alors compétente pour contrôler cet avis. C'est ainsi que, dans deux arrêts du 7 août 2019, elle rappelle que la Chambre de l’instruction doit vérifier la durée de la peine encourue dans l’État demandeur ainsi que les garanties qu’il offre en matière de sécurité de la personne et de droits de la défense. En tout état de cause, le contrôle de la Cour de cassation ne saurait s'étendre aux motifs de l'extradition et doit se limiter au respect des garanties fondamentales de procédure, principe rappelé par la Chambre criminelle le 26 avril 2006.

Dans le cas présent, la Cour de cassation considère que la Chambre de l'instruction a procédé à un examen satisfaisant de la situation juridique du requérant. 


Le droit au juge après une condamnation par contumace


Le premier moyen du pourvoi reproche à la Chambre de l'instruction de n'avoir pas demandé aux autorités italiennes leurs observations après avoir recevoir leur réponse à un complément d'information portant sur les règles de la contumace en Italie.

Selon l'article 696-4 7° du code de procédure pénale, l'extradition ne peut être accordée si elle risque de conduire à ce que la personne soit jugée dans l'État requérant par un tribunal ne garantissant pas les droits de la défense. Or, M. A. X., alors en fuite, a été jugé en Italie par contumace et condamné à l'issue d'une procédure à laquelle il n'était pas présent. La Chambre de l'instruction a donc demandé aux autorités judiciaires italiennes des éléments d'information sur les recours que l'intéressé pourrait engager, dans l'hypothèse où il leur serait remis. Mais aucune réponse précise n'a été donnée, la loi italienne ne garantissant pas au condamné par défaut le droit d'être entendu par un tribunal.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirme clairement qu'une condamnation par contumace doit être analysée comme non conforme au droit à un juste procès, si l'intéressé ne peut ultérieurement obtenir un nouvel examen de sa situation au fond. Cette règle a été formulée dans l'arrêt Samuel Einhorn c. France du 16 octobre 2001. La Cour déclare alors irrecevable la requête d'une personne condamnée pour meurtre aux États-Unis. L'extradition était accordée, car les autorités de Pennsylvanie s'étaient engagées à ce que l'intéressé puisse bénéficier d'un nouveau procès.

La Cour de cassation écarte donc ce moyen, estimant que les éventuelles observations des autorités italiennes n'auraient rien changé au droit positif qui ne prévoit pas de nouveau procès. A cela s'ajoute, même si cette observation ne figure que dans l'avis de l'avocat général, que les autorités italiennes n'ont plus redemandé l'extradition de M. A. X., depuis 1998, et qu'une nouvelle demande semble porter atteinte à l'impératif de "délai raisonnable" exigé par la Convention européenne des droits de l'homme. 


L'atteinte à la vie privée et familiale


Le second moyen invoqué par le Procureur général réside dans le fait que l'extradition ne porterait pas une atteinte disproportionnée à la vie privée et familiale de l'intéressé, garantie par l'article 8 de la Convention européenne. La Chambre de l'instruction porte sur ce point une appréciation souveraine et la Cour de cassation ne s'étend guère sur le sujet. Elle observe simplement que M. A. X. s'est marié en France, qu'il a eu deux enfants, une vie professionnelle et familiale stable, éléments qui témoignent de son insertion dans la société française. En France depuis trente-neuf ans, il n'a plus jamais eu le moindre contact avec l'Italie. A partir de ces éléments, la Chambre de l'instruction a donc pu souverainement conclure qu'une extradition porterait une atteinte excessive à la vie privée et familiale de l'intéressé.

Les demandes d'extradition des Italiens condamnés durant les années de plomb vont probablement se tarir. Leur périodicité relevait d'ailleurs sans doute davantage de considérations liées à la volonté de certains gouvernements italiens de satisfaire l'opinion publique plutôt que d'un réel désir de faire purger une peine de prison à quelqu'un condamné il y a trente ans, pour des faits remontant à plus de quarante ans. On pourra certes regretter l'étrange position idéologique de François Mitterrand qui semblait considérer que les crimes commis par les Brigades Rouges étaient de nature politique. La définition du terrorisme adoptée par notre système juridique suppose en effet que les auteurs de tels faits soient condamnés pour leurs crimes, indépendamment des motifs qui les ont poussés à l'action. Mais on peut aussi regretter une certaine indolence des autorités italiennes qui n'ont pas beaucoup surveillé des criminels dangereux, les laissant finalement partir en France.

