« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 6 mars 2023

Subventions à SOS Méditerranée : courants contraires et avis de tempête


Dans une décision du 3 mars 2022 M. A. B., la Cour administrative d'appel de Paris (CAA Paris) annule la subvention de 100 000 € accordée par le Conseil de Paris à l'association SOS Méditerranée France, ainsi que le jugement du tribunal administratif de Paris qui affirmait sa légalité. 

Cette association se donne pour objectif d'affréter des navires chargés de secourir des migrants en Méditerranée. Son rôle humanitaire ne fait guère de doute. Il exact que SOS Méditerranée et son navire l'Ocean Viking, a secouru de nombreux passagers embarqués sur des embarcations précaires, les sauvant parfois d'une mort certaine. Sans doute, mais le sujet demeure très sensible, et certains ne manquent pas d'observer que ces navires humanitaires apportent aussi une aide aux migrations irrégulières, et donc une aide aux passeurs. Ils conduisent en effet les migrants dans les ports européens, suscitant des tensions au sein de l'Union européenne. L'octroi, par la ville de Paris, de cette subvention de 100 000 €, ainsi que la remise d'une décoration au capitaine d'un navire d'une autre ONG poursuivi pénalement en Italie pour aide à l'entrée irrégulière sur le territoire, avaient ainsi suscité l'ire du ministre de l'Intérieur italien de l'époque, Matteo Salvini.

 

L'absence de convention

 

La ville de Paris fait reposer l'octroi de la subvention sur l'article L1115-1 du code général des collectivités territoriales. Il énonce que "dans le respect des engagements internationaux de la France, les collectivités territoriales (...) peuvent mettre en oeuvre ou soutenir toute action internationales (...) de coopération, d'aide au développement ou à caractère humanitaire". Elle omet toutefois de mentionner le second alinéa de cet article L1115-1 qui précise que "à cette fin, les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent, le cas échéant, conclure des conventions avec des autorités locales étrangères". En l'espèce, la ville de Paris n'a pas conclu de convention avec une collectivité locale étrangère. 

Cette absence de convention est un peu gênante au regard de l'arrêt du Conseil d'État du 17 février 2016. Dans un tout autre domaine, en l'espèce il s'agissait d'une coopération internationale visant à la restauration de la basilique d'Annaba en Algérie, le juge précise comment l'article L1115-1 doit être interprété. Il énonce clairement que si le législateur a autorisé les collectivités locales à conduire des actions de coopération ou d'aide au développement, "il a aussi prévu qu'elles devaient", à cette fin, conclure des conventions avec d'autres collectivités locales étrangères. Aux termes de cette jurisprudence, ces conventions sont donc une obligation, que la ville de Paris n'a pas respectée en l'espèce.

La CAA Paris aurait certes pu se fonder sur ce manquement procédural, mais elle ne l'a pas fait. Sans doute a-t-elle été sensible au fait que l'interprétation du Conseil d'État en 2016 allait bien au-delà du texte de l'article L1115-1. Celui-ci ne dit pas que la convention est obligatoire, et, au contraire, affirme qu'un tel acte peut intervenir "le cas échéant", formule qui ne plaide pas dans le sens de son caractère contraignant.

 


 Méditerranée. Nicolas de Staël. 1952

 

L'ingérence dans la politique étrangère de la France

 

La CAA préfère se fonder sur un motif de fond. Elle estime que la subvention à SOS Méditerranée France n'a pas un objet exclusivement humanitaire. En accordant cette subvention, dit-elle, "le Conseil de Paris doit être regardé comme "ayant entendu prendre parti et interférer dans des matières relevant de la politique étrangère de la France et de la compétence des institutions de l’Union européenne, ainsi que dans des différends, de nature politique, entre Etats membres ». Une collectivité locale peut donc avoir une activité humanitaire au plan international, mais elle ne saurait s'ingérer dans la politique extérieure française. 

Ce principe a déjà été rappelé à plusieurs reprises par les juges du fond. Par un jugement du 29 mai 2019, le tribunal administratif de Cergy Pontoise annule ainsi une délibération de la ville d'Arnouville annonçant une Charte d'amitié avec une collectivité locale du Haut-Karabagh. Pour le juge, ce document, dont la nature juridique est loin d'être claire, porte "sur une affaire relative à la politique internationale de la France et à son intervention dans un conflit de portée internationale, compétence qui relève exclusivement de l’Etat, en vertu de l’article 52 de la Constitution". Tout est dit, et la décision de la CAA Paris repose sur un fondement identique. Certes, mais le moins que l'on puisse dire est que la jurisprudence demeure confuse.


Remous jurisprudentiels


C'est ainsi que la CAA Bordeaux a rendu une décision tout-à-fait différente sur la même question, la ville de Bordeaux ayant également subventionné SOS Méditerranée. Cette décision est intervenue un mois avant celle de la CAA Paris, le 7 février 2023, et il est exact qu'elle refuse d'annuler la délibération du Conseil municipal attribuant 50 000 € de subvention à l'association. Mais l'opposition entre les deux décisions doit être relativisée, car la délibération avait été rédigée avec davantage d'intelligence à Bordeaux qu'à Paris. Elle insistait en effet sur l'affectation des fonds qui ne devaient être utilisés qu'à des fins strictement humanitaires, pour soutenir des opérations de sauvetage en mer "au plus près des côtes libyennes". Tel n'était pas le cas à Paris, où la délibération prenait l'allure d'un soutien politique à l'activité de l'association, en ignorant les difficultés rencontrées au sein de l'UE.

