« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 22 février 2023

Les Invités de LLC - Condorcet : Premier mémoire sur l'instruction publique

 

Liberté Libertés Chéries a désormais l'habitude d'inviter ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Aujourd'hui, notre invité est Condorcet dont nous avons déjà cité "Sur l'admission des femmes au droit de cité", texte de 1790 qui envisageait le droit de vote des femmes. Aujourd'hui, Condorcet revient sur LLC avec un extrait de son "Premier mémoire sur l'instruction publique" de 1791. Cette analyse de la nécessaire neutralité de l'enseignement demeure évidemment d'actualité.



Condorcet

Premier mémoire sur l'instruction publique

1791




 

 

 

L'éducation, si on la prend dans toute son étendue, ne se borne pas seulement à l'instruction positive, à l'enseignement des vérités de fait et de calcul, mais elle embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuses. Or, la liberté de ces opinions ne serait plus qu'illusoire, si la société s'emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu'elles doivent croire. Celui qui en entrant dans la société y porte des opinions que son éducation lui a données n'est plus un homme libre ; il est l'esclave de ses maîtres, et ses fers sont d'autant plus difficiles à rompre, que lui-même ne les sent pas, et qu'il croit obéir à sa raison, quand il ne fait que se soumettre à celle d'un autre. On dira peut-être qu'il ne sera pas plus réellement libre s'il reçoit ses opinions de sa famille. Mais alors ces opinions ne sont pas les mêmes pour tous les citoyens ; chacun s'aperçoit bientôt que sa croyance n'est pas la croyance universelle ; il est averti de s'en défier ; elle n'a plus à ses yeux le caractère d'une vérité convenue ; et son erreur, s'il y persiste, n'est plus qu'une erreur volontaire. L'expérience a montré combien le pouvoir de ces premières idées s'affaiblit, dès qu'il s'élève contre elles des réclamations : on sait qu'alors la vanité de les rejeter l'emporte souvent sur celle de ne pas changer. Quand bien même ces opinions commenceraient par être à peu près les mêmes dans toutes les familles, bientôt, si une erreur de la puissance publique ne leur offrait un point de réunion, en les verrait se partager, et dès lors tout le danger disparaîtrait avec l'uniformité. D'ailleurs, les préjugés qu'on prend dans l'éducation domestique sont une suite de l'ordre naturel des sociétés, et une sage instruction, en répandant les lumières, en est le remède ; au lieu que les préjugés donnés par la puissance publique sont une véritable tyrannie, un attentat contre une des parties les plus précieuses de la liberté naturelle.

 

(...)

 

Aujourd'hui qu'il est reconnu que la vérité seule peut être la base d'une prospérité durable, et que les lumières croissant sans cesse ne permettent plus à l'erreur de se flatter d'un empire éternel, le but de l'éducation ne peut plus être de consacrer les opinions établies, mais, au contraire, de les soumettre à l'examen libre de générations successives, toujours de plus en plus éclairées.

 

Enfin, une éducation complète s'étendrait aux opinions religieuses ; la puissance publique serait donc obligée d'établir autant d'éducations différentes qu'il y aurait de religions anciennes ou nouvelles professées sur son territoire ; ou bien elle obligerait les citoyens de diverses croyances, soit d'adopter la même pour leurs enfants, soit de se borner à choisir entre le petit nombre qu'il serait convenu d'encourager. On sait que la plupart des hommes suivent en ce genre les opinions qu'ils ont reçues dès leur enfance, et qu'il leur vient rarement l'idée de les examiner. Si donc elles font partie de l'éducation publique, elles cessent d'être le choix libre des citoyens, et deviennent un joug imposé par un pouvoir illégitime. En un mot, il est également impossible ou d'admettre ou de rejeter l'instruction religieuse dans une éducation publique qui exclurait l'éducation domestique, sans porter atteinte à la conscience des parents, lorsque ceux-ci regarderaient une religion exclusive comme nécessaire, ou même comme utile à la morale et au bonheur d'une autre vie. Il faut donc que la puissance publique se borne à régler l'instruction, en abandonnant aux familles le reste de l'éducation.

 

La puissance publique n'a pas droit de lier l'enseignement
de la morale à celui de la religion.

 

À cet égard même, son action ne doit être ni arbitraire ni universelle. On a déjà vu que les opinions religieuses ne peuvent faire partie de l'instruction commune, puisque, devant être le choix d'une conscience indépendante, aucune autorité n'a le droit de préférer l'une à l'autre ; et il en résulte la nécessité de rendre l'enseignement de la morale rigoureusement indépendant de ces opinions.

 

Elle n'a pas droit de faire enseigner
des opinions comme des vérités.

 

La puissance publique ne peut même, sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités ; elle ne doit imposer aucune croyance. Si quelques opinions lui paraissent des erreurs dangereuses, ce n'est pas en faisant enseigner les opinions contraires qu'elle doit les combattre ou les prévenir ; c'est en les écartant de l'instruction publique, non par des lois, mais par le choix des maîtres et des méthodes ; c'est surtout en assurant aux bons esprits les moyens de se soustraire à ces erreurs, et d'en connaître tous les dangers.

 

Son devoir est d'armer contre l'erreur, qui est toujours un mal public, toute la force de la vérité ; mais elle n'a pas droit de décider où réside la vérité, où se trouve l'erreur. Ainsi, la fonction des ministres de la religion est d'encourager les hommes à remplir leurs devoirs ; et cependant, la prétention à décider exclusivement quels sont ces devoirs serait la plus dangereuse des usurpations sacerdotales.

 

(...)

 

Des vérités appuyées d'une preuve certaine, et généralement reconnues, sont les seules qu'on doive regarder comme immuables, et on ne peut s'empêcher d'être effrayé de leur petit nombre. Celles qu'on croit le plus universellement reçues, contre lesquelles on ne supposerait pas qu'il pût s'élever des réclamations, ne doivent souvent cet avantage qu'au hasard, qui n'a point tourné vers elles les esprits du grand nombre. Qu'on les livre à la discussion, et bientôt on verra naître l'incertitude, et l'opinion partagée flotter longtemps incertaine.

 

Cependant, comme ces sciences influent davantage sur le bonheur des hommes, il est bien plus important que la puissance publique ne dicte pas la doctrine commune du moment comme des vérités éternelles, de peur qu'elle ne fasse de l'instruction un moyen de consacrer les préjugés qui lui sont utiles, et un instrument de pouvoir de ce qui doit être la barrière la plus sûre contre tout pouvoir injuste.

 


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