Quoi qu'il en soit, l'eau a passé sous les ponts, et les personnes réfugiées en France, du moins celles dont l'Italie demande présentement l'extradition, n'ont plus jamais fait parler d'elles au plan judiciaire. Au contraire, elles ont construit une autre vie et se sont fait oublier. Il est donc temps de leur accorder ce droit à l'oubli, et de renvoyer les années de plomb au travail, non plus des magistrats, mais des historiens.


Sur l'extradition : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2 § 2 D.


samedi 25 mars 2023

L'évacuation administrative des squatters devant le Conseil constitutionnel


Dans sa décision du 23 mars 2023, Mme Nacera Z., le Conseil constitutionnel déclare conformes à la Constitution les dispositions organisant la procédure d'expulsion administrative du domicile d'autrui, lorsque celui-ci a été occupé "à l’aide de manœuvres, menaces, voies de fait ou de contrainte".  Il s'agit d'empêcher des squatters puissent s'installer durablement dans le domicile d'un tiers, en profitant de son absence momentanée, et en profitant surtout de le lenteur des procédures judiciaires, voire de celles des autorités de police qui mettaient parfois beaucoup de temps à faire exécuter un jugement d'expulsion. 

 

La loi ASAP

 

La loi du 7 décembre 2020, dite loi ASAP d'accélération et de simplification de l'action publique, a donc procédé à une réécriture de l'article 38 de la loi DALO du 5 mars 2007. L'expulsion des occupants sans titre se trouve désormais facilitée, grâce à deux évolutions du droit positif. D'une part, la procédure est désormais ouverte, que la résidence squattée soit principale, secondaire, ou occasionnelle. D'autre part, elle est considérablement raccourcie. Le constat de l'occupation illicite peut être effectué par un officier de police judiciaire, dans le cadre d'une procédure de flagrance intervenant dans les premiers jours de l'occupation. Ensuite, la procédure d'évacuation forcée est examinée dans les 48 heures après réception de la demande. Le préfet ne peut l'écarter qu'en raison d'un motif impérieux d'intérêt général ou lorsque les conditions de l'expulsion ne sont pas remplies. Celle-ci peut ensuite intervenir, au plus tôt, 24 heures après la mise en demeure de quitter le logement. La circulaire du 22 janvier 2021 invite les services de l'État à "veiller à l'efficacité et à la rapidité de cette procédure". Un rapport parlementaire publié en juillet 2021 mentionne que les préfets se sont investis dans cette nouvelle mission. De janvier à juin 2021, 124 dossiers ont été reçus, et 95 ont effectivement abouti à une évacuation des squatters. 

Il n'en demeure pas moins que la constitutionnalité du texte a été mise en cause, notamment par les militants de l'association Droit au logement et par la Fondation Abbé Pierre qui ont présenté des observations devant le Conseil constitutionnel dans la présente question prioritaire de constitutionnalité. Si dernier avait été saisi de la loi du 7 décembre 2020, notamment par des parlementaires de La France Insoumise, la disposition relative à l'expulsion des squatters ne figurait pas au nombre des moyens d'inconstitutionnalité invoqués. Le Conseil ne s'est donc pas encore prononcé sur cette question, et la décision du 23 mars 2023 lui donne l'occasion d'affirmer la conformité du dispositif à la Constitution. 


Moyens de procédure et de fond


La requérante reproche à la procédure administrative ainsi mise en place de ne pas prévoir d'examen contradictoire de sa situation personnelle ni de recours suspensif garantissant l'intervention d'un juge avant qu'il soit procédé à l'expulsion. Elle invoque également une rupture d'égalité, dès lors que l'ancienne procédure subsiste prévoyant l'intervention du juge judiciaire pour prononcer l'expulsion. Certaines personnes bénéficieraient donc du droit au juge, mais pas celles expulsées par la voie administrative. Ce dernier moyen est rapidement écarté par le Conseil constitutionnel, qui fait observer que la personne évacuée par la procédure administrative peut évidemment introduire une demande de référé devant le juge administratif. Elle a donc accès à un juge, comme celle à laquelle une expulsion judiciaire a été notifiée. 