Dans ces conditions, une subvention peut intervenir pour des motifs humanitaire, quand bien même elle ne répondrait pas un intérêt public local, notion qui ne figure plus dans l'analyse. Mais, dans ce cas, la jurisprudence fait tout de même état d'une réserve qui réside dans le fait que l'aide ne doit pas porter atteinte aux engagements internationaux de la France. Sur ce point, la jurisprudence est évidemment au cas par cas, et elle n'est guère abondante. On se souvient néanmoins de l'arrêt du Conseil d'État rendu le 23 octobre 1989. Il sanctionnait la délibération du conseil municipal de Pierrefitte-sur-Seine attribuant une subvention à l'association "Un bateau pour le Nicaragua". S'il s'agissait d'apporter quelques secours à la population du pays, la délibération montrait que la commune imputait à un État tiers, en l'occurrence les États-Unis, les difficultés économiques de cette population. La décision de la CAA Paris s'inscrit dans cette jurisprudence, alors que celle de la CAA Bordeaux se prononce en faveur de l'objet exclusivement humanitaire de l'intervention.

Cette position de la CAA de Bordeaux est généralement celle développée par les différents tribunaux administratifs qui ont été saisis des subventions accordées à SOS Méditerranée France, à Paris, à Montpellier ou à Bordeaux. Tous ont admis la légalité de ce procédé, certains allant même jusqu'à considérer que l'article L1115-1 du code général des collectivités locales conférait à ces dernières un véritable "droit à la coopération décentralisée". Cette formulation ne figure ni dans la loi, ni dans la jurisprudence, et l'on sait que les tribunaux administratifs développent souvent des jurisprudences de combat qui ont le mérite de susciter la réflexion, et l'inconvénient de s'effondrer avec fracas devant le Conseil d'État. Il ne fait guère de doute que la ville de Paris saisir le Conseil d'État en cassation, et c'est à lui qu'il reviendra de mettre fin à cette petite tempête juridique.


vendredi 3 mars 2023

Sanctions disciplinaires : la CEDH hors contrôle


Dans son arrêt du du 2 mars 2023 François Thierry c. France, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclare irrecevable un recours invoquant la violation de l'article 6 § 1 dans une procédure disciplinaire.  Le requérant, commissaire de police, est accusé de différentes infractions dans le cadre de ses activités policières à la tête de l'Office central de répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS). Il a été poursuivi à la fois disciplinairement et pénalement, mais seule la première procédure disciplinaire est contestée devant la CEDH, la procédure pénale n'étant toujours pas achevée.   

Dans un premier temps, la sanction disciplinaire infligée au requérant est le retrait de son habilitation d'officier de police judiciaire (OPJ), prononcé en octobre 2017 par la procureure générale près la Cour d'appel de Paris, selon la procédure imposée par l'article R 15-6 du code de procédure pénale. Par la suite, en avril 2018, la commission des recours des OPJ ramène ce retrait d'habilitation à une suspension d'une durée de deux ans. Le recours en cassation contre cette décision a été écarté par un arrêt du 8 janvier 2019. Devant la CEDH, M. Thierry invoque une atteinte au droit à un procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il ne conteste toutefois que la première partie de la procédure, celle qui s'est déroulée devant la procureure générale.

 

Le parquet

 

La décision donne à la CEDH l'opportunité de rappeler sa position sur le parquet. Depuis ses deux décisions successives Medvedyev et autres c. France du 29 mars 2010, puis Moulin c. France du 23 novembre 2010, elle refuse de le considérer comme une "autorité judiciaire" au sens de la Convention. Pour la Cour, "il lui manque en particulier l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié". 

Dans la présente affaire, la Cour "relève d'emblée que la procureure générale n'est pas un organe juridictionnel". Lorsqu'elle statue sur le retrait ou la suspension de l'habilitation d'un OPJ, elle n'est donc pas astreinte aux obligations d'indépendance et d'impartialité que l'article 6 n'impose qu'à un "tribunal".

La Cour s'interdit ainsi d'apprécier la régularité de la sanction disciplinaire au regard du droit à juste procès. A cet égard, la décision est dans la droite ligne de l'arrêt Dahan c. France, d'ailleurs cité par les juges. On se souvient que le 3 novembre 2022, la Cour avait rendu une décision dans laquelle elle s'interdisait la conformité à l'article 6 § 1 d'une sanction disciplinaire infligée au requérant, renvoyant cet examen aux seuls juges du fond chargés d'en apprécier la légalité. 


