« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 3 février 2023

Sénat : l'IVG votée, mais l'IVG empêtrée


Le 1er février 2023, le Sénat a adopté la proposition de loi visant à intégrer l'IVG dans la Constitution. La rédaction choisie par le Sénat consiste à ajouter un alinéa à l'article 34 de la Constitution, mentionnant que « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ».

Au moment où le débat sur la réforme des retraites sature le paysage médiatique, la constitutionnalisation de l'IVG ne suscite qu'un intérêt relativement modeste. L'agitation qui avait suivi la décision de la Cour Suprême américaine après son  arrêt  Dobbs v. Jackson Women's Health Organization est aujourd'hui quelque peu retombée.

Les médias se sont donc bornés à annoncer que la proposition de loi était désormais votée par le Sénat. En route donc pour la suite de la procédure, mais sans préciser ce qu'elle sera. Or l'article 89 de la Constitution impose un vote du texte en termes identiques par chacune des assemblées parlementaires, avant qu'il soit soumis à référendum, procédure obligatoire lorsqu'ils s'agit d'une proposition de révision d'origine parlementaire.

Précisément, le texte sénatorial est bien différent de celui qui a été voté par l'Assemblée nationale. La proposition déposée par le groupe LFI et portée par Mathilde Panot crée, quant à elle, un nouvel article 66-2 ainsi rédigé : "La loi garantit l'effectivité et l'égal accès au droit à l'interruption volontaire de grossesse". Nous sommes donc bien loin d'un vote en termes identiques, car les textes n'affichent pas le même fondement constitutionnel ni le même contenu.

 

Le fondement constitutionnel

 

Pour ce qui est du fondement constitutionnel, on pouvait se douter que la création d'un nouvel article 66-2 susciterait l'incompréhension du Sénat. Avouons qu'il n'est pas le seul à s'en étonner. Que vient faire la reconnaissance du droit à l'IVG dans un titre VIII consacré à l'autorité judiciaire, juste à côté de l'abolition de la peine de mort ? 

Sans doute, les parlementaires LFI qui ont déposé la proposition ont-ils pensé que le juge judiciaire serait ainsi le garant du droit à l'IVG, considérée comme une liberté individuelle au sens de l'article 66 de la Constitution ? Il est exact que la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001 consacre l'IVG comme une "liberté de la femme", précisant qu'elle trouve son fondement dans l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui précisément garantit la liberté individuelle. 

Mais le Conseil n'affirmait pas expressément que cette liberté individuelle était protégée par le juge judiciaire. Sa jurisprudence est même en sens contraire, car il donne une définition fort étroite de la notion de liberté individuelle telle qu'elle est mentionnée dans l'article 66. Celle-ci se limite à ce que Marcel Waline appelait « l’Habeas Corpus à la française », c’est-à-dire au droit de ne pas être arrêté ou détenu arbitrairement. L'IVG n'était donc pas concernée par cette garantie du juge judiciaire.

Le fondement de l'article 34 de la Constitution choisi par les sénateurs apparaît moins artificiel. Il consiste, plus modestement, à affirmer que l'IVG relève du domaine de la loi, dans la mesure où elle relève de la liberté des femmes. Pourquoi pas ? Ce choix n'ajoute rien au droit positif. Depuis la décision du 27 juin 2001, l'IVG est garantie comme une liberté de la femme. Elle relève donc du domaine de la loi, et l'article 34 précise déjà que le législateur est compétent pour définir "les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques". Depuis la loi Veil, l'IVG a d'ailleurs toujours été organisée par des textes législatifs.

Le texte sénatorial témoigne donc d'une volonté de constitutionnaliser l'IVG, à droit constant, sans réellement modifier le droit positif. Les sénateurs ont, en quelque sorte, appliqué la célèbre devise de Tancrède, neveu du prince Salinas : "Il faut tout changer pour que rien ne change".

 

 


Affiche du Secrétariat d'État à la famille et à la santé. Gouvernement de Vichy

Droit contre liberté


Les commentateurs insistent beaucoup sur le fait que l'Assemblée nationale évoque le droit à l'IVG, alors que le Sénat se réfère à la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse. Il est vrai que l'intention n'est sans doute pas tout à fait identique dans chaque assemblée. Les sénateurs se bornent à rappeler la compétence du législateur en matière d'IVG, les députés affirment l'existence d'un "droit à", et insistent donc sur le devoir de l'État d'assurer sa mise en oeuvre par des prestations effectives. L'absence de référence aux titulaires de ce droit relève simplement d'un discours néo-féministe qui, en l'occurrence, n'a guère de conséquences concrètes. 

Il est sans doute plus important de noter que les deux chambres insistent sur la nécessité d'organiser ce droit de manière à ce que ses titulaires puissent en bénéficier dans les délais légaux. L'Assemblée insiste sur son effectivité, le Sénat sur les conditions dans lesquelles s'exerce cette liberté. 

La distinction entre droit et liberté suscite certes l'intérêt des théoriciens du droit, mais le Conseil constitutionnel ne l'a jamais fait pénétrer dans sa jurisprudence. En l'espèce, elle ne présente qu'un intérêt limité, les deux chambres insistant sur l'organisation concrète de ce droit, ou de cette liberté.

Il demeure tout de même que les deux textes sont différents, et que la loi n'a pas été votée en termes identiques. Observons qu'elle aurait pu ne pas être votée du tout, et c'était la position de la commission des lois du Sénat qui suggérait de repousser le texte, en obligeant ainsi le gouvernement à déposer un projet de loi constitutionnelle. L'objet était d'empêcher l'intervention intempestive du corps électoral, nécessairement appelé à intervenir par référendum lorsqu'une proposition de loi a été votée en termes identiques.

En votant le texte, en termes différents, le Sénat se donne le beau rôle et refuse de jouer le rôle de celui qui fait avorter la révision. En témoigne la réaction de la presse qui se félicite de ce vote, sans s'apercevoir que la révision se trouve désormais empêtrée dans la navette parlementaire qui aura sans doute bien des difficultés à trouver un consensus. 