Pour ce qui est des autres moyens, fondés sur le droit au respect de la vie privée et familiale et notamment sur l'inviolabilité du domicile, le Conseil constitutionnel commence par rappeler à la requérante que, précisément, ce sont ces mêmes droits que les dispositions de la loi de 2020 entendent protéger. Il s'agit en effet d'assurer une évacuation rapide de locaux occupés de manière illicite. Ce sont donc bien le principe de l’inviolabilité du domicile, le droit au respect de la vie privée et le droit de propriété des occupants réguliers qu'il convient de garantir. Autant dire que le Conseil constitutionnel apprécie assez peu de voir le respect du domicile invoqué par une requérante qui s'est appropriée le domicile d'autrui.

Sur ce point, le Conseil insiste sur un comportement proche de ce que l'on appelle généralement la mauvaise foi. En effet l'évacuation administrative organisée par la loi de 2020 ne peut être demandée au préfet que la personne s'est introduite dans les locaux et s'y est maintenue " à l’aide de manœuvres, menaces, voies de fait ou de contrainte". Celui ou celle qui n'occupe pas paisiblement son propre domicile  peut ainsi difficilement invoquer sa bonne foi.

Sur le plan de la procédure, le Conseil insiste sur le fait que l'évacuation administrative suppose une plainte du propriétaire ou du locataire spolié, et la constatation par un officier de police judiciaire de la réalité de l'occupation illicite des locaux. Enfin, une mise en demeure de quitter les lieux a été prononcée, et c'est seulement en cas de refus que l'évacuation forcée est mise en oeuvre. Au demeurant, cette mise en demeure peut être refusée par le préfet pour "un motif impérieux d’intérêt général", formule dont la circulaire du 22 janvier 2021 précise qu'elle doit donner lieu à une interprétation stricte.  

 


 Dans ma maison tu viendras. Jacques Prévert

Yves Montand. Olympia. 1974

 

La réserve du Conseil constitutionnel

 

Dans sa décision du 23 mars 2023, le Conseil constitutionnel émet toutefois une réserve, en précisant que ces dispositions prévoyant l'évacuation administrative du domicile d'autrui "ne sauraient, sans porter une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et au principe de l’inviolabilité du domicile, être interprétées comme autorisant le préfet à procéder à la mise en demeure sans prendre en compte la situation personnelle ou familiale de l’occupant dont l’évacuation est demandée". Est donc imposé un examen de la situation personnelle de la personne ou de la famille expulsée. Cette réserve n'est guère surprenante. Elle figurait déjà dans la circulaire, qui demandait aux préfets d'évaluer les possibilités d'hébergement ou des relogement des personnes concernées, surtout lorsque des mineurs étaient visés par la procédure.


La jurisprudence de la CEDH


La jurisprudence du Conseil constitutionnel n'est pas sans lien avec celle de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Celle-ci reconnaît aussi États une large autonomie pour assurer la protection du droit de propriété, garanti par l'article 1er du Protocole n° 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Elle sanctionne en revanche leur inaction, lorsque des propriétaires ne parviennent pas à obtenir la restitution d'un bien squatté.

Dans l'arrêt Casa di Cura Valle Fiorita S.r.l. c. Italie du 13 décembre 2018 la CEDH constate ainsi une violation du droit de propriété, dans le cas d'une clinique inoccupée de Rome qui avait été squattée par un "mouvement citoyen de défense du droit au logement" dans le but d'y loger des personnes sans domicile. En l'espèce, la propriétaire n'avait obtenu aucun secours de la force publique, la municipalité de Rome préférant tolérer le squat dans la mesure où elle n'avait pas les moyens de reloger les personnes qui y avaient trouvé abri. En l'espèce, la confiscation de la propriété était réelle, dès lors que le "mouvement citoyen de défense du droit au logement" avait commencé par rendre inaccessible l'immeuble en posant des grillages. 

