Cabu nous a quittés il y a huit ans, mais on croise parfois, jusque dans la jurisprudence du Conseil d'État, le fantôme errant de l'un de ses héros. L'arrêt rendu le 17 mars 2023 écarte ainsi le recours déposé par une sorte d'Adjudant Kronenbourg, M. C., contre la sanction de vingt jours d'arrêts qui lui a été infligée, "pour avoir tenu de façon récurrente des propos inconvenants et misogynes à l'encontre de ses subordonnées."
Les sanctions disciplinaires dans les forces armées
Le régime juridique des sanctions disciplinaires dans les forces armées s'est considérablement rapproché, dans les années récentes, du droit commun de la fonction publique. L'article L 4137-2 du code de la défense dresse ainsi une liste précise des sanctions applicables aux militaires. Elles se divisent en trois groupes. Les plus graves, celles du troisième groupe, comportent le retrait d'emploi ou la radiation des cadres (ou la résiliation du contrat si le militaire concerné a un statut contractuel). Le second groupe vise l'abaissement d'échelon, l'exclusion temporaire ou la radiation du tableau d'avancement. A dire vrai, ces deux groupes de sanctions ne se différencient guère de celles qui peuvent être prononcées à l'égard des fonctionnaires civils.
La sanction infligée à M. C., relève du premier groupe et constitue une véritable spécificité militaire. Les arrêts ont longtemps été considérés comme des mesures d'ordre intérieur insusceptibles de recours, en quelque sorte invisibles en dehors du monde militaire. Le Conseil d'État a mis fin à cette situation dans un arrêt d'assemblée Hardouin du 17 février 1995. Les sanctions disciplinaires visant les militaires sont désormais sorties du champ des mesures d'ordre intérieur, et sont donc susceptibles de recours devant le Conseil d'État.
Par ailleurs, depuis le décret du 12 juillet 1982 modifiant le règlement général des armées désormais intégré au code de la défense, il n'existe plus que des arrêts simples, les arrêts dits "de rigueur" ayant disparu. L'article R 4137-28 c. déf. précise que le militaire sanctionné de jours d'arrêts effectue son service dans des conditions normales. La sanction réside dans l'interdiction qui lui est faite de quitter sa formation, ou le lieu désigné par son chef de corps, en dehors des heures de service. Il est précisé que le nombre de jours d'arrêts prononcé pour une même faute ne peut être supérieur à quarante jours et que l'ensemble de la période d'arrêts ne peut dépasser soixante jours.
L'Adjudant Kronenbourg. Cabu. 1994
La décision du Conseil constitutionnel de 2015
Saisi de la conformité de l'article L 4137-2 du code de la défense à la Constitution, le Conseil constitutionnel a jugé, dans une décision du 27 février 2015, que cette sanction n'emportait pas une atteinte à la liberté individuelle. Pour le Conseil constitutionnel en effet, la notion de "liberté individuelle" renvoie spécifiquement à l'article 66 de la Constitution et à toutes les mesures qui privent la personne de liberté au sens le plus concret du terme : arrestation, détention, hospitalisation sans le consentement etc... Cette conception étroite, énoncée dans la décision du 16 juin 1999, n'a jamais été remise en cause. Pour le Conseil, la "privation de liberté" désigne toutes les mesures d'enfermement.
Cette définition étroite aurait parfaitement pu être appliquée aux arrêts simples. Mais le Conseil constitutionnel s'y est refusé, rappelant que le militaire aux arrêts exerce ses fonctions normalement. Il n'est pas emprisonné et réside en milieu ouvert, même si sa résidence est imposée par le chef de corps. Les arrêts n'emportent donc pas, aux yeux du Conseil constitutionnel, de véritable atteinte à la liberté individuelle.
Un fonctionnaire pas comme les autres
Le Conseil d'État, dans son arrêt du 17 mars 2023, ne remet pas en cause la jurisprudence constitutionnelle. Comme le Conseil constitutionnel, il affirme la spécificité du droit disciplinaire dans son application au monde militaire. Il ne manque pas de rappeler les termes de l'article L 4111-1 du code de la défense, qui énonce que "l'état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu'au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité". Est également mentionné dans la décision l'article L 4111-1 du même code qui précise que le militaire "exerce ses fonctions avec dignité, impartialité, intégrité et probité". Autant dire que la discipline dans les armées ne s'apprécie pas à l'aune de celle qui existe dans la fonction publique d'Etat ou territoriale.
Des garanties et un contrôle identiques au droit commun
Mais cela ne signifie pas qu'elle ne s'accompagne pas de garanties, tant de fond que de procédure. Sur le fond, le code limite à quarante jours la durée des arrêts. L'article L 311-13 du code de la défense prend d'ailleurs la précaution d'affirmer que les sanctions "privatives de liberté" prononcées par l'autorité militaire ne peuvent excéder soixante jours. Quant aux garanties procédurales, ce sont globalement celles accordées à tout fonctionnaire poursuivi disciplinairement : l'intéressé a droit à la communication de son dossier et peut préparer librement sa défense.
Ce rapprochement du droit disciplinaire militaire avec le droit commun de la fonction publique est parfaitement illustré par l'arrêt du 17 mars 2023. Le Conseil d'État exerce en effet un contrôle normal sur la sanction. Il constate que l'intéressé a "été l'auteur à de multiples reprises d'attitudes déplacées" et a "tenu de manière répétée des propos inconvenants, grossiers et misogynes, à l'encontre de ses subordonnés, notamment de certains personnels féminins". Il s'agit-là d'un simple contrôle des faits.
Leur qualification comme une faute de nature à justifier une sanction n'est pas davantage contestée. Sur ce point, le Conseil d'État met en oeuvre une jurisprudence ancienne, connue dès l'arrêt du 18 mai 1956 Boddaert, qui estime que les obligations statutaires ne pèsent pas nécessairement avec la même intensité sur chaque agent public. Ceux qui sont dans une position hiérarchique élevée y sont soumis de manière plus rigoureuse, et le Conseil d'État fait observer que M. C. était officier supérieur. Il était donc supposé respecter scrupuleusement ses subordonnées, et il est évident que son attitude était d'autant plus inappropriée qu'il exerçait une autorité sur ses victimes.
Surtout, le Conseil d'État applique à la sanction militaire le contrôle normal qu'il a déjà mis en oeuvre dans le cadre de la fonction publique d'État, notamment dans l'arrêt du 13 novembre 2013. Il affirme ainsi que la sanction prononcée à l'encontre de M. C. n'était pas disproportionnée, au regard de la marge d'appréciation dont disposait l'autorité militaire.