Le 1er février 2023, le Sénat a adopté la proposition de loi visant à intégrer l'IVG dans la Constitution. La rédaction choisie par le Sénat consiste à ajouter un alinéa à l'article 34 de la Constitution, mentionnant que « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ».
Au moment où le débat sur la réforme des retraites sature le paysage médiatique, la constitutionnalisation de l'IVG ne suscite qu'un intérêt relativement modeste. L'agitation qui avait suivi la décision de la Cour Suprême américaine après son arrêt Dobbs v. Jackson Women's Health Organization est aujourd'hui quelque peu retombée.
Les médias se sont donc bornés à annoncer que la proposition de loi était désormais votée par le Sénat. En route donc pour la suite de la procédure, mais sans préciser ce qu'elle sera. Or l'article 89 de la Constitution impose un vote du texte en termes identiques par chacune des assemblées parlementaires, avant qu'il soit soumis à référendum, procédure obligatoire lorsqu'ils s'agit d'une proposition de révision d'origine parlementaire.
Précisément, le texte sénatorial est bien différent de celui qui a été voté par l'Assemblée nationale. La proposition déposée par le groupe LFI et portée par Mathilde Panot crée, quant à elle, un nouvel article 66-2 ainsi rédigé : "La loi garantit l'effectivité et l'égal accès au droit à l'interruption volontaire de grossesse". Nous sommes donc bien loin d'un vote en termes identiques, car les textes n'affichent pas le même fondement constitutionnel ni le même contenu.
Le fondement constitutionnel
Pour ce qui est du fondement constitutionnel, on pouvait se douter que la création d'un nouvel article 66-2 susciterait l'incompréhension du Sénat. Avouons qu'il n'est pas le seul à s'en étonner. Que vient faire la reconnaissance du droit à l'IVG dans un titre VIII consacré à l'autorité judiciaire, juste à côté de l'abolition de la peine de mort ?
Sans doute, les parlementaires LFI qui ont déposé la proposition ont-ils pensé que le juge judiciaire serait ainsi le garant du droit à l'IVG, considérée comme une liberté individuelle au sens de l'article 66 de la Constitution ? Il est exact que la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001 consacre l'IVG comme une "liberté de la femme", précisant qu'elle trouve son fondement dans l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui précisément garantit la liberté individuelle.
Mais le Conseil n'affirmait pas expressément que cette liberté individuelle était protégée par le juge judiciaire. Sa jurisprudence est même en sens contraire, car il donne une définition fort étroite de la notion de liberté individuelle telle qu'elle est mentionnée dans l'article 66. Celle-ci se limite à ce que Marcel Waline appelait « l’Habeas Corpus à la française », c’est-à-dire au droit de ne pas être arrêté ou détenu arbitrairement. L'IVG n'était donc pas concernée par cette garantie du juge judiciaire.
Le fondement de l'article 34 de la Constitution choisi par les sénateurs apparaît moins artificiel. Il consiste, plus modestement, à affirmer que l'IVG relève du domaine de la loi, dans la mesure où elle relève de la liberté des femmes. Pourquoi pas ? Ce choix n'ajoute rien au droit positif. Depuis la décision du 27 juin 2001, l'IVG est garantie comme une liberté de la femme. Elle relève donc du domaine de la loi, et l'article 34 précise déjà que le législateur est compétent pour définir "les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques". Depuis la loi Veil, l'IVG a d'ailleurs toujours été organisée par des textes législatifs.
Le texte sénatorial témoigne donc d'une volonté de constitutionnaliser l'IVG, à droit constant, sans réellement modifier le droit positif. Les sénateurs ont, en quelque sorte, appliqué la célèbre devise de Tancrède, neveu du prince Salinas : "Il faut tout changer pour que rien ne change".
Affiche du Secrétariat d'État à la famille et à la santé. Gouvernement de Vichy
Droit contre liberté
Les commentateurs insistent beaucoup sur le fait que l'Assemblée nationale évoque le droit à l'IVG, alors que le Sénat se réfère à la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse. Il est vrai que l'intention n'est sans doute pas tout à fait identique dans chaque assemblée. Les sénateurs se bornent à rappeler la compétence du législateur en matière d'IVG, les députés affirment l'existence d'un "droit à", et insistent donc sur le devoir de l'État d'assurer sa mise en oeuvre par des prestations effectives. L'absence de référence aux titulaires de ce droit relève simplement d'un discours néo-féministe qui, en l'occurrence, n'a guère de conséquences concrètes.
Il est sans doute plus important de noter que les deux chambres insistent sur la nécessité d'organiser ce droit de manière à ce que ses titulaires puissent en bénéficier dans les délais légaux. L'Assemblée insiste sur son effectivité, le Sénat sur les conditions dans lesquelles s'exerce cette liberté.
La distinction entre droit et liberté suscite certes l'intérêt des théoriciens du droit, mais le Conseil constitutionnel ne l'a jamais fait pénétrer dans sa jurisprudence. En l'espèce, elle ne présente qu'un intérêt limité, les deux chambres insistant sur l'organisation concrète de ce droit, ou de cette liberté.
Il demeure tout de même que les deux textes sont différents, et que la loi n'a pas été votée en termes identiques. Observons qu'elle aurait pu ne pas être votée du tout, et c'était la position de la commission des lois du Sénat qui suggérait de repousser le texte, en obligeant ainsi le gouvernement à déposer un projet de loi constitutionnelle. L'objet était d'empêcher l'intervention intempestive du corps électoral, nécessairement appelé à intervenir par référendum lorsqu'une proposition de loi a été votée en termes identiques.
En votant le texte, en termes différents, le Sénat se donne le beau rôle et refuse de jouer le rôle de celui qui fait avorter la révision. En témoigne la réaction de la presse qui se félicite de ce vote, sans s'apercevoir que la révision se trouve désormais empêtrée dans la navette parlementaire qui aura sans doute bien des difficultés à trouver un consensus.
En effet, LFI veut absolument être à l'origine de cette révision constitutionnelle qui n'a aucun intérêt pratique, mais qui lui offre un espace politique non négligeable. En revanche, on peut penser que bon nombre de sénateurs ne seraient pas fâchés que la proposition s'effondre à ce stade de la procédure. Heureusement, le droit à l'IVG, déjà considéré comme une liberté constitutionnelle, n'est pas menacé et les femmes françaises peuvent en bénéficier dans des conditions qui, sans être parfaites, sont néanmoins plus satisfaisantes que dans d'autres pays. On attend donc la suite du débat parlementaire avec sérénité.
L'IVG : Chapitre 7 Section 3 § 1 B du manuel sur internet