Plus récemment, la décision Papachela et Amazon S.A. c. Grèce du 3 décembre 2020 sanctionne l'inaction de l'État grec dans une situation caricaturale. L'hôtel de la requérante avait en effet été squatté par des "personnes solidaires", membres d'un "réseau pour les droits civils et politiques" qui lui précisèrent qu'il "allait dorénavant abriter de réfugiés dont les droits étaient plus importants que ceux de celle-ci". La police refuse de déplacer, la justice n'enregistre sa plainte qu'après avoir tout fait pour retarder la procédure. Même la compagnie des eaux, pourtant informée de la situation, la poursuit pour une dette de 81 500 € liée à la consommation des squatters. Quant au vice-Premier ministre qui la reçoit, membre du gouvernement d'Alexis Tsipras, il lui déclare qu'elle est propriétaire du bâtiment et demeure redevable des taxes et des dettes accumulées par les occupants. Heureusement, la requérante sera finalement sauvée par l'alternance politique de 2019, les squatters ayant choisi d'évacuer les lieux quelques après la désignation du nouveau gouvernement conservateur en Grèce dirigé par Kyriakos Mitsotakis.

 

La protection des squatters

 

La CEDH insiste donc sur la nécessaire protection du droit de propriété. A cet égard, la loi du 7 décembre 2020 semble plutôt assurer la mise en oeuvre de sa jurisprudence qu'aller à son encontre. La Cour de cassation l'applique déjà, en admettant que l'expulsion entraine une ingérence dans la vie privée des occupants mais que celle-ci "ne saurait être disproportionnée eu égard à la gravité de l’atteinte portée au droit de propriété". La 3è Chambre civile de la Cour de cassation décide ainsi, dans une décision du 28 novembre 2019, que l'expulsion d'un campement illégal de gens du voyage est la seule solution pour protéger l'exercice du droit de propriété.

En s'alignant sur la jurisprudence européenne, le Conseil constitutionnel déçoit certainement la requérante, et surtout ses avocats et les tiers intervenants, qui invoquaient devant lui le principe de fraternité. Celui-ci a été utilisé dans la décision du 6 juillet 2018, rendue, elle aussi, sur QPC. Elle l'utilisait comme fondement d'une déclaration d'inconstitutionnalité partielle de l'article L 622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers (CESEDA) qui, dans sa rédaction issue de la loi du 31 décembre 2012  était rédigé en ces termes : "Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d'un étranger en France sera punie d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 30 000 Euros". Le principe de fraternité a ainsi permis de sanctionner le délit d'aide au séjour irrégulier des étrangers, mais le Conseil a refusé d'abroger sur le même fondement l'aide à l'entrée irrégulière sur le territoire.

Depuis 2018, ce principe de fraternité est invoqué à tout propos, mais il n'a donné lieu à aucune autre décision d'abrogation. La situation d'une personne qui squatte le logement d'autrui est tout de même bien différente de celle d'une personne qui, au contraire, héberge dans sa maison un étranger dépourvu de titre de séjour. Alors que la seconde fait preuve de générosité et de désintéressement, et qu'elle n'est d'ailleurs pas nécessairement informée de la situation exacte de la personne qu'elle accueille, la première, au contraire, s'empare de la propriété d'autrui brutalement et sans son consentement. Il était donc bien peu probable que le Conseil s'appuie sur le principe de fraternité pour affirmer la conformité à la Constitution d'une pratique bien peu fraternelle à l'égard du malheureux propriétaire chassé de chez lui. Un comportement purement égoïste ne saurait donc être présenté comme altruiste. En rappelant ces vérités élémentaires, la décision du 23 mars 2023 énonce finalement des vérités bien élémentaires.


 

Sur les atteintes au droit de propriété : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 6, section 2.

 

lundi 20 mars 2023

Conseil d'État : un arrêt sur les arrêts


Cabu nous a quittés il y a huit ans, mais on croise parfois, jusque dans la jurisprudence du Conseil d'État, le fantôme errant de l'un de ses héros. L'arrêt rendu le 17 mars 2023 écarte ainsi le recours  déposé par une sorte d'Adjudant Kronenbourg, M. C., contre la sanction de vingt jours d'arrêts qui lui a été infligée, "pour avoir tenu de façon récurrente des propos inconvenants et misogynes à l'encontre de ses subordonnées."