Le volet civil de l'article 6


Cette analyse repose sur une affirmation quelque peu péremptoire, selon laquelle une procédure disciplinaire ne concerne que le volet civil de l'article 6 § 1. En l'espèce, la CEDH reconnaît que la privation ou la suspension d'une habilitation d'OPJ interdit à l'intéressé de conduire certaines opérations et de prendre certains actes de procédure pénale. La conséquence est une réduction de ses responsabilités professionnelles, modification suffisamment substantielle pour que la Cour considère qu'elle a eu des conséquences aussi significatives que durables sur sa situation. La procédure disciplinaire est ainsi envisagée comme un différend de caractère civil.

Aux termes de l'arrêt Vilho Eskelinen et a. c. Finlande du 19 avril 2007,  l'article 6 de la Convention est donc applicable, sauf si les deux conditions cumulatives suivantes sont remplies : en premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir exclu l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de fonctionnaires en question ; en second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État. En l'espèce, aucun de ces critères n'est invoqué.

 


 Le policier. Patrick Dewaere. Archives INA, 8 février 1982

 

Le contrôle sans contrôle

 

On en revient donc à la jurisprudence Dahan, qui consiste, pour la CEDH, à affirmer que la procédure disciplinaire peut être contrôlée au regard de l'article 6 § 1, tout en abandonnant ce contrôle au seul système judiciaire de l'État. Dès la décision Ramos Nunes de Carvalho et Sa c. Portugal du 6 novembre 2018, la Cour avait ainsi jugé que les obligations liées à l'article 6 étaient respectées si la sanction avait pu faire l'objet d'un contrôle ultérieur par un juge présentant, quant à lui, toutes les garanties d'indépendance et d'impartialité.

Certes, la Cour exige que ce contrôle juridictionnel couvre aussi bien les faits que le droit, et qu'il soit d'une étendue suffisante pour appréhender l'ensemble de la procédure disciplinaire. Dans l'affaire Dahan, la Cour avait estimé que le fait que le requérant ait pu contester sa sanction devant le Conseil d'État, et que ce dernier ait décidé, précisément dans son cas, d'exercer un contrôle normal, suffisaient à assurer la conformité de la procédure disciplinaire aux exigences de l'article 6.

En l'espèce, la CEDH qualifie de "tribunal" la commission de recours des OPJ, organe judiciaire de contrôle saisi par M. Thierry pour contester la suspension de son habilitation. Composée de trois magistrats de la Cour de cassation, elle tient une audience durant laquelle les droits de la défense sont respectés exactement comme dans un procès pénal. Elle est compétente pour annuler la sanction, et jouit d'une plénitude de juridiction. Elle peut ainsi apprécier la proportionnalité de la sanction au regard des faits reprochés au requérant. C'est d'ailleurs en exerçant ce type de contrôle qu'elle a finalement décidé de transformer le retrait d'habilitation en une simple suspension de l'habilitation d'OPJ. De fait, la CEDH estime que les conditions de respect de l'article 6 § 1 ont été respectées par les juges internes. 

 

Le contrôle du contrôle

 

Comme dans l'affaire Dahan, la CEDH réduit donc son contrôle de la procédure disciplinaire à celui du contentieux interne qui l'a suivie. Autrement dit, la Cour se borne à contrôler le contrôle interne. Le résultat de l'opération est que la procédure disciplinaire, stricto sensu, n'est envisagée qu'à travers ce que les juges internes en ont perçu. On se souvient que, dans l'affaire Dahan, la CEDH n'avait même pas examiné une procédure disciplinaire durant laquelle une même personne avait suspendu l'activité de l'intéressé, nommé son successeur, engagé une opération d'évaluation de son travail, nourri le dossier disciplinaire, et finalement présidé le conseil de discipline. 

Qu'en est-il dans l'affaire Thierry ?  A dire vrai, on ne sait rien du déroulement de la procédure disciplinaire devant la procureure générale, et les griefs à son encontre ne sont pas clairement formulés dans l'arrêt. Avouons tout de même que le choix d'intégrer cette procédure dans le volet civil de l'article 6 et non pas dans son volet pénal pourra surprendre le requérant. Une décision prise par la procureure générale près la Cour d'appel de Paris, contrôlée par un collège de trois magistrats de la Cour de cassation, et conduisant à une sanction, ne relève donc pas du volet pénal mais du volet civil. Il fallait le dire.

 

Droit à un juste procès : Chapitre 4 Section 1 § 2 A du manuel sur internet  


mardi 28 février 2023

Les Invités de LLC - Jean-Paul Sartre : La littérature, affirmation de la liberté

Liberté Libertés Chéries a désormais l'habitude d'inviter ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Aujourd'hui, notre invité est Jean-Paul Sartre, avec un court extrait de "Qu'est-ce que la littérature ?". Au moment où l'on entreprend de réécrire les livres, voire de les interdire, sa pensée demeure au coeur de nos réflexions.



Jean-Paul Sartre

Qu'est-ce que la littérature ? 1948

 

 

 


 

 

Car on ne peut exiger de moi, dans le moment où j'éprouve que ma liberté est indissolublement liée à celle de tous les autres hommes, que je l'emploie à approuver l'asservissement de quelques-uns d'entre eux. Ainsi qu'il soit essayiste, pamphlétaire, satiriste ou romancier, qu'il parle seulement des passions individuelles ou qu'il s'attaque au régime de la société, l'écrivain, homme libre s'adressant à des hommes libres, n'a qu'un seul sujet : la liberté. 