En effet, LFI veut absolument être à l'origine de cette révision constitutionnelle qui n'a aucun intérêt pratique, mais qui lui offre un espace politique non négligeable. En revanche, on peut penser que bon nombre de sénateurs ne seraient pas fâchés que la proposition s'effondre à ce stade de la procédure. Heureusement, le droit à l'IVG, déjà considéré comme une liberté constitutionnelle, n'est pas menacé et les femmes françaises peuvent en bénéficier dans des conditions qui, sans être parfaites, sont néanmoins plus satisfaisantes que dans d'autres pays. On attend donc la suite du débat parlementaire avec sérénité.


L'IVG : Chapitre 7 Section 3 § 1 B du manuel sur internet  


 

mardi 31 janvier 2023

Neutralité de la CEDH sur le sexe neutre


Dans son arrêt Y. c. France rendu le 31 janvier 2023,  la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) estime que le refus des autorités françaises de remplacer la mention "sexe masculin" par la mention "sexe neutre" ou "intersexe" sur l'acte de naissance du requérant ne porte pas une atteinte disproportionnée à sa vie privée.  

Le requérant verse au dossier un dossier médical complet, montrant une mixité de ses caractères sexués, primaires et secondaires. La différenciation sexuée ne s'est pas réalisée in utero, au point qu'il fut impossible de déterminer à sa naissance s'il était un garçon ou une fille. Dépourvu de testicules ou d'ovaires, son corps n'a jamais produit d'hormones sexuelles et il n'est ni masculinisé, ni féminisé. Doté d'une silhouette plutôt féminine, mais déclaré à l'état civil comme un garçon il a dû subir un traitement hormonal lourd. Conservant l'aspect gynoïde et la silhouette très fine, il s'est donc retrouvé avec une barbe, et ce traitement n'a fait qu'accroître sa souffrance. 

Il doit en effet, en permanence, vivre en "faisant semblant d'être un homme", alors qu'il n'est ni un homme ni une femme. Il n'est donc pas constaté la réalité d'une discordance entre son identité juridique, masculine, et son identité biologique intersexuée, dont il revendique la reconnaissance par ma mention "sexe neutre" ou "intersexe" sur son acte de naissance.

 

Un trou noir des règles juridiques

 

Il ne fait aucun doute que l'identité sexuelle constitue un élément de la vie protégée, protégée par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour l'a déjà affirmé à de nombreuses reprises, en particulier dans l'arrêt A. P. Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017, à propos du changement d'identité sexuelle des transgenres.

Mais le cas de M. Y. , malheureusement pour lui, demeure dans une sorte de trou noir des règles juridiques. Alors qu'il est possible de changer d'identité de masculin à féminin, ou de féminin à masculin, il n'est pas possible d'obtenir une reconnaissance juridique, lorsque l'on n'est pas un homme, mais pas non plus une femme. L'article 57 du code civil ne prévoit que deux options, sexe masculin ou féminin. Il ajoute tout de même qu'en cas "d'impossibilité médicalement constatée de déterminer le sexe de l'enfant au jour de l'établissement de l'acte", le procureur de la République peut accorder un délai de 3 mois, afin d'opérer des contrôles médicaux. Mais à l'issue de ce délai, le problème demeure identique. Il faut déclarer l'enfant soit fille, soit garçon. 

 

Les procédures internes

 

M. Y. a pourtant, dans un premier temps, obtenu satisfaction des juges du fond. Le président du tribunal de grande instance de Tours, en août 2015, a ordonné de mentionner "sexe neutre" sur son état civil. Pour le juge, l'article 57 n'était pas applicable, puisqu'il suppose que l'on puisse déterminer le sexe de l'enfant, entre masculin et féminin. Or le sexe de M. Y. n'a jamais peut être déterminé, ce qui empêchait la mise en oeuvre de l'article 57. Le président ordonnait donc qu'il soit fait mention du "sexe neutre", invoquant la protection de la sphère d'autonomie de M. Y. ainsi que l'extrême rareté de sa situation, qui ne concerne qu'en 0, 1 % et 1, 7 % des naissances, selon les statistiques.

Mais la Cour d'appel d'Orléans a infirmé ce jugement en mars 2016. Elle estime qu'il n'appartient pas au juge du fond de créer une nouvelle catégorie sexuelle, seul le législateur pouvant intervenir dans ce domaine. Elle observe en outre que M. Y. a, jusqu'à présent, vécu dans une identité d'homme. Il est marié et a adopté un enfant. La Cour de cassation, dans un arrêt du 4 mai 2017, écarte sur les mêmes fondements le pourvoi déposé par M. Y. et affirme clairement que "la loi française ne permet pas de faire figurer, dans les actes de l'état civil, l'indication d'un sexe autre que masculin ou féminin".

 


 L'homme et la femme. Max Ernst. 1929

 

Absence de consensus

 

La CEDH doit donc apprécier si ce droit français, lacunaire, ne porte pas une atteinte excessive à l'article 8 de la Convention. Sa démarche est rendue plus compliquée par le fait que le requérant ne se plaint pas d'un acte d'une autorité publique, mais bien davantage d'une lacune du droit français qui, en tant que telle, aurait créé une situation attentatoire à la sa vie privée. Mais la Cour accepte, d'une manière générale, de considérer une affaire sous l'angle de l'opposition positive des États. Cela signifie qu'ils doivent assurer le respect effectif de la vie privée des personnes, plutôt que se borner à ne pas s'ingérer de manière excessive dans l'exercice de celle-ci.

Dans la mise en oeuvre des obligations positives qui lui incombent, l'État dispose d'une large marge d'autonomie, particulièrement dans les domaines qui ne donnent pas lieu à consensus au sein des États parties à la Convention européenne. Or la mention d'un "sexe neutre" est loin de faire consensus. Seulement cinq pays, l'Allemagne, l'Autriche, les Pays-Bas et Malte, l'admettent, dans leur système juridique. L'écrasante majorité des États, dont la France, ne connaissent que la distinction entre le sexe masculin et le sexe féminin. 