 

Les sanctions disciplinaires dans les forces armées 


Le régime juridique des sanctions disciplinaires dans les forces armées s'est considérablement rapproché, dans les années récentes, du droit commun de la fonction publique. L'article L 4137-2 du code de la défense dresse ainsi une liste précise des sanctions applicables aux militaires. Elles se divisent en trois groupes. Les plus graves, celles du troisième groupe, comportent le retrait d'emploi ou la radiation des cadres (ou la résiliation du contrat si le militaire concerné a un statut contractuel). Le second groupe vise l'abaissement d'échelon, l'exclusion temporaire ou la radiation du tableau d'avancement. A dire vrai, ces deux groupes de sanctions ne se différencient guère de celles qui peuvent être prononcées à l'égard des fonctionnaires civils. 

La sanction infligée à M. C., relève du premier groupe et constitue une véritable spécificité militaire. Les arrêts ont longtemps été considérés comme des mesures d'ordre intérieur insusceptibles de recours, en quelque sorte invisibles en dehors du monde militaire. Le Conseil d'État a mis fin à cette situation dans un arrêt d'assemblée Hardouin du 17 février 1995. Les sanctions disciplinaires visant les militaires sont désormais sorties du champ des mesures d'ordre intérieur, et sont donc susceptibles de recours devant le Conseil d'État. 

Par ailleurs, depuis le décret du 12 juillet 1982 modifiant le règlement général des armées désormais intégré au code de la défense, il n'existe plus que des arrêts simples, les arrêts dits "de rigueur" ayant disparu. L'article R 4137-28 c. déf. précise que le militaire sanctionné de jours d'arrêts effectue son service dans des conditions normales. La sanction réside dans l'interdiction qui lui est faite de quitter sa formation, ou le lieu désigné par son chef de corps, en dehors des heures de service. Il est précisé que le nombre de jours d'arrêts prononcé pour une même faute ne peut être supérieur à quarante jours et que l'ensemble de la période d'arrêts ne peut dépasser soixante jours. 

 


 L'Adjudant Kronenbourg. Cabu. 1994

 

La décision du Conseil constitutionnel de 2015

 

Saisi de la conformité de l'article L 4137-2 du code de la défense à la Constitution, le Conseil constitutionnel a jugé, dans une décision du 27 février 2015, que cette sanction n'emportait pas une atteinte à la liberté individuelle. Pour le Conseil constitutionnel en effet, la notion de "liberté individuelle" renvoie spécifiquement à l'article 66 de la Constitution et à toutes les mesures qui privent la personne de liberté au sens le plus concret du terme : arrestation, détention, hospitalisation sans le consentement etc... Cette conception étroite, énoncée dans la décision du 16 juin 1999, n'a jamais été remise en cause. Pour le Conseil, la "privation de liberté" désigne toutes les mesures d'enfermement.

Cette définition étroite aurait parfaitement pu être appliquée aux arrêts simples. Mais le Conseil constitutionnel s'y est refusé, rappelant que le militaire aux arrêts exerce ses fonctions normalement. Il n'est pas emprisonné et réside en milieu ouvert, même si sa résidence est imposée par le chef de corps. Les arrêts n'emportent donc pas, aux yeux du Conseil constitutionnel, de véritable atteinte à la liberté individuelle. 

 

Un fonctionnaire pas comme les autres

 

Le Conseil d'État, dans son arrêt du 17 mars 2023, ne remet pas en cause la jurisprudence constitutionnelle. Comme le Conseil constitutionnel, il affirme la spécificité du droit disciplinaire dans son application au monde militaire. Il ne manque pas de rappeler les termes de l'article L 4111-1 du code de la défense, qui énonce que "l'état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu'au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité". Est également mentionné dans la décision l'article L 4111-1 du même code qui précise que le militaire "exerce ses fonctions avec dignité, impartialité, intégrité et probité". Autant dire que la discipline dans les armées ne s'apprécie pas à l'aune de celle qui existe dans la fonction publique d'Etat ou territoriale. 