[…] 


On n'écrit pas pour des esclaves. L'art de la prose est solidaire du seul régime où la prose à un sens : la démocratie. Quand l'une est menacée, l'autre l'est aussi. Et ce n'est pas assez que de les défendre par la plume. Un jour vient où la plume est contrainte de s'arrêter et il faut alors que l'écrivain prenne les armes. Ainsi de quelque façon que vous y soyez venu, quelles que soient les opinions que vous avez professées, la littérature vous jette dans la bataille ; écrire, c'est une certaine façon de vouloir la liberté ; si vous avez commencé, de gré ou de force vous êtes engagé.

Engagé à quoi ? demandera-t-on. Défendre la liberté, c'est vite dit. S'agit-il de se faire gardien des valeurs idéales, comme le clerc de Benda avant la trahison, ou bien est-ce la liberté concrète et quotidienne qu'il faut protéger, en prenant parti dans les luttes politiques et sociales ? La question est liée à une autre, fort simple en apparence mais qu'on ne pose jamais : « Pour qui écrit-on ? »


 

dimanche 26 février 2023

Zemmour toujours : l'injure et son contexte


Toutes les décisions de jurisprudence concernant Éric Zemmour sont scrutées par les commentateurs. L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 21 février 2023 ne fait pas exception. La Cour accueille en effet le pourvoi déposé par le procureur général près la Cour d'appel de Paris et par une multitude d'associations de protection des droits de l'homme contre la décision de cette même cour d'appel du 8 septembre 2021 qui avait prononcé la relaxe d'Éric Zemmour. Les commentaires consacrés à cette décision se réjouissent du renvoi de l'affaire, ce qui signifie que qu'il sera rejugé.

L'analyse juridique est sans doute moins intéressante. En effet, la personnalité du condamné est rigoureusement sans intérêt en l'espèce, car tout l'intérêt de la décision réside dans l'étendue du contrôle effectué par les juges du fond. 

Eric Zemmour est poursuivi sur un double fondement. Sur la base de l'article 33 al. 3 de la loi du 29 juillet 1881, il est poursuivi pour "injure (...) envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée". Sur le fondement de l''article 24 al. 7 de la loi du 29 juillet 1881, il est poursuivi pour  "provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée".

Ces deux incriminations visent le même discours prononcé lors d'une réunion publique, la Convention de la Droite, le 28 septembre 2019. Il est impossible de recopier en entier l'ensemble des passages contestés devant la justice, mais ils sont largement cités dans l'arrêt de la Cour de cassation. Il est par ailleurs facile de retrouver l'intégralité du discours sur internet. Tous les thèmes chers à Eric Zemmour sont évoqués, notamment celui du "grand remplacement". Il attaque notamment "l'Afrique", accusée de vouloir coloniser l'Europe, et considérée comme uniformément musulmane. Le discours s'achève ainsi : "Il y a une continuité entre les viols, vols, trafics, jusqu'aux attentats de 2015 (...) Ce sont les mêmes qui passent sans difficulté de l'un à l'autre pour punir les kouffars, les infidèles. C'est le Djihad partout et pour tous".

Eric Zemmour a été condamné à une amende de 1000 € par le tribunal correctionnel le 25 septembre 2020 pour ces deux infractions. Mais la Cour d'appel de Paris prononce sa relaxe.

 

Saucissonnage des infractions

 

La relaxe reposait sur une analyse juridique un peu inédite, qui concerne aussi bien l'injure que la provocation.

 La Cour d'appel s'est livrée à un saucissonnage des propos tenus dans le discours. Elle observe ainsi que certains visent les immigrés de confession musulmane en provenance d'Afrique, d'autres les immigrés de confession musulmane de manière générale et sans indication de provenance, d'autre les personnes demeurées en Afrique mais désireuses de venir " en France pour continuer à vivre comme au pays et placer les autochtones sous la domination des mœurs islamique". Enfin, certains propos ne visent, parmi les personnes de confession musulmane, que celles qui affichent une appartenance communautaire en imposant le port d'un voile pour les femmes ou de la djellaba pour les hommes. A l'issue de l'opération, la Cour d'appel a donc considéré que les propos tenus par Eric Zemmour ne visaient pas "une personne ou un groupe de personne dans son ensemble",  analyse qui empêche donc que l'intéressé soit condamné pour injure ou provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence.

L'analyse est étrange car, si on va au bout du raisonnement, il suffirait d'injurier les personnes par petits groupes pour échapper à la condamnation. Pour s'attaquer aux personnes de confession catholique, on pourrait ainsi s'attaquer à certains fidèles, par exemple ceux de telle ou telle région, puis aux prêtres, pourquoi pas aux évêques ou aux moines ?