Cette absence de consensus n'a pas pour effet d'interdire à la Cour de se demander si le droit français opère une balance satisfaisante entre l'intérêt général et les intérêts de M. Y.  Elle reconnaît que la discordance entre son identité biologique et son identité juridique est une cause de souffrance pour le requérant. Elle écarte à ce propos l'argument de la Cour de cassation qui s'appuyait sur le comportement du requérant qui vivait une vie d'homme, marié et père d'un enfant adopté. Pour la CEDH, un tel raisonnement fait primer l'apparence physique et sociale sur la réalité biologique intersexuée du requérant. Elle dénonce alors une confusion entre la notion d'apparence et celle d'identité. En effet, l'identité d'une personne ne se réduit pas à l'apparence qu'elle prend aux yeux d'autrui. M. Y. n'a pas eu le choix. La mention d'un sexe masculin à l'état civil l'a contraint à "faire semblant d'être un homme". Ce faisant, la CEDH sanctionne une analyse qui n'était pas dépourvue de cynisme. Déclaré comme un enfant de sexe masculin, M. Y. était condamné à se comporter comme un homme... et se comportant comme un homme, il devait rester déclaré de sexe masculin.

 

Un appel au législateur

 

Et pourtant, la CEDH ne sanctionne pas les autorités françaises. Elle est sensible à l'argument selon lequel le fait d'admettre un "sexe neutre" reviendrait à admettre l'existence d'une nouvelle catégorie sexuelle et qu'un tel bouleversement juridique suppose l'intervention législateur et la modification de pans entiers du droit. Sur le fond, il est évident que la CEDH hésite à prendre une décision qui obligerait la France à modifier son système juridique pour y introduire une réforme importante. Il est clair qu'une telle évolution doit trouver son origine dans la volonté des représentants du peuple plutôt que dans celle d'une juridiction internationale. A cet égard, la décision peut être présentée comme une invitation faite au législateur français de légiférer dans ce domaine.

La lecture de la décision donne pourtant le sentiment que les exigences du respect de la vie privée de M. Y.  sont purement et simplement écartées. On ne peut que le déplorer surtout si l'on considère que la CEDH a fait beaucoup progresser la protection des personnes transgenres, notamment avec l'arrêt Garçon et Nicot c. France qui autorise le changement d'identité avant que la transformation physique soit achevée. Ceux qui veulent changer de sexe semblent ainsi mieux protégés que ceux qui n'ont pas de sexe et l'on doit se demander pourquoi ils sont plus mal traités. 

La raison d'une telle prudence, ou d'un tel abandon, réside sans doute dans des considérations de politique juridique. Imaginons un instant que la CEDH ait accueilli la demande de M. Y. et considéré qu'un "sexe neutre" devrait figurer dans notre système juridique. Les conséquences politiques auraient sans doute été importantes, et on aurait assisté à une nouvelle campagne contre la CEDH, souvent accusée d'être une dangereuse révolutionnaire en matière sociétale. Au moment où l'attachement à la Cour tangue quelque peu au sein des membres du Conseil de l'Europe, il n'est sans doute pas indispensable de créer une nouvelle crise. Et tant pis pour les 0, 1% de personnes qui n'ont pas la chance d'être soit un homme, soit une femme.


L'identité sexuelle : Chapitre 8 Section 1 du manuel sur internet 

vendredi 27 janvier 2023

Le Fact Checking de LLC : Un élu ne peut pas fermer la mairie


Plusieurs maires, dont la maire de Paris Anne Hidalgo, annoncent la fermeture de la mairie le 31 janvier 2023. Ils invoquent une mesure de solidarité avec le mouvement social contre la réforme des retraites qui, le même jour, se traduira par une journée de grève.

A titre individuel, les élus ont le droit d'avoir les convictions de leur choix, de se sentir solidaires des manifestants et même de se joindre à eux. Mais fermer une mairie, c'est autre chose, et la légalité d'une telle pratique est évidemment posée. Observons évidemment qu'il ne s'agit pas de fermer la mairie parce qu'il est impossible de poursuivre l'activité et même d'accueillir les usagers, la totalité ou au moins l'écrasante majorité étant en grève ce jour là. Dans la cas présent, il s'agit plutôt d'imposer l'arrêt du travail aux agents. Le nombre des grévistes parmi les employés municipaux n'est pas une question pertinente, puisque la décision de fermeture est prise, quelles que soient les circonstances, par le maire. 

Certains tentent de justifier la mesure en invoquant la dualité des fonctions municipales, la mairie étant un espace où s'exercent aussi bien des missions déconcentrées que décentralisées. Le maire exerce les unes comme agent de l'État, et les autres sur le fondement des compétences qu'il détient comme élu local. Le maire dispose certes d'une autonomie réelle pour exercer ses compétences décentralisées, par exemple pour définir, avec le conseil municipal, la politique d'urbanisme dans sa commune, voire pour exercer son pouvoir de police. Dans ce cas, il n'est soumis qu'au contrôle de légalité du juge administratif, éventuellement saisi par le préfet. Lorsqu'il s'agit de compétences déconcentrées, le maire agit en revanche en agent de l'État, comme n'importe quel fonctionnaire. Il doit alors appliquer la loi et c'est notamment le cas en matière d'état civil. C'est la raison pour laquelle les élus qui veulent fermer la mairie le 31 janvier préviennent que les services de l'état civil demeureront ouverts.

Mais la précaution est bien loin d'être suffisante, car la fermeture porte atteinte à deux principes fondamentaux, le principe de continuité et le principe de neutralité.