 

Des garanties et un contrôle identiques au droit commun

 

Mais cela ne signifie pas qu'elle ne s'accompagne pas de garanties, tant de fond que de procédure. Sur le fond, le code limite à quarante jours la durée des arrêts. L'article L 311-13 du code de la défense prend d'ailleurs la précaution d'affirmer que les sanctions "privatives de liberté" prononcées par l'autorité militaire ne peuvent excéder soixante jours. Quant aux garanties procédurales, ce sont globalement celles accordées à tout fonctionnaire poursuivi disciplinairement : l'intéressé a droit à la communication de son dossier et peut préparer librement sa défense. 

Ce rapprochement du droit disciplinaire militaire avec le droit commun de la fonction publique est parfaitement illustré par l'arrêt du 17 mars 2023. Le Conseil d'État exerce en effet un contrôle normal sur la sanction. Il constate que l'intéressé a "été l'auteur à de multiples reprises d'attitudes déplacées" et a "tenu de manière répétée des propos inconvenants, grossiers et misogynes, à l'encontre de ses subordonnés, notamment de certains personnels féminins". Il s'agit-là d'un simple contrôle des faits. 

Leur qualification comme une faute de nature à justifier une sanction n'est pas davantage contestée. Sur ce point, le Conseil d'État met en oeuvre une jurisprudence ancienne, connue dès l'arrêt du 18 mai 1956 Boddaert, qui estime que les obligations statutaires ne pèsent pas nécessairement avec la même intensité sur chaque agent public. Ceux qui sont dans une position hiérarchique élevée y sont soumis de manière plus rigoureuse, et le Conseil d'État fait observer que M. C. était officier supérieur. Il était donc supposé respecter scrupuleusement ses subordonnées, et il est évident que son attitude était d'autant plus inappropriée qu'il exerçait une autorité sur ses victimes.

Surtout, le Conseil d'État applique à la sanction militaire le contrôle normal qu'il a déjà mis en oeuvre dans le cadre de la fonction publique d'État, notamment dans l'arrêt du 13 novembre 2013. Il affirme ainsi que la sanction prononcée à l'encontre de M. C. n'était pas disproportionnée, au regard de la marge d'appréciation dont disposait l'autorité militaire.

On pourrait ainsi résumer la décision par un double mouvement. D'un côté, le Conseil d'État veut maintenir la spécificité de la fonction militaire, et la rigueur des comportements auxquels ses membres doivent être astreints. De l'autre côté, le juge administratif, s'il admet que des sanctions particulières visent les militaires, entend néanmoins approfondir son contrôle de manière à le rendre identique à celui qu'il exerce au regard des sanctions figurant dans le statut des fonctionnaires civils. Autant dire que le contrôle du juge administratif ne s'arrête pas à la porte de la caserne.

 

vendredi 17 mars 2023

Référendum et retraites : une fenêtre de tir



Comment sortir de la crise politique ? La Première ministre a engagé jeudi 16 mars la responsabilité de son gouvernement sur le fondement de l'article 49 al. 3 de la Constitution. Il faut maintenant attendre le vote de la, ou des, motions de censures qui doivent être déposées dans les 24 heures et votées dans les 48 heures. La crise sera-t-elle résolue pour autant ? Si la censure est votée, le gouvernement est renversé et la loi n'est pas adoptée. Si la motion de censure est rejetée, la loi est adoptée, sans vote. Entre crise politique majeure, qui pourrait se traduire par une dissolution, et adoption d'une réforme impopulaire sans que la loi ait jamais été votée par l'Assemblée nationale, aucune deux hypothèses n'est réellement satisfaisante. 

 

Le RIP 

 

Le secrétaire national du Parti communiste, Fabien Roussel, croit avoir trouvé une solution : le référendum d'initiative partagée (RIP), qui présente l'avantage de s'analyser comme une procédure démocratique. Valérie Rabault, parlementaire du Parti socialiste, également favorable à cette procédure ajoute, sur Europe-1, qu'elle "permet de bloquer pendant 9 mois la mise en œuvre de cette réforme et peut-être de faire en sorte qu'elle ne voie jamais le jour". Au risque de doucher quelque peu l'enthousiasme de ses promoteurs, force est de constater que l'utilisation du RIP se heurte à quelques écueils.

Rappelons les termes de l'article 11, tel qu'il est rédigé depuis la révision de 2008 :  "Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l'initiative d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d'une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an".  