La Cour de cassation sanctionne cette démarche. Dans une décision du 16 octobre 2012, elle affirmait déjà "qu'il appartient aux juges du fond de relever toutes les circonstances extrinsèques qui donnent une portée injurieuse (...) à des propos". Les juges doivent donc opérer une analyse contextuelle, en examinant avec le plus grand soin l'ensemble du discours tenu, certains propos non injurieux en tant que tels pouvant éclairer le sens global de ceux qui sont contestés. La décision du 16 octobre 2012 valide ainsi la condamnation de Dieudonné M'Bala M'Bala pour injure antisémite. La Cour estime alors que le fait de tourner en dérision la déportation des personnes de confession juive durant la seconde guerre mondiale constitue un "mode d'expression à la fois outrageant et méprisant qui caractérise l'infraction d'injure". La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans son arrêt du 20 octobre 2015 Dieudonné M'Bala M'Bala, estime que cette approche contextuelle de l'injure ne porte pas une atteinte excessive à la liberté d'expression de l'intéressé.

Considéré sous cet angle, le seul intérêt de l'arrêt du 21 février 2023 ne présente pas d'autre intérêt que de surprendre un peu le lecteur. On se demande en effet pour quoi la Cour d'appel n'avait pas appliqué une jurisprudence de la Cour de cassation, elle-même validée par la CEDH.

 


 Zemmour en croisade

Les Goguettes, en trio mais à quatre. 2016


Les parties civiles


La second motif de relaxe repose, selon la Cour d'appel, sur l'attitude des parties civiles. Elle invoque en effet leurs conclusions et plus précisément leurs divergences. Certaines considéraient que le groupe visé était suffisamment déterminé, en l'occurrence les personnes de religion musulmane. D'autres se livraient à une analyse ligne à ligne des groupes visés par Eric Zemmour. 

La Cour de cassation rappelle que les positions des parties civiles constituent une "circonstance radicalement inopérante" dans l'analyse des juges du fond. En d'autres termes, les parties civiles ne dictent pas le jugement, et leurs éventuelles divergences ne doivent pas empêcher les juges d'exercer leur contrôle. Pour la Cour de cassation, cette incroyable erreur prive de base légale la décision de la Cour d'appel, dès lors que c'est précisément en se fondant sur les divergences des parties civiles qu'elle a renoncé à examiner le discours d'Éric Zemmour dans son contexte global.

Là encore, on ne peut manquer d'être surpris par la légèreté de la Cour d'appel de Paris. Il était en effet totalement impensable que la Cour de cassation valide une décision reposant sur la volonté, ou plutôt les divergences des parties civiles. C'est d'autant plus vrai dans ce type d'affaires, car la multiplication du nombre d'associations qui s'étaient portées partie civile rendaient les divergences d'autant plus inévitables que certaines d'entre elles ne disposent pas de conseils juridiques très efficaces.

Encore une fois, Eric Zemmour a permis de rappeler la jurisprudence relative à l'injure et à la provocation. On peut se demander s'il va une nouvelle fois saisir la CEDH, comme il l'avait fait pour contester sa condamnation pour provocation à la discrimination pour des propos tenus dans Le Point en 2007. Il est vrai qu'il avait été débouté par un arrêt du 20 décembre 2022, mais on attend tout de même une seconde tentative. Elle marquerait témoignerait l'attachement que porte Éric Zemmour aux juridictions européennes.



Injure et diffamation : Chapitre 9 Section 2 § 1 A du manuel sur internet 



mercredi 22 février 2023

Les Invités de LLC - Condorcet : Premier mémoire sur l'instruction publique

 

Liberté Libertés Chéries a désormais l'habitude d'inviter ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Aujourd'hui, notre invité est Condorcet dont nous avons déjà cité "Sur l'admission des femmes au droit de cité", texte de 1790 qui envisageait le droit de vote des femmes. Aujourd'hui, Condorcet revient sur LLC avec un extrait de son "Premier mémoire sur l'instruction publique" de 1791. Cette analyse de la nécessaire neutralité de l'enseignement demeure évidemment d'actualité.



Condorcet

Premier mémoire sur l'instruction publique

1791




 

 

 

L'éducation, si on la prend dans toute son étendue, ne se borne pas seulement à l'instruction positive, à l'enseignement des vérités de fait et de calcul, mais elle embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuses. Or, la liberté de ces opinions ne serait plus qu'illusoire, si la société s'emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu'elles doivent croire. Celui qui en entrant dans la société y porte des opinions que son éducation lui a données n'est plus un homme libre ; il est l'esclave de ses maîtres, et ses fers sont d'autant plus difficiles à rompre, que lui-même ne les sent pas, et qu'il croit obéir à sa raison, quand il ne fait que se soumettre à celle d'un autre. On dira peut-être qu'il ne sera pas plus réellement libre s'il reçoit ses opinions de sa famille. Mais alors ces opinions ne sont pas les mêmes pour tous les citoyens ; chacun s'aperçoit bientôt que sa croyance n'est pas la croyance universelle ; il est averti de s'en défier ; elle n'a plus à ses yeux le caractère d'une vérité convenue ; et son erreur, s'il y persiste, n'est plus qu'une erreur volontaire. L'expérience a montré combien le pouvoir de ces premières idées s'affaiblit, dès qu'il s'élève contre elles des réclamations : on sait qu'alors la vanité de les rejeter l'emporte souvent sur celle de ne pas changer. Quand bien même ces opinions commenceraient par être à peu près les mêmes dans toutes les familles, bientôt, si une erreur de la puissance publique ne leur offrait un point de réunion, en les verrait se partager, et dès lors tout le danger disparaîtrait avec l'uniformité. D'ailleurs, les préjugés qu'on prend dans l'éducation domestique sont une suite de l'ordre naturel des sociétés, et une sage instruction, en répandant les lumières, en est le remède ; au lieu que les préjugés donnés par la puissance publique sont une véritable tyrannie, un attentat contre une des parties les plus précieuses de la liberté naturelle.