L'atteinte au principe de continuité


Le continuité du service public se traduit, à l'échelon municipal, par un droit d'accès du public aux locaux. Dans un arrêt Rouquette du 18 octobre 1991, le Conseil d'État pose un principe selon lequel les administrés ont un "droit d'accès aux services (…) normalement ouverts au public ». Ces services sont, à l'évidence, ceux dont les attributions impliquent un contact direct avec le public, qu'ils soient déconcentrés ou décentralisés. Autrement dit, l'état civil déconcentré n'est pas le seul concerné. Les services gérant les activités scolaires ou l'action sociale de la commune sont également "normalement ouverts au public".

Bien entendu, ce droit d'accès aux locaux n'a pas pour effet d'obliger une ouverture de la mairie 24 heures sur 24. L'arrêt Amiot du 21 septembre 1990 rappelle qu'il "entre dans les attributions d'un maire de fixer les heures d'ouverture de la mairie ". Mais peut-il pour autant fermer la mairie ? Le juge administratif tient compte de la taille de la commune dans sa jurisprudence sur les heures d'ouverture. En 1960, dans un arrêt Costedoat, le Conseil d'État estimait suffisant que, dans une commune de deux cents habitants, la mairie soit ouverte « chaque fois que cela est nécessaire pour l'accomplissement des formalités présentant un caractère général et collectif ». En revanche, "en dehors de ces circonstances", les administrés pouvaient à tout moment s'adresser au maire ou au secrétaire de mairie à leur domicile respectif, pour obtenir l'ouverture de la mairie et la délivrance des pièces dont ils ont besoin. Mais ce qui est possible dans une commune de 200 habitants devient impossible dans les grandes villes, et particulièrement à Paris.

Surtout, le Conseil d'État juge qu'un élu ne peut modifier l'horaire d'ouverture des locaux de la mairie dans un but qui serait étranger aux besoins du public. Certes, cette jurisprudence concerne surtout des cas individuels, lorsqu'il s'agit par exemple de modifier les horaires de présence du secrétaire de mairie pour l'empêcher d'exercer ses fonctions et justifier qu'il y soit mis fin, comme dans l'arrêt Commune de Heimsbrunn du 6 avril 1979. Mais la sanction est celle du détournement de pouvoir, et l'analyse n'est pas très différente lorsque la fermeture de la mairie est justifiée, non pas par l'intérêt du public, mais par la volonté du maire d'afficher son soutien à une manifestation et à une journée de grève. 

 


 

 Alice et le maire. Nicolas Pariser, 2019

 

L'atteinte au principe de neutralité

 

Au-delà de la continuité, c'est surtout le principe de neutralité qui est mis à mal par la décision des élus de fermer la mairie le 31 janvier. Depuis bien longtemps, le droit a fait de la mairie un espace neutre. Cette neutralité s'applique évidemment en matière religieuse. La Cour administrative d'appel de Nantes, dans une décision du 4 février 1999, Association civique Joué Langueurs, sanctionne ainsi une délibération du Conseil municipal de Joué-sur-Erdre décidant la pose d'un crucifix dans la salle du conseil qui est aussi la salle des mariages. Pour le juge, "l'apposition d'un emblème religieux (...) à l'extérieur comme à l'intérieur d'un édifice communal méconnaît à la fois la liberté de conscience, assurée à tous les citoyens par la République, et la neutralité du service public à l'égard des cultes."

Cette obligation ne concerne pas seulement les convictions religieuses mais s'étend aux convictions politiques de toutes sortes. La délibération approuvant la pose d'un drapeau indépendantiste sur le fronton d'une mairie connaît une annulation identique dans l'arrêt du Conseil d'État Commune de Sainte-Anne du 27 juillet 2005. Le fait, pour la commune de Gonneville-sur-Mer, de refuser de retirer de la salle du Conseil municipal le portrait de Philippe Pétain qui y était accroché, constitue aussi l'expression d'une opinion et porte atteinte au principe de neutralité. Le tribunal administratif de Caen a ainsi censuré le refus du maire dans un jugement du 26 octobre 2010.

Anne Hidalgo pourrait peut-être objecter que la fermeture de la mairie, ce n'est pas l'affichage du portrait de Philippe Pétain. Certes, mais, hélas pour madame Hidalgo, la jurisprudence ne lui est pas favorable. La Cour administrative d'appel de Grenoble, le 20 décembre 2018, annule en effet une décision du maire de Grenoble qui avait décidé la fermeture de tous les services publics communaux le 25 novembre 2015, à l'exception de ceux chargés de la sécurité des biens et des personnes. Cette "Journée Choc" s'inscrivait dans une action militante qui avait pour finalité d'attirer l'attention sur la situation financière des collectivités locales confrontées à une baisse des dotations de l'État. La Cour mentionne que l'élu a "pris part à un mouvement national de nature politique". Ce seul motif "étranger à l'intérêt de la commune ou au bon fonctionnement des services municipaux" suffit donc à entacher d'illégalité cette décision.

Cette décision de la Cour administrative de Grenoble montre que la fermeture des mairies décidée par certains élus est un acte grossièrement illégal. Pour autant, il est à peu près certain qu'il ne se passera rien. L'État ne prendra aucune réquisition, les préfets s'abstiendront de tout déféré devant les juges administratifs. On préférera attendre tranquillement que la journée d'action soit terminée et que les mairies ouvrent de nouveau. En terme de communication politique, c'est peut-être la meilleure solution, car on imagine bien les réactions face à ce qui serait présenté comme une atteinte à la décentralisation. Même si l'argument est totalement erroné, il ne manquerait sans doute pas d'écho dans la presse. En revanche, en termes juridiques, c'est la pire solution, car elle revient à accepter que des élus locaux bafouent la loi de l'État. Or les élus locaux sont des citoyens qui doivent respecter les lois, comme les autres.


mardi 24 janvier 2023

CEDH, la Cour des contes


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), réunie en Grande Chambre, se penche, dans un arrêt Macaté c. Lituanie du 23 janvier 2023, sur la délicate question des contes pour enfants. Madame Macaté est en effet l'auteur d'un recueil de six contes destinés aux enfants, dont deux mettent en scènes des mariages entre couples de même sexe. Dans l'un, le fils du roi tombait amoureux d'un jeune tailleur. Dans l'autre, c'est la fille du cordonnier qui a eu la préférence de la princesse. On pourrait penser qu'il n'y a pas là de quoi fouetter un chat, même botté.