 

Conditions de fond

 

Le premier écueil réside, chacun le sait, dans le nombre de soutiens exigé pour obtenir ce référendum, 1/10è du corps électoral, soit 4 700 000 signatures. Jusqu'à aujourd'hui, aucune proposition n'est parvenue à remplir cette condition, et aucun RIP n'a jamais été organisé. Un seul texte, visant à affirmer le caractère de service public national à l'exploitation des aérodromes de Paris est parvenu jusqu'à l'étape des signatures, en recueillant 1 093 000. En tout état de cause, ce seul du dixième du corps électoral est difficile à atteindre, quel que soit l'intérêt de la proposition.

L'autre condition de fond est plus facile à remplir dans le cas d'une proposition relative à la réforme des retraites. Elle entre en effet parfaitement dans le champ d'application de l'article 11 de la Constitution qui prévoit qu'un référendum peut être organisé dans le domaine de la "politique économique, sociale et environnementale". Il ne fait aucun doute que la réforme des retraites relève à la fois de la politique économique et de la politique sociale. 

Aux termes de l'article 11, une proposition de loi visant à l'organisation d'un RIP doit être déposée par au moins 1/5è des membres du Parlement. La proposition, et c'est l'une des spécificités de la procédure, peut donc réunir députés et sénateurs. Sur 925 parlementaires, au moins 185 d'entre eux doivent signer la proposition. Ce n'est pas vraiment une difficulté dans le cas présent, si l'on considère que l'inter-groupe Nupes réunit 123 députés à l'Assemblée, et que la réunion des groupes socialiste, communiste et écologiste au Sénat en compte 90. On atteint ainsi le nombre de 213, ce qui permet de déposer une proposition de référendum, sans qu'il soit nécessaire de faire appel à d'autres forces politiques.

 


 49-3. Les Goguettes, en trio mais à quatre


Une loi promulguée depuis moins d'un an


Les difficultés commencent avec cette disposition de l'article 11 qui mentionne que la proposition "ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an". De cette formulation, on doit déduire que la proposition de loi doit intervenir avant la promulgation de la loi sur les retraites. Est-il concrètement possible de respecter cette procédure ? Pour répondre à cette question, il convient d'envisager les différents scénarios envisageables.

La première hypothèse, défavorable au gouvernement, est qu'une des motions de censure soit adoptée. Dans ce cas, le gouvernement est renversé, la loi sur la réforme des retraites n'est pas adoptée et sombre dans le même naufrage que l'équipe gouvernementale. La question du RIP ne se pose plus, car il n'est pas question de contester un texte qui a disparu corps et biens.

La seconde hypothèse, la plus favorable au gouvernement, est qu'aucune mention de censure ne soit votée. Aux termes de l'article 49 al. 3, le projet est considéré comme adopté, dès que le Premier ministre engage sa responsabilité, sauf si une motion de censure est votée dans le délai de 36 heures, soit 24 heures pour déposer les motions, et 48 heures avant de procéder aux opérations de vote. Si aucune motion n'est votée, le projet demeure ainsi adopté, mais pas encore promulgué.

Le parlement aurait-il alors la possibilité de voter une proposition de loi demandant un référendum sur la réforme des retraites ? Peut-être, avec la complicité involontaire du Conseil constitutionnel. 

 

Le télescopage des délais 


La loi adoptée par le parlement, sans aucun vote de l'Assemblée nationale, sera en effet très probablement déférée au Conseil par soixante sénateurs et soixante députés. Or, l'article 61 al. 2 de la Constitution précise clairement que les lois adoptées par le parlement peuvent être soumises au Conseil constitutionnel "avant leur promulgation". La saisine du Conseil aura donc pour effet immédiat de retarder la promulgation et d'offrir un parlement un délai de nature à permettre le vote d'une proposition de loi demandant un RIP.  La durée de ce délai serait en principe d'un mois, délai dont dispose le Conseil pour statuer. Mais on doit rappeler que le gouvernement peut librement invoquer l'urgence pour ramener ce délai à huit jours.