 

(...)

 

Aujourd'hui qu'il est reconnu que la vérité seule peut être la base d'une prospérité durable, et que les lumières croissant sans cesse ne permettent plus à l'erreur de se flatter d'un empire éternel, le but de l'éducation ne peut plus être de consacrer les opinions établies, mais, au contraire, de les soumettre à l'examen libre de générations successives, toujours de plus en plus éclairées.

 

Enfin, une éducation complète s'étendrait aux opinions religieuses ; la puissance publique serait donc obligée d'établir autant d'éducations différentes qu'il y aurait de religions anciennes ou nouvelles professées sur son territoire ; ou bien elle obligerait les citoyens de diverses croyances, soit d'adopter la même pour leurs enfants, soit de se borner à choisir entre le petit nombre qu'il serait convenu d'encourager. On sait que la plupart des hommes suivent en ce genre les opinions qu'ils ont reçues dès leur enfance, et qu'il leur vient rarement l'idée de les examiner. Si donc elles font partie de l'éducation publique, elles cessent d'être le choix libre des citoyens, et deviennent un joug imposé par un pouvoir illégitime. En un mot, il est également impossible ou d'admettre ou de rejeter l'instruction religieuse dans une éducation publique qui exclurait l'éducation domestique, sans porter atteinte à la conscience des parents, lorsque ceux-ci regarderaient une religion exclusive comme nécessaire, ou même comme utile à la morale et au bonheur d'une autre vie. Il faut donc que la puissance publique se borne à régler l'instruction, en abandonnant aux familles le reste de l'éducation.

 

La puissance publique n'a pas droit de lier l'enseignement
de la morale à celui de la religion.

 

À cet égard même, son action ne doit être ni arbitraire ni universelle. On a déjà vu que les opinions religieuses ne peuvent faire partie de l'instruction commune, puisque, devant être le choix d'une conscience indépendante, aucune autorité n'a le droit de préférer l'une à l'autre ; et il en résulte la nécessité de rendre l'enseignement de la morale rigoureusement indépendant de ces opinions.

 

Elle n'a pas droit de faire enseigner
des opinions comme des vérités.

 

La puissance publique ne peut même, sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités ; elle ne doit imposer aucune croyance. Si quelques opinions lui paraissent des erreurs dangereuses, ce n'est pas en faisant enseigner les opinions contraires qu'elle doit les combattre ou les prévenir ; c'est en les écartant de l'instruction publique, non par des lois, mais par le choix des maîtres et des méthodes ; c'est surtout en assurant aux bons esprits les moyens de se soustraire à ces erreurs, et d'en connaître tous les dangers.

 

Son devoir est d'armer contre l'erreur, qui est toujours un mal public, toute la force de la vérité ; mais elle n'a pas droit de décider où réside la vérité, où se trouve l'erreur. Ainsi, la fonction des ministres de la religion est d'encourager les hommes à remplir leurs devoirs ; et cependant, la prétention à décider exclusivement quels sont ces devoirs serait la plus dangereuse des usurpations sacerdotales.

 

(...)

 

Des vérités appuyées d'une preuve certaine, et généralement reconnues, sont les seules qu'on doive regarder comme immuables, et on ne peut s'empêcher d'être effrayé de leur petit nombre. Celles qu'on croit le plus universellement reçues, contre lesquelles on ne supposerait pas qu'il pût s'élever des réclamations, ne doivent souvent cet avantage qu'au hasard, qui n'a point tourné vers elles les esprits du grand nombre. Qu'on les livre à la discussion, et bientôt on verra naître l'incertitude, et l'opinion partagée flotter longtemps incertaine.

 

Cependant, comme ces sciences influent davantage sur le bonheur des hommes, il est bien plus important que la puissance publique ne dicte pas la doctrine commune du moment comme des vérités éternelles, de peur qu'elle ne fasse de l'instruction un moyen de consacrer les préjugés qui lui sont utiles, et un instrument de pouvoir de ce qui doit être la barrière la plus sûre contre tout pouvoir injuste.

 


dimanche 19 février 2023

LuxLeaks : La définition du lanceur d'alerte par la CEDH


Le statut du lanceur d'alerte se précise peu à peu, au fil des décisions de justice. La Cour de cassation, le 10 février 2023, a ainsi imposé au juge des référés des conseils de Prud'hommes de s'assurer que le licenciement d'un salarié repose sur d'autres motifs que l'alerte qu'il a lancée. Quatre jours plus tard, le 14 février 2023, c'est au tour de la Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt de Grande Chambre Halet c. Luxembourg, d'affirmer que le statut de lanceur d'alerte ne repose pas sur une définition abstraite et générale. Il ne peut être accordé qu'à la lumière des éléments concrets de chaque affaire, et du contexte dans lequel elle s'inscrit.