Les autorités lituaniennes n'ont pourtant pas du tout apprécié le recueil, alors même qu'il avait bénéficié d'une subvention du ministère de la Culture. Elles ont commencé par suspendre la publication, avant finalement de l'autoriser, à la condition que le livre s'accompagne d'un avertissement et d'un étiquetage mentionnant que son contenu pouvait être nuisible pour les enfants de moins de quatorze ans. Cette mesure n'est pas sans hypocrisie, car, en Lituanie comme ailleurs, les adolescents de quatorze ans sont généralement peu intéressés par les contes de fées.

Faisant valoir que l'ouvrage n'a pas été interdit, les juges lituaniens ont toutefois considéré que la mesure d'étiquetage et d'avertissement était proportionnée à l'objectif de protection de l'enfance. La requérante a donc saisi la CEDH en invoquant une violation de la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Les autorités lituaniennes se sont d'abord efforcées de faire disparaître ce contentieux d'un coup de baguette magique, en l'occurrence l'article 35 § 3 b de la Convention. Celui-ci autorise la Cour à déclarer irrecevable une requête lorsque le requérant "n'a subi aucun préjudice important". Mais c'est pour ajouter aussitôt que la CEDH peut tout de même statuer sur l'affaire si elle estime que le respect des droits de l'homme exige un examen au fond. C'est précisément ce qu'elle décide en l'espèce, décidant en outre que des "questions graves d'interprétation de la Convention" fondent la compétence de la Grande Chambre. Il s'agit, en effet, de déterminer si la liberté d'expression s'apprécie à l'aune du contenu d'un ouvrage plus ou moins adapté au public auquel il est destiné ou si elle s'apprécie au regard de l'ingérence dans la liberté de son auteur.

 


 La chatte blanche et le chat botté. La Belle au bois dormant.

Opéra de Paris

 

L'ingérence dans la liberté d'expression

 

La réalité de l'ingérence dans la liberté d'expression est certes contestée par les autorités lituaniennes qui font valoir que la diffusion du livre n'a subi qu'une entrave modeste. Mais la Cour rappelle que le caractère minimum d'une sanction n'a pas pour effet de faire perdre à la mesure son caractère de sanction, principe formulé dans l'arrêt Godlevski c. Russie du 23 octobre 2008. Dans l'affaire Macaté c. Lituanie, le dommage causé au livre est loin d'être modeste, puisque sa diffusion a été suspendue pendant un ans, même s'il demeurait accessible dans les bibliothèques. Quant à l'avertissement, il avait pour effet de dissuader les acheteurs et de limiter le marché aux lecteurs de plus de quatorze ans, ceux qui précisément préfèrent les jeux vidéo aux contes de fées.

Le fondement légal de cette ingérence ne saurait être contesté. La Lituanie dispose en effet d'une loi sur la protection des mineurs qui autorise les autorités à restreindre la diffusion de contenus « qui expriment du mépris pour les valeurs familiales [ou] qui encouragent une conception du mariage et de la fondation d’une famille différente de celle consacrée par la Constitution et le code civil ». On pourrait évidemment s'étonner de l'existence même de telles dispositions dans un système juridique qui se prétend libéral, mais le fait est qu'elles sont en vigueur.

Le puritanisme du droit lituanien est encore plus manifeste lorsque les autorités invoquent le "but légitime" qu'elles poursuivent. Elles affirment d'abord qu'il s'agit de protéger les enfants contre des messages sexuellement explicites. A l'appui, la Cour de Vilnius cite un passage, sans doute très érotique, dans lequel la princesse et la fille du cordonnier s'endorment dans les bras l'une de l'autre. La CEDH estime, quant à elle, que le passage n'est pas suffisamment torride pour choquer les enfants. A noter qu'elle ne s'est pas encore prononcée sur le baiser, non consenti, donné par le prince à la Belle au bois dormant, pour la réveiller.

Mais les juges lituaniens affirment ensuite que le livre avait pour objet de donner aux jeunes lecteurs une vision positive des relations homosexuelles, et donc d'encourager à l'homosexualité. Là encore, la CEDH écarte cette affirmation, d'ailleurs étayée par aucun exemple tiré de l'ouvrage. S'appuyant sur l'intérêt supérieur de l'enfant, elle rappelle, comme dans l'arrêt Bédat c. Suisse du 29 mars 2016, que "le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture caractérisent une société démocratique". Elle considère que "présenter des relations solides entre personnes de même sexe comme essentiellement équivalentes aux mêmes relations entre personnes de sexe différent (...) revient plutôt à promouvoir le respect et l'acceptation de tous les membre d'une société donnée (...)". Non seulement la CEDH écarte cet argument, mais elle mentionne que le droit lituanien, en affirmant la supériorité des relations hétérosexuelles, va à l'encontre des principes de pluralisme et de tolérance qui doivent constituer l'une des valeurs communes à tous les États signataires de la Convention.

 

La combinaison avec l'article 14

 

La requérante estime qu'elle a elle-même subi une discrimination dans l'exercice de sa liberté d'expression, d'autant qu'elle est elle-même homosexuelle. Elle invoque donc une violation de l'article 14, en quelque sorte combinée avec celle de l'article 10. C'est précisément ce point qui justifie le renvoi en Grande Chambre, car la question posée est celle de savoir s'il faut examiner, ou non, ce grief.