Il reste évidemment à se poser la question de l'articulation dans le temps des deux textes, la proposition de RIP d'un côté, la loi adoptée sur la réforme des retraites de l'autre. La proposition de RIP empêche-t-elle la promulgation de la loi retraites ? A l'inverse, la promulgation de la loi retraites interrompt-elle la procédure référendaire ?  La question est importante si l'on considère qu'une fois la proposition référendaire votée, elle doit être elle-même soumise au Conseil avant que soit engagée la procédure de recueil des signatures, étendue sur neuf mois. 

La réponse à cette question se trouve dans la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 9 mai 2019, à propos de la proposition de loi relative au maintien du groupe Aéroport de Paris dans le service public. Le Conseil estime alors que les conditions posées par l'article 11 sont respectées, alors même que la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises prévoyant cette privatisation a été adoptée le lendemain du dépôt de la proposition de loi référendaire. Il précise que, "à la date d'enregistrement de la saisine, la proposition de loi n'avait pas pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an". Autrement dit, tant que la loi n'est pas promulguée lors de la saisine du Conseil, la proposition de RIP peut être votée. 

A cette occasion, le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, a publié un communiqué éclairant cette décision. Il précise que la proposition de RIP ne doit pas porter sur une disposition promulguée depuis moins d’un an, "à la date d’enregistrement de la saisine par le Conseil constitutionnel". Peu importe donc, à ce moment précis, que le Conseil soit à la fois saisi de la proposition de RIP et de la loi à laquelle le RIP se propose précisément de faire obstacle. Dès lors que cette dernière n'est pas encore promulguée, la procédure référendaire peut s'engager. Si le Conseil décide que la proposition est conforme à la Constitution, s'ouvre alors le délai de 9 mois ouvert pour recueillir les signatures.

Cela ne signifie pas pour autant que la proposition de RIP empêche la promulgation de la loi sur la réforme des retraites. La Constitution mentionne en effet que le référendum d'initiative partagée ne peut intervenir pour abroger une loi "promulguée depuis moins d'un an". Cette condition ne s'applique qu'au moment de la saisine du Conseil constitutionnel. Peu importe donc que la loi ait ensuite été promulguée. Laurent Fabius, intervenant à propos du RIP relatif à la privatisation d'Aéroport de Paris, émet une critique discrète de cette absence d'articulation entre les délais : "La circonstance que, compte tenu du lancement de la procédure du RIP, cette privatisation puisse en fait être rendue plus difficile peut sans doute donner matière à réflexion sur la manière dont cette procédure a été conçue, mais nul ne saurait ignorer la lettre de la Constitution (...) que le Conseil constitutionnel a pour mission de faire respecter". Le président du Conseil constitutionnel affirme ainsi très poliment que les dispositions constitutionnelles sur le RIP, ajoutées à l'article 11 en 2008 et très tardivement concrétisées par une loi organique du 6 décembre 2013, sont le produit d'une réflexion inaboutie et d'une rédaction maladroite. La première conséquence de cette situation est que la mise en oeuvre de la loi reste suspendue pendant neuf mois au résultat du recueil des signatures, voire au référendum si par hasard les parlementaires parvenaient à réunir 1/5è du corps électoral sur leur projet.


Une fenêtre de tir


Certes, mais il n'empêche que cette absence de réflexion offre au parlement une fenêtre de tir, un petit moment, peut-être huit jours si le gouvernement a l'audace de saisir le Conseil constitutionnel en urgence de la loi sur les retraites. Mais ce serait quelque peu aventuré de presser cette noble institution, quand on lui soumet un texte adopté sur le fondement de l'article 47-1, c'est-à-dire considéré comme une loi rectificative d'un texte de financement de la loi sécurité sociale, alors qu'il ne s'agit pas de modifier un budget pour des questions conjoncturelles mais de faire adopter une réforme pérenne du financement des retraites. Dans ces conditions, il semblerait plus probable que le Conseil ait un mois pour statuer, et le parlement un mois pour adopter une proposition de référendum. Tout cela demeure subordonné au rejet de la motion de censure, ce qui démontre que les épreuves du gouvernement sont bien loin d'être terminées. La loi sans vote risque d'aboutir ainsi à un vote sans loi.

 Le Conseil constitutionnel : Chapitre 3 section 2, § 1