 

LuxLeaks

 

En l'espèce, le contexte est celui de LuxLeaks, scandale financier montrant l'existence de plusieurs centaines d'accords très avantageux conclus par des cabinets d'audit avec l'administration fiscale luxembourgeoise, au profit de très grandes entreprises multinationales parmi lesquelles Apple, Amazon, Heinz, Pepsi, Ikéa, Deutsche Bank. Pour être clair, le cabinet avait pour mission de passer un deal avec le fisc luxembourgeois concernant l'application de la loi fiscale à des opérations futures. Ces rescrits fiscaux étaient évidemment plutôt bienveillants pour les entreprises concernées.

Le requérant, M. Raphaël Halet, était employé par l'un de ces cabinets, PriceWaterhouseCoopers (PwC), et il a été identifié comme l'un des lanceurs d'alerte ayant transmis aux médias 45 000 pages de documents confidentiels, dont 538 dossiers de rescrits fiscaux. Ces éléments ont été utilisés dans deux émissions de Cash Investigation en 2012 et 2013, puis diffusés en novembre 2014 par le Consortium international des journalistes d'investigation du Center for Public Integrity.

Au printemps 2016, les salariés concernés, dont M. Halet, ont été poursuivis pour violation du secret des affaires et du secret professionnel. A l'issue de la procédure, le requérant fut condamné à une amende pénale de 1000 € ainsi qu'à un euro symbolique en réparation du dommage moral causé à PwC. Dans son arrêt, la Cour d'appel estimait en effet que la divulgation des documents couverts par le secret avait causé à son employeur un préjudice disproportionné par rapport au but d'intérêt général poursuivi par le lanceur d'alerte. Cette condamnation fut confirmée par la Cour de cassation luxembourgeoise en janvier 2018.

Devant la CEDH, M. Halet invoque donc une atteinte à sa liberté garantie par la liberté d'expression. Débouté par une première décision du 11 mai 2021, il obtient toutefois le renvoi en Grande Chambre. Et précisément, dans son arrêt du 10 février 2023, la Grande Chambre revient sur la décision de 2021, et donne satisfaction au requérant.

 

La jurisprudence Guja c. Moldavie


Toute l'analyse repose sur l'arrêt Guja c. Moldavie du 12 février 2008, qui donnait une première définition du lanceur d'alerte, à partir de différents critères : l'existence ou non d'autres moyens pour procéder à la divulgation, l'intérêt public présenté par les informations ainsi portées à la connaissance du public, leur authenticité, le préjudice causé à l'employeur et la sévérité de la sanction. 

La décision de chambre de la CEDH en 2021 vérifie l'interprétation de cette jurisprudence Guja par les juges luxembourgeois. Considérant que seuls les deux derniers critères étaient contestés au contentieux, elle estime que "les divulgations du requérant ne présentaient pas un intérêt suffisant pour pondérer le dommage de PwC ». Autrement dit, les informations livrées au public ne présentaient pas un intérêt suffisant au regard du préjudice engendré par leur révélation pour que M. Halet soit acquitté. L'analyse peut sembler étrange, car le lanceur d'alerte est condamné par les juges luxembourgeois en raison de la faible importance de ses révélations. Dans ces conditions, on aurait plutôt pensé à un acquittement, si ce n'est que PwC se plaint d'avoir subi un préjudice. Pour les juges luxembourgeois, le dommage causé à l'entreprise était impardonnable. Le lanceur d'alerte n'avait-il pas fait connaître au public le nom des entreprises clientes de PwC, celles-là même qui pratiquaient l'évasion fiscale à grande échelle ? On ressent évidemment une certaine déception en voyant que la CEDH, dans son arrêt de chambre, valide une telle analyse.

La Grande Chambre, dans un second temps, remet les choses à leur place. Sans remettre fondamentalement en cause la jurisprudence Guja, elle en précise les contours. Alors que le requérant réclame une définition claire du lanceur d'alerte, la Cour affirme au contraire son refus d'une "définition abstraite et générale". Les critères de l'arrêt Guja demeurent donc en vigueur, mais il appartient à la CEDH d'examiner soigneusement les circonstances de chaque affaire ainsi que son contexte. C'est précisément ce qui n'a pas été fait dans l'arrêt de Chambre, qui se bornait à reprendre les deux derniers critères, sans examiner la situation dans son ensemble. La Grande Chambre reprend donc l'ensemble des critères permettant d'identifier le lanceur d'alerte.

 

Le bouclier arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

 

 

Les critères de l'arrêt Guja

 

Pour ce qui est du premier critère, l'existence ou non d'autres moyens de divulgations, la Grande Chambre fait simplement observer que les informations divulguées portent sur les activités légales de PwC. On pourrait presque déceler une certaine forme d'humour dans la formulation. Puisque les juges luxembourgeois s'appuient sur la licéité de l'optimisation fiscale, n'est-il pas logique que le public puisse être informé de pratiques qui n'ont rien de répréhensible ?