La CEDH répond négativement de manière quelque peu embarrassée. en affirmant qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément ce grief. Elle considère que les mesures contestées concernaient exclusivement les personnages mis en scène dans l'ouvrage plutôt que son auteur. Elle ajoute qu'elle "pourra examiner le bien-fondé d'un tel grief lorsqu'elle sera saisie d'une affaire qui s'y prête", mettant en avant le fait que les avocats de la requérante n'ont soulevé ce moyen que très tard, au moment de l'audience. Le problème est que ce n'est pas tout à fait vrai, le grief ayant été produit dans le dernier mémoire en réplique, bien avant l'audience. En outre, rien n'interdit à la Cour de se prononcer sur un moyen soulevé durant l'audience.

Surtout, la jurisprudence de la Cour montre qu'elle a souvent fait preuve de davantage de libéralisme, comme le font observer les juges auteurs d'une opinion dissidente portant précisément sur ce refus d'examiner l'atteinte à l'article 14. 

Dans le cas de publications ou de rassemblements pro-LGBTI, la Cour a souvent examiné si les restrictions trouvaient leur origine dans le message diffusé ou dans l'orientation sexuelle des requérants. Dans un arrêt Alexeïev c. Russie du 21 octobre 2010, elle a ainsi jugé que l'interdiction de la Gay Pride à Moscou reposait sur une discrimination liée à l'orientation sexuelle des organisateurs et participants. De même, dans l'arrêt Berkman c. Russie du 1er décembre 2020 a-t-elle estimé que l'arrestation de la requérante lors d'une manifestation dite "Journée du Coming Out" était discriminatoire, non pas en raison de la sexualité de l'intéressée, jamais mentionnée dans la décision, mais parce qu'elle soutenait publiquement les personnes LGBTI. Enfin, de nombreuses décisions, comme l'arrêt Groupe d'appui aux initiatives des femmes c. Georgie du 16 décembre 2021, condamnent des discriminations à l'égard d'associations assurant la promotion d'un tel message. Dès lors qu'une association n'a pas d'identité sexuelle, il est évident que la discrimination concerne les intérêts qu'elle défend.

Pourquoi la requérante lituanienne ne peut-elle bénéficier d'une jurisprudence comparable ? En l'espèce, il est tout de même difficile de considérer que la censure du contenu du livre n'emporte aucune discrimination à l'égard de son auteur. C'est si vrai que la CEDH lui accorde réparation au titre d'un préjudice moral qui ressemble beaucoup finalement à la réparation d'une discrimination. 

S'agit-il de ménager la Lituanie, dont le système juridique semble pourtant être encore un peu éloigné des standards imposés à la fois par le Conseil de l'Europe et l'Union européenne ? On peut en effet être un peu surpris qu'un État membre de ces deux organisations ait encore, dans son corpus juridique, des dispositions qui permettent de censurer des livres au nom des "valeurs familiales".

 

Liberté d'expression  : Chapitre 9 du manuel sur internet 



vendredi 20 janvier 2023

Droit à l'hébergement d'urgence et intérêt supérieur de l'enfant


Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance datée du 16 janvier 2023 M. E. B. et Mme D. C., estime que l'absence d'hébergement d'urgence peut constituer "une carence caractérisée de la mission confiée à l'État". C'est le cas lorsqu'une famille est laissée dans la rue, alors qu'elle est particulièrement vulnérable. En l'espèce, cette vulnérabilité trouvait son origine dans la période hivernale mais aussi et surtout dans la présence d'une enfant âgée de cinq mois. 

 

Un devoir de l'État


L'hébergement d'urgence est d'abord un devoir de l'État. L'article L 345-2-1 du code de l'action sociale et des famille confère ainsi au préfet de la région Ile-de-France une compétence générale pour assurer la mise en place d'un dispositif de veille sociale, permettant l'accueil des personnes sans abri ou en détresse. Ce dispositif unique, mieux connu sous son numéro d'appel, le 115, doit leur assurer, aux termes de l'article L 345-2-2 "des conditions d'accueil conformes à la dignité de la personne humaine et garantissant la sécurité des biens et des personnes" et leur offrir " des prestations assurant le gîte, le couvert et l'hygiène (...)".

 

Une liberté fondamentale


Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 10 février 2012 a fait de cet hébergement d'urgence, l'une des "libertés fondamentales" de nature à justifier une mesure d'urgence, au sens de l'article L 521-2 du code de justice administrative. Le juge des référés peut désormais constater une atteinte grave et manifestement illégale à cette nouvelle liberté et donner injonction à l'administration de garantir son exercice.

Le problème est que la procédure ne fonctionne pas vraiment. En témoigne l'affaire soumise au juge des référés du Conseil d'État qui, évidemment, avait été soumise en première instance au juge des référés du tribunal administratif de Paris. Cette famille de demandeurs d'asile guinéens, donc en situation régulière au moins jusqu'à ce qu'il soit statué sur leur cas, a saisi le juge pour qu'il soit enjoint au préfet d'Ile de France de les héberger sans délai, à compter de la notification de l'ordonnance de référé. Le 29 décembre 2022, le juge des référés du tribunal administratif a rejeté leur requête, en estimant que l'absence d'hébergement d'urgence ne portait pas, dans la situation de la famille requérante, une atteinte grave et manifestement excessive à une liberté fondamentale.

Le juge des référés du Conseil d'État prend une position résolument inverse, en affirmant que cette famille se trouve précisément dans la situation de détresse sociale qui est la condition même du droit à l'hébergement d'urgence.

 

I want to go home. Johny Cash.

L'intérêt supérieur de l'enfant

 

La présence d'une enfant de cinq mois constitue l'élément essentiel caractérisant cette situation de détresse. En effet, le juge administratif, et le juge des référés en particulier, apprécie la mesure d'urgence qui lui est demandée au regard de l'article 3 al. 1 de la Convention internationale sur les droits de l'enfant, disposition qui affirme que toute décision concernant un enfant doit être prise avec comme "considération primordiale" son intérêt supérieur. Cet intérêt supérieur de l'enfant prévaut sur toute autre disposition conventionnelle ou législative. Or, en l'espèce, l'intérêt de l'enfant est d'avoir un toit, même provisoire, avec ses parents. 

L'intérêt de l'enfant est donc apprécié de manière concrète, à partir de l'évaluation de ses besoins les plus élémentaires. Le juge des référés du tribunal administratif de Lille, dans son ordonnance du 26 février 2016, refusait ainsi de suspendre en urgence l'évacuation de la Jungle de Calais. Les requérants invoquaient l'intérêt de l'enfant en invoquant la présence de nombreux mineurs isolés sur ce site. Ils s'appuyaient sur un rapport du Défenseur des enfants mentionnant l'insuffisance de la prise en charge de ces mineurs isolés. Avec un certain sens des réalités, le juge des référés écarte ce moyen. Il observe que le maintien de ces enfants dans une zone particulièrement insalubre n'est pas nécessairement le meilleur moyen d'assurer une meilleure prise en charge. Leur évacuation est donc une mesure proportionnée à leur intérêt supérieur.

 

L'effectivité de la décision

 

Il reste à s'interroger sur l'effectivité de l'injonction donnée le 16 janvier 2023 au préfet d'Ile de France. Témoignant de l'importance de cette affaire, le Conseil d'État a décidé de tenir une audience publique, la décision étant finalement prise par une formation collégiale. Il est apparu que le droit à l'hébergement d'urgence ne peut être effectivement garanti, faute de lieux disponibles. L'ordonnance mentionne ainsi que, le 6 janvier 2023, le 115 a reçu 18 709 appels. Seulement 981 ont obtenu une réponse conduisant à ce qu'une solution d'hébergement soit proposée à 651 personnes dont 150 appartenant à des familles avec enfants mineurs. Or, ce jour là, on dénombrait, parmi les demandeurs, 223 familles avec enfants mineurs.

En janvier 2023, le juge des référés du Conseil d'État statue sous une pression discrète mais certaine de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans une décision du 8 décembre 2022 M. K. c. France, la Cour sanctionne la passivité des autorités administratives françaises qui n'ont pas exécuté les injonctions d'un juge des référés en matière d'hébergement d'urgence, le préfet n'essayant même pas de trouver un hébergement dans un autre département. Aux yeux de la CEDH, il s'agit d'une violation de l'article 6 § 1 qui garantit le droit à juste procès, puisque des décisions de justice sont demeurées lettre morte.

En prononçant l'injonction du 16 janvier 2023, le juge des référés respecte la jurisprudence européenne. Mais le mérite n'est pas aussi grand que l'on pourrait le penser. En effet, la famille requérante a, heureusement, obtenu un hébergement le 7 janvier dans un hôtel de Villabé (Essonne). Le Conseil d'État intervenant le 16 janvier peut donc se montrer d'autant plus protecteur du droit à l'hébergement d'urgence qu'il sait que sa décision est dépourvue de conséquences concrètes et qu'elle n'impose aucune contrainte supplémentaire à l'administration.


mardi 17 janvier 2023

Ubu douanier


On se souvient que, par sa décision rendue sur QPC du 22 septembre 2022, M. Mounir S., le Conseil constitutionnel mettait brutalement fin à l'un des pouvoirs exorbitants accordés aux agents des Douanes. Il déclarait en effet inconstitutionnel l'article 60 du code des douanes, qui en constituait précisément la pierre angulaire. 

Il était ainsi rédigé : "Pour l'application des dispositions du présent code et en vue de la recherche de la fraude, les agents des douanes peuvent procéder à la visite des marchandises et des moyens de transport et à celle des personnes". C'est donc un principe général d'autorisation des visites des marchandises, des moyens de transport et des personnes qui était posé, sans motivation de la décision, sans limitation dans le temps et/ou dans l'espace. Cette disposition conférait ainsi aux agents des Douanes un pouvoir discrétionnaire plus large que celui habituellement dévolu aux forces de sécurité, police et Gendarmerie.

 

Une décision qui ne surprend pas


La décision du Conseil n'est guère surprenante. Elle repose sur les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme, c'est-à-dire concrètement sur le principe de sûreté et la liberté de circulation, ainsi que le droit au respect de la vie privée. Pour le Conseil, l'article 60 du code des Douanes ne "précisait pas suffisamment le cadre applicable à la conduite de ces opérations", notamment au regard de leur durée et des motifs qui les justifient. Il en déduit logiquement que "le législateur n'a pas assuré une conciliation équilibrée entre, d'une part, la recherche des auteurs d'infractions et, d'autre part, la liberté d'aller et de venir et le droit au respect de la vie privée".

La Cour de cassation s'efforçait déjà, depuis plusieurs années, d'encadrer ces prérogatives exorbitantes accordées aux agents des Douanes par l'article 60. Elle a précisé, le 12 novembre 2015, qu'elles n'ont pas d'autre objet que de permettre de recueillir des indices. Les agents ne disposent pas de pouvoirs supplémentaires d'investigation, et doivent transmettre aussitôt que possibles les éléments recueillis à un officier de police judiciaire compétent pour les mettre sous scellés. La limitation de l'opération dans le temps était donc déjà acquise. Elle a été ensuite confirmée par l'arrêt du 13 juin 2019 qui précise que le maintien des personnes concernées à la disposition des agents des Douanes ne saurait dépasser le temps strictement nécessaire à la visite et à l'établissement du procès-verbal. A l'issue du contrôle, sauf dans l'hypothèse où les conditions d'une retenue douanière sont réunies, les agents des Douanes ne peuvent donc se permettre de retenir une personne contre son gré.

Mais le problème actuel ne réside pas dans l'inconstitutionnalité issue de la décision du 22 septembre, mais bien davantage dans ses conséquences qui n'ont été anticipées par personne.