L'authenticité des documents divulgués n'est contestée par personne, pas plus que la bonne foi de Raphaël Hallet. La Cour d'appel admet d'ailleurs qu'il n'a pas agi « dans un but de lucre ou pour nuire à son employeur » .

Le quatrième critère, celui la mise en balance entre l’intérêt public que présente l’information divulguée et les effets dommageables de la divulgation, est au coeur du raisonnement des juges luxembourgeois. Ils considèrent en effet que le dommage causé à l'entreprise est trop élevé par rapport à l'intérêt que représente la diffusion d'informations considérées comme peu sensibles. L'analyse repose largement sur le fait que M. Halet a diffusé des documents en plusieurs étapes, d'abord pour Cash Investigation, puis pour la publication dans le Consortium de presse. Les dernières livraisons seraient, en quelque sorte, sans importance, car elles n'ajouteraient rien aux premières. Elles ne présenteraient donc plus aucun intérêt public, alors que le préjudice subi à l'entreprise subsisterait.

C'est oublier qu'un débat public peut s'inscrire dans la continuité et être nourri par des éléments d'informations complémentaires. Ce principe figurait déjà dans l'arrêt Dammann c. Suisse du 25 avril 2006. De même, dans la décision du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi Associé c. France, la Cour reconnaît que le débat public n'est pas figé dans le temps et qu'il peut porter sur des faits déjà connus. Le fait qu'un débat sur les pratiques fiscales du Luxembourg était déjà en cours au moment des révélations du lanceur d'alerte n'a donc pas pour conséquence de leur ôter tout intérêt.

En l'espèce, la CEDH rappelle, comme elle l'a fait dans l'arrêt Taffin et Contribuables associés c. France du 18 février 2010, que la question des impôts est généralement considérée comme relevant du débat d'intérêt général. En l'espèce, il est clair que les pratiques dénoncées par le requérants pouvaient "interpeller ou scandaliser" et apportaient un éclairage nouveau sur les pratiques d'évitement fiscal. Le fait de mentionner les entreprises multinationales utilisant ce genre de service ne faisait que nourrir le débat.

Le cinquième critère conduit la CEDH à s'interroger sur le préjudice causé à l'entreprise par les révélations du requérant. Ce préjudice doit toutefois être mis en balance, au regard de l'intérêt public que représentent les informations. Sur ce point, la Cour rappelle que le secret des affaires comme le secret professionnel doivent permettre de protéger les clients d'une entreprise d'audit. Le dommage invoqué par PwC, lié à une atteinte à son image et une perte de confiance de la part de ses clients est sans doute réel, mais la Cour reproche aux juges du fond de n'avoir pas suffisamment pesé l'ensemble des intérêts en présence. Après avoir reconnu que les informations divulguées présentaient un intérêt public, elle n'a pas évalué l'importance de cet intérêt au regard du dommage causé à PwC et à ses clients. Or, en l'espèce, la Grande Chambre considère que l'intérêt du débat public est plus important que ces différents dommages.

Dès lors, la question du sixième et dernier critère ne se pose plus réellement. La sanction, même limitée à une amende de 1 000 €, est jugée excessive. En effet, toute sanction "risque d’entraver ou de paralyser, à l’avenir, toute révélation, par des lanceurs d’alerte, d’informations dont la divulgation relève de l’intérêt public, en les dissuadant de signaler des agissements irréguliers ou discutables". La Cour se préoccupe ainsi du statut du lanceur d'alerte, dont l'activité ne doit pas être dissuadée, dès lors qu'elle aussi relève de l'intérêt général.

 

Une bonne publicité


La CEDH affirme ainsi que le statut de lanceur d'alerte doit être apprécié au cas par cas, et que tous les critères développés dans l'arrêt Guja doivent être examinés de près. Dans le cas de la décision du 10 février 2023, on peut se demander si la Grande Chambre n'a pas été quelque peu influencée par les suites du scandale LuxLeaks. En effet, si les lanceurs d'alerte ont été poursuivis, les entreprises concernées comme le cabinet d'audit ne l'ont pas été. C'est logique, dès lors que les faits d'évitement fiscal ne sont pas répréhensibles en droit luxembourgeois. 

Mais, la question du préjudice invoqué par l'entreprise d'audit pose question. La CEDH mentionne en effet, dès le début de sa décision que, selon la presse luxembourgeoise, l'affaire LuxLeaks provoqua "une année difficile" pour PwC. Mais depuis lors, "la firme connut une croissance de son chiffre d’affaires qui alla de pair avec une hausse importante de ses effectifs". Autrement dit, LuxLeaks a fait une belle publicité à une entreprise spécialisés dans l'évitement fiscal, lui a permis de satisfaire de nouveaux clients, sans doute victimes de harcèlement fiscal dans leur pays d'origine. Avouons que la CEDH n'a pas dû se sentir remplie d'indulgence à l'égard d'une entreprise qui invoque un grave préjudice, alors qu'elle a tiré bénéfice de l'affaire. 


 

Les lanceurs d'alerte : Chapitre 9 Section 1 § 2 B du manuel sur internet