 

 

Asterix chez les Goths. René Goscinny et Albert Uderzo. 1963

 

L'effet différé de l'abrogation


Cette déclaration d'inconstitutionnalité s'accompagne, comme c'est souvent le cas en matière de QPC, d'une abrogation à effet différé. L'article 62 de la Constitution précise en effet qu'une "disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision". Le Conseil peut donc reporter la date de l'abrogation effective de la disposition déclarée inconstitutionnelle mais il peut en outre déterminer "les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». 

En l'espèce, dans la QPC du 22 septembre 2022, le Conseil note que l'abrogation immédiate de l'article 60 entrainerait des conséquences manifestement excessives, notamment en entachant de nullité les affaires en cours. Il reporte donc l'abrogation au 1er septembre 2023. Et il prend soin d'ajouter que "les mesures prises avant la publication de la présente décision ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité".

Cette abrogation à effet différé peut s'expliquer par le souci, légitime, de laisser au législateur le temps de tirer les conséquences de la déclaration d'inconstitutionnalité, tout en laissant intactes les situations en cours lorsqu'il n'apparaît pas nécessaire de les modifier immédiatement.

Sans doute, mais, dans le cas de la décision du 22 septembre 2022 les choses ne se sont pas passées comme prévu. Les avocats se sont engouffrés dans la brèche ainsi ouverte et ont obtenu bon nombre de relaxes et d'annulations de saisies douanières De leur côté, les Douaniers ont vu leurs dossiers s'effondrer et ont eu le sentiment détestable que tout leur travail était détruit. 

 

Une rédaction peu claire

 

Certes, le Conseil avait pris soin d'interdire que les mesures prises antérieurement à la décision du 22 septembre soient contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité. Mais, comme d'habitude, le Conseil constitutionnel se considère comme seul au monde, et en mesure de contrôler totalement les juges du fond. Il a sans doute pensé que cette interdiction de contester les mesures prises sur le fondement de l'article 60 en se fondant sur "cette inconstitutionnalité" issue de sa décision suffirait à assurer une entière sécurité juridique.

Cette formulation était brillante... de naïveté. En effet, les juges du fond ne se sont pas fondés sur l'inconstitutionnalité issue de la décision du Conseil constitutionnel. Ils ont tout simplement prononcé la nullité des procédures ou la relaxe des personnes poursuivies, en se fondant directement sur les dispositions de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, voire sur celles de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Or, il faut bien reconnaître que les juges du fond sont parfaitement compétents pour annuler une procédure sur l'un ou l'autre de ces fondements.

 

Le précédent de la garde à vue

 

Là encore, on constate que ces institutions n'ont pas de mémoire, et qu'il aurait pourtant été possible d'envisager la situation qui fut celle de la garde à vue, à une époque où la présence de l'avocat n'était pas encore une obligation légale.

Souvenons-nous. Dans un arrêt Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008, la Cour européenne des droits de l'homme consacrait un droit à l'assistance d'un avocat "dès les premiers stades des interrogatoires, formulation précisée l'année suivante dans la décision Dayanan c. Turquie du 13 octobre 2009. La CEDH énonce alors que tout accusé bénéficie des droits de la défense "dès qu'il est privé de liberté". Frappé par la ressemblance, à l'époque, entre le système turc de garde à vue et le système français, tous deux privant la personne gardée à vue de l'assistance d'un avocat, certains commentateurs avaient alerté les pouvoirs publics. La réponse invariable était alors que "la Turquie, ce n'était pas la France". 

La question a donné lieu à l'une des toutes premières QPC, et le Conseil constitutionnel a prononcé l'abrogation des dispositions du code de procédure pénale ne prévoyant pas la présence de l'avocat, dans une décision du 30 juillet 2010. Il se fondait alors sur l'atteinte aux droits de la défense et, pour empêcher la nullité de procédures en cours, il a repoussé les effets de l'abrogation au 1er juin 2011. Le ministère de la justice a alors tranquillement attendu une nouvelle intervention du législateur pour modifier le droit existant.

Mais là aussi, cette attitude relevait d'une surprenante naïveté. Car la CEDH a finalement considéré que la situation française était identique à la situation turque, condamnant la France dans un arrêt Brusco du 14 octobre 2010. Là encore, les pouvoirs publics n'ont pas manifesté d'inquiétude. En effet, le parlement allait bientôt voter une loi le 14 avril 2011, texte qui devait entrer en vigueur le 1er juin 2011.

La mise en oeuvre de ces dispositions a pourtant été quelque peu précipitée. Dès le lendemain du vote de la loi, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, le 15 avril 2011, a rendu trois arrêts annulant des gardes à vue qui s'étaient déroulées sans avocat. La Cour ne s'est pas fondée sur la décision du Conseil constitutionnel, et pas davantage sur la nouvelle loi qui n'était pas encore applicable. Elle s'est tout simplement fondée sur la jurisprudence de la CEDH, écartant de facto le délai imposé par le Conseil constitutionnel.

Mutatis mutandis, l'abrogation de l'article 60 du code des Douanes rencontre des difficultés identiques, à part que les juges du fond ne se fondent pas sur la Convention européenne mais sur la Déclaration de 1789. Il faut maintenant réécrire l'article 60 le plus rapidement possible. Mais ce n'est pas si simple, car, dans sa décision du 29 décembre 2022, le Conseil sanctionne la disposition qui autorisait le gouvernement à procéder à cette réécriture par voie d'ordonnance. Il est incontestable qu'il s'agissait d'un cavalier législatif qui n'avait rien à faire dans la loi de finances. Il faudra donc attendre le vote d'une loi spécifique, ce qui risque de prendre du temps si l'on considère l'encombrement actuel du parlement. La triste histoire de l'article 60 illustre donc, une nouvelle fois, l'absence d'anticipation et la totale improvisation de la haute administration. Surtout, elle met en lumière les difficultés de l'abrogation différée, si chère au Conseil constitutionnel, mais finalement incapable d'assurer la sécurité juridique.

 

 Perquisitions et visites domiciliaires : Chapitre 8, section 3, § 2 du manuel de libertés publiques